Carl Schmitt, penseur de l’empire ou de l’impérialisme ?
Le problème dont part cette étude est la définition du cadre de référence de l'histoire du droit international telle que Carl Schmitt l'écrit dans ses textes courts et dans Le nomos de la terre (1950). Les sujets du droit international sont-ils les empires, comme le juriste allemand l'affirme en 1939 dans sa célèbre conférence sur les grands espaces ? Ou est-ce la théorie de l'impérialisme qui permet le mieux de comprendre les rapports de force à l'échelle planétaire ? On montre que deux lignes d'analyse distinctes se laissent ressaisir dans le corpus schmittien : une ligne théologique sur l'empire, identifié à la figure paulinienne du katechon et une ligne juridico-économique sur l'impérialisme.
Is Carl Schmitt a Thinker of the Empire or of the Imperialism?
La notion d’empire joue un rôle important dans la pensée de Carl Schmitt. On sait – c’est l’un des versants les mieux connus de sa pensée – que le juriste ne croit pas en l’unification du monde sous un État de droit mondial. Du moins, l’unification du monde ne peut provenir pour ce réaliste que d’hégémonies tendancielles, non d’une constitutionnalisation du droit international. Elle ne peut être qu’un produit d’empires qui, fussent-il « démocratiques », n’obéissent pas à la logique de l’État de droit.
Contre la tendance à l’unification planétaire, Schmitt a appelé à la formation d’un monde multipolaire de grands espaces (Großraüme). Or, l’un des noms que Schmitt donne aux grands espaces dans sa fameuse conférence de 1939 et 1941 est le Reich. Contre l’empire américain, il a appelé de ses vœux la formation d’autres pôles impériaux et notamment la consolidation d’un empire européen, sous l’égide de l’Allemagne nazie. Plus tard, au début du Nomos de la terre, il a présenté l’histoire du droit international comme l’histoire de la succession d’empires et des relations inter-impériales.
Néanmoins, dès les années 1920 et jusque dans les textes tardifs de Schmitt le terme d’« impérialisme » est aussi présent. Le juriste de Plettenberg intitule un de ses textes « Les formes de l’impérialisme en droit international » (1932). Il fait des « prises de terres » (Landnahme) une pierre angulaire de l’histoire du droit international dans Le nomos de la terre (1950). Il va jusqu’à « inventer » une nouvelle étymologie du mot « nomos », contestée par les philologues, soutenant que nomos signifie aussi la « prise ». Il donne à Vitoria, et non à Grotius, le rôle de « père du droit international », arguant que le franciscain espagnol a « abordé la question clé, à savoir la prise territoriale de sol non européen » et qu’à travers lui la « science du droit des gens garde conscience de ses propres prémisses historiques », alors que Grotius est resté « prisonnier d’une perspective intra-européenne » parce qu’il a maintenu « le jus gentium dans l’équivoque produite par la transformation de notions de droit civil romain en des généralités de droit naturel ».
La question vaut donc la peine d’être posée : le droit international que Schmitt a vu émerger après le Traité de Versailles et la formation de la SDN est-il impérial ou impérialiste ? Schmitt prévoit que les guerres se mettront de plus en plus à ressembler à des opérations de police, que la répartition des tâches entre armée et police sera de plus en plus vague et indéterminée, à partir du moment où le Pacte Briand-Kellog, condamnant la guerre d’agression, a paradoxalement légitimé « la guerre contre la guerre » et ouvert une ère de guerres asymétriques menées au nom de la paix, de la justice ou de la démocratie. Cette asymétrie qui, aux yeux du juriste, remplace l’ancienne guerre-duel du Jus publicum europaeum, comment faut-il la qualifier ?
L’argument qui consiste à dire que chez Schmitt, la notion d’« empire » est connotée positivement et celle d’« impérialisme » négativement ne saurait suffire pour établir que Schmitt ne peut pas être un penseur de l’impérialisme. Le juriste rejette, certes, le phénomène de l’impérialisme du point de vue des valeurs, mais il le décrit bien. Notre thèse est que si les réflexions sur l’empire viennent bien au premier plan dans la pensée du juriste, notamment lorsqu’elles rencontrent sa fameuse théorie du katechon au début du Nomos de la terre, et parce qu’elles prennent racine en dernière analyse dans la théologie politique elle-même, on ne peut cependant ignorer que Schmitt incorpore aussi certains résultats de la théorie de l’impérialisme à sa théorie du conflit et que cette opération s’avère décisive dans sa lecture de l’histoire du droit international.
Nous montrerons que deux lignes d’analyse se laissent ressaisir dans le corpus schmittien : l’une sur l’empire, l’autre sur l’impérialisme. Puis nous tâcherons d’expliquer pourquoi malgré tout le droit international né après la Grande Guerre est pour Schmitt plutôt de nature impériale qu’impérialiste.
Examinons d’abord la manière dont Schmitt pense l’empire.
Dans « Reich und Raum » (1940), Schmitt écrit que « l’histoire du droit international est l’histoire des empires ». Mais il souligne fréquemment que l’on ne peut construire la notion d’empire dans l’abstraction et que l’on ne saurait poser la continuité de la forme « empire » dans l’histoire : les différents noms de l’empire sont intraduisibles. Le Reich germanique, l’Imperium Romanum et l’empire anglo-américain désignent des formes de pouvoir qui ne sont pas réductibles les unes aux autres.
Dans les années 1920 et 1930, Schmitt voit dans la SDN et dans le nouveau droit international – qu’il nomme International Law – l’expression d’une hégémonie économico-militaire principalement anglaise. Il identifie la guerre économique à une guerre de l’Empire contre l’État, à la guerre « indirecte » des anglo-saxons contre l’Allemagne. La nation reste pour lui le cadre de référence rationnel, par rapport auquel l’empire est une forme d’excès et de déraison (une forme anglaise, une forme de déclin). Une guerre est mise en scène entre l’universel concret (l’État, au noyau éthique intact) et l’universel abstrait (l’Empire, l’économie). En Allemagne, dans le premier après-guerre, on avait encore la hantise de l’Empire des Habsbourg et du Saint Empire, et la formation de l’État allemand au XIXe siècle était une victoire dont on se flattait encore. Comme nombre de ses collègues juristes et historiens, Schmitt construit alors une défaite de la « vraie » nation (l’Allemagne, dont l’essence était la petite Prusse assiégée) contre l’empire anglais, et appelle à la revanche. Le mythe d’une Allemagne sans empire, qui venait notamment du fait que l’Allemagne avait tardivement pris part au partage de l’Afrique, jouait un rôle important. Carl Brinkmann relèvera la confusion en 1925 : peu de colonies (puis plus du tout à partir de 1919) ne signifie pas empire faible à l’ère de l’impérialisme moderne et de l’exportation de capitaux.
À partir de 1933, Schmitt endosse l’idéologie nazie et commence à magnifier le Reich, qu’il distingue soigneusement de l’Empire anglo-américain. Dans un texte qui fait l’apologie de la seconde loi sur la Gleichschaltung des Länder mit dem Reich du 7 avril 1933, il affirme qu’autrefois le concept d’État « a vaincu » le concept de Reich, lui faisant perdre tout sens juridique, comme en témoigne la fameuse comparaison du Reich allemand à un « monstre » par Pufendorf, et il conclut qu’en 1933, un Reich sans État fort est impensable. Il présente Hitler comme celui qui a su résoudre un problème centenaire en mettant fin à l’alliance des notions de Bund et de Staat contre celle de Reich, laquelle falsifiait le sens authentique du Reich en le privant de son caractère étatique.
Il n’est pas indifférent que la fameuse conférence sur les grands espaces de 1939 soit présentée par Schmitt comme une « contribution à la compréhension du concept de Reich en droit international ». Alors que le juriste rhénan affirmait en 1933 la dimension proprement étatique du Reich, il soutient désormais que les sujets de la politique internationale ne sont plus les États mais des entités plus grandes qu’il « propose d’appeler Reiche ».
Portant aux nues la politique expansionniste d’Hitler, Schmitt souligne en 1939 que contrairement à l’Imperium Romanum et aux empires des démocraties occidentales qui prétendent englober le monde entier avec « leurs idéaux assimilationnistes » (Assimilierungs- und Schmelztiegel-Ideale), le Reich allemand, en tant qu’« ordre juridique fondamentalement non universaliste », résiste aux universalismes libéral-démocratique de l’Ouest et bolchevique-révolutionnaire de l’Est.
Le juriste a souligné à l’envi la dimension « spirituelle » du Reich après 1933. Il ne lui sera pas difficile, après la défaite de l’Allemagne nazie, d’abandonner la mystique du Reich, désormais intenable, pour renouer avec la notion plus neutre d’« empire » (Kaisertum, Imperium), en faire le cadre de l’histoire entière du droit international et la lier, au début du Nomos de la terre, à un autre élément « spirituel » entretemps forgé par lui, à savoir sa lecture de la doctrine paulinienne du katechon.
Parce qu’il offre un discours sur l’empire dont les ressorts resteront inchangés jusque dans la seconde Théologie politique (1969), texte dans lequel Schmitt discutera la conception qu’Eusèbe se fait de l’Empire romain pour répondre à Erik Peterson, le troisième corollaire introductif du Nomos de la terre est un texte essentiel pour notre propos. Dans ce corollaire, Schmitt expose sa théorie du katechon dans des termes que l’on retrouve dans sa recension du livre de Löwith, Meaning in History de 1950. Il y identifie l’Empire chrétien du Moyen ge au katechon :
Empire signifie ici la puissance historique qui peut retenir l’apparition de l’Antéchrist et la fin de l’ère actuelle, une force qui tenet selon les mots de l’apôtre Paul dans sa deuxième Épître aux Thessaloniciens, chapitre 2.
La représentation du katechon comme puissance qui retarde la venue de l’Antéchrist est à ses yeux la « seule représentation de l’histoire qui soit possible pour une foi chrétienne originaire ». C’est qu’elle permet de « jeter un pont », selon le juriste, entre conscience historique et conscience eschatologique. Elle fait échapper la conscience eschatologique à la « paralysie » de l’attente, sans pour autant renouer avec l’espoir révolutionnaire que le salut se produira comme un grand événement du vivant des hommes, croyance que saint Augustin avait répudiée comme « fable ridicule » dans la Cité de Dieu.
Dans cette réflexion sur l’empire probablement élaborée juste après le second conflit mondial, dont la matrice est clairement la doctrine du katechon, Schmitt veut prévenir un contresens relatif à l’Empire chrétien. Il consiste à interpréter la lutte médiévale entre le pape et l’empereur comme un antagonisme absolu, « comme un conflit entre Église et État à la manière du Kulturkampf bismarckien ou de la laïcisation française de l’État ». La lutte entre l’empereur et le pape reposait bien plutôt sur la distinction entre une potestas et une auctoritas conçues comme deux dimensions d’une même unité globale. La mise en garde de Schmitt est à la jonction de deux exigences qu’il a faites siennes depuis longtemps : il s’agit de ne pas projeter la théorie moderne de l’État sur la réalité médiévale (Schmitt se situe là dans la lignée des historiens Otto Brunner et Otto Hintze), mais aussi de maintenir la possibilité d’une théologie politique chrétienne (contre Erik Peterson). Tout l’effort de Peterson depuis le Monothéisme : un problème politique de 1935 revenait en effet pour Schmitt à isoler un élément théologique pur et un élément politique pur alors qu’il fallait selon le juriste penser leur tension.
Une lecture attentive du troisième corollaire du Nomos de la terre montre qu’en surimposant la représentation paulinienne du katechon à la fresque historique et à la description concrète de ce qui distinguait l’Empire chrétien du Moyen-ge de l’Empire romain et des formes politiques modernes, Schmitt réécrit l’histoire doctrinale des empires d’une façon qui lui permet de justifier en pointillé toutes ses prises de positions passées : sa position en faveur de l’État fort contre l’Empire (dans les années 1920), contre l’impérialisme technico-économique des Américains associé à l’accélération pure et au nihilisme (depuis 1932), en faveur du Reich contre le fédéralisme (après 1933), en faveur du Reich contre l’État déliquescent (depuis la conférence sur les grands espaces de 1939).
Trois gestes structurent en effet le propos de Schmitt dans ce corollaire :
1) le juriste y accentue la rupture entre l’Empire romain et l’Empire médiéval chrétien ;
2) il y distingue la conception juive et la conception chrétienne de l’empire ;
3) il souligne enfin la différence entre césarisme et empire.
1) Une interprétation fameuse des Pères de l’Église et d’auteurs comme Tertullien, Jérôme et Lactance veut que l’Empire médiéval ait été la continuation de l’Empire romain. Selon cette interprétation, abstraction faite de certaines variantes, la prophétie de Daniel concernant la Quatrième Monarchie était renvoyée à l’imperium sine fine de Virgile considéré comme ce qui faisait durer le dernier âge du monde – l’éon chrétien – avant la fin du monde. L’Imperium Romanum devenait le représentant historiquement concret de la temporalité humaine, à côté de l’Église, représentante de la destinée spirituelle de l’homme. Rappelant cette conception de la continuité des deux empires, Schmitt la fait cependant passer au second plan, derrière la doctrine du katechon, probablement pour mieux faire ressortir la spécificité et la vérité de celle-ci. « Les constructions politiques ou juridiques relatives à la continuation de l’Imperium Romanum ne sont pas l’essentiel, comparées à la doctrine du kat-echon, elles représentent déjà un déclin et une dégénérescence, passant de la piété au mythe érudit. » Et plus loin :
… nous avons des raisons essentielles pour faire ressortir en toute clarté la spécificité de l’unité chrétienne médiévale et de son pouvoir suprême. Car c’est là que réside le contraste le plus profond qui sépare l’Empire Chrétien de la Respublica Christiana des antiques concepts païens, ceux mêmes que le Moyen ge a renouvelés, reproduits et restitués. Toutes ces rénovations font abstractions du kat-echon et ne peuvent en conséquence faire naître qu’un césarisme plutôt qu’un empire chrétien.
Ainsi Schmitt tient-il à distance l’idée que l’universalisme de la loi impériale épouse providentiellement la mission évangélisatrice. Son modèle n’est pas celui d’une « alliance sacrée » entre pouvoir politique et spirituel. Cette idée risque surtout de confluer avec « cette philosophie de l’histoire irénique et conciliante qui supprime le sens concret de l’histoire et dissout en neutres généralisations les représentations historiques issues de la lutte contre les païens et les infidèles ». Schmitt craint sans doute que la représentation de la continuation de l’Empire romain dans la Respublica Christiana soit trop neutre et « irénique » et qu’elle se distingue mal de la périodisation humaniste et encyclopédiste de l’histoire en histoire antique, histoire médiévale et histoire moderne. Ne se dit-il pas d’accord, au même moment, avec Karl Löwith pour voir dans ce genre de périodisations une simple variation du thème eschatologique ?
2) Deuxième geste notable du corollaire, l’évocation de ce qui sépare la conception juive et la conception chrétienne de l’empire est, il est vrai, discrète. On lit que
… tout théologien du Moyen-ge chrétien savait ce que signifiait pour l’histoire politique le fait que les juifs aient crié, avant la crucifixion du Sauveur : « Nous n’avons pas d’autre roi que César » (Jean, 19, 15).
Après le second conflit mondial, Schmitt pouvait difficilement développer les convictions antisémites qu’il avait exposées par exemple en 1936 dans son Léviathan. Il les garde pour son journal. Mais fidèle à lui-même, il prend tout de même soin de les évoquer.
3) L’insistance sur la distinction empire/césarisme est le troisième geste marquant du corollaire sur l’empire-katechon du Nomos de la terre. Le césarisme est selon Schmitt une forme dégradée de l’empire. Le juriste souligne qu’il est un phénomène moderne, qui n’apparaît qu’avec la Révolution française de 1789. L’Empire de Napoléon Ier et celui de Napoléon III constituent les exemples types du « césarisme ». Si Schmitt évoque l’Empire des Habsbourg, c’est qu’il a en commun avec le césarisme de ne pas être un katechon. Avec l’Empire des Habsbourg, écrit-il, « le puissant kat-echon des époques franque, saxonne et salique devient un gardien débile et purement conservateur ».
Ce qu’ont en partage les empires non katechontiques de la modernité, c’est pour Schmitt le nihilisme. On notera qu’il maintient en 1950 l’idée que le nihilisme est du côté des Habsbourg ou de Napoléon, sans dire un mot des crimes que le régime hitlérien vient de commettre. Les contours de son discours passé sont neutralisés par l’érudition mais ils ne sont nullement bouleversés : tout reste en place.
La possibilité d’un empire moderne dégénérescent est cruciale car Schmitt voit la force katechontique changer de support à l’aube de la modernité. Quand la Respublica christiana se désagrège, ce n’est pas vers un nouvel Empire qu’elle émigre pour le juriste, mais vers l’État, seul digne successeur de l’Empire à l’aube de la modernité. Pour un étatiste comme Schmitt, les empires ne pouvaient être destinés à porter la puissance « qui retient ». Il fallait ménager une place à l’État. Comme le juriste de Plettenberg l’a écrit à Paul Linn, le katechon peut changer de support, support qu’il faut pour chaque siècle repérer. En effet, « il n’y a pas de droits acquis à la fonction de kat-echon ».
Si l’on se tourne vers la seconde Théologie politique (1969), on s’aperçoit que Schmitt n’a pas remis en question, vingt ans plus tard, le lien étroit qu’il a tissé entre l’empire et le katechon au début du Nomos de la terre. On peut penser qu’on a là l’état définitif de sa pensée sur la question.
Dans Le monothéisme, un problème politique (1935), Peterson démontrait que l’idée d’une théologie politique chrétienne n’a pas de sens. Plaçant son analyse sous l’autorité de saint Augustin et de sa doctrine des deux règnes, il affirmait que la monarchie d’un Dieu trinitaire n’a pas d’équivalent dans la création. Pour Peterson, le mystère de la Trinité signifie l’écart entre la Cité céleste et la cité terrestre : la politique ne peut compter au regard de l’histoire du salut. La doctrine de la monarchie divine qui fait se correspondre « Un Dieu – Un Monde – Un empire » ne fait pas partie de la théologie chrétienne aux yeux du théologien : elle résulte d’une fusion du principe monarchique de la philosophie grecque (Philon) et du Dieu des Juifs. Si elle a ensuite été réutilisée par Origène ou Eusèbe de Césarée, lesquels ont diffusé l’idée que la Pax romana était la réalisation des prophéties de l’Ancien Testament, c’était dans le cadre d’une « théologie politique païenne taillée sur mesure pour l’Empire romain ».
La réponse de Schmitt à Peterson consiste à relativiser l’opposition que dresse le théologien entre saint Augustin et Eusèbe. Pour Schmitt, la doctrine augustinienne des deux glaives n’a pas liquidé la théologie politique : pas plus que « César, Auguste ou Constantin », la paix augustinienne de la Civitas Dei n’a permis « de mettre fin aux conflits et aux guerres civiles » parce que la théorie augustinienne des deux glaives n’est pas « entrée dans les mentalités ». Inversement, il est réducteur selon lui de voir en Eusèbe un simple propagandiste au service du pouvoir. Certes, Eusèbe est allé « très loin » dans « le panégyrique de Constantin et la glorification de l’imperium romanum ». Mais il est abusif de dire qu’il est sorti par là du christianisme authentique et qu’il est devenu un simple « propagandiste » ou « idéologue ».
On retrouve là une idée chère à Schmitt, celle même qu’il avait soulignée au début du Nomos de la terre à propos de l’Empire médiéval chrétien : on ne saurait déceler un pouvoir spirituel pur s’opposant à un pur pouvoir temporel (le sacerdoce contre l’empire, le pape contre l’empereur). Cela vaut de tout pouvoir à ses yeux – il est probable que l’on touche là à l’ontologie schmittienne du pouvoir. Ce que Peterson ne comprend pas, c’est que le pouvoir n’est pas le mal, mais qu’il est l’entrelacement d’une potestas et d’une auctoritas. C’est précisément ce que rappelle la doctrine du katechon qui érige un « pont » entre conscience eschatologique et conscience historique : les événements historiques sont doublés d’un sens spirituel.
Par conséquent, un empire ne saurait être seulement un régime de lois, c’est aussi un régime de vérité. Les deux sont entrelacés. Le katechon ne s’oppose pas à la volonté impériale d’ériger à l’intérieur du temps historique un nomos qui diffère l’anomie. « Si le religieux n’est plus définissable dans un sens univoque à partir de l’Église, écrit Schmitt en 1969, et si le politique ne l’est plus à partir de l’empire ou de l’État, les séparations entre les deux sphères et les deux royaumes fondées sur leur contenu objectif deviennent insuffisantes […]. À la prétention d’une absolue pureté du théologique, il manque désormais la foi. Le verdict de Peterson tombe dans le vide. »
Pour Schmitt il y a donc une dénégation de Peterson quand il nie, en 1935, la possibilité même d’une théologie politique chrétienne. Son livre porte en fait la marque de la conjoncture. Il renferme à ses dépens un geste politique dans le moment même où il cherche à soustraire le christianisme à la politique. Et pour cause, l’Église catholique ne venait-elle pas de signer un concordat avec le régime nazi ? L’Église évangélique du Reich n’avait-elle pas fait de la grandeur de l’État national socialiste un « article de foi » ?
Récapitulons. Mis bout à bout, les textes de 1950 et de 1969 permettent de tirer certaines conclusions concernant l’identification par Schmitt du katechon et de l’empire. Ils permettent aussi d’en montrer l’aspect quelque peu problématique, aspect que Schmitt n’a pu ignorer.
De façon assez traditionnelle, Schmitt a souligné qu’une forme de pouvoir est impériale quand elle contient en elle l’exigence de faire époque et d’être au centre du monde :
Chaque empire se considère comme « le monde, du moins comme la terre habitée par des humains, ou comme le milieu du monde, le kosmos, la maison et considère la partie de la terre située à l’extérieur de ce monde comme dépourvue d’intérêt.
Plutôt qu’à l’universalisme et à l’absence de frontières, Schmitt associe l’empire à l’espace centré. On comprend aisément pourquoi. Il reste que tout empire est doué d’une dynamique propre. Forme de pouvoir qui va au-delà d’elle-même, qui transforme sans cesse son ordre propre et ses limites, l’empire porte en lui une exigence de faire monde et de faire époque qui est l’exigence de sa propre universalisation. C’est pourquoi l’identification de l’empire et du katechon ne va pas de soi. Comment dès lors concilier la dynamique de l’empire avec la fonction katechontique qui freine et qui contient ? À première vue des logiques contraires habitent le katechon et l’empire. N’a-t-on pas affaire d’un côté à une fonction conservatrice, de l’autre à une expansion conquérante ?
Il n’est pas trop risqué d’affirmer que pour Schmitt, cette opposition est factice et superficielle. Tout pouvoir constitué a pour lui une fonction katechontique, qu’il soit impérial ou non. Tout pouvoir est soumis à des énergies qui le déforment, à des désordres et des utopies qu’il doit contenir : il doit donc croître pour se conserver. Aucun pouvoir ne dure par la force de sa simple inertie. Nulle puissance qui soit seulement conservatrice : seule la faiblesse l’est. On l’a dit, pour Schmitt l’Empire des Habsbourg est un « gardien débile » car il est « purement conservateur ». Ainsi, c’est d’un même mouvement que l’empire s’approfondit et freine ceux qui le jugent, qu’il s’étend et contient les changements dans certaines limites.
Ajoutons que bien que l’empire prétende suspendre effectivement le cours de l’histoire et fixer par là même l’état présent des affaires pour l’éternité, cette prétention pour Schmitt est vouée à l’échec. De la théorie du katechon découle que nul empereur, nul empire terrestre ne peut apporter la paix véritable au monde et à l’humanité. Seul le retour du Christ le peut. Les empires sont donc pluriels, mortels, nécessairement.
C’est ce que nous retiendrons provisoirement, avant de nous engager dans la deuxième partie de notre étude : pour Schmitt l’empire est une forme politique capable de rassembler les parties sous une unité qui, dans sa prétention à la totalité et à l’éternité, reste mythique. Un empire fait régner la paix, il refoule les éléments de crise, de discontinuité, de dispersion, mais dans l’élément même de la discontinuité, de la crise et de la dispersion. Il y a pour Schmitt un primat du discontinu. Le temps est marqué par la possibilité toujours ouverte de la crise et par la nécessité de la décision. C’est pourquoi le juriste s’ingénie à montrer que « nomos » signifie aussi la prise. Aucun empire sans prise de terres. Il n’y a pas pour Schmitt d’imperium sine fine au sens de Virgile.
Montrons maintenant que Schmitt est également un penseur de l’impérialisme.
Dans « Les formes de l’impérialisme en droit international » (1932), Schmitt identifie les États-Unis comme le nouvel hégémon (à la place de l’Angleterre). Il s’attache à montrer que les États-Unis sont un empire en un sens nouveau, non au sens où l’étaient les nations de l’Europe moderne. L’hégémonie américaine se caractérise plus pour lui par des formes économiques de contrôle indirect que par l’oppression, la conquête et l’annexion directe. Schmitt observe que le nouveau clivage décisif n’est plus celui entre peuples civilisés et peuples non civilisés, mais entre peuples débiteurs et peuples créanciers. Il voit un indice exemplaire de cette transformation dans le fait que les États-Unis ont été favorables à la décolonisation, qu’ils ont par exemple « défendu » Cuba contre l’Espagne en 1898. Il note que le rapport des États-Unis à des États comme Haïti, Saint-Domingue, Panama ou le Nicaragua n’a plus grand chose à voir avec les anciens rapports coloniaux, car ils laissent ces États officiellement souverains. C’est sa forme démocratique même – démocratique « au sens large » selon le mot de Carl Brinckmann, au sens « élastique » selon Schmitt – qui fait que l’impérialisme du XXe siècle n’est plus identifiable à l’impérialisme des États-nations européens, à ces organisations d’État chargées de la conquête, du pillage, du génocide, de la colonisation et de l’esclavagisme.
En 1932, Schmitt coule encore les données nouvelles sur l’impérialisme moderne dans le moule de l’idéologie nationaliste : il affirme que les « méthodes indirectes » (économiques) de la guerre moderne, le remplacement de l’annexion et de la conquête par le contrôle économique, sont des méthodes anglaises et américaines. Il faudra attendre les textes de 1939/1941 pour que Schmitt bascule hors de l’idéologie souverainiste et cherche la rationalité de l’impérialisme au lieu de le démoniser et de faire de l’État-Nation le seul cadre rationnel possible de la politique. La théorie des grands espaces (1939-1941) marque à cet égard un tournant car elle cesse d’interpréter les agissements de l’Empire (anglais puis américain) comme un complot contre l’État (allemand). Schmitt y admet que les formes « élastiques » de l’impérialisme ont touché la substance de l’État lui-même.
Quand il retrace l’histoire de la disparition du concept de colonie dans les théories de droit international du XIXe siècle, Schmitt observe qu’au cours du XIXe siècle, l’espace en droit international a cessé d’être diversement qualifié, le droit international n’étant plus conçu comme étant uniquement européen et la notion de colonie ayant disparu peu à peu du droit international. Tout territoire a fini par être conçu comme un territoire étatique. Mais l’aspect ubiquitaire de la forme État ne doit pas tromper. Aux yeux de Schmitt, l’aspect fictif de la légalité, évident dans les colonies, a de plus en plus affecté les vieilles nations européennes elles-mêmes.
« La révolution légale mondiale » (1978), dernier texte publié du juriste, présente une légalité partout dégradée en « plus-value politique ». Schmitt propose d’appeler « plus-value politique » l’usage que la société s’organisant elle-même fait de la légalité. Il n’est plus question alors de distinguer l’État (au noyau éthique intact) des institutions internationales. Ce qu’on appelle « État » ou « institution » recouvre en fait partout la possession par des forces sociales des « primes politiques sur la possession du pouvoir légal ». L’État du Jus publicum europaeum semble bien avoir été remplacé en tout lieu par la société ou le marché s’auto-organisant. Ce processus est un effet de ce que Schmitt nomme parfois directement « l’impérialisme ».
C’est ce qu’il reproche au fond à Heinrich Triepel, l’auteur de Völkerrecht und Landesrecht (1899), de ne pas avoir compris. Selon Schmitt, Triepel analyse bien les formes nouvelles de la puissance dans Die Hegemonie (1938), mais il n’en conserve pas moins le cadre de pensée du XIXe siècle qui a l’État pour centre.
Réaliser que les nouvelles guerres n’appartiennent plus « à la Realpolitik » obligeait Schmitt à changer de paradigme et à délaisser le mode de pensée des juristes conservateurs et anti-kelséniens, ses collègues dans l’entre-deux-guerres, dont Triepel était le chef de file. La critique que Schmitt adresse à Triepel dans la recension qu’il fait de son livre Die Hegemonie (1938) et dans Le nomos de la terre peut servir de point de repère. Elle permet en effet de mesurer l’écart – qui s’est creusé dès les années 1930 – entre Schmitt et les juristes de son propre camp, ceux qui étaient du même côté que lui dans le Methodenstreit des années 1920, ces internationalistes anti-kelséniens qui restaient des théoriciens du Machtstaat et qui continuaient à séparer strictement politique et économie, droit interne et droit international.
Dès la fin des années 1930, Schmitt a compris que Triepel et « les juristes positivistes centrés sur l’État » restaient intellectuellement désarmés devant les formes fluides et démocratiques, les formes économico-juridiques de l’impérialisme moderne. Il juge alors qu’ils campent sur une position purement défensive, impuissante, de laquelle il essaye quant à lui de sortir. Loin d’être perceptible immédiatement, l’impérialisme économique était invisible pour une certaine tradition politico-juridique. Schmitt prend conscience à la fin des années 1930 que concrètement, le droit international classique, avec ses dualismes entre droit international et droit interne, entre droit public et droit privé, n’a rien à opposer à un impérialisme dont la nouveauté vient de ce qu’il s’allie avec les formes juridiques de la démocratie et du parlementarisme. Les positivistes partisans des traités commerciaux et des accords douaniers n’ont rien à répondre au concept élargi de démocratie qui s’est mis à couvrir la régulation du commerce international depuis la Première Guerre mondiale. Carl Brinkmann, auquel Schmitt se fie sur ces questions, a montré que la politique économique internationale a acquis un caractère juridique depuis la fin de la Première Guerre mondiale et que le changement d’époque se caractérise par le fait que la légalité internationale résulte moins d’une norme publique que de la percée indirecte de l’économie privée et de ses monopoles.
Les dualismes du droit international classique conduisent à associer la domination impériale exclusivement à la violence légale ou illégale de l’État, à la conquête de territoires, à l’annexion, à l’oppression anti-démocratique, etc. Or, Schmitt l’affirme, les « prises de terres » ont pris fin, les mutations économiques sont devenues plus importantes que les transferts de territoire.
C’est donc à la tâche de défaire les dualismes rigides du positivisme juridique que Schmitt s’est attelé. Dans une série de textes expérimentaux des années 1937-1943, le juriste tente de mettre sur pied des expériences de pensée qui nous décentrent de notre pensée étatiste. Il essaye de faire sortir le droit privé de la position subordonnée qu’il occupe dans nos esprits, trop habitués à le situer à l’autre pôle d’un droit international conçu comme l’ordre public par excellence. Sans précédent chez lui, ces réflexions aboutissent à la conclusion (dont la formulation la plus claire se trouve dans « Raum und Großraum im Völkerrecht » et dans Le nomos de la terre) que l’opposition entre marché libre et sphère étatique interventionniste est périmée. La constitution libérale, écrit-il en 1940, assurait à l’Europe sa place au centre de l’économie mondiale au XIXe siècle. Le juriste affirme que le constitutionnalisme libéral européen et la sphère privée libre ont, en dernier ressort, un sens avant tout économique et un sens mondial, dès le XIXe siècle : ils signifient la liberté de commerce au niveau mondial. Au XIXe siècle, le constitutionnalisme libéral garantit en premier lieu le caractère privé, non étatique du commerce, qui est le fondement du commerce mondial libre. Schmitt affirme qu’une « ligne d’amitié » traverse les États, séparant la sphère étatique et le commerce privé. Mais il poursuit en disant que ces deux sphères présupposent le commerce privé non étatique et il note qu’en droit international la neutralité juridique est l’expression du commerce libre :
Derrière la façade de l’étatisme exclusif des sujets de droit international et du dualisme strict entre droit international et droit interne, se met en place dans le domaine de l’économie un droit international en fait universaliste, sur la base de l’extension mondiale et cosmopolitique du droit constitutionnel libéral et démocratique.
Le commerce privé, conclut Schmitt, est un « pont » qui relativise la portée de la dichotomie en apparence si profonde entre droit interétatique et droit intra-étatique. Le commerce qui est à la fois privé et mondial fait de ce dualisme une simple façade. Dans Le nomos de la terre, Schmitt pousse encore plus loin cette réflexion :
Plus ce dualisme strict entre intérieur et extérieur fermaient les portes du côté du public, plus il devenait important qu’elles restassent ouvertes dans le domaine du privé et que subsiste une universalité, par-delà les frontières du domaine privé, en particulier économique. L’ordre spatial du Jus publicum europaeum en dépendait.
Finalement, Schmitt clôt ces analyses poursuivies d’un texte à l’autre sur l’affirmation, dans Le nomos de la terre, que depuis le XIXe siècle, l’ordre mondial est en fait une imbrication de deux ordres, d’un ordre qui sépare intérieur et extérieur (le droit interétatique) et d’un autre ordre qui ne les sépare pas (l’international law, le droit international global). Il affirme que le standard de la constitution libérale est commun aux deux.
Il faut bien voir que ces propositions sont un véritable point d’aboutissement dans la pensée de Schmitt. Elles sont le terme d’un très long cheminement. Schmitt y prend congé de sa propre tendance souverainiste des années 1920. Il n’y oppose plus l’État (allemand) à l’Empire (anglais puis américain) comme l’ordre à l’anarchie. Il inclut la sphère étatique dans l’ordre commun et plus vaste de la constitution libérale globale. Le différend entre l’Angleterre et l’Allemagne, si prégnant dans les textes de la plupart des historiens et des juristes dans les années 1920, est relégué au second plan. Les conflits interétatiques tombent en seconde position par rapport à « l’englobement économique ».
Notre hypothèse est que la théorie de l’impérialisme, telle qu’elle a été systématisée par John Atkinson Hobson et Rudolf Hilferding, puis développée par Lénine et Rosa Luxemburg, est l’un des lieux d’où Schmitt se place, en particulier dans Le nomos de la terre, pour réécrire l’histoire du droit international. Elle ne va pas de soi. En effet, Schmitt ne dit jamais directement qu’il fait usage de la théorie de l’impérialisme des marxistes pour penser à neuf l’histoire du droit international.
Néanmoins, son silence peut s’expliquer sans trop de difficultés. En effet, pour un juriste, un Allemand, un conservateur, faire des emprunts à la théorie de l’impérialisme était loin d’aller de soi, puisque cette théorie venait des Anglais (Hobson), des marxistes (Lénine et Rosa Luxemburg) et de l’économie, discipline encore méprisée dans l’université allemande par les historiens et les juristes.
De plus, cela supposait de rompre avec les juristes positivistes et les historiens néo-rankiens qui restaient centrés sur l’État. Il est difficile en effet de subsumer « Machtstaat » et « impérialisme » sous la catégorie commune de la « politique de puissance ». La conception du Machtstaat était en fait un obstacle à la perception de l’impérialisme. Loin d’être une expansion de la souveraineté, l’impérialisme résulte en effet de l’inadaptation de l’État-Nation au nouveau cadre de l’économie mondiale, ce que peu de juristes étaient prêts à reconnaître.
Un fossé séparait donc les théoriciens allemands du Machtstaat des théoriciens de l’impérialisme dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Aucun chemin intégré ne permettait de passer facilement d’un ensemble théorique à l’autre. C’est de plus un différend politique qui opposait, dans l’entre-deux-guerres, les historiens et les juristes qui centraient leurs analyses sur l’État souverain et ceux, rares parmi les juristes (moins parmi les économistes) qui avaient saisi que l’impérialisme était le fait nouveau. Il n’est donc pas interdit de postuler que dans Le nomos de la terre, Schmitt a donné « les conclusions sans les prémisses », livrant le résultat de son application au droit international de la théorie de l’impérialisme, sans décrire l’appliqué.
On retiendra quatre arguments à l’appui de cette thèse.
a/ Schmitt reprend à son compte le rapport qu’Engels a établi entre la guerre et l’économie. Or ce sont les travaux d’Engels sur la guerre qui ont été le point de départ de la théorie de l’impérialisme d’Hobson, Hilferding ou Lénine. Dans le Capital, Marx expose que la chute du taux de profit dans les pays capitalistes est compensée par l’expansion des marchés à l’étranger. Trop attaché cependant à l’idée que le capitalisme est unifiant, que les frontières nationales sont de peu d’importance et que la lutte des classes est tout, Marx ne parle pas d’une guerre qui pourrait naître de la compétition des puissances coloniales hors d’Europe. C’est Engels qui applique le « matérialisme historique » à la théorie de la guerre à partir des années 1850. Prenant directement pour cible l’historiographie conservatrice qui attribue le mérite des victoires aux chefs d’État et aux chefs militaires, il montre que l’issue des guerres est décidée moins par le génie des généraux que par la technique militaire et l’état global de l’économie. La théorie de l’impérialisme d’Hobson, de Lénine ou de Rosa Luxemburg est un prolongement de ces efforts.
Schmitt a beau regretter l’importance croissante de l’économie dans la guerre, il la reconnaît sans ambages comme un fait nouveau. On peut multiplier les exemples : c’est entre autres choses la guerre économique que Schmitt appelle « guerre totale ». Il admet qu’après la théologie, la métaphysique et la morale, c’est désormais l’économie qui domine l’histoire de l’Europe. Il insiste sur l’idée que les Américains ne sont pas interventionnistes par nature ou par tradition, mais qu’ils le sont devenus parce qu’ils sont devenus économiquement et militairement les plus puissants, etc.
b/ Schmitt accorde une fonction essentielle à l’espace non européen dans la formation du Jus publicum europeum. En une analyse qui ressemble à celle, marxienne, de l’accumulation primitive du capital et à celle de Lénine ou de Rosa Luxemburg sur l’importance de la dépendance du capitalisme vis-à -vis d’un monde pré-capitaliste, Schmitt conçoit le sol libre non européen comme la condition réelle de la guerre limitée de l’espace européen. Le sol extra-européen est pour lui le « grand réservoir (das große Reservoir) grâce auquel les peuples européens équilibrent leur conflits », par « les compensations et l’impunité qu’il offre ». Dans Völkerrechtliche Großraumordnung, il montre que les rapports entre les États européens sur le sol européen ne sont pas séparables de l’appropriation des terres non européennes et répète que « la colonie est le fait spatial fondamental [raumhafte Grundtatsache] du droit international européen tel qu’il s’est développé jusqu’à nos jours ». Dans Le nomos de la terre, il écrit que « d’immenses espaces libres rendirent possibles et portèrent le droit intérieur d’un ordre interétatique européen » et que « les guerres entre grandes puissances gardiennes d’un certain ordre spatial peuvent faire éclater cet ordre si elles ne sont pas menées pour un espace libre et dans un espace libre ». C’est cette argumentation qui conduit Schmitt à faire de Vitoria, et non de Grotius, le père du droit international.
c/ Schmitt critique la théorie de l’impérialisme de Joseph Schumpeter à la manière des marxistes. Schumpeter affirme que la tendance à l’expansion violente des États est « sans but » et « sans objet ». Selon lui, elle n’est pas le résultat d’un calcul ni de la course « logique » au profit mais elle procède de la « routine » des castes militaires éduquées à faire la guerre, routine irrationnelle d’un point économique. Loin d’être un « stade suprême » du capitalisme, l’impérialisme est alors présenté comme un atavisme qui provient non de la bourgeoisie et de l’industrialisation, mais de l’absolutisme et de la caste des guerriers professionnels.
Dès 1925, Schmitt formule une critique virulente de ces thèses de Schumpeter. Or, il présente pour les réfuter des arguments que les marxistes auraient pu endosser. Contre Schumpeter, il soutient que le capitalisme n’est pas par nature pacifique et que la guerre n’est pas l’effet de l’intervention extérieure de la politique et de la caste militaire dans l’économie. L’impérialisme n’est pas à ses yeux une survivance féodale. Au contraire, il correspond au moment où les nations dominantes atteignent le stade avancé de la compétition dans l’appropriation coloniale du monde.
d/ Schmitt renvoie systématiquement aux travaux de Carl Brinckmann sur la question de l’impérialisme. Or, ce renvoi est utile pour « décoder » les sources réelles de Schmitt car Brinckmann est plus franc que lui son rapport à ses sources. Il a beau être politiquement conservateur, il parle ouvertement de toutes ses sources, mêmes quand elles sont de gauche. La lecture de Brinkmann acquiert ainsi pour nous une valeur de test. Alors que Schmitt adopte certaines règles théoriques de la théorie marxiste de l’impérialisme en prenant bien soin d’en changer la terminologie (il rebaptise l’impérialisme « guerre totale », « prise de terres », « lignes d’amitié », « cujus regio ejus economia », selon les périodes), Brinkmann emploie sans complexes le vocabulaire marxiste. Il qualifie directement la théorie de Schumpeter de « libérale et intenable », d’« idéologie bourgeoise ». Il écrit que le marxisme a mieux compris l’ordre économique mondial que « les libéraux à la Schumpeter » qui postulent une économie mondiale harmonieuse. Les marxistes, écrit-il, sont également plus lucides que les néo-mercantilistes conservateurs qui critiquent le marché libre à l’intérieur mais approuvent l’impérialisme économique à l’extérieur. Brinkmann n’hésite pas à dire que « la lutte des classes mondiale est de plus en plus la politique mondiale » et que « Hilferding et Rosa Luxemburg ont dit l’essentiel à ce sujet ». D’après Brinckmann, c’est sur la question du rapport entre l’économie et la guerre que les marxistes sont incontournables. Il recommande à la théorie économique de s’inspirer d’eux : au lieu de toujours considérer la guerre comme destructrice de l’économie, elle devrait comprendre que sa violence a une fonction qui est aussi créatrice. L’économiste reprend la thèse de la « destruction créatrice » de Werner Sombart et de Schumpeter, mais aussi la critique qu’adresse Engels à la théorie de la violence de Dühring. La guerre, affirme-t-il, est trop souvent comprise de façon fataliste et sentimentale comme une cause première et non comme un facteur de l’économie mondiale. Aussi est-il urgent, aux yeux de Brinkmann, que la théorie économique de son temps se mette à l’école du marxisme, qu’elle apprenne à traiter l’économie étatique sous l’angle réservé jusqu’alors à l’économie privée, c’est-à -dire sous l’angle de l’égoïsme et de la volonté de puissance. Bien plus qu’une technique ou un problème de politique douanière, le protectionnisme concerne selon lui le cœur de l’État-nation :
L’impérialisme est l’intensité politique et militaire de l’État et non seulement une quelconque expansion à l’extérieur, sur la scène de l’économie mondiale, de sa puissance.
Or c’est à Brinckmann que Schmitt renvoie systématiquement, jusqu’en 1937, sur la question de l’impérialisme et à nouveau en 1953, dans « Prendre/partager/paître » et en 1978, dans « La révolution légale mondiale ».
Que conclure des développements qui précèdent ? Nous avons trouvé deux lignes d’analyse distinctes dans les textes de Schmitt : une réflexion théologique sur l’empire et une réflexion économico-juridique sur l’impérialisme. Il serait erroné de croire qu’elles sont incompatibles. La première, la plus visible, n’exclut pas l’autre. L’accent qu’elle met sur l’historicité, la discontinuité et les changements de sens de l’« empire » sont aux antipodes de l’idée d’une substance éternelle de l’empire qui perdurerait à travers les siècles. Elle laisse toute la place nécessaire aux thèses sur l’impérialisme qui, peu thématisées dans le corpus schmittien, y sont tout de même opératoires.
La doctrine de l’empire-katechon se situe certes au niveau le plus général et au premier plan dans la pensée de Schmitt. Le nomos de la terre s’ouvre sur elle. Mais les thèses sur l’impérialisme, si elles se déploient plutôt dans les analyses de détail, se révèlent néanmoins extrêmement fécondes pour réaliser la tâche que Schmitt se propose d’accomplir, à savoir la réécriture de l’histoire du droit international.
Il n’en reste pas moins que si Schmitt fait des emprunts aux théoriciens de l’impérialisme, il n’en est pas un lui-même. Pour lui, ces théoriciens décrivent bien un pan de la réalité. L’asymétrie que le droit international contemporain institue entre les grandes et les petites puissances est plutôt impériale qu’impérialiste à ses yeux parce qu’il raisonne en termes de déclin culturel ou spirituel. En considérant que l’économie est déterminante en dernière instance, Hobson et Hilferding prennent comme principes certains un triste résultat, qui au fond aurait pu ne pas advenir, mais dont il faut commencer à reconnaître qu’il « fait époque » : le Déclin de l’Occident (Spengler), la transformation de la Kultur en Zivilisation, ou la crise nihiliste de l’Europe (Nietzsche).
Céline Jouin est Maître de conférences en philosophie à l'Université de Caen Basse-Normandie, membre de l’EA 2129 « Identité et subjectivité ». Elle est l’auteur de Le retour de la guerre juste. Droit international, épistémologie, idéologie chez Carl Schmitt, Paris, Vrin, 2013.
Pour citer cet article :
Céline Jouin « Carl Schmitt, penseur de l’empire ou de l’impérialisme ? », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/carl-schmitt-penseur-de-l'empire-ou-de-l'imperialisme-984]