Amour des lois et amour de soi chez Rousseau
Relevant l’importance politique de l’amour des lois, Rousseau cherche à expliquer comment un sentiment si paradoxal peut s’expliquer et être produit dans les citoyens. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la transformation irréversible que suppose le passage de l’homme naturel au citoyen, il maintient un lien entre amour des lois et amour de soi. L’amour des lois n’est pas sacrificiel : il donne à l’amour de soi un nouvel objet, un plus grand théâtre, plutôt qu’il ne l’abolit. Cependant, le détail des textes nous permet de distinguer : Rousseau oppose la voie dénaturante et brutale de Lycurgue à la voie plus raisonnable de Platon qui épure les sentiments naturels. Quant aux modernes, ils doivent se contenter d’une troisième et dernière voie, plus douce, qui préserve l’amour de soi et des siens, comme la raison et le fondement de l’amour des lois.
"Amour des lois" and love of self in Rousseau.
Gesetzesliebe und Selbstliebe bei Rousseau.
« Si, par exemple, on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l’État, et à n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l’aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour soi-même, à élever perpétuellement leur âme à ce grand objet et à transformer ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d’où naissent tous nos vices ».
Les bonnes raisons d’obéir aux lois
Les fondements de l’obligation politique n’occupent que les deux premiers livres du Contrat social, et les conditions de l’obéissance aux lois sont l’objet des deux derniers. Comme Montesquieu, Rousseau s’intéresse au « ressort » passionnel qui fait mouvoir les gouvernements. Il généralise la thèse de l’Esprit des lois qui fait de la vertu politique le ressort d’une république, car la « république » au sens où lui et non Montesquieu l’entend désormais, désigne tout régime légitime. Montesquieu identifiait cette vertu politique à « l’amour de la patrie, c’est-à -dire l’amour de l’égalité » ainsi qu’à « l’amour des lois de son pays ». Si Rousseau y voit la préférence donnée à la volonté générale sur la volonté particulière, il la définit aussi comme amour des lois, et la rapproche de l’amour de la patrie dans l’article « Économie » et dans les projets pour la Corse et la Pologne.
La méthode des penseurs du droit naturel les porte à étudier la légitimité du pouvoir, tandis que les arguments anthropologiques de Montesquieu décrivent des passions sociales, repèrent leur convenance à tel ou tel régime, sans pour autant prescrire aucune passion, et a fortiori aucune passion qui devrait valoir ou devrait être cultivée dans tout régime. Mais le mélange des genres que l’on trouve chez Rousseau, jusnaturaliste d’une part, et anthropologique-sociologique d’autre part, aboutit à un questionnement hybride qui lui est propre, sur les passions qu’un gouvernement doit légitimement cultiver, ou sur les moyens légitimes de l’obéissance. Quelles sont donc les passions qui peuvent à bon droit soutenir un gouvernement légitime chez Rousseau ? Certaines sont exclues : contre Hobbes, et à l’instar de Montesquieu, Rousseau refuse de s’en tenir à la peur ; il ignore cependant les avantages que Montesquieu trouvait dans l’honneur. Les trois figures de la vertu politique mentionnées plus haut : l’amour de la patrie, la préférence donnée à l’intérêt commun et l’amour des lois sont en revanche désignés par Rousseau comme dispositions tout à la fois utiles et légitimes. Il y aurait non seulement un comportement adéquat et légal à adopter pour être un bon citoyen, mais encore de plus ou moins bonnes raisons de l’adopter. Or l’amour des lois figure parmi les meilleures de ces raisons.
