La conception du pouvoir judiciaire chez Woodrow Wilson. Le réalisme juridique à l'épreuve du gouvernement des juges
L’œuvre constitutionnelle de Woodrow Wilson est essentiellement étudiée sous l’angle des thèses que cet universitaire et homme d’État a développées dès l’écriture de Congressional Government, notamment sa critique de la séparation des branches exécutive et législative au sein du système de gouvernement états-unien. Ses idées relatives au pouvoir judiciaire n’ont en revanche pas fait l’objet d’analyses approfondies, lacune que se propose de combler la présente étude. La question du troisième pouvoir présente en effet un intérêt majeur dans la compréhension de la pensée constitutionnelle de Woodrow Wilson et de celle de son temps, marqué par le développement des mouvements du « constitutionnalisme progressiste » et de la sociological jurisprudence, promoteurs d’une conception réaliste du droit et de la constitution. Conception qui sera nourrie par la critique du « gouvernement des juges », tel qu’il se déploie aux États-Unis au début du XXe siècle, mais dont Wilson lui-même ne semble pas mesurer la portée.
Theorizing judicial power under a “Government by Judiciary” : Woodrow Wilson’s legal realism at a testThe studies on the constitutional thought of the theorist and statesman Woodrow Wilson are mainly centered on the ideas he developed from his Congressional Government, especially his critique of the separation between the executive and legislative departments in the American system of government. His ideas on the judicial power have nevertheless never been thoroughly analyzed, and this study aims at filling this gap. The judicial power is indeed a worthwhile subject in order to understand the constitutional thought of Woodrow Wilson and his time, known as the era of progressive constitutionalism and sociological jurisprudence. These intellectual movements promoted legal and constitutional realism, theories that appeared partly because of the early twentieth-century courts decisions, characterized as a form of « government by judiciary », decisions that Wilson himself does not seem to acknowledge.
Wilsons Auffassung der Judikative. Der Legal Realism unter der Herausforderung des Government by Judiciary Das verfassungsrechtliche Werk von Woodrow Wilson wird meistens auf seine Ausführungen zur Gewaltengliederung im US-amerikanischen Verfassungssystem reduziert. Seinen Überlegungen zum Problem der rechtsprechenden Gewalt wird hingegen kaum Beachtung geschenkt. Der vorliegende Beitrag widmet sich eben diesem Thema. Wilsons Einstellung zur Judikative wird unter der Perspektive des auf eine realistische Auffassung des Staatsrechts zielenden Aufkommens des progressive constitutionalism und der sociological Jurisprudence hin analysiert. Beide Strömungen wurden zudem von der am Anfang des 20. Jahrhunderts aufkommenden Kritik am ,,Government by Judiciary" beeinflust, die Wilson jedoch wohl unterschäzt hat.
Vingt-huitième Président des États-Unis (1913-1921), auteur du célèbre discours exposant les « quatorze points » et père de la Société des Nations, Woodrow Wilson (1856-1924) est d’abord reconnu pour son œuvre en matière de relations internationales. Bien malgré lui, pourrions-nous dire, tant celui qui a passé l’essentiel de sa vie au sein de l’Université – avant d’embrasser tardivement la carrière politique, en 1910 – s’était désintéressé de ces questions. Professeur d’histoire, de science politique et de droit pendant près de vingt-cinq ans, Wilson a en effet construit l’essentiel de son œuvre dans les domaines de la théorie politique et du droit constitutionnel. Auteur prolifique traduit dans de nombreuses langues, il a notamment écrit l’un des classiques de la littérature constitutionnelle aux États-Unis, Congressional Government (1885), sa thèse de doctorat dans laquelle il propose une analyse du système de gouvernement érigé par les constituants de 1787. Dans cet ouvrage il développe, en fervent partisan d’un système parlementaire à la britannique, une critique de la séparation des pouvoirs conçue par les Pères fondateurs américains, considérant qu’il s’agit d’une théorie qui d’une part n’a pas résisté à l’épreuve de la pratique – le Congrès ayant réussi à asseoir sa domination au sein des institutions – et qui d’autre part est pernicieuse – la « division » des pouvoirs menant fatalement à la dilution de la responsabilité des gouvernants. La critique de la séparation des pouvoirs demeurera, dans ses ouvrages ultérieurs – on pense particulièrement à Constitutional Government (1908) – ainsi que dans ses nombreux articles et communications, l’un des thèmes essentiels de la pensée constitutionnelle de Wilson.
Si les études consacrées aux idées de Wilson sur la séparation des pouvoirs, les relations entre Exécutif et Législatif ou la présidence dans le système états-unien ne manquent pas, on accorde généralement beaucoup moins d’attention à ses idées sur le troisième pouvoir. Or un tel désintérêt apparaît éminemment regrettable, car c’est sans doute à travers le thème du « pouvoir judiciaire » que s’exprime dans toute sa complexité la conception wilsonienne de la norme constitutionnelle. Le sujet, sous la plume d’un auteur qui passe pour l’un des « pères fondateurs de la pensée constitutionnelle moderne », est d’importance.
C’est en effet grâce à l’existence d’un pouvoir judiciaire fort, admis à déclarer inapplicables les lois jugées par lui inconstitutionnelles, que les États-Unis sont devenus « la terre d’élection du constitutionnalisme ». Ce pouvoir de judicial review, dont la consécration remonte à plus de deux siècles, paraît aujourd’hui bien ancré dans ce pays pionnier en matière de contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois. Pourtant, l’histoire constitutionnelle des États-Unis montre que la critique d’un tel mécanisme n’est pas propre aux pays de tradition légicentriste comme la France, et que sa mise en œuvre ne s’y est pas déroulée sans heurts. Le judicial review soulève en effet un problème essentiel qui, aux États-Unis, a été qualifié de « difficulté contre-majoritaire ». Cette expression formalisée par Alexander Bickel signifie que le principe de l’invalidation, par des juges non élus, de lois votées par la majorité des représentants élus du peuple, ne peut pas être réconcilié avec le principe démocratique. Si elle a été inventée en 1962, l’expression de Bickel désigne cependant un problème récurrent et un débat qui a connu certaines phases d’exacerbation dans l’histoire des États-Unis, notamment au début du XXe siècle.
Ces années correspondent en effet à un moment très particulier de l’histoire du pouvoir judiciaire. La fin du XIXe et le début du XXe siècle sont marqués par une série de décisions perçues comme hostiles à la législation sociale, thème dont le Français Édouard Lambert se saisira pour élaborer la notion de « gouvernement des juges ». La manifestation la plus spectaculaire de l’usage de ce pouvoir par la Cour suprême fut sans aucun doute l’arrêt Lochner v. New York (1905), au terme duquel les juges invalidaient une loi de l’État de New York limitant le nombre d’heures de travail hebdomadaire pour les boulangers, au motif qu’elle méconnaissait la liberté contractuelle garantie par la « due process clause » contenue dans le Ve amendement de la Constitution fédérale. La postérité de cette décision a même donné lieu à un néologisme – « to Lochnerize » – désignant l’attitude d’une juridiction qui substituerait sa propre conception d’une politique sociale acceptable à celle des élus du peuple.
La période durant laquelle se développe la pensée de Wilson présente un intérêt qui tient non seulement à ce contexte jurisprudentiel, mais également à un contexte doctrinal marqué, depuis la fin du XIXe siècle, par l’émergence du courant de la sociological jurisprudence, auquel succédera, durant les premières décennies du XXe siècle, celui du « réalisme juridique ». La science juridique américaine était jusqu’alors dominée, depuis les années 1870, par la « méthode des cas », modèle promu par le Professeur Langdell. Une telle approche du droit, représentative de la « pensée juridique classique » américaine – caractérisée par un formalisme excessif –, fut vivement critiquée par le premier des « réalistes » et futur membre de la Cour suprême, Oliver Wendell Holmes (1841-1935), qui écrivait, dans une formule passée à la postérité, que « [l]a vie du droit ne réside pas dans la logique ; elle tient dans l’expérience ». Cette critique repose sur la conviction selon laquelle le raisonnement juridique, et par conséquent l’activité du juge, n’est pas réductible à un ensemble de déductions logiques. Le raisonnement syllogistique ne saurait valablement décrire la réalité de la fonction juridictionnelle, qui ne s’analyse pas comme une application purement mécanique de règles pré-établies. Les courants dits de la sociological jurisprudence et du réalisme juridique américain sont habituellement distingués, le second étant réputé avoir succédé au premier. Selon le recensement proposé par Françoise Michaut, les principaux membres de l’école de la sociological jurisprudence – qui, parce qu’ils sont contemporains de Wilson, retiendront plus particulièrement notre attention – sont les juges et membres de la Cour suprême Oliver Wendell Holmes, Louis Brandeis (1856-1941), Benjamin Cardozo (1870-1938), Felix Frankfurter (1882-1965), ainsi que le Professeur Roscoe Pound (1870-1964). Le mouvement réaliste est représenté, quant à lui, par un nombre plus important d’auteurs, en particulier son principal théoricien Karl Llewellyn. Certains auteurs considèrent cependant – contrairement à Llewellyn lui-même du reste – que le mouvement réaliste ne doit pas être défini de manière restrictive. Morton Horwitz l’envisage ainsi de manière large, plus comme un « état d’esprit » (mood) qu’une doctrine juridique rigoureusement structurée. En ce sens, la difficulté de distinguer les courants de la sociological jurisprudence et du réalisme stricto sensu est illustrée par l’impossibilité de classer certains auteurs, comme Holmes, « considéré tantôt comme représentant de la sociological jurisprudence, tantôt comme réaliste ».
De manière plus générale, émerge aux États-Unis, en ce début de XXe siècle, un mouvement politique et intellectuel d’ampleur : le « progressisme », dont Wilson apparaît comme l’un des principaux acteurs et penseurs. L’une des composantes essentielles de ce mouvement est ce que nous appellerons ici le « constitutionnalisme progressiste ». Ce que promeuvent les progressistes en général et Wilson en particulier est également une forme de « réalisme constitutionnel », qui s’accompagne d’une critique du legs des constitutionnalistes des XVIIIe et XIXe siècles, auxquels est reproché leur formalisme dans la conception et l’étude des systèmes politiques (formalisme qui se manifeste, dans le cas des États-Unis, par un attachement excessif à la Constitution écrite de 1787). Ce que les progressistes proposent, en d’autres termes, est l’abandon d’une conception statique de la Constitution qui a dominé le XIXe siècle, conception dont les principes, comme l’explique Morton Horwitz, étaient comparés aux vérités scientifiques intangibles de la mécanique newtonienne. Contre ce courant de pensée, Wilson soutient qu’« un système de gouvernement n’est pas une machine, c’est quelque chose de vivant. La théorie dont il relève n’est pas celle de la gravitation universelle, mais celle de la vie organique. Il s’explique par Darwin, et non par Newton ».
Ce contexte doctrinal du début du XXe siècle s’explique notamment par la jurisprudence des tribunaux américains et de la Cour suprême. On peut en effet distinguer deux aspects, liés mais néanmoins distincts, de la critique de la pensée juridique classique développée par le mouvement réaliste – au sens large que définit Horwitz. Le réalisme était, d’une part, une attaque contre un type de raisonnement juridique, qui tenait le syllogisme et l’application mécanique de règles pré-établies comme caractéristiques de l’activité du juge, conception dont les décisions judiciaires du dernier tiers du XIXe siècle se faisaient l’écho ; il s’inscrivait, d’autre part, dans un contexte jurisprudentiel particulier, politiquement orienté vers la défense des intérêts économiques et des industries, au détriment de certaines catégories de citoyens, tels que les travailleurs et les consommateurs. Si, sous la plume de quelques auteurs progressistes, le principe même du judicial review se trouve visé, c’est, plus souvent, l’usage qu’en ont fait les juges qui forme la cible des critiques, parfois même au sein de la Cour suprême. La postérité de l’arrêt Lochner tient en effet non seulement au contenu de la décision adoptée par la majorité des juges de la Cour, mais également à l’opinion dissidente du juge Holmes, appelée à devenir l’opinion majoritaire quelques années plus tard et qui contribua à classer son auteur parmi les « grands dissenters », ces juges « qui ne gouvernent pas ». C’est sans doute pourquoi un auteur comme Morton Horwitz conteste la conception du réalisme juridique développée par Llewellyn lui-même, selon qui il ne s’agissait que d’une simple méthodologie ou « technologie » sans lien avec les grands débats intellectuels, les controverses politiques et sociales de l’époque.
La position « conservatrice » des tribunaux, en ce début de XXe siècle, n’a donc pas manqué de nourrir la critique du pouvoir judiciaire par de nombreux auteurs progressistes, qui invoquaient les nouveaux besoins sociaux de l’ère industrielle. La position exprimée par Wilson au sein de ce concert de critiques sera cependant en partie dissonante. D’abord parce que ce partisan d’une conception majoritaire de la démocratie ne considère pas le principe même du judicial review comme une aberration (I). Ensuite et surtout, parce que la période de « gouvernement des juges » dans laquelle il vit ne suscite de sa part aucune critique, au prix d’une lecture biaisée de l’œuvre jurisprudentielle des tribunaux américains (II).
I.- LA PROMOTION DU POUVOIR DE JUDICIAL REVIEW
L’étude du principe même du judicial review par Wilson ne se présente guère, en apparence, comme particulièrement innovante. Contrairement à certains auteurs progressistes qui contestent l’existence même de ce pouvoir exercé par les juges, il présente celui-ci sous un jour favorable, employant certains arguments comparables à ceux qu’avaient développés, avant lui, un John Marshall ou un Alexander Hamilton. Toutefois, il semble que le classicisme affiché par Wilson masque le caractère authentiquement révolutionnaire – au sens kuhnien du terme – de sa pensée, en particulier sur le statut de la norme constitutionnelle écrite, que nous tenterons de mettre en évidence. Toujours est-il que, comme certains des plus illustres avocats du principe du judicial review, Wilson présente celui-ci comme un pouvoir inhérent à la fonction juridictionnelle (§1), et comme un pouvoir limité (§2).
§1. Un pouvoir inhérent à la fonction juridictionnelle
Suivant l’argumentation traditionnellement développée par les partisans du judicial review, Wilson admet – et même justifie – l’originalité du système constitutionnel américain, qui réside dans la conception normative de la Constitution (A), envisagée dans une perspective résolument réaliste (B).
A. La conception normative de la Constitution
Lorsqu’il compare les principaux systèmes constitutionnels, Wilson constate que la conception normative de la Constitution, qui se concrétise dans son application par le juge, est une exception américaine (1). Se pose toutefois la question du fondement constitutionnel du pouvoir de judicial review, dont l’exercice par le juge – notamment fédéral – n’allait pas de soi, et se justifie moins, selon Wilson, par une habilitation constitutionnelle claire que par le contexte historique dans lequel il est apparu (2).
1) Une exception américaine
Dans Constitutional Government, Wilson reconnaît que « ce pouvoir [de judicial review] de nos cours de justice rend notre système constitutionnel unique ». Le statut de norme juridique suprême attribué à la Constitution écrite – que John Marshall avait invoqué pour justifier le pouvoir des tribunaux américains d’écarter l’application des lois y contrevenant – est un acquis que Wilson ne semble pas vouloir remettre en cause, en expliquant notamment que, pour les Américains, « ce pouvoir des cours de justice semble non seulement naturel, mais essentiel à l’ensemble du système ».
Toutefois, l’étude du système étranger qui lui est le plus familier – le système britannique – conduit Wilson à reconnaître que l’insertion de principes admis comme constitutionnels (constitutional understandings) dans un document écrit n’a pas pour conséquence nécessaire son application par les tribunaux en tant que norme suprême. En effet, malgré l’adoption de textes tels que la Magna Carta ou le Bill of Rights, qui contiennent pourtant une grande part des principes constitutionnels britanniques, « les cours de justice anglaises n’ont pas le pouvoir de contrôler les organes législatifs du gouvernement, même si ceux-ci renversent la Magna Carta et le Bill of Rights dans les lois qu’ils élaborent » ; dans ces conditions, « si une loi méconnaissait clairement les définitions et limites mêmes de la Magna Carta et du Bill of Rights, je crois comprendre que le tribunal serait obligé de l’appliquer. Le Parlement est souverain et peut faire ce qui lui plaît ». Ici, les expériences britannique et américaine apparaissent donc fondamentalement opposées, le principe de la souveraineté du Parlement de Westminster n’ayant pas son équivalent outre-Atlantique. Wilson n’ignore cependant pas que le principe même d’un droit supérieur, dont les juges pourraient imposer le respect à l’organe législatif, n’est pas tout à fait étranger à la culture juridique anglaise. La célèbre opinion de Lord Coke, dans l’affaire du Dr. Bonham (1612), avait laissé entrevoir une possibilité de contrôle des lois par voie judiciaire, et cette décision est souvent citée comme l’une des « racines anglaises » du judicial review aux États-Unis. Pour Wilson, qui semblait considérer que ce pouvoir des tribunaux américains correspondait à l’application d’un « principe général anglais » selon lequel « [l]e Parlement lui-même ne peut pas méconnaître le droit sans trouver face à lui les cours de justice », l’opinion exprimée par Lord Coke figure parmi les illustrations des « limites naturelles et nécessaires » imposées à l’organe législatif dans un gouvernement constitutionnel. Il n’en reste pas moins que dans la Grande-Bretagne moderne, à la différence des États-Unis, « il n’y a pas de loi fondamentale, définissant ou limitant les pouvoirs du Parlement, que les cours de justice seraient susceptibles d’interpréter ».
Le pouvoir de judicial review est donc une exception américaine qui s’explique par la conception normative de la Constitution. Ce particularisme états-unien est présenté de manière tout à fait apologétique par Wilson, qui écrit que « [n]os cours de justice sont le centre de gravité de notre système constitutionnel tout entier ; et notre système est le seul qui soit aussi équilibré et régulé ». Les autres systèmes constitutionnels, poursuit-il, « manquent d’une pacification complète et de certitude dans leur fonctionnement, car ils manquent du soutien et de l’interprétation de cours de justice disposant d’une autorité suffisante et indiscutable ». Or, poursuit-il, on ne peut contester que « pour le maintien assuré des conventions constitutionnelles, il est indispensable, pour préserver tant la liberté individuelle que la plénitude des pouvoirs du gouvernement, qu’il y ait une sorte de forum non politique au sein duquel ces conventions peuvent être débattues et déterminées de manière impartiale ». C’est « [c]e forum que représentent nos cours de justice ».
2) Le fondement constitutionnel incertain du pouvoir de judicial review
Les non-Américains, note Wilson au début du XXe siècle, considèrent le pouvoir de judicial review avec un certain étonnement, sinon une forme d’incompréhension. Cette incompréhension, vis-à -vis d’une compétence juridictionnelle qui semble si naturelle aux États-Unis, s’explique notamment par le fait que les critiques étrangers « n’ont pas trouvé trace de ce pouvoir extraordinaire confié à nos cours de justice dans une seule phrase ou extrait de notre loi fondamentale ». Le silence de la Constitution de 1787 sur le pouvoir de judicial review apparaît en effet comme l’une des « équivoques fondatrices » de ce texte, qui s’explique par le souci des constituants de ne pas mettre en péril la ratification de celui-ci en évitant de se prononcer clairement sur certaines questions. On a cependant tenté de trouver un fondement textuel à cette compétence juridictionnelle : la « clause de suprématie », qui dispose que :
« La présente constitution, et les lois des États-Unis qui seront prises pour son application, et tous les traités conclus, ou qui seront conclus, sous l’autorité des États-Unis, seront la loi suprême du pays ; et les juges dans chaque État seront liés de ce fait, nonobstant toute disposition contraire dans la constitution ou les lois de l’un quelconque des États ».
Cette clause devait notamment être mobilisée dans l’argumentation de John Marshall, qui relevait que « dans ce qui est considéré comme la loi suprême du pays, c’est la Constitution elle-même qui est d’abord mentionnée, et non pas les lois des États-Unis en général », ce qui ne faisait que confirmer le principe, « présumé essentiel dans toutes les constitutions écrites, qu’une loi contraire à la Constitution est nulle ». Mais une telle justification de la compétence du juge – spécialement fédéral – de faire application de ce principe s’expose à de sérieuses objections. Comme l’a très bien expliqué Marie-France Toinet, si on lit bien le texte de la « clause de suprématie », « on constate 1) que le judiciaire fédéral n’est pas cité ; 2) que ce n’est pas seulement la Constitution fédérale mais aussi les lois des États-Unis et les traités conclus par eux qui constituent le corpus suprême, au-dessus des Constitutions et lois étatiques et 3) que les juges étatiques, et eux seuls, sont dans l’obligation de procéder à un contrôle sur la constitutionnalité des textes étatiques ».
Ainsi, en dépit de la réponse apportée par l’histoire, depuis la ratification de la Constitution de 1787, à cette question du pouvoir de judicial review, il semble que « les fanatiques du contrôle judiciaire n’ont jamais été tout à fait en mesure d’expliquer pourquoi une puissance aussi formidable aurait été concédée implicitement plutôt que conférée en termes clairs ».
Dans le contexte du début du XXe siècle, cette question du fondement constitutionnel du pouvoir de judicial review n’a pas manqué d’être discutée au sein du mouvement progressiste. Les juges ont-ils usurpé une fonction que ni le texte constitutionnel, ni l’intention des constituants ne leur octroyaient ? Certains auteurs ont répondu à cette question par l’affirmative, notamment Louis Boudin. Selon cet auteur, le pouvoir de judicial review ne peut en aucun cas se fonder sur les dispositions de la Constitution de 1787, qui n’y font aucune référence – expressément ou même par déduction logique –, non plus que sur l’intention de la majorité des membres de la Convention de Philadelphie, qui n’étaient manifestement pas favorables à un tel pouvoir des juges. À l’appui de son propos, il souligne que dans le texte constitutionnel, « [l]’article consacré au pouvoir judiciaire, dans sa rédaction finale, fut adopté sans une seule voix contre et presque sans discussion ». Et, ajoute-t-il, « [i]l est absurde de supposer que les nombreux opposants déclarés au contrôle judiciaire de la législation qui siégaient à la Convention auraient accepté cet article sans un murmure, s’ils l’avaient soupçonné de contenir ne serait-ce qu’une part du pouvoir énorme que notre judiciaire exerce aujourd’hui ». En d’autres termes, les constituants n’envisageaient pas que le pouvoir de judicial review pût être exercé sans une habilitation constitutionnelle expresse.
Le point de vue exprimé par Boudin fut toutefois battu en brèche, au sein même du mouvement progressiste. L’historien Charles Beard répondit à son article dans la même revue, l’année suivante, en se proposant d’étudier les opinions des membres les plus actifs et influents de la Convention. Les résultats de son investigation l’ont conduit à affirmer que le pouvoir de judicial review n’a rien d’usurpé, dans la mesure où une grande part des membres de la Convention étaient en réalité favorables à – ou du moins acceptaient – une forme de contrôle judiciaire des actes inconstitutionnels. Beard ajoutait que les opposants au contrôle judiciaire des lois y étaient bien moins nombreux que ne le supposait Louis Boudin. Au surplus, ajoutait-il en se référant à « l’esprit » de la Constitution, il est indéniable que les constituants n’étaient pas des démocrates et ne faisaient guère confiance à la règle de la majorité, à laquelle ils ont tenté d’opposer des contrepoids, parmi lesquels figure le pouvoir judiciaire.
Wilson, quant à lui, ne tenait pas l’exercice du contrôle judiciaire des lois pour une usurpation de pouvoir. Certes, reconnaissait-il, le texte constitutionnel est muet. Citant l’article III de la Constitution de 1787 – qui dispose que le pouvoir judiciaire des États-Unis « s’étendra à toutes les affaires, en droit et en équité, survenues sous l’empire de la présente constitution, des lois des États-Unis, des traités conclus, ou qui seraient conclus, sous leur autorité » –, il écrit que le principe du contrôle de la constitutionnalité des lois ne résulte que d’une inférence de la part des tribunaux eux-mêmes – « une inférence évidente, sans aucun doute, mais une simple inférence : une inférence par analogie, tirée des circonstances historiques et d’une théorie précise à propos de l’origine de notre gouvernement ».
C’est en effet le droit colonial anglais qui a inspiré, rappelle Wilson, l’apparition du judicial review après l’adoption des constitutions étatiques et fédérale aux États-Unis. Avant la Révolution, les colonies ne pouvaient pas excéder les pouvoirs qui leur avaient été confiés par les chartes octroyées par le Roi, et leurs lois étaient susceptibles d’être déclarées nulles pour ce motif, notamment par le Conseil privé. Lorsqu’à la faveur de la Révolution, le « pouvoir souverain » du peuple se substitua à celui de la Couronne britannique, des constitutions écrites remplacèrent les chartes coloniales, avec le même objet : l’octroi de certaines compétences aux gouvernements. Afin que les compétences exercées n’excédassent pas les prescriptions de ces constitutions écrites, la pratique du contrôle et de la déclaration de nullité des lois non conformes continua, et fut assurée par le pouvoir judiciaire. Une telle interprétation des origines du judicial review est sans aucun doute fondée.
B. La conception réaliste de la fonction juridictionnelle
Dans le contexte doctrinal du début du XXe siècle, Wilson participe pleinement au renouvellement de la conception de l’office du juge en affirmant le pouvoir créateur de ce dernier (1). Le réalisme dont il fait ainsi preuve atteint parfois un degré tel que l’on est conduit à se demander si, plutôt que la Constitution écrite de 1787, les décisions du juge américain ne devraient pas se fonder, selon l’approche wilsonienne, sur une « constitution » non écrite qui s’incarnerait dans « l’opinion de l’époque » (opinion of the age) (2).
1) La reconnaissance du pouvoir créateur du juge
La « pensée juridique classique » américaine se caractérisait par l’idée selon laquelle il n’existe qu’une « bonne » réponse à chaque problème juridique, et refusait de considérer que le raisonnement du juge comporte une part de pouvoir discrétionnaire, comparable à ce qui caractérise l’action politique. Or, au début du XXe siècle, les tenants du réalisme juridique entendaient montrer qu’une telle position n’est pas tenable, spécialement dans l’application des dispositions constitutionnelles, dont certaines se caractérisent par la généralité de leur formulation, pouvant ainsi donner lieu à une pluralité d’interprétations.
La disposition qui consacre la notion de « due process of law » en est certainement la meilleure illustration. Les Ve et XIVe amendements de la Constitution des États-Unis, respectivement applicables à la fédération et aux États, disposent que nul ne sera privé « de vie, de liberté ou de propriété sans garantie juridique convenable ». Cette clause constitutionnelle de due process of law avait traditionnellement un sens uniquement procédural, en termes de garanties de procédure (procedural due process). Mais, vers la fin du XIXe siècle, la jurisprudence fit évoluer son sens pour lui adjoindre un versant matériel (substantive due process), appliqué en particulier aux conflits économiques de l’époque. Concrètement, cela signifiait que les juges se réservaient le droit de censurer une loi pour son caractère « déraisonnable » lorsqu’ils estimaient qu’elle portait atteinte aux droits individuels protégés par cette clause. Mais, en définissant ce qui est déraisonnable au regard de notions aussi vagues que la « liberté » ou la « propriété », les juges s’exposaient nécessairement à la critique. Cette critique portait tout autant sur la conception de la fonction juridictionnelle qui dissimulait leur activisme – la fiction d’un juge « automate » –, que sur l’orientation politique de la jurisprudence – la défense de certains intérêts économiques. Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux aspects de cette critique réaliste de la théorie classique du droit se trouvent sous la plume du juge Holmes, dans sa célèbre opinion dissidente lors de l’affaire Lochner, décision avec laquelle « la doctrine du substantive due process a atteint son zénith ». Selon l’opinion majoritaire de la Cour suprême, la liberté contractuelle était considérée comme faisant partie intégrante de la liberté protégée par la clause de due process du XIVe amendement, et la loi de l’État de New York limitant le nombre d’heures de travail dans les boulangeries y contrevenait. En expliquant qu’il ne pouvait souscrire à l’opinion majoritaire de la Cour, Holmes écrivait, d’une part, que « [c]ette affaire a été jugée sur le fondement d’une théorie économique qu’une large partie du pays ne partage pas » et, d’autre part, qu’« [o]n ne résout pas des cas concrets par des propositions générales. La solution doit dépendre d’une opération du jugement ou d’une intuition bien plus subtile qu’une quelconque déduction tirée d'une prémisse majeure ». Ainsi se trouvaient réunis les deux aspects de la critique réaliste de la pensée juridique classique : la mise en évidence du poids des opinions politiques sous l’apparence de l’objectivité du raisonnement juridique ; la mise en cause de la conception classique de la décision judiciaire, qui envisageait celle-ci comme une opération logique et déductive.
C’est dans ce contexte doctrinal et jurisprudentiel que Wilson apporta sa contribution à la réflexion sur le pouvoir judiciaire, et a pleinement participé à la révolution que fut le passage du modèle « langdellien » au modèle « holmésien » de la décision judiciaire. Sa volonté, dès l’écriture de Congressional Government, d’exposer la Constitution « en action » (the Constitution in operation), et non telle qu’elle est présentée dans les livres (the Constitution of the books), fait écho à « la plus célèbre formule du mouvement réaliste », la distinction de Roscoe Pound entre le droit des livres (law in books) et le droit en action (law in action).
Ainsi, Wilson affirme que l’activité du juge (adjudication) comporte une part de création du droit, idée qu’il développera de la manière la plus spectaculaire à propos du pouvoir de judicial review et de l’« application » de la Constitution écrite, comme nous le verrons. Nous nous bornerons ici à souligner que c’est par une analogie entre les systèmes juridiques américain et britannique que notre auteur a tenté d’expliquer le pouvoir créateur du juge américain, analogie explicitée dans sa recension du livre de James Bryce, The American Commonwealth. L’analyse de l’auteur britannique, selon laquelle l’adoption de la Constitution des États-Unis marque la création d’un « gouvernement national », est inacceptable pour Wilson, pour qui cette création résulte du développement du sentiment national au sein de la population, et non de la rupture qu’aurait constituée sur le plan juridique l’adoption de la Constitution fédérale. Pour justifier sa propre analyse, Wilson souligne la parenté – sinon l’identité – des systèmes juridiques britannique et américain :
« l’histoire entière – en réalité la théorie même – d’un droit judiciaire [judge-made law] comme le nôtre, qu’il s’agisse du système de l’equity ou de la common law, témoigne du fait que, pour une communauté d’Anglais, les principes fondamentaux du droit sont, à un moment donné, essentiellement ceux qui sont alors considérés comme tels. »
Ainsi, poursuit notre auteur, le processus de « nationalisation » du gouvernement est « le meilleur exemple possible de l’une des réalités les plus instructives de notre système politique, à savoir le développement de principes constitutionnels en dehors de la Constitution par accumulation d’une minutie typiquement anglaise d’un droit non écrit ». En d’autres termes, les droits anglais et américain (même constitutionnel) ont ceci de commun qu’ils suivent un développement continu et cohérent grâce au système du précédent judiciaire.
La référence de Wilson à la parenté des systèmes juridiques anglais et américain, à travers le rôle créateur du juge et du système du précédent dans la common law, peut toutefois apparaître ambiguë à certains égards. Il existe en effet une ambivalence inhérente à la common law : d’une part, comme celle-ci est une création judiciaire, « c’est le devoir des cours que de la changer lorsque les circonstances l’exigent. Considérée comme un ensemble de principes développés par les juges selon les besoins de la société, ceux-ci ont pour obligation de la faire évoluer » ; mais, d’autre part, le principe du respect du précédent judiciaire exige une certaine fixité du droit et resprésente une contrainte pour le juge. Ainsi, comme l’écrit Étienne Picard, « [l]e “common law” est autant une continuité toujours transitoire qu’un changement permanent ; il est autant un droit historique, traditionnel et coutumier, qu’un droit moderne, contemporain et novateur ».
Le système de la common law se distingue donc, intrinsèquement, par la coexistence d’un caractère statique et d’un caractère dynamique. Entre ces deux tendances contradictoires, celle que semble privilégier Wilson – en soulignant que le contenu du droit correspond essentiellement à ce qui est considéré comme tel à chaque époque donnée – est évidemment le caractère évolutif et dynamique d’un tel système. Dans le contexte spécifiquement américain, il est sans doute plus facile pour lui d’attribuer une telle souplesse à la common law. On sait, en effet, que l’héritage de la common law a été reçu aux États-Unis « sous bénéfice d’inventaire », et que « [l]es Américains n’ont pu garder du système anglais que les institutions et les idées qui pouvaient s’emboîter ou s’adapter sur leurs propres règles et principes ». Comme l’ont relevé André et Suzanne Tunc au milieu du vingtième siècle, « [l]e principe du respect du précédent judiciaire, [...] s’il n’a pas cessé de se renforcer en Angleterre, s’est au contraire assez considérablement affaibli aux États-Unis, victime, notamment, de l’effort de modernisation de la common law et de la volonté du juge de rendre dans chaque cas une décision juste ». Ainsi, « [a]lors que la common law anglaise donne au précédent une autorité très ferme et la lui donne véritablement, [...] la common law américaine ne conserve au précédent qu’une autorité secondaire, sous l’influence d’ailleurs parfaitement consciente de ses auteurs les plus éminents ». L’autonomie de la conception américaine de la common law, concluent les auteurs, est donc consacrée. Dans ce contexte d’affaiblissement de la règle du précédent, il était plus aisé d’affirmer le caractère dynamique du droit dit par le juge.
En affirmant la prééminence du judge-made law, Wilson semble en revanche négliger une autre spécificité essentielle du droit des États-Unis, « monde à part dans la common law à cause de leurs institutions et de leur Constitution, document hors de l’ordinaire interprété par cette institution unique qu’est la Cour suprême des États-Unis ». « [L]’idée selon laquelle il n’y a de droit véritable que celui qui est dit par le juge (judge made law) », essentielle dans le système anglais, s’en est trouvée profondément modifiée aux États-Unis. L’importance du droit écrit à l’époque moderne apparaît pourtant minimisée par Wilson lorsqu’il lit l’histoire constitutionnelle des États-Unis comme le produit d’une « minutie typiquement anglaise d’un droit non écrit », (même si, dans Constitutional Government, il prendra soin de distinguer les expériences anglaise et américaine selon le critère de l’existence d’une constitution écrite considérée comme une norme juridique). Mais c’est précisément, croyons-nous, le caractère non écrit d’un système de judge-made law qui conduit ici notre auteur à en faire la caractéristique essentielle du droit des États-Unis. Le parallèle avec l’Angleterre et la common law vise à exalter un droit qui « ne peut être qu’un droit non écrit », car « l’écriture serait une fixation de ce qui n’est précisément pas fixé et ne veut pas l’être, une détermination de ce qui reste toujours à déterminer ou plutôt à re-déterminer ». Insister sur le rôle prééminent du juge, créateur d’un droit essentiellement évolutif, permet à Wilson de minimiser l’importance du droit écrit.
De fait, l’analyse du caractère dynamique et évolutif du droit, dans une perspective comparée entre les États-Unis et l’Angleterre, n’était pas propre à Wilson durant cette période. Le juge Holmes, par exemple, avait écrit avant lui que « [l]’essence du droit, à un moment donné, correspond à peu près, dans une certaine mesure, à ce qui est alors considéré comme convenable », formule qui correspond, presque au mot près, à ce qu’écrira Wilson pour qui « les principes fondamentaux du droit sont, à un moment donné, essentiellement ceux qui sont alors considérés comme tel ». Holmes écrira par ailleurs, au nom de la Cour suprême, que « [l]es dispositions de la Constitution ne sont pas des formules mathématiques dont la forme constituerait l’essence ; elles sont des institutions organiques vivantes transplantées du sol anglais ». Dans son ouvrage majeur, paru en 1921, Benjamin Cardozo devait également souligner que le juge ne découvre pas le droit, mais le crée, tel un législateur, en précisant qu’une telle conception n’avait, selon lui, rien de révolutionnaire, dans la mesure où « [c]’est la manière dont les cours de justice ont mené leur mission depuis des siècles dans le cadre du développement de la common law ». Au sein du mouvement progressiste, Charles Grove Haines, dans son étude sur le pouvoir judiciaire américain, estimait qu’en Angleterre comme aux États-Unis, environ trois-quarts du droit était élaboré par les tribunaux, illustrant la prépondérance d’un judge made-law conforme aux principes de la common law et du droit anglo-saxon en général. Du reste, cette perspective comparée entre les systèmes constitutionnels d’Angleterre et des États-Unis s’inscrivait dans une tendance générale de la vie intellectuelle états-unienne de l’époque, marquée par une certaine anglophilie.
2) Le fondement juridique des décisions du juge américain : une « constitution » non écrite ?
Affirmer le pouvoir créateur du juge ne signifie pas que celui-ci soit entièrement libre dans l’élaboration du droit, ni que cela soit souhaitable. De manière générale, en étudiant le développement du réalisme au sein de la doctrine américaine, « [i]l ne faut pas confondre le constat d’une possibilité pour le juge de faire pratiquement n’importe quoi avec l’affirmation qu’il conviendrait qu’il fasse n’importe quoi ». De fait, un auteur comme Wilson considère qu’existent certaines limites au pouvoir du juge, qui tiennent notamment à la nature de sa fonction et au contexte de son exercice, points sur lesquels nous reviendrons. Dans la conception classique du judicial review, c’est toutefois l’existence de la constitution écrite qui constitue la première limite au pouvoir du juge. Lorsque celui-ci déclare une loi contraire à la constitution, il fait application d’un texte qui se situe au sommet de la hiérarchie des normes. Certes, l’interprétation de ce texte revient au pouvoir judiciaire, et, dans le contexte américain, la nécessité de la participation du juge à la détermination du sens de la constitution écrite n’a jamais été niée, ce dont le vocabulaire juridique lui-même rend bien compte. Mais, quelles que soient les libertés que prend le juge dans l’interprétation du texte constitutionnel, celui-ci demeure le fondement juridique de ses décisions, et il doit maintenir la fiction nécessaire selon laquelle ce n’est pas sa volonté propre qu’il met en œuvre, mais les prescriptions d’un texte qui s’impose à lui.
La fiction d’un juge « bouche de la loi » est mobilisée par le père du judicial review lui-même, le juge Marshall, qui avait déclaré, dans l’une de ses décisions, que « [l]es cours de justice ne sont que les instruments du droit, et ne peuvent pas exprimer de volonté. Quand on dit qu’elles disposent d’une liberté d’action, il s’agit d’une action de nature purement juridique, dont l’exercice est destiné à déterminer la voie qu’impose le droit ; et, quand cette voie est déterminée, le devoir de la Cour est de l’emprunter ». Et d’ajouter – dans une formule que Benjamin Cardozo jugera peu conforme à la réalité de l’œuvre constitutionnelle de Marshall et dont le Chief Justice lui-même n’était évidemment pas dupe – que « [l]e pouvoir judiciaire n’est jamais exercé aux fins de mettre en application la volonté du juge ; il est toujours exercé aux fins de mettre en application la volonté de la Législature ; ou, en d’autres termes, les prescriptions du droit ». Pour justifier son intervention, le juge doit ainsi affirmer la spécificité de sa fonction par rapport à celle qu’exerce le législateur – que celui-ci soit législateur ordinaire ou constitutionnel. Comme l’explique Christopher Wolfe, la conception classique de l’interprétation judiciaire interdisait au juge, en principe, de faire autre chose que mettre en œuvre la volonté du législateur. Dans le cadre du judicial review, en particulier, si une disposition constitutionnelle apparaissait trop ambiguë, sa clarification n’était pas considérée comme une tâche relevant du pouvoir judiciaire, mais comme une difficulté nécessitant l’intervention du pouvoir constituant. Une telle conception est assez bien illustrée par le propos du juge Cooley, dans son ouvrage classique sur les « limitations constitutionnelles », paru au lendemain de la guerre de Sécession. L’auteur y déclarait qu’en matière constitutionnelle, le devoir d’une cour de justice « est d’exposer le droit tel qu’il est écrit, et de laisser au peuple lui-même le soin d’introduire les changements qu’exigeraient de nouvelles circonstances ».
Le judicial review, qui se justifie aux États-Unis par l’existence d’une constitution écrite, suppose donc la soumission du juge au texte de cette constitution, même si cela ne signifie pas nécessairement qu’il en produise une interprétation littérale. En exposant la conception normative de la constitution qui règne aux États-Unis, Wilson ne semble donc pas se départir de cette conception classique. Toutefois, certains de ses écrits demeurent équivoques sur la notion de constitution, et conséquemment sur la soumission du juge au texte constitutionnel. Il est permis de se demander si Wilson ne procède pas, dans une certaine mesure, à une inversion de la logique du judicial review, en considérant que le fondement du droit dit par le juge n’est pas la constitution écrite, mais une sorte de constitution « non écrite », dont le contenu évolutif serait ce qu’il appelle « l’opinion de l’époque » (opinion of the age).
Si, dans une perspective anti-formaliste, l’on considère que la « Constitution » réelle ne réside pas dans le document écrit qualifié comme tel, le juge sera autorisé à rechercher le fondement de ses décisions ailleurs que dans cette « Constitution-document ». C’est précisément le chemin que semble emprunter Wilson, en particulier dans Constitutional Government. Il y reconnaît certes l’existence de certaines prescriptions contenues dans la Constitution de 1787, telle que l’interdiction d’adopter une loi rétroactive. Mais il suggère que la Constitution « réelle » n’est pas la Constitution écrite.
« La Constitution ne peut pas être considérée comme un simple document juridique, qu’on lirait comme un testament ou un contrat. Elle doit nécessairement être un canal de vie. Au fil des changements qui affectent la vie de notre nation, l’interprétation du document qui contient cette vie doit évoluer, par de subtils ajustements, décidés non pas au vu de l’intention initiale de ceux qui l’ont écrit, mais en fonction des exigences et des conditions nouvelles imposées par la vie. »
Cette citation illustre une ambivalence qui caractérise la conception de la constitution chez Wilson. Il y est question d’« interpréter » un document, mais celui-ci apparaît en fait dépourvu d’un quelconque contenu – si ce n’est la « vie de la nation ». Ce qui est « constitutionnel » semble exclusivement prendre sa source dans les nécessités de l’époque dans laquelle vit le juge. C’est pourquoi « chaque génération d’hommes d’État attend de la Cour suprême qu’elle dispense l’interprétation qui servira les nécessités du temps présent ».
Que doit donc interpréter la Cour suprême ? Est-ce la Constitution écrite, « interprétée » plus ou moins largement, ou s’agit-il d’autre chose ? À la fin du chapitre de Constitutional Government consacré aux cours de justice, Wilson entreprend de comparer, sous cet aspect, le rôle du pouvoir judiciaire et celui du Président des États-Unis. En tant que leader politique, le Président doit interpréter la volonté de l’opinion publique, comme, du reste, tout homme d’État qui « doit déchiffrer la pensée commune [...] et analyser avec beaucoup de circonspection la capacité de la nation à franchir une nouvelle étape de son progrès politique ». C’est une mission semblable que Wilson assigne au pouvoir judiciaire. « Ce que nous devons demander à nos juges », écrit-il, « est qu’ils se montrent capables de distinguer entre l’opinion du moment et l’opinion de l’époque ; c’est-à -dire entre l’opinion, par essence légitime, qui naît du jugement éclairé d’hommes de réflexion et de juste conscience, et l’opinion qui traduit le désir, l’intérêt personnel, l’impulsion et l’impatience ». Wilson fait pourtant le pari – nécessaire selon lui – que les juges parviendront à faire preuve de discernement, en faisant évoluer les principes constitutionnels conformément aux tendances durables observables au sein de l’opinion, sans céder à des changements qui seraient dictés par « la clameur, les intérêts de classe, et l’humeur changeante des partis ». Il apparaît donc que « les cours de justice doivent “élaborer” le droit pour leur propre époque » ; autrement dit, leurs décisions doivent se fonder sur l’« opinion de l’époque », et non sur la Constitution écrite ou en tout cas pas essentiellement sur la Constitution écrite. La spécificité de la fonction judiciaire tend ainsi à s’estomper, au profit d’une conception qui assimile l’activité du leader politique et celle du juge, centrée sur une interprétation critique et sélective de la volonté de l’opinion. Se trouve ici vérifié le principe wilsonien selon lequel « l’opinion [est] la grande, et même la seule, force unificatrice dans notre système [constitutionnel] ». Dans cette perspective, les cours de justice apparaissent moins comme les instruments du droit – d’un droit prédéterminé, devrions-nous dire –, que comme les « instruments du développement de la nation », concept pour le moins évanescent mais dont l’élasticité exprime bien l’idée selon laquelle « [l]e droit constitutionnel, comme l’exercice des plus hautes fonctions politiques de l’État, nécessite de se projeter vers l’avenir, et non de regarder vers le passé ».
À l’appui de son argumentation sur la nature de la constitution et le fondement du pouvoir de judicial review aux États-Unis, Wilson ne manque pas de mobiliser une comparaison avec le système constitutionnel de la Grande-Bretagne. Ainsi déclare-t-il que la Constitution des États-Unis « ne contient aucune théorie » et est « un document aussi pratique que l’est la Magna Carta », laissant à penser qu’en définitive, la Constitution écrite n’est qu’une coquille vide, un pur symbole et non un fondement juridique substantiel valable. L’analogie entre la Constitution de 1787 et la Magna Carta, qui fait partie des quelques textes « constitutionnels » d’un pays sans constitution écrite, est tout à fait typique de la volonté de Wilson de minimiser – voire nier – la spécificité du constitutionnalisme écrit. Finalement, la comparaison entre la Grande-Bretagne et les États-Unis lui enseigne que le fondement réel de tout système constitutionnel – la Constitution « réelle » – apparaît invariable, et se situe hors de tout document écrit. Une telle idée apparaissait déjà dans l’un de ses articles, paru en 1886, où il écrivait que « [l]es arrangements de la Constitution britannique, en dépit de leur instabilité théorique, jouissent d’un statut bien défini et assuré dans la pratique politique anglaise, et le principal d’entre eux ne peut être renversé que par la force extraordinaire d’une révolution consciente. Nous [Américains] sommes trop enclins à oublier combien nos propres institutions reposent sur les mêmes fondements, et sur aucune autre fondation que celles qui résident dans les opinions des citoyens ». Est alors mobilisée une notion de « moralité constitutionnelle », correspondant peu ou prou à ce que l’opinion publique estime « constitutionnel », mais dont Wilson ne précisera jamais la définition. La mission qu’il assigne au juge américain – déterminer le contenu de « l’opinion de l’époque » – correspond d’ailleurs assez bien à l’esprit de la common law, selon lequel l’ensemble des règles posées par le juge « n’est pas le résultat de décisions arbitraires », mais illustre le fait qu’il « n’est qu’un organe exprimant les idées du corps social dans lequel il est plongé ».
On le voit, la comparaison des États-Unis avec la Grande-Bretagne est utilisée par Wilson pour remettre en cause la force juridique du texte constitutionnel. Certes, il ne peut pas nier une différence essentielle entre les deux pays, qui tient à l’impossibilité du judicial review dans le régime de Westminster, en raison du principe de la souveraineté du Parlement. Mais en tentant de saisir la notion de constitution dans cette perspective comparée, Wilson cherche à élargir le fondement des décisions du juge américain, en le libérant de l’emprise du texte.
Wilson paraît ainsi considérer que la nature même d’une constitution écrite s’oppose à ce qu’on lui attribue le statut de norme de référence, et un contenu qui s’imposerait aux organes chargés de l’appliquer. Dans l’un de ses cours de droit public, il s’était ainsi demandé si « nos constitutions [américaines] ne sont pas de simples codes résumant une grande partie d’un processus antérieur, caractérisant l’essentiel de l’histoire du droit ». Admettre une telle affirmation signifierait, semble-t-il, qu’une constitution écrite peut tout au plus renseigner sur l’état antérieur du droit, mais ne peut jamais prescrire pour l’avenir. Dans ces conditions, les juges ne seraient pas – et ne pourraient pas être – liés par un tel document. En tout état de cause, écrit Wilson dans une perspective très réaliste, « aucun juriste ne peut lire dans un document quoi que ce soit d’ultérieur à sa mise en application ».
La pensée de Wilson a parfois été présentée comme étant à l’origine de la théorie de la « constitution vivante » (living constitution), qui s’est imposée dans la doctrine américaine au XXe siècle, sous l’influence de la sociological jurisprudence en particulier et de l’approche réaliste en général. L’idée selon laquelle l’interprétation de la Constitution – particulièrement dans le cadre du judicial review – devrait nécessairement évoluer suivant les époques afin de répondre aux besoins changeants de la société, apparaît effectivement très proche de l’approche wilsonienne. On sait notamment l’utilisation que notre auteur a faite de la métaphore darwinienne, assimilant les systèmes constitutionnels à des organismes vivants soumis par nature à la loi de l’évolution. Dans ce cadre, le juge, en contact quotidien avec la réalité, doit pouvoir être libéré de toute contrainte relative à la Constitution écrite, dont la fonction ne peut être que de décrire l’état antérieur du droit. Une telle conception apparaît aux antipodes de ce qu’écrivait l’un des auteurs « classiques » tant critiqués par les progressistes, le juge Cooley, selon qui « [l]e sens de la Constitution est fixé lorsqu’elle est adoptée, et il ne change pas ultérieurement, lorsqu’une cour de justice a l’occasion d’en connaître ».
Chez Wilson, la constitution écrite – caractérisée par sa fixité – se voit donc dépossédée du statut de fondement juridique des décisions du juge en matière constitutionnelle, au profit d’une sorte de constitution non écrite que serait « l’opinion de l’époque » – caractérisée par sa flexibilité. C’est bien une véritable rupture épistémologique que représenterait la pensée de Wilson par rapport à la conception classique du judicial review. Chez Marshall (mais pouvait-il en être autrement ?), le fondement des décisions du juge a toujours été le texte de la Constitution de 1787, même lorsqu’il faisait plus appel à son « esprit » qu’à sa lettre, affirmant que « bien que l’esprit d’un instrument juridique, spécialement d’une constitution, ne doive pas moins être pris en considération que sa lettre, il n’en demeure pas moins que l’esprit doive être recherché dans ses mots ». Il apparaît également que les Cours suprêmes présidées par les successeurs de Marshall, durant le XIXe siècle, ne se sont guère détachées d’une telle conception, en fondant leurs décisions sur la découverte de principes contenus dans la constitution écrite.
Certes, l’interprétation de ces principes est susceptible d’offrir au juge une marge de manœuvre importante, et Marshall lui-même pourrait bien être considéré comme le premier théoricien du constitutionnalisme « vivant », comme en témoigne sa célèbre formule dans la décision McCulloch v. Maryland, selon laquelle le juge américain interprète « une Constitution qui est appelée à durer pour les âges à venir et qui, par conséquent, doit être adaptée à toutes les diverses crises des affaires humaines ». Mais, même dans cette décision, le point de départ de la réflexion du juge, et fondement de sa décision, demeure le texte de la Constitution de 1787, dans la continuité de l’argumentation développée dans la décision Marbury. Dans la conception wilsonienne, le texte constitutionnel n’apparaît pas, au contraire, comme une source du droit (dit par le juge). C’est plutôt une sorte de constitution non écrite, incarnée dans la volonté du peuple actuel, que doivent interpréter les cours de justice.
§2. Un pouvoir limité
Libéré de contraintes textuelles selon Wilson, l’exercice du pouvoir de judicial review se heurte toutefois à certaines limites, d’une autre nature. Ces limites tiennent, d’une part, à l’objet restreint du judicial review (A), et, d’autre part, aux contraintes qui pèsent sur le juge (B).
A. L’objet restreint du judicial review
La première des limites au pouvoir du juge, dans le cadre du judicial review, est relative à l’objet restreint d’une telle prérogative. Wilson considère que son objet essentiel est la protection des droits individuels (1), et, dans cette perspective, reconnaît à la Cour suprême le mérite d’avoir évité de s’immiscer dans le domaine des « questions politiques » (2).
1) La raison d’être du judicial review : la protection des droits individuels
Le pouvoir de judicial review se justifie essentiellement par son objet, qui est de permettre aux citoyens d’obtenir la protection de leurs droits individuels. Cette idée, qui rejoint en partie la question de la nature de la fonction juridictionnelle – statuer sur une situation concrète –, est développée par Wilson, qui entend ainsi contribuer à légitimer ce pouvoir du juge. « Le point de vue des cours de justice », expliquait-il dans l’un de ses cours de droit constitutionnel, « est toujours celui des droits et intérêts de l’individu, et non des motivations et de la politique du gouvernement ». Dans Constitutional Government est développée une conception du citoyen « partenaire », et non « sujet » de l’État, qui ne peut compter que sur lui-même pour assurer la protection de ses droits, par la saisine des tribunaux. L’importance de la protection des droits individuels par les tribunaux est telle, selon Wilson, qu’il s’agit d’un ingrédient essentiel et nécessaire d’un gouvernement constitutionnel, lequel « n’existe de manière complète et réelle que lorsque l’individu, chaque individu, est regardé comme un partenaire du gouvernement dans la conduite de la vie de la nation ». « C’est seulement devant les tribunaux », ajoute-t-il, « que les hommes sont des individus en considération de leurs droits ». En d’autres termes, le pouvoir judiciaire apparaît comme l’instrument de protection des droits et libertés par excellence. En la matière, la conception wilsonienne de principes constitutionnels évolutifs devait particulièrement trouver à s’appliquer. Car, plus que par le texte constitutionnel, ces droits sont consacrés par le stade d’évolution auquel se trouve la société dans laquelle ils s’appliquent, et la reconnaissance que cette même société leur octroie. Le contenu des droits individuels dépend toujours, selon Wilson, de l’état de l’opinion et des conventions sociales, qui varient nécessairement selon les époques. Aussi ces droits se trouvent-ils soumis à la « loi du progrès ». On ne peut guère, en effet, contester le rôle créateur du juge dans la définition du contenu et des limites apportés aux droits, ce que la Cour suprême fit, d’ailleurs, durant la présidence de Wilson. Durant la première guerre mondiale, l’adoption de certaines lois apportant des limites à la liberté d’expression permit à la Cour suprême de préciser les conditions d’exercice de celle-ci, et l’arrêt Schenk v. United States (1919), notamment, « est resté célèbre pour avoir dégagé la notion de “danger manifeste et pressant” comme critère de constitutionnalité des restrictions à la liberté d’expression ».
Pour saisir la spécificité de l’instrument du judicial review dans le cadre de la protection des droits, une mise en perspective transatlantique apparaît nécessaire, et, en cette matière également, la comparaison entre la Grande-Bretagne et les États-Unis est mobilisée par Wilson. Ce dernier, nous le savons, présente le système constitutionnel des États-Unis comme « le seul qui soit aussi équilibré et régulé », en raison de l’existence de ce « forum non politique » que sont les cours de justice, indispensable à la préservation, notamment, de la liberté individuelle. Son apologie du système états-unien semble donc reposer, ici, sur ce qui le rend unique, à savoir le pouvoir de judicial review. Cependant, lorsqu’il évoque le cas de la Grande-Bretagne, Wilson relativise une telle idée. Après avoir rappelé l’inexistence du judicial review en Grande-Bretagne, il s’empresse en effet d’ajouter que la souveraineté du Parlement de Westminster ne signifie pas que « les cours de justice anglaises se soient moins intéressées que les nôtres au maintien des droits et libertés individuels, ou qu’elles aient été moins libérales dans leur interprétation des privilèges de l’individu ». Malgré l’absence de limitation du pouvoir législatif britannique, Wilson écrit que « les pratiques juridiques anglaise et américaine sont identiques », du point de vue de la conception du citoyen « partenaire » du gouvernement. « En Angleterre comme en Amérique », souligne-t-il dans une perspective très diceyenne, « un agent de la force publique cesse d’être un agent de la force publique lorsqu’il outrepasse ses pouvoirs ». On retrouve l’idée selon laquelle une constitution écrite ne crée pas de droit, dans la mesure où, exposait Wilson dans un cours de droit public, « [n]os textes constitutionnels et garanties des droits individuels sont dérivés de la Magna Carta, qui est elle-même un résumé et une reprise de nombreuses chartes antérieures, élaborées durant des règnes précédents ; de la Pétition des droits de 1628 ; de la loi sur l’Habeas Corpus de 1679 ; et du Bill of Rights de 1689 ». Par ailleurs, la suprématie du Parlement de Westminster, comparée à la limitation judiciaire du pouvoir du Congrès, ne paraît pas lui poser problème, dans la mesure où, selon lui, « le Parlement [britannique] représente la nation, et l’opinion publique est suffisamment forte et cohérente pour lui opposer des limites sans l’intermédiaire du droit et l’assistance des cours de justice ».
En ce qui concerne la protection des droits individuels par ces « forums non politiques » que sont les cours de justice, le judicial review permet d’imposer certaines limites au pouvoir législatif, ce que ne permet pas le droit britannique. Toutefois, en présentant, sur ce point comme sur d’autres, les expériences américaine et anglaise comme essentiellement identiques, Wilson tend à minimiser la spécificité du pouvoir dont disposent les tribunaux américains. Mais, plus que ce pouvoir, c’est surtout la spécificité du constitutionnalisme écrit qui apparaît minimisée. Après avoir invoqué le principe de la rule of law selon lequel « un agent de la force publique cesse d’être un agent de la force publique lorsqu’il outrepasse ses pouvoirs », Wilson masque l’un des caractères essentiels de la réception de ce principe aux États-Unis. Car « après la Déclaration d’indépendance de 1776, les jeunes États d’Amérique ont mis un point d’honneur de rédiger leurs constitutions et d’écrire noir sur blanc leurs principes de gouvernement », et ces constitutions écrites ont fait comprendre « qu’il ne suffisait pas pour garantir la liberté de soumettre l’exécutif au règne du droit, mais qu’il fallait aussi y assujettir le législateur ». Aussi, du point de vue de la protection des droits et libertés individuels, Wilson omet de mettre en évidence – à dessein, semble-t-il – la nouvelle version du principe de la rule of law consacrée aux États-Unis, « plus précise et plus contraignante, qui est le règne de la Constitution ».
2) Le refus du juge de s’immiscer dans les « questions politiques »
Considérer, comme Wilson, que le judicial review a essentiellement pour objet la protection des droits individuels, implique de refuser que le juge refuse utilise ses pouvoirs à d’autres fins. Le juge Marshall, en reconnaissant au pouvoir judiciaire le pouvoir d’écarter l’application d’une loi inconstitutionnelle, avait dans le même temps posé une limite essentielle à ce pouvoir : l’impossibilité pour la Cour suprême de connaître des « questions politiques ». Il avait déclaré, dans l’affaire Marbury v. Madison, que « [l]e rôle de la Cour est seulement de se prononcer sur les droits des individus, non de s’enquérir de la manière dont le pouvoir exécutif et ses agents s’acquittent des fonctions pour lesquelles ils ont reçu un pouvoir totalement discrétionnaire. Les questions qui sont par nature politiques, ou que la Constitution et les lois placent sous l’autorité de l’exécutif, ne peuvent jamais être discutées devant cette Cour ».
En affirmant l’auto-limitation de son pouvoir de judicial review, le juge lui-même a contribué à délimiter et restreindre son objet. Mais, précisément, cette limitation ne repose que sur sa volonté, et il est bien difficile de définir avec précision la notion de « questions politiques ». On peut certes noter que le domaine de ces questions « par nature » politiques a d’abord été celui des relations internationales, avant de s’étendre à des questions de droit constitutionnel, et que sont susceptibles d’être qualifiées de questions politiques aussi bien les actes de l’Exécutif – comme le précisait l’arrêt Marbury – que les actes du Congrès. Toutefois, cette reconnaissance par le juge d’une part de pouvoir discrétionnaire des autres branches du gouvernement – qui participe de la légitimation de son propre pouvoir de judicial review en y apportant certaines limites – ne serait-elle pas, comme l’exprimait le juge Holmes, « à peine plus qu’un jeu sur les mots » ? C’est sur ce fondement que, au sein du mouvement progressiste, J. Allen Smith avait vivement critiqué la notion de questions politiques, en écrivant que « [c]ette auto-limitation que [le judiciaire] apporte à son pouvoir ne constitue qu’un moyen commode d’exclure de sa compétence des mesures qu’il ne voudrait ni approuver ni condamner. Et, dans la mesure où la Cour doit décider quelles seront et quelles ne seront pas les questions politiques, elle peut élargir ou réduire le domaine et le sens du mot politique afin que ceux-ci s’accordent avec ses objectifs. Ainsi, elle conserve en réalité le pouvoir auquel elle a, en apparence, volontairement renoncé ».
Contrairement à un auteur comme Smith, Wilson demeurera fidèle à la conception marshallienne de la notion de questions politiques, l’utilisant pour légitimer un pouvoir de judicial review qui, parce qu’il n’a pas pour objet les questions de nature politique, est limité dans son objet. « Un examen très superficiel des décisions de la Cour suprême en matière constitutionