Repenser l'Europe ? A propos de C. Spector, No démos ? Souveraineté et démocratie à l'épreuve de l'Europe (2022)
Recension de C. Spector, No Démos ? Souveraineté et démocratie à l'épreuve de l'Europe, Paris, Seuil, 2022, 416 p.
Review of C. Spector, No Démos ? Souveraineté et démocratie à l'épreuve de l'Europe, Paris, Seuil, 2022, 416 p.
A
près Étienne Balibar ou Jean-Marc Ferry, en France, et évidemment Habermas en Allemagne, Céline Spector, une jeune philosophe politique reconnue, propose une réflexion ambitieuse et de grande ampleur sur l’Europe actuelle. Elle cherche à la défendre contre les attaques multiformes de ceux qui lui sont soit hostiles soit déçus par elle. C’est alors la citoyenne qui parle. Mais c’est aussi la savante qui écrit ce livre car elle souhaite participer à la discussion des « european studies », dominées selon elle par les juristes et les politistes – elle oublie d’ailleurs les économistes. Comme les principaux thèmes étudiés dans cet ouvrage recoupent presque point pour point ceux qu’examinent les juristes de droit public, en particulier les constitutionnalistes et les européistes, un tel ouvrage mérite d’être connu et analysé dans la revue Jus Politicum.
Un tel livre peut se lire de deux façons différentes et complémentaires. C’est une sorte de Manifeste dirigé contre le souverainisme (pôle négatif du livre) et en faveur d’une république fédérative européenne (pôle positif). Autrement dit, le livre est à la fois un réquisitoire contre les anti-européens et un plaidoyer pro-européen. Il a pour singularité de prendre en compte le temps long et aussi l’actualité la plus récente, comme le prouve le début du livre qui évoque les questions de la pandémie et son traitement par l’Union européenne et de la crise migratoire (depuis 2015) et du problème environnemental. Mais Céline Spector nous parle également de l’Europe confrontée au danger de sa menace d’implosion en raison de l’attitude de free riders de la Hongrie et la Pologne, deux États devenus autocratiques. Elle est surtout inquiète de la conjonction des oppositions intellectuelles à l’Union européenne. Cela l’amène à se demander si l’on n’a « plus le choix qu’entre le Charybde du libre-échangisme débridé et le Scylla de la restauration de l’État-nation » Doit-on croire – poursuit-elle – si l’on se veut lucide, que la démocratisation de l’Union est une illusion ? » (p. 14). Elle veut échapper à ce dilemme, qu’elle juge mortifère, en déplaçant le problème vers l’enjeu suivant : « Ce livre fait un pari différent. Une République fédérative européenne est possible ; elle est même inévitable au regard de la réorganisation de l’économie mondiale des pouvoirs et de la démultiplication de ses foyers au sein des réseaux transnationaux » (p. 14). Ce pari est donc optimiste et c’est celui d’une espérance qu’elle traduit ainsi à la fin de son introduction : « Il reste à théoriser ce que nous pouvons espérer d’un modèle de République fédérative qui assume une ambition sociale et environnementale » (p. 39).
Comme on l’a compris, un tel livre entreprend de défendre l’idée d’une Europe politique qui conjuguerait les bienfaits d’un État moderne – État de droit et État social s’entend – et ceux d’une union d’États conçue sous la forme fédérative. Mais, armée de solides convictions européennes, qu’elle ne dissimule pas, Céline Spector entend, aussi combattre, le souverainisme sous les multiples formes qu’il revêt de nos jours. C’est ce qui ressort du moins de la construction même du livre qui est découpé en chapitres portant sur les « objections » du souverainisme à la construction européenne. Celles-ci sont au nombre de six qui constituent autant de chapitres du livre. Il faut, écrit-elle, « prendre au sérieux ces thèses avant de déceler les sophismes qu’elles dissimulent » (p. 31). C’est un peu comme si Céline Spector se prenait pour Bentham mais au lieu de dénoncer les sophismes des droits de l’homme, elle dénoncerait ceux des anti-européens. Dans le premier chapitre intitulé « l’échelle de la démocratie et le rôle des nations », elle entend énoncer et critiquer la première thèse souverainiste selon laquelle « la démocratie est impossible à l’échelle d’un vaste territoire ; elle ne peut exister pour les peuples modernes que dans les États-nations » (p. 31). Le second est consacré aux « tribulations de la fédération européenne ». Sous ce titre un peu mystérieux d’un roman d’aventures se cacherait une idée fausse – qu’il faut débusquer – selon laquelle « la fédération ne pourrait prendre place en Europe qu’en détruisant les souverainetés étatiques ». Quant au troisième chapitre, il porte sur « l’éclipse de la souveraineté » et l’auteur y examine l’objection selon laquelle « la souveraineté ne peut être partagée » – ce que conteste Céline Spector. Le quatrième chapitre est destiné à révéler « les contradictions de la citoyenneté européenne », c’est-à-dire à présenter (et aussi critiquer) cette autre idée souverainiste d’après laquelle « il n’existe pas de citoyenneté européenne au-delà de la citoyenneté de marché ». Le cinquième chapitre vise à rappeler que « l’aporie du peuple européen » est une des pièces maîtresses du souverainisme en ce qu’elle révélerait un demos européen « introuvable » (p. 31) de sorte que la démocratie y serait amputée d’un des éléments majeurs. Enfin, le dernier chapitre, relatif à « l’Europe sociale aura-t-elle lieu ? » est formulé sur un mode interrogatif alors que les souverainistes répondent par la négative en estimant que l’Europe sociale « n’aura pas lieu » (p. 31). C’est ici la réponse au souverainisme de gauche qui reproche à la construction européenne d’avoir démantelé l’État social au niveau des nations, et accentué la soumission des États au marché.
Observons comme en passant qu’il est peut-être un peu périlleux de qualifier de souverainistes les thèses républicaines et sociales défendues par des gens aussi différents que, en Angleterre, Richard Bellamy, Dieter Grimm en Allemagne et, en France, Étienne Balibar, Alain Supiot ou encore l’économiste Robert Salais. Céline Spector ne peut ignorer la charge polémique contenue dans cette expression de « souverainisme » et surtout, en qualifiant ces auteurs démocrates ou républicains de « souverainistes », fussent-ils républicains, ne prend-elle pas le risque de mettre sur le même plan deux types d’argumentation différents ? En effet, les « véritables » souverainistes sont hostiles par principe à la construction d’une Europe politique dans la mesure où, à leurs yeux, cela signifie la fin de la nation et de l’État-nation. C’est une position que ne partagent pas les actuels penseurs républicains qui sont hostiles à l’Europe telle qu’elle leur semble être devenue, c’est-à-dire ni démocratique ni sociale.
Quoi qu’il en soit, non contente de fournir une liste des objections du souverainisme à la construction d’une Europe politique et démocratique, Céline Spector propose aussi une typologie de celles-ci en les répartissant entre le camp des conservateurs et celui des républicains. Selon elle, « le souverainisme conservateur privilégie les quatre premières objections, le souverainisme républicain fait le plus souvent fond sur les quatre dernières. Trois arguments sont communs aux souverainismes de tous bords, méritent une attention particulière : la souveraineté européenne aurait vocation à dissoudre la souveraineté populaire ; la teneur réelle de la citoyenneté européenne serait indigente ; le peuple européen serait inassignable » (p. 31-32). Ainsi, un tel livre offre une cartographie des positions intellectuelles relatives aux questions les plus centrales de la construction européenne. Celles-ci lancent un défi à tous ceux – philosophes, juristes, politistes, économistes, sociologues – qui essaient de penser la question européenne. Or, de telles questions supposent pour être correctement résolues, d’en appeler – écrit-elle – aux « catégories philosophiques classiques : nation, fédération, démocratie souveraineté, citoyenneté, solidarité » (p. 17). À la seule évocation de ces thèmes, le juriste se doute qu’un tel livre doit l’intéresser car ce sont des concepts qu’il mobilise quand il fait aussi bien du droit constitutionnel que du droit européen.
À lire ce résumé, on pourrait croire qu’un tel ouvrage serait uniquement une réfutation des thèses du souverainisme. Mais il n’en est rien car pour s’opposer à ces thèses négatrices d’une possibilité d’une Europe fédérale et démocratique, Céline Spector est obligée de dessiner, comme sur le revers d’une pièce de monnaie, les arguments qui plaident en faveur de ce que les souverainistes dénient. Elle part du constat de « l’éclipse de la souveraineté » dans son sens classique, qui serait dissoute par la mondialisation et par l’Union européenne. Elle estime alors que, par souci de réalisme, il faudrait partir de cette « condition nouvelle du politique » et « sortir du deuil et de la mélancolie de nos espérances » en vue du programme suivant : « travailler à l’avènement d’un fédéralisme social, fiscal et environnemental qui déjoue le formalisme, et suscite des forces sociales et des passions politiques vouées à le soutenir » (p. 411). Elle entend donc réconcilier les citoyens avec l’idée européenne en montrant que l’Union européenne est compatible aussi bien avec l’idée démocratique qu’avec celle de justice sociale. Son arme conceptuelle, si l’on peut dire, est la notion de république fédérative européenne dont elle emprunte le noyau à Montesquieu (la république fédérative) et qu’elle entend appliquer et adapter à l’Union européenne. Le livre aurait pu s’appeler Pour une république fédérative européenne, mais on peut supposer que le titre n’était pas le plus « vendeur » pour un éditeur. En tout cas, ce concept lui permet de combiner l’idée fédérale aussi bien avec la démocratie qu’avec le libéralisme, comme on s’en aperçoit lorsqu’elle marque son désaccord avec les thèses révolutionnaires (Balibar) et populiste (Laclau et Mouffe) à la fin de son chapitre sur l’absence de peuple européen. Sa conception de la démocratie est plutôt celle de la seconde gauche chère à Pierre Rosanvallon, comme en témoignent maintes citations de ce dernier dans le livre. Toute la question est de savoir si cet audacieux pari est réussi et tenable compte-tenu du donné, c’est-à-dire de la situation actuelle, politico-juridique de l’Union européenne. Du point de vue méthodologique, une telle solution passe par le recours à la théorie politique et à l’histoire de la pensée politique pour refonder la construction européenne. Elle s’en explique à la fin de son introduction en justifiant le « recours à l’histoire », qui est surtout l’histoire de la philosophie politique et plus particulièrement celle des Lumières.
Avant d’aborder plus en détail ce livre, il convient d’abord de rendre un vif hommage à l’auteur et saluer son ambition systématique, son effort de repenser en entier la construction européenne et aussi son investissement dans la littérature spécialisée. En effet, son livre révèle des lectures très vastes qui débordent et de loin le seul champ de la philosophie politique puisqu’elle s’immerge autant dans le domaine du droit que celui de la science politique, témoignant ainsi de sa volonté d’embrasser tout le spectre des european studies. Est particulièrement impressionnante son recours fréquent à de la littérature étrangère (pas uniquement) en langue anglaise que certains juristes français – pas tous, il est vrai – négligent bien à tort. Certes, les juristes, notamment les « européistes » (spécialistes du droit de l’Union), pourraient s’estimer parfois mal lotis car leurs travaux ne sont pas toujours mentionnés, surtout lorsqu’ils sont importants, mais c’est le risque que prend tout auteur qui s’engage dans une aventure consistant à travailler sur un secteur transversal – ici l’Europe actuelle — et qui s’aventure sur un terrain « étranger ».
Plus gênante selon nous est l’oscillation permanente entre l’analyse descriptive et l’analyse normative (termes empruntés à l’auteur) qui embarrasse le lecteur dans la mesure où celui-ci ne sait pas toujours dans quel registre se situe l’auteur. Le plus souvent, Céline Spector se place d’un point de vue normatif, ce qui ne doit guère étonner de la part d’une philosophe politique. Son projet vise à refonder l’Europe en posant ce qu’elle devrait être par opposition à ce qu’elle est. De ce point de vue, le chapitre le plus exemplaire est le dernier consacré à la solidarité dans lequel l’auteur écrit : « à nos yeux, la solidarité doit se concevoir à l’échelle de la République fédérative européenne, pour des raisons d’efficacité et surtout de légitimité » (p. 336). C’est bien à « ses yeux », mais ce ne sont pas les mêmes yeux que ceux qui ont conclu les traités institutifs et modificatifs de l’Europe institutionnelle. Mais puisque les souverainistes critiquent l’état actuel de l’Union européenne, Céline Spector se trouve parfois dans une position difficile car elle doit parfois défendre celle-ci à partir de l’existant (les juristes auraient envie d’écrire l’acquis communautaire »). Quittant le terrain purement normatif, elle argumente factuellement. Ainsi prétend-elle que la critique du déficit démocratique n’est pas fondée empiriquement, ce qui la conduit à entrer dans un examen qu’un juriste aurait pu faire sur les institutions européennes telles qu’elles fonctionnent. Le livre oscille entre ces deux pôles, normatif et descriptif, y compris lorsqu’elle traite de la souveraineté ce qui en soi n’est pas une critique dirimante.
Il y a aussi quelques problèmes de construction de l’ouvrage. La première est une curieuse redite de l’annonce du plan. En effet, alors que l’introduction le présentait de façon limpide, comme on l’a vu plus haut, Céline Spector l’explique de nouveau à la fin du premier chapitre, où elle résume à nouveau l’objectif et l’ambition de son livre (p. 91-93), de sorte que cela donne l’impression que ce premier chapitre sur la démocratie post-nationale apparaît comme un chapitre préliminaire. En outre, le découpage analytique conduit forcément à des redites car il est difficile de parler de la démocratie dans le premier chapitre et d’y revenir dans le cinquième chapitre, sur le no demos, sans qu’il y ait des recoupements. De même, on a du mal à comprendre pourquoi le traitement, si singulier, de la citoyenneté par Étienne Balibar figure dans le chapitre sur le peuple européen (no 5) et non pas dans le chapitre sur la citoyenneté européenne (no 3). En réalité, le plus troublant réside dans l’agencement interne à chaque chapitre car l’auteur fait des va-et-vient dans la description du problème européen qu’elle entend traiter et la présentation des thèses de théorie politique, au sein du même chapitre. Le résultat est que la démonstration est, selon nous, hachée par des passages qui ressemblent à des extraits de cours – parfois même de fiches de lecture – sur des grands auteurs (Rousseau Montesquieu, Habermas, etc.), des grands thèmes (le peuple, la nation, la fédération), ou les thèses souverainistes qu’elle présente de façon impeccable d’ailleurs. Il ne s’agit pas de reprocher à son auteur son érudition, mais seulement de relever la difficulté pour le lecteur de saisir le fil directeur de tel ou tel chapitre. Heureusement pour lui, à la fin de chaque chapitre, Céline Spector propose un résumé, souvent très percutant, de sa propre thèse. Quid du fond, bougonnera le lecteur impatient de cette recension ? On y vient.
I. Une redéfinition des catégories fondamentales
Dans le cadre d’une courte recension, il est évidemment impossible de discuter toutes les nombreuses thèses que l’auteur défend. Malgré leur intérêt évident, on ne discutera pas, comme on le devrait en théorie, les deux chapitres sur la démocratie. Le premier qui ouvre le livre porte sur la question de savoir si la démocratie peut être viable au-delà de la nation. Comme Céline Spector le pense, elle croise le fer notamment avec Marcel Gauchet et Pierre Manent – ainsi que sur un autre registre avec Vincent Descombes – qui défendent l’idée du caractère indissociable de la démocratie et de la nation. Mais elle leur objecte l’argument, par ailleurs bien connu, selon lequel la nation n’est une catégorie historique et, en tant que telle, elle est vouée à disparaître pour laisser place à d’autres unités politiques – ce qui vaut donc pour son double, à savoir l’État-nation. Quant au second chapitre sur la démocratie (le chapitre 5 en réalité), il traite de l’absence d’un peuple européen qui rendrait impossible la construction d’un corps politique européen. Elle y traite d’ailleurs plus largement de la démocratie et aussi de la représentation et pour le résumer grossièrement, elle réfute la thèse du déficit démocratique en usant, d’une part, d’un argument relativiste, discutable, qui revient à dire que l’état de la démocratie n’est pas meilleur au niveau de la nation qu’au niveau européen et, d’autre part, de l’argument purement normatif – selon lequel le fonctionnement politique européen devrait être amélioré par des « correctifs » allant dans le sens voulu par Montesquieu d’identification des « leviers de la liberté politique » (p. 331). De même, on n’entrera pas dans la discussion du chapitre final, tout aussi intéressant sur la solidarité, dans lequel Céline Spector expose la nécessité d’un nouveau telos européen qui serait la solidarité pour pallier les manques criants de l’Union dans le domaine du social et de l’environnement, mobilisant à ce propos la notion de biens publics européens pour étayer son souhait de voir l’Europe devenir compétente et active sur des questions qu’elle juge majeures, à juste titre. Une partie de ce chapitre lui vaudra probablement des critiques sévères de la gauche académique radicale car non seulement elle prend la défense de Jacques Delors, mais énonce de la façon la plus nette qu’il est « excessif de réduire l’histoire de la construction européenne à une ruse de la raison néolibérale » (p. 350). On ne peut pas lui donner entièrement tort si l’on tente de juger un peu objectivement ces questions.
En effet, à tort ou à raison, nous considérons que les points les plus saillants qui structurent sa thèse – son plaidoyer pour une république fédérative européenne chère à Montesquieu (et à Madison) – figurent dans les trois autres chapitres – fédération, souveraineté et citoyenneté – dans lesquels on peut discerner la thèse centrale sur la forme souhaitable de la politeia européenne. En effet, l’Europe est aux yeux de l’auteur « une union d’États-nations qui concilie la différenciation nationale et l’intégration régionale » (p. 208), ce dont le concept de république fédérative permettrait de rendre compte, et elle devrait être aussi une fédération dans laquelle les droits de l’homme et la justice sociale devraient être sauvegardés.
II. Le recours à la solution d’un certain fédéralisme
Convaincu de la nécessité d’éviter le mimétisme constitutionnel qui reviendrait à transposer au niveau européen, soit la forme du régime politique – le parlementarisme de Westminster –, soit la forme politique – celle de l’État –, Céline Spector récuse, pour penser l’Europe institutionnelle, la solution de l'État fédéral (p. 143) à laquelle elle préfère la notion de la « République fédérative européenne » (p. 143) qui est aussi pensée par opposition au concept d’Empire. Mais même si, selon elle, Montesquieu doit être préféré à Rousseau qui a pourtant théorisé l’idée d’une Confédération européenne et au cosmopolitisme de Kant, jugé utopique, ses réflexions doivent être adaptées si on veut les appliquer à l’Europe actuelle. Elle rappelle à quel point l’auteur de l’Esprit des Lois fut sagace en inventant le concept de république fédérative. En grande spécialiste de Montesquieu, elle se fonde sur des inédits de celui-ci pour souligner l’intérêt de ses réflexions très subtiles sur la question des prises de décision dans la confédération, reprochant d’ailleurs – à juste titre – à l’auteur de ces lignes d’avoir négligé ce point, le plus important selon elle, dans l’analyse de l’œuvre du Bordelais (p. 146).
Mais tout en exposant le cadre théorique fourni par l’éminent magistrat, elle tente aussi d’adapter sa pensée (et aussi celle des auteurs du Fédéraliste, Madison et Hamilton) à la période actuelle et à l’Union européenne. Ainsi défend-elle l’idée d’une fédération démocratique qui serait un régime mixte permettant de concilier la représentation des États et celle des citoyens. En outre, elle défend l’idée d’un droit de sortie (sécession) qui serait inhérent à une telle fédération de démocraties (p. 150) ou encore à « une fédération démocratique des peuples » (p 153). Enfin et surtout elle souligne la nécessité d’un processus de fédéralisation qui supposerait une extension et une modification du principe de majorité et la parlementarisation des institutions (p. 156) – n’hésitant pas, elle la philosophe, à se frotter aux questions institutionnelles les plus vives, conformément à l’un de ses préceptes qui est « l’optique institutionnelle » (p. 68). Ses développements sur l’histoire du fédéralisme dans la pensée politique française (et américaine) sont fort éclairants et devraient instruire plus d’un lecteur sur un phénomène très ignoré en France, et donc très peu étudié.
Cependant, on se permettra de pointer une première réserve qui tient à un usage des vocables du fédéralisme qui selon nous, n’est pas toujours rigoureux dans ce livre. Cela concerne les mots relevant du fédéralisme. Par exemple, Céline Spector affirme que « l’UE n’est pas une fédération » (p. 151). Mais en réalité, ce qu’elle veut ici dire, c’est tout simplement que l’Union européenne n’est pas un État fédéral car elle assimile ici implicitement fédération à État fédéral. C’est encore plus net dans le cinquième chapitre sur le no demos où elle évoque la disproportion de la représentation au sein du Parlement européen où, en raison des circonscriptions découpées par États‑membres, le représentant de Malte représente 67 000 citoyens contre 850 000 pour un député allemand ou français. Elle fait alors le commentaire suivant : « Autant dire que l’Union ne peut prétendre au statut de fédération à ce jour : un déséquilibre de cet ordre n’est généralement pas toléré au sein d’un État fédéral – du moins en ce qui concerne la Chambre des représentants » (p. 278). Ainsi la fédération équivaut-elle à l'État fédéral. C’est troublant pour le lecteur car sa thèse principale sur la république fédérative européenne consiste justement à éviter le mot d’État pour décrire l’Europe institutionnelle actuelle.
En effet, comme on l’a déjà vu plus haut, elle utilise aussi le terme de fédération pour défendre sa propre idée de « la République fédérative européenne » ou mieux de « fédération démocratique des peuples ». Or, dans ce second sens, normatif (ce que l’Europe doit devenir), la fédération est prise comme antonyme de l’État fédéral. La raison de ce malaise pour le lecteur réside, selon nous, dans le fait que Céline Spector est restée fidèle à la distinction juridique entre Confédération d’États et État fédéral qu’elle identifie comme maints auteurs à l’opposition entre la confédération et la fédération. Cela n’est pas sans poser des problèmes d’interprétation quand on lit la phrase suivante qui figure au début du deuxième chapitre : « nous vivons déjà dans une forme de fédération, dans une démocratie au-delà de l’État‑nation » (p. 98). Pour comprendre une telle phrase, il faut savoir que le mot de fédération doit cette fois être pris au sens de république fédérative et non pas d’État fédéral.
Mais ce sont des vétilles par rapport à une objection plus lourde, voire centrale : Céline Spector a-t-elle été fidèle à l’œuvre de Montesquieu et à sa notion de république fédérative ? Cette question nous est venue à l’esprit en ayant achevé la lecture du livre après avoir noté que ce livre ne traitait pas de géopolitique, ou si l’on veut de l’Europe vue à travers les relations internationales. Or, le fédéralisme trouve sa première raison d’être dans l’idée que les États qui se confédèrent s’unissent d’abord en vue de lutter contre un ennemi plus fort, contre un autre État plus puissant. Cela relève du domaine des relations extérieures. Une telle idée se retrouve sous la plume de Montesquieu décrivant la république fédérative comme la forme politique qui « jouit de la bonté du gouvernement intérieur de chacune ; et, à l’égard du dehors » (et qui) « a par la force de l’association, tous les avantages des grandes monarchies ». La fédération est une solution institutionnelle inventée par des petites républiques pour faire face au péril de la guerre représentée par les monarchies ou des empires despotiques. « Cette sorte de république capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur, sans que l’intérieur se corrompe » (Esprit des Lois, IX, 1). Elle conjugue donc deux avantages : une constitution républicaine à l’intérieur et une puissance militaire capable de lutter contre une force extérieure.
La question que l’on devrait donc se poser quand on tente de vouloir appliquer ce modèle de la république fédérative à l’Europe actuelle est bien celle de savoir si celle-ci permet une meilleure défense de celle-là. Or, étrangement, Céline Spector ne se pose pas cette question pourtant centrale dans l’économie du dispositif conceptuel de Montesquieu et dans les débats actuels sur l’Europe. Comme on le sait, celle-ci n’a pas pu se construire ainsi, en raison de l’échec de la Communauté européenne de défense (1954) et elle a donc pris par défaut le chemin de l’unification par l’économie. Ainsi est né en 1957 le Traité de Rome instituant le Marché Commun. Depuis lors, l’évolution et l’intégration européenne ont continué dans cette voie, comme le prouve le traité de Maastricht qui a réalisé l’union monétaire. On parle parfois d’un fédéralisme « inversé » ou « à l’envers » pour décrire cette curieuse histoire fédérale. La question et donc l’objection que nous soulevons est celle de savoir si l’on peut parler d’une république fédérative européenne si cette union politique n’a ni armée commune ni politique extérieure commune. Certes, dans les traités, figurent des dispositions relatives à la politique étrangère de l’Union européenne (le fameux pilier initial de la PESC dans le Traité de Maastricht). Mais dans les faits, cette politique est bien lacunaire, de sorte qu’il est difficile d’affirmer que l’Europe aurait une diplomatie et a fortiori une force militaire.
La conséquence est loin d’être négligeable : vis-à-vis de l’extérieur, l’Europe n’est pas un « bloc », ou si c’est un bloc, c’est un bloc « fissuré ». Il n’est pas besoin de trop argumenter pour le démontrer car il suffit de rappeler que, lors de la seconde désastreuse guerre d’Irak, l’Union a montré sa profonde désunion politique, chaque État menant une politique au gré de ses intérêts ou de son passé historique. Certes, Céline Spector plaide, de façon d’ailleurs éloquente, en faveur de l’extension du fédéralisme européen à des domaines important non intégralement couverts par les traités actuels (social, fiscal, environnemental) mais elle oublie le secteur le plus important dans la construction d’une entité fédérale : le domaine des affaires extérieures et son corollaire, le domaine militaire. Faute d’avoir une telle disposition, l’actuelle Union européenne ne cesserait-elle pas d’être une « fédération économique » comme le prétendait Murray Forsyth dans son grand livre, Unions of States (1981) non cité, hélas, ici ?
Notre objection peut être ainsi résumée : peut-on s’inspirer autant de Montesquieu et de son concept de république fédérative en oubliant l’une de ses prémisses, à savoir que le noyau de l’idée fédérale réside dans la défense de la sûreté des États-membres ? Dès lors, à quoi sert-il d’étendre le telos de la fédération à la solidarité si l’on oublie les bases du fédéralisme ? Cela revient en quelque sorte à vouloir étendre les branches d’un arbre qui n’a pas de tronc !...
III. L’épreuve de la souveraineté
Si l’auteur a intitulé son chapitre sur la question, « l’éclipse de la souveraineté », c’est en raison de son constat (non pas un postulat) dont l’énoncé le plus clair est fourni dans la conclusion de l’ouvrage : « Tout conspire à le croire : confiné à l’État-nation, le souverainisme est une illusion » (p. 405). C’est une illusion parce que la souveraineté de l’État-nation n’est plus effective en raison non seulement de la mondialisation, mais surtout de l’existence de l’Union européenne. « Il faut, écrit-elle, partir du constat réaliste de ce que nous avons déjà : l’Union européenne comme mise en œuvre d’une “souveraineté partagée” » (p. 405). Ce qui, selon elle, équivaut à admettre l’émergence d’une « souveraineté européenne ».
En philosophe politique, Céline Spector entend en effet, démontrer la possibilité de penser un nouveau contrat social européen, c’est-à-dire de trouver un équivalent moderne permettant de fonder une politie européenne, ou ce qu’elle appelle une « souveraineté européenne ». À cette fin, l’œuvre de Jürgen Habermas sert ici de fil directeur à sa démonstration, tout comme elle analyse à la fin du chapitre le thème de la « transnationalisation de la souveraineté ». Mais le « gros morceau » si l’on peut dire de son entreprise de refondation conceptuelle porte dans ce chapitre 3, décisif à maints égards, sur la question de la souveraineté qui surgit à chaque pas dès qu’on fréquente le chemin de l’intégration européenne. De ce point de vue, quoique philosophe, Céline Spector a tenu à se mettre au courant du droit européen. Elle évoqué en particulier les conflits de souveraineté qui ont surgi en décrivant l’opposition récurrente entre la Cour de Luxembourg et la Cour de Karlsruhe sur la question décisive du dernier mot en matière d’interprétation des traités fondateurs – question non tranchée comme on le sait. Elle sait donc qu’on ne peut pas réfléchir à l’Union européenne sans passer par une réflexion sur la souveraineté.
Son point de vue est original en ce que, à l’encontre de l’immense majorité des auteurs défendant la cause européenne, elle ne réfute pas par principe le concept de souveraineté. Elle pense même qu’il faut la conserver et l’appliquer à l’Union européenne. Plus exactement, elle entend proposer ici « une vision républicaine de la souveraineté européenne » (p. 169). Elle se démarque ainsi des auteurs, philosophes ou juristes, qui en appellent à une « post-souveraineté », c’est-à-dire à dépasser la notion de souveraineté pour mieux décrire l’Union européenne ou pour mieux défendre les droits des nations sans État (comme Neil Mc Cormick). Cette réhabilitation de la souveraineté a ceci de paradoxal qu’elle ne la conduit pas à se ranger du côté des souverainistes. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle propose d’attribuer une autre signification à ce concept en cherchant surtout à « concilier la souveraineté étatique nationale et une forme supranationale de souveraineté » (p. 176). Ce questionnement, ainsi formulé (avec le redoublement du mot de souveraineté), laisser deviner assez facilement la solution que proposera l’auteur.
Mais avant de la présenter, il faut préciser que cette position favorable à la souveraineté a une utilité pratique évidente car elle lui permet de justifier la prise en charge par l’Union européenne de la question des « biens publics » (ou des nouveaux « biens publics ») qu’elle a identifiée précédemment (en conclusion du premier chapitre), parmi lesquels figure la défense de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique. Le traitement efficace de ces questions ne peut, selon elle, être fait par le truchement ni d’une simple organisation internationale (p. 180) ni de l’État-nation, jugé anachronique comme l’atteste la citation suivante : « le retour à la souveraineté exclusive des États-nations n’est pas la meilleure solution » (p. 89).
Quant à son traitement de la souveraineté, Céline Spector entend en proposer une analyse à la fois descriptive et normative. Au titre de la première, elle reprend les analyses de Paul Magnette qui a tenté de montrer que la construction européenne, depuis Maastricht, n’avait pas conduit à l’abandon de la souveraineté des États-membres, mais seulement à son apprivoisement (p. 180). C’est néanmoins sur le versant normatif qu’elle concentre ses efforts de réflexion qui se décomposent en un double mouvement : d’une part, rejet de la souveraineté unitaire, ce qu’elle appelle la conception métaphysique de la souveraineté, et, d’autre part, affirmation d’un autre sens de la souveraineté qui est, selon elle, « un ensemble de compétences ou un faisceau de droits » (p. 181). Une citation résume cette position qui a évidemment l’intérêt de rendre compatible le concept de souveraineté avec celui de la puissance publique européenne telle qu’il s’exerce :
Elle [la souveraineté] n’est pas un pouvoir suprême et monopolistique, prédicat d’un certain nombre de marques qui sont au fondement de sa suprématie (unité, indivisibilité, perpétuité, absoluité), mais une puissance ou une capacité d’agir qui peut procéder à un partage opérationnel de fonctions détenues par plusieurs institutions organiquement liées. Une fois distribués, les pouvoirs peuvent être coordonnées et équilibrés (p. 181).
Ainsi conçue, la souveraineté peut être compatible avec la subsidiarité et avec le fédéralisme, conçu aussi comme une forme de séparation des pouvoirs, comme le signale la référence à des auteurs anciens comme Gierke et Jellinek. On perçoit immédiatement le gain pratique que donne une telle théorie si on l’applique à l’Union européenne. Elle permet d’affirmer, sans risque de contradiction interne – une fois admise cette possibilité d’une souveraineté partagée – qu’il est envisageable de découvrir une double souveraineté dans l’actuelle Union européenne, d’un côté, la souveraineté des États-membres, et la souveraineté de la fédération, c’est-à-dire de l’Union. Une telle conception entend sciemment rompre avec la position de certains auteurs – dont nous faisons partie – qui persistent à penser la souveraineté comme une unité insécable de pouvoir et désignant, dans sa face interne, un pouvoir suprême. Elle décrit d’ailleurs (p. 187-194) les théories des auteurs majeurs qui, de Bodin à Rousseau en passant par Hobbes, ont mis au point cette conception de la souveraineté, tout en soulignant l’écart qui sépare les deux absolutistes du Genevois qui est l’auteur ayant théorisé moins la souveraineté de l’État que la souveraineté du peuple (p. 195). À ces théories « monistes » de la souveraineté, elle préfère écrit-elle, les théories « gradualistes » ou « différencialistes » (p. 195) qu’on pourrait tout aussi bien, selon nous, qualifier de « pluralistes », qui découlent de la possibilité de fractionner ladite souveraineté. Il n’est donc pas étonnant – le nombre de possibles n’est pas illimité en théorie politique – que Céline Spector revienne aux philosophes que Rousseau avait congédiés, comme Barbeyrac ou Burlamaqui, les chantres de la souveraineté partagée ou de la souveraineté divisée. D’autres philosophes politiques – de Carl Friedrich aux États-Unis, et Giuseppe Duso, en Italie – ont d’ailleurs envisagé une autre généalogie et font remonter les origines du fédéralisme, vu comme un antonyme de la souveraineté, à Johannes Althusius.
Toutefois, Céline Spector ne prétend nullement à l’originalité car un tel argument se trouverait selon elle sous la plume des auteurs du Fédéraliste aux États‑Unis ou sous celle de Tocqueville. Cela lui donne l’occasion d’étudier, d’une part, le débat entre les fédéralistes et les Anti-fédéralistes aux États-Unis, ces derniers représentant de façon la thèse qu’on peut qualifier de souverainiste, en se fondant sur le maître-livre de Gordon Wood, et d’autre part, l’objection de Calhoun, c’est-à-dire son fameux « dilemme » logique. D’une certaine manière, avec les adaptations nécessaires, l’auteur reprend ici l’inspiration des fédéralistes italiens pro-européens comme Spinelli et Albertini qui construisent leur fédéralisme principalement sur les thèses de Hamilton. Le résultat pratique de cette redéfinition de la souveraineté n’est pas négligeable dans la mesure où ce coup de force théorique permet de fonder la possibilité d’une république fédérative européenne dont le bénéfice premier est ainsi de surmonter les « apories » de la souveraineté traditionnelle (i.e. moniste). Céline Spector invite donc les juristes à jeter par-dessus bord leurs vieux concepts pour mieux penser le temps présent, et ses défis, notamment celui de la construction de l’Europe politique. Celle-ci change tout parce qu’elle mine la souveraineté étatique, transformant ses attributs de sorte que l’État‑membre devient autre chose que l’État souverain – certains juristes proposent de le qualifier d’État intégré – l’auteur évoque « la souveraineté intégrée » utilisée par un auteur en anglais – comme le prouve la liste des altérations de la souveraineté classique qu’elle propose dans les pages 209 et suivantes.
Comment doit-on apprécier un tel plaidoyer en faveur de cette souveraineté « revisitée » dirait-on ? La première chose qu’on doit observer est que cette façon de déclarer la souveraineté partagée ou partageable n’est pas nouvelle, comme en convient Céline Spector. Elle est aussi vieille, ou presque, que la littérature sur le fédéralisme moderne (non antique) qui a dû, pour se construire, se frotter au concept premier de la souveraineté. Ensuite, on avouera ne pas être convaincu par le fait de discréditer la notion classique de la souveraineté en affirmant qu’elle est une « conception métaphysique » (p. 91) dont il faudrait se « délester ». Les fondateurs de la souveraineté – le juriste Bodin prolongé par le philosophe Hobbes – et pour sa dimension internationale, Emer de Vattel – l’ont-ils vraiment pensée comme un concept « métaphysique » ? C’est fort douteux. C’est un concept « rugueux » si l’on veut, mais le disqualifier en « métaphysique » est une astuce rhétorique qui ne règle pas le problème de fond qu’il soulève lorsqu’on doit penser la sortie de cette souveraineté en envisageant le saut fédéral, il nous semble qu’une telle solution est davantage une esquive qu’une solution proprement dite car elle équivaut à dissoudre le concept de souveraineté pour le rendre inoffensif. Cela suppose d’admettre la légitimité d’un nouvel usage du mot de souveraineté pour le rendre compatible avec une nouvelle évolution des faits. Mais ne peut-on alors objecter qu’en changeant ainsi le sens du mot, on trahit aussi et surtout le concept lui-même ? Que reste-t-il au concept de souveraineté si on lui enlève son tranchant en l’occurrence dans sa face interne, l’idée d’une puissance suprême à laquelle aucune autre puissance ne peut être comparée (pour parler comme Hobbes) ?
IV. L’épreuve de la citoyenneté
Il n’est pas surprenant que l’on retrouve dans le chapitre sur la citoyenneté la même démonstration que pour la souveraineté. Seule change la cible car ici sont visés par essentiellement les souverainistes « républicains » qui déplorent l’absence de véritable citoyenneté, i.e. de citoyenneté politique dans cette Europe. Selon de nombreux auteurs, l’Union européenne aurait eu le grand tort de voir dans l’individu européen davantage un consommateur qu’un citoyen. L’auteur de référence est le politiste britannique, Richard Bellamy, mais on peut ajouter une liste d’importants auteurs français qui n’ont cessé de dénoncer une citoyenneté européenne atrophiée qui maltraiterait les droits économiques et sociaux des ressortissants des États‑membres. À cette objection, qu’elle juge très sérieuse, Céline Spector entreprend de répondre de façon aussi longue qu’argumentée. Elle reproche à Bellamy, ce souverainiste républicain (néo-rousseauiste si l’on peut dire) d’adopter « une conception figée de la citoyenneté et une vision réifiée du peuple souverain » qui, en outre, « idéalise un modèle de citoyenneté nationale » (p. 272). Au rebours de ces esprits chagrins, elle veut défendre la fois un concept et une réalité.
Le concept qu’elle entend proposer pour mieux décrire la citoyenneté européenne n’est autre que celui de la citoyenneté fédérale (qu’elle appelle aussi « quasi-fédérale » et « fédéralisée ») qui lui semble adéquat pour décrire l’évolution du statut des individus membres de l’Union européenne. Loin de se substituer à la citoyenneté nationale, la citoyenneté européenne vient s’ajouter, s’y superposer en ajoutant une strate supplémentaire de droits dont certains ne sont pas négligeables, mais dont le plus important est celui d’être traité dans un autre État-membre comme un ressortissant. Mais Céline Spector ne se contente pas de cette requalification sémantique et conceptuelle, elle va plus loin en défendant le droit positif de la citoyenneté européenne. Là où les eurosceptiques voient le verre à moitié vide, elle le voit plutôt à moitié plein en se félicitant des acquis européens depuis le Traité de Maastricht en raison notamment de la jurisprudence de la Cour de l’Union européenne sur la citoyenneté. Son propos est cependant ici le plus souvent normatif car elle ne cesse de plaider en faveur de nouvelles politiques et de nouveaux droits. Elle plaide en faveur d’une justice migratoire et donc de nouveaux transferts de compétences en faveur de l’Union condition pour réaliser une justice distributive.
La même chose vaut pour son vigoureux plaidoyer en faveur d’une démocratie environnementale, car il lui semble que l’échelon européen serait le meilleur, ce qui lui permet d’ailleurs préciser que, dans un souci de réalisme, elle préfère une citoyenneté « régionale » (européenne donc) à la citoyenneté mondiale de type cosmopolitique défendue par de nombreux auteurs. Enfin, elle entend défendre aussi une conception étendue de la représentation qui ne doit pas être limitée à la seule élection de représentants pour introduire du pluralisme. Elle s’aide ici encore une fois de la conception très fine de Montesquieu qui a proposé une théorie de la citoyenneté débordant le seul cadre de la participation politique et faisant droit à la jouissance de la vie bourgeoise, de la liberté des Modernes qui n’est pas seulement une liberté politique – bien avant Benjamin Constant. C’est probablement le chapitre le plus « militant » du livre c’est-à-dire celui où l’opinion subjective de l’auteur apparait le plus nettement, comme elle l’avoue d’ailleurs en précisant qu’elle propose une vison « optimiste » de l’évolution de la citoyenneté européenne, tandis que sur la même thématique, d’autres auteurs en ont une perception bien plus pessimiste. Toutefois, dans ce chapitre, son propos n’est pas seulement théorique car Céline Spector propose une manière réaliste de lutter contre les lobbies actifs à Bruxelles. Elle reconnaît toutefois que son programme de fédéralisation de la citoyenneté doit encore surmonter certains obstacles, dont le premier est l’octroi de droits sociaux (thème du chapitre 6) pour combler le déficit social, et le second est l’objection courante du déficit démocratique (thème du chapitre 5).
Tout en reconnaissant le caractère très stimulant des propositions de l’auteur, on est toutefois ennuyé par le flottement conceptuel qui fait, selon nous, osciller ce chapitre entre deux directions différentes. Ce flottement tient au fait que Céline Spector interprète les dispositions du traité de Maastricht sur la citoyenneté en prenant cette dernière expression au pied de la lettre. Or, pour un juriste, cette prétendue « citoyenneté » de l’Union n’est en réalité qu’une nationalité, au sens d’une appartenance à un corps politique. On pourrait d’ailleurs dire que le Traité de Maastricht invente la notion d’une « ressortissance européenne » qui vient compléter la nationalité étatique selon le modèle classique de la nationalité fédérale que Christoph Schönberger a magistralement exposé. Au regard de ce modèle fédéral, la prétendue citoyenneté européenne est bien une nationalité, secondaire, mais nationalité quand même. Pourquoi cette remarque revêt-elle une certaine portée dans l’affaire qui nous intéresse ? Tout simplement parce l’accent mis par les traités sur la nationalité a pour corollaire la faiblesse du contenu de la citoyenneté européenne au sens classique de la jouissance des droits politiques et civiques. Ces droits sont minuscules dans ces traités et il n’est pas exagéré de dire que la faculté reconnue aux ressortissants européens de voter dans les élections municipales dans un autre État-membre de l’Union européenne ne peut pas bouleverser la citoyenneté politique. C’est un petit pas vers la citoyenneté européenne, certes, mais ce n’est pas un droit de même ampleur que celui d’élire les représentants du Parlement européen. Il en résulte que, dans ce chapitre sur la citoyenneté européenne, Céline Spector parle très peu de ce qui fait problème aux yeux des souverainistes, à savoir la question de la citoyenneté politique. Elle objectera qu’elle en parle au chapitre suivant sur le demos. Mais n’y a-t-il pas là un véritable problème que de contourner cette objection selon laquelle les droits proprement politiques des citoyens de l’Union n’ont rien à voir avec ceux dont ils jouissent dans leur État d’origine ? Ce n’est pas avoir une conception « figée » de la citoyenneté, mais en avoir une réaliste que de prétendre cela.
On ne voudrait pas achever cette recension sans indiquer à quel point la lecture du livre de Céline Spector est hautement recommandable, que l’on soit ou non d’accord avec les thèses qu’elle adopte. Elle a d’ailleurs un talent indéniable et remarquable pour exposer les opinions de ceux qu’elle combat, à savoir les souverainistes, que beaucoup peuvent envier. Son livre donne à penser et il montre aussi à quel point les questions posées par l’actuelle construction européenne sont vertigineuses. Bien présomptueux serait celui qui croirait pouvoir toutes les résoudre.
Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, Directeur adjoint de l’Institut Michel Villey.
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « Repenser l'Europe ? A propos de C. Spector, No démos ? Souveraineté et démocratie à l'épreuve de l'Europe (2022) », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/Repenser-l-Europe-A-propos-de-C-Spector-No-demos-Souverainete-et-democratie-a-l-epreuve-de-l-Europe-2022]