On peut trouver des éléments d’explication de cette préférence rousseauiste dans les liens de l’amour des lois à ce qui en semble pourtant le plus éloigné : l’amour de soi, cette passion naturelle qui est réhabilitée notamment dans le second Discours. Quoique tout oppose ces deux amours : l’amour de soi naturel, l’amour des lois artificiel, l’un qui se rapporte à un être en chair et en os, l’autre à un être moral et collectif, il n’est pas impossible que des liens génétiques et historiques les lient. Rousseau pense que des individus d’abord rapportés uniquement à eux-mêmes peuvent détourner leurs affections premières vers le respect et l’amour des lois et ainsi en créer de nouvelles. Articuler l’amour des lois à l’amour de soi permet de comprendre ce que Francine Markovits désigne comme le « paradoxe de l’amour des lois » : comment aimer une source de contrainte, et comment porter son amour sur ce qui n’est pas un objet, mais une règle du désir ?
L’intelligence de l’amour de soi est en question : cette passion n’est pas un élan irrationnel, mais une structure intentionnelle qui rapporte l’individu à lui-même et à sa conservation, qui donne un point de vue spécifique sur cet objet et peut contribuer à le faire mieux connaître. L’objet de cette affection, le « soi », est susceptible de transformations et de développement, et les liens affectifs qui nous rapportent à nous-mêmes peuvent devenir complexes et impliquer différentes médiations. Si l’on accepte de considérer une telle intentionnalité des affections, et ce rapport adaptatif et « intelligent » à leur objet, on découvre que l’amour des lois présente divers liens à l’amour de soi, ce qui entraîne le questionnement non seulement vers une étude psychologique de l’amour des lois, mais aussi vers une histoire sociale et politique de l’amour de soi, et de son expression collective et culturelle.
J’examinerai deux conceptions de l’intentionnalité de l’amour des lois. Dans la première, l’amour des lois apparaît comme le meilleur moyen de l’amour de soi, dans une perspective qui est ultimement individualiste. Telle est la thèse de Jean-Fabien Spitz. Mais, entendu comme partie importante de l’amour de la patrie, l’amour des lois peut aussi être considéré comme une figure de l’amour de soi, ce « soi » qui est aimé et que l’on souhaite conserver, désignant désormais un moi collectif. L’amour des lois n’est plus alors un instrument de l’amour de soi, mais son expansion et son développement. Or, quand bien même on adopte la seconde solution, l’amour des lois porte encore des significations fort différentes : est-il plutôt une opposition de soi et des siens aux autres et aux étrangers, ou bien une conscience de soi et une appropriation à soi ?
L’amour des lois utile à l’amour de soi
Devenu rare chez les modernes, l’amour des lois s’expliquerait-il par des traits psychologiques artificiels, que seules savaient conférer les éducations des anciens ? « Patriotisme », « amour des lois », « préférence pour la volonté générale » et « vertu politique » - on pourrait ajouter « bonnes mœurs » - constituent un ensemble d’expressions aux significations parfois équivalentes, parfois distinctes, mais toujours reliées. Si le civisme, l’amour de la patrie, et l’héroïsme qui le sert peuvent se montrer dans des occasions extrêmes, l’amour des lois a toutefois plus de constance et d’uniformité, il ne se raconte ni ne se met aisément en scène.
Rousseau trouve chez Plutarque des exemples de ces dispositions civiques qui font renoncer à certains avantages individuels, au nom de biens d’un genre différent. Les exemples des vrais citoyens exposés dans les premières pages de l’Émile font croire que l’amour de soi est annulé par le patriotisme. Rousseau privilégie les exemples où se manifeste nettement la supériorité des passions civiques sur les passions privées : le Lacédémonien Pédarète qui se réjouit de ne pas être élu au conseil des Trois Cents, la citoyenne qui se soucie moins de la mort de ses quatre fils au combat que du sort de la cité et de l’issue de la guerre. Une anecdote des Vies parallèles de Plutarque met toutefois en scène précisément l’amour des lois. Dans la Vie de Caton, l’auteur relate un épisode où, à la mort de Pompée, tous réclamant d’avoir pour chef Caton, plutôt que deux autres personnages plus légitimes : Varus, nommé gouverneur de Lybie, et Scipion, beau-père de Pompée, Caton refuse cette proposition des soldats, au motif qu’il « ne transgresserait point les lois, attendu qu’il ne faisait la guerre que pour l’autorité et la conservation d’icelles ». Il fait taire son ambition, mais aussi ses griefs personnels envers Scipion qui a écrit contre lui, et s’efface devant la hiérarchie politique. Les lois qu’il invoque sont les lois politiques, les lois qui organisent la République romaine, et son respect de l’ordre constitutionnel confirme son opposition à un dictateur comme César qui détruirait le régime romain. La Vie de Caton montre cette préférence constante du personnage éponyme pour le bien public, préférence hors du commun associée au demeurant chez Caton à une absence d’amour de soi : « Ayant de longue main résolu de s’occire soi-même, il prenait tant de peine et se travaillait avec tant de sollicitude pour les autres, afin que, après les avoir mis en sûreté de leurs vies, il se dépêchât lui-même de la sienne. »
Ainsi, Caton, Pédarète, la citoyenne spartiate, tous ont anéanti certaines passions qui semblent naturelles, voire indéracinables : ambition politique ou amour maternel, amour de soi, et leur existence semble un prodige aux contemporains de Rousseau, quand elle n’est pas tout simplement monstrueuse comme dans le cas de la citoyenne spartiate, ou, à moindre échelle, dans le cas de Caton qui allie bizarrement désir de mort et altruisme. Persuadé que des conditions politiques privilégiées ont pu faire naître de telles vertus capables de dompter les passions naturelles, Rousseau ne cite pas tant d’exemples édifiants au sujet de ses contemporains. D’où l’amour des lois a-t-il tiré sa force dans les cas antiques et comment a-t-il pu simplement être possible ?
Une première explication de ces attitudes désormais impossibles à concevoir est celle qui prête à l’amour des lois la rationalité des moyens. Jean-Fabien Spitz refuse de considérer que la vertu politique ne puisse s’obtenir qu’au prix de sacrifices individuels. Si tel était le cas, on serait fondé à la considérer à la suite de lecteurs libéraux et individualistes comme un ressort illégitime de l’obéissance. Mais Jean-Fabien Spitz affirme que l’amour des lois est la meilleure façon pour l’amour de soi de se réaliser : « La thèse de Rousseau est que non seulement l’amour de soi n’est pas antinomique avec l’amour des lois, mais que ce dernier est la seule forme bien comprise de l’amour de soi ». En suivant les lois, et en leur donnant toujours la préférence sur d’autres désirs particuliers, je recours au meilleur moyen qui soit de me conserver. Rousseau proposerait à l’individualisme des voies de réalisation républicaines.
L’amour des lois, quoique difficile à faire naître et à maintenir, possède une rationalité propre, celle qui conduit à préférer le ressort de l’amour à celui de la crainte, l’action préventive sur les « cœurs » et sur la volonté des citoyens, à la punition de leurs comportements. L’amour de soi comprend en effet le désir de préserver sa liberté, sa sécurité, ses biens et l’amour de soi éclairé respecte les lois pour y parvenir. L’amour des lois apparaît donc à Jean-Fabien Spitz comme une passion raisonnable découlant d’un intérêt individuel bien entendu. Bien entendre son intérêt, c’est l’entendre dans un cadre politique de réalisation commune.
Aimer les lois, c’est-à -dire préférer toujours leur obéir que de céder à un penchant naturel, n’est toutefois un bon calcul que si tous l’exécutent en même temps. Or cette condition demande particulièrement d’effort et de discipline politique. Pour que les citoyens soient retenus d’enfreindre la loi, celle-ci doit être écrite non dans des codes, mais dans leurs cœurs. Lycurgue avait même interdit de les écrire :
« Mais il fait bien à noter que jamais Lycurgue ne voulut qu’il y eût pas une de ses lois mises par écrit, mais est expressément portée par un de ses ordonnances qu’ils appellent Retres, qu’il ne veut point qu’il y en ait aucune écrite : car quant à ce qui est de principale force et efficace pour rendre une cité heureuse et vertueuse, il estimait que cela devait être empreint, par la nourriture, dans les cœurs et mœurs des hommes pour y demeurer à jamais immuable. C’est la bonne volonté, qui est un lien plus fort que toute autre contrainte que l’on saurait donner aux hommes et le pli qu’ils prennent par bonne institution de leur première enfance, qui fait que chacun d’eux de sert de loi à soi-même. […] car en somme il estima que le but principal d’un bon établisseur et réformateur de chose publique, devait être, faire bien nourrir et bien instituer les hommes. »
De la même façon Rousseau, affirme dans les Fragments politiques :
Fg. 6. Des lois.
« La seule étude qui convienne à un bon peuple est celle de ses lois. Il faut qu’il les médite sans cesse pour les aimer, pour les observer, pour les corriger même avec les précautions que demande un sujet de cette importance, quand le besoin en est bien pressant et bien avéré. Tout État où il y a plus de lois que la mémoire de chaque citoyen n’en peut contenir est un État mal constitué, et tout homme qui ne sait pas par cœur les lois de son pays est un mauvais citoyen ; aussi Lycurgue ne voulut-il écrire que dans les cœurs des Spartiates. »
L’amour des lois se comprend mieux par opposition à la situation de « mépris des lois » : celui-ci advient quand les lois se multiplient, quand elles sont contournées ou encore quand leur application varie en fonction des circonstances. Seules les lois qui se font aimer et qui sont suivies sont bonnes, les autres méritent à peine le titre de lois, même si elles en ont les qualités formelles. Plus que la loi compte donc le règne des lois, et pour qu’elles règnent il faut qu’elles soient aimées. Si Rousseau peut être dit « légicentriste », c’est qu’il vise, non pas la primauté de la loi, mais la primauté du règne effectif de la loi. La perfection des lois réside moins dans leur beauté, leur cohérence, leur sagesse que dans leur simple existence.
Le respect des lois est l’objet principal du gouvernement. Or sans une disposition interne qui garantisse durablement ce comportement, la loi ne règnera guère utilement. Le règne des lois suppose l’amour des lois, qui suppose à son tour une transformation des citoyens :
« C’est beaucoup que d’avoir fait régner l’ordre et la paix dans toutes les parties de la république ; c’est beaucoup que l’État soit tranquille et la loi res¬pec¬tée : mais si l’on ne fait rien de plus, il y aura dans tout cela plus d’appa¬ren¬ce que de réalité, et le gouvernement se fera difficilement obéir s’il se borne à l’obéissance. S’il est bon de savoir employer les hommes tels qu’ils sont, il vaut beaucoup mieux encore les rendre tels qu’on a besoin qu’ils soient ; l’autorité la plus absolue est celle qui pénètre jusqu’à l’intérieur de l’homme, et ne s’exerce pas moins sur la volonté que sur les actions. Il est certain que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être. Guerriers, ci¬toyens, hommes, quand il le veut ; populace et canaille, quand il lui plaît : et tout prince qui méprise ses sujets se déshonore lui-même en montrant qu’il n’a pas su les rendre estimables. Formez donc des hommes si vous voulez commander à des hommes : si vous voulez qu’on obéisse aux lois, faites qu’on les aime, et que pour faire ce qu’on doit, il suffise de songer qu’on le doit faire. C’était là le grand art des gouvernements anciens, dans ces temps reculés où les philosophes donnaient des lois aux peuples, et n’employaient leur autorité qu’à les rendre sages et heureux. De là tant de lois somptuaires, tant de règle¬ments sur les mœurs, tant de maximes publiques admises ou rejetées avec le plus grand soin. Les tyrans mêmes n’oubliaient pas cette importante partie de l’administration, et on les voyait attentifs à corrompre les mœurs de leurs esclaves avec autant de soin qu’en avaient les magistrats à corriger celles de leurs concitoyens. Mais nos gouvernements modernes qui croient avoir tout fait quand ils ont tiré de l’argent n’imaginent pas même qu’il soit nécessaire ou possible d’aller jusque-là . »
Mais dans un tel artificialisme politique, les moyens semblent avoir dépassé leur fin. L’amour de soi d’un individu à ce point transformé est-il encore l’amour de soi et si oui, et quels avantages a-t-il satisfaits ? Tous ceux que recherche le désir de se conserver d’après Jean-Fabien Spitz, à savoir le respect de ses droits et de ses propriétés individuelles. De fait, l’amour des lois n’est pas chez Rousseau amour du pouvoir des lois sur nous, mais de la liberté qu’on s’est donné par les lois ; on aime dans les lois la protection qu’elles offrent contre le pouvoir arbitraire.
Par ailleurs, l’amour des lois comprend un amour de l’égalité et un amour de la justice qui conviennent à l’amour de soi. L’amour de l’égalité contenu dans l’amour de la justice sert en effet d’abord mon intérêt :
Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, et la justice n’est que cette égalité. Le citoyen ne veut que les lois et que l’observation des lois. Chaque particulier dans le peuple sait bien que s’il y a des exceptions, elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, et qui craint les exceptions aime la loi.
À défaut d’être le premier, je pourrai du moins éviter d’être le dernier, et l’amour de soi échappe de justesse à la transformation en amour-propre, qui est l’amour de la première place, grâce à l’intervention des lois. Ces dernières empêchent tout le monde à la fois de chercher et de prendre la première place. Plus n’est besoin de se comparer à autrui, plus n’est possible de le dominer si l’on est assuré que personne ne prendra cette première place.
Mais suffit-il de craindre les exceptions pour y renoncer soi-même ? Oui, quand on n’a pas le choix, et c’est le cas du peuple, qui ne peut viser mieux que de voir ses voisins égaux, et dont les membres par état ne peuvent espérer se distinguer. La justice dans le peuple est donc une vertu d’état. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur cette lucidité : que cet amour des lois soit ambivalent moralement n’est pas un problème politique pour Rousseau, et la nécessité politique d’agir « sur les cœurs » n’est pas un appel à régler la politique par la morale.
La compréhension ultimement individualiste de l’amour des lois par Spitz permet de lever partiellement le paradoxe de l’amour des lois : j’aime une contrainte qui s’exerce sur moi à condition qu’elle s’exerce aussi sur autrui. À défaut de l’aimer comme un bien absolu, je ne peux m’en passer et j’ai de bonnes raisons de la poursuivre. Mais cette lecture ne montre pas suffisamment la différence entre l’amour des lois et le respect des lois, ni entre l’amour des lois et la justice. Or Rousseau repère dans l’amour des lois un enthousiasme qui ne se trouve pas dans la simple justice, mais qui pourtant lui est nécessaire :
« Il n’y aura jamais de bonne et solide constitution que celle où la loi régnera sur les cœurs des citoyens. Tant que la force législative n’ira pas jusque-là , les lois seront toujours éludées. Mais comment arriver aux cœurs ? C’est à quoi nos instituteurs, qui ne voient jamais que la force et les châtiments, ne songent guère, et c’est à quoi les récompenses matérielles ne mèneraient peut-être pas mieux ; la justice même la plus intègre n’y mène pas, parce que la justice est ainsi que la santé un bien dont on jouit sans le sentir, qui n’inspire point d’enthousiasme, et dont on ne sent le prix qu’après l’avoir perdu. »
L’amour des lois serait plus qu’un simple moyen de l’amour de soi. Il serait aussi une figure de l’amour de soi, un de ses développements politiques dans lequel le sens du soi a changé pour désigner un être collectif.
Amour des lois et amour de la patrie: « Aime tes lois comme toi-même » ?
Quand Jean-Fabien Spitz affirme l’importance du règne des lois, c’est la généralité de la loi qui est prise pour objet d’amour et de reconnaissance, et il vise plus l’amour de la loi que l’amour des lois propre à chaque État. Mais Rousseau n’est pas Malebranche, et s’il reconnaît le gain pour la liberté de « voies générales », cette généralité est un moyen politique et non une valeur qui vaudrait par elle-même comme chez l’Oratorien. Rappelons pour le confirmer que la loi naturelle ne suscite aucun amour chez Rousseau alors qu’elle est l’universalité même. L’amour des lois dont il est question chez Rousseau est surtout associé à l’amour de la patrie et à l’attachement pour sa nation. Les citoyens aiment les lois parce que ce sont les leurs, en l’occurrence parce que ce sont les lois de leur patrie, mais aussi parce que ce sont leurs lois nationales.
Même si l’opposition entre nation et patrie n’est pas figée dans le vocabulaire rousseauiste, on peut opposer la patrie, c’est-à -dire les institutions politiques qui rendent le citoyen libre, à la nation, union d’hommes qui n’est pas seulement politique, mais implique le mode de vie, la proximité géographique, la langue, les mœurs. La patrie est le corps collectif en tant qu’il est actif et protecteur, et la nation désigne ce même corps moral en tant qu’il est singulier, doté de traits distinctifs. L’amour des lois serait à la fois attachement à l’activité protectrice du corps collectif, et affection pour sa singularité. Ainsi, par l’amour des lois de leur patrie, les citoyens portent leur affection sur un tout plus grand qu’eux, un être moral, mais non irréel, dont ils reconduisent eux-mêmes en permanence l’existence par leur souci et leur volonté ; c’est un tout dont ils font partie, et qu’ils considèrent comme actif. Dans ce rapport à la patrie, ils considèrent leur propre puissance législative ; ces lois sont la manifestation la plus importante de l’existence de la patrie.
En Pologne, l’amour des lois n’est pas seulement amour de la patrie, c’est aussi un amour de la nation, de sa particularité ; l’amour des lois permet aux Polonais de considérer leur propre nature individuelle. L’amour des lois nationales supporte l’amour de la patrie qui est si utile aux institutions :
« Le même esprit guida tous les anciens Législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les Citoyens à la patrie et les uns aux autres, et ils les trouvèrent dans des usages particuliers, dans des céré¬monies religieuses qui par leur nature étaient toujours exclusives et nationa¬les (voyez la fin du Contrat social), dans des jeux qui tenaient beaucoup les citoyens rassemblés, dans des exercices qui augmentaient avec leur vigueur et leurs forces leur fierté et l’estime d’eux-mêmes, dans des spectacles qui, leur rappelant l’histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs vic¬toires, intéressaient leurs cœurs, les enflammaient d’une vive émulation, et les attachaient fortement à cette patrie dont on ne cessait de les occuper. »
Les Polonais développent des attachements invincibles à leurs propres mœurs. Rousseau n’est pas sorti d’une explication rationaliste de l’amour des lois pour tomber dans une explication irrationnelle du nationalisme ; la référence qu’il maintient à l’amour de soi explique le caractère raisonnable de cet amour des lois. C’est une autre forme du soi qui est aimée, une forme collective, un soi moral et politique. Mais on peut se demander à nouveau si le processus se paie de l’anéantissement de l’amour de soi individuel et si les deux types de lien entre amour des lois et amour de soi sont compatibles. En d’autres termes, n’y a-t-il pas de tiers entre l’idée que l’amour des lois est un moyen de l’amour de l’individu et la position qui en fait un amour de soi développé en amour d’un tout plus grand ? Rousseau offre moins une réponse générale à cette question qu’une typologie des amours des lois, qui varient en fonction de l’utilisation différente que font les législateurs de l’amour de soi naturel et individuel.
Moïse, Lycurgue et Numa
Avant de s’adresser aux Polonais, Rousseau invoque l’autorité des législateurs qui ont réussi, contrairement aux faiseurs de lois modernes, à « mettre la loi au-dessus de l’homme ».
« Je regarde les nations modernes : j’y vois force faiseurs de lois et pas un législateur. Chez les anciens, j’en vois trois principaux qui méritent une atten¬tion particulière : Moïse, Lycurgue et Numa. Tous trois ont mis leurs principaux soins à des objets qui paraîtraient à nos docteurs dignes de risées. Tous trois ont eu des succès qu’on jugerait impos¬sibles s’ils étaient moins attestés.
Le premier forma et exécuta l’étonnante entreprise d’instituer en corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talents, sans vertus, sans courage, et qui n’ayant pas en propre un seul pouce de terrain faisait une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre, et tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui don¬nait cette institution durable, à l’épreuve des temps, de la fortune et des conqué¬rants, que cinq mille ans n’ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus.
« Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations ; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières ; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes, et tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa république étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l’empêchaient de se mêler avec eux. C’est par là que cette singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais tou¬jours idolâtre de sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours épars par¬mi les autres sans s’y confondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, sub¬sistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain. »
Moïse a réussi à donner aux Hébreux des rites et des mœurs si solides, si durables, que la nation a même persisté au-delà de la destruction de la patrie. C’est une propriété de l’amour de soi qu’exploite Moïse, celle qui consiste à se distinguer d’autrui, à fortifier les frontières entre soi et l’autre, entre le familier et l’étranger notamment par l’aide de la religion. Spinoza a montré combien le mythe de l’élection est utile à cet amour exclusif des siens. Rousseau propose la même chose pour la nation polonaise. L’individu est privé de la possibilité de penser qu’il pourrait avoir une existence autonome et ne se sent bien que dans le tout auquel il appartient.
Ce n’est pas la seule façon de former un peuple et de lui donner l’amour de soi et de ses institutions. Lycurgue est un législateur d’un autre type :
« Lycurgue entreprit d’instituer un peuple déjà dégradé par la servitude et par les vices qui en sont l’effet. Il lui imposa un joug de fer, tel qu’aucun autre peuple n’en porta jamais un semblable ; mais il l’attacha, l’identifia, pour ainsi dire à ce joug en l’en occupant toujours. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins. Il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul, et de cette continuelle contrainte, anoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt l’unique passion des Spartiates, et qui en fit des êtres au-dessus de l’humanité. Sparte n’était qu’une ville, il est vrai ; mais par la seule force de son institution, cette ville donna des lois à toute la Grèce, en devint la capitale, et fit trembler l’Empire persan. Sparte était le foyer d’où sa législation étendait ses effets tout autour d’elle. »
Ce n’est pas sur la distinction d’avec les étrangers qu’insiste Rousseau cette fois, mais sur l’occupation permanente de l’esprit, et sur les possibilités pour l’amour de soi de se porter sur un autre objet, à savoir la patrie. Or il y a pour atteindre cet objectif une voie artificielle et une voie plus naturelle. La première, celle de Lycurgue, applique directement l’amour de soi au tout de la patrie en effaçant le soi individuel. C’est une voie dure. Mais la seconde, celle de Numa, est celle de la douceur
« Ceux qui n’ont vu dans Numa qu’un instituteur de rites et de cérémonies religieuses ont bien mal jugé ce grand homme. Numa fut le vrai fondateur de Rome. Si Romulus n’eût fait qu’assembler des brigands qu’un revers pouvait disperser, son ouvrage imparfait n’eût pu résister au temps. Ce fut Numa qui le rendit solide et durable en unissant ces brigands en un corps indissoluble, en les transformant en Citoyens, moins par des lois, dont leur rustique pauvreté n’avait guère encore besoin, que par des institutions douces qui les attachaient les uns aux autres et tous à leur sol en rendant enfin leur ville sacrée par ces rites frivoles et superstitieux en apparence, dont si peu de gens sentent la force et l’effet, et dont cependant Romulus, le farouche Romulus lui-même, avait jeté les premiers fondements. »
Numa compte sur les attachements de proximité familiaux et sociaux pour former le civisme, il ménage des étapes intermédiaires entre l’individu et la cité et substitue pour cela une attitude aimante et civilisée à un esprit guerrier.
Dénaturer ou purifier le cœur humain ?
Dans l’Émile Rousseau compare Lycurgue et Platon :
« Quand on veut renvoyer au pays des chimères, on nomme l’institution de Platon. Si Lycurgue n’eût mis la sienne que par écrit, je la trouverais bien plus chimérique. Platon n’a fait qu’épurer le cœur de l’homme ; Lycurgue l’a dénaturé. »
Lycurgue a dénaturé ses citoyens parce qu’il a détruit leurs passions naturelles (filiales, privées, etc.), parce qu’il a nié le mal du larcin, de l’adultère. Il leur a donné un objet artificiel, la patrie, dont ils fussent occupés à l’exclusion de tout autre, avec ses lois et son intérêt particulier. Platon n’a fait que purifier le cœur humain, parce qu’il a pris appui sur les passions naturelles, en leur ôtant simplement ce qui les rendait rétives à l’utilisation politique : ainsi, en brisant le caractère privé des familles, il ne veut pas anéantir les sentiments familiaux, mais plutôt les appliquer au plus grand objet de la cité et utiliser leur énergie à des fins civiques. Par ce texte, Rousseau distingue les formes de l’artifice politique et oppose ceux qui utilisent les passions naturelles ou les éduquent, à ceux qui les répriment, en faveur des premiers.
Si Rousseau cite Pédarète et la citoyenne monstrueuse de Plutarque, c’est sur les méthodes Numa qu’il prend en réalité appui dans l’Émile. Émile n’est citoyen que parce qu’il a réfléchi aux conditions de son bonheur familial, et son civisme est un prolongement de ses affections pour ses proches. Au moment où Sophie pourrait lui reprocher d’avoir raté un rendez-vous avec elle parce qu’il a aidé des personnes en difficulté, Émile expose la hiérarchie de ses affections :
« Sophie, vous êtes l’arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur ; mais n’espérez pas me faire oublier les droits de l’humanité : ils me sont plus sacrés que les vôtres ; je n’y renoncerai jamais pour vous. »
Géraldine Lepan a souligné l’importance de cette voie douce et familiale du patriotisme. Le citoyen moderne renoue toutefois plus franchement que celui de Platon avec ses sentiments naturels : il aime sa patrie parce qu’il veut défendre sa vie privée, il ne l’aime pas aux dépens de la vie privée, sociale et familiale. Est-elle suffisante pour former un amour des lois dans de grandes sociétés ? Ce n’est pas sûr, aussi c’est pourquoi une éducation si difficile est proposée, qui ne vise pas à acquérir une seconde nature, mais à éclairer la nature sur ses propres fins et ses moyens et à cultiver la perspicacité de l’amour de soi.
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L’amour des lois est une disposition paradoxale, car c’est un amour sans objet et un amour de la contrainte ; il étonne ceux qui ne le connaissent pas, et ne peut être compris que par ses bénéficiaires. Rousseau ne nie pas qu’on apprécie à travers lui une contrainte pesant également sur nous et sur autrui. Par ailleurs, on aime les lois quand on peut s’y contempler tous ensemble comme un peuple. À la question de savoir si l’individu est lésé ou avantagé par la politisation et la transformation de l’amour de soi en amour des lois, il semble que Rousseau ait répondu en détaillant des façons tantôt plus violentes (Lycurgue), tantôt plus exclusives (Moïse) et tantôt plus douces (Numa) d’accéder à l’amour des lois.
Gabrielle Radica est Maître de conférences en Philosophie à l'Université de Picardie-Jules Verne, membre du CURAPP-ESS (UMR 7319).
Pour citer cet article :
Gabrielle Radica « Amour des lois et amour de soi chez Rousseau », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/amour-des-lois-et-amour-de-soi-chez-rousseau-734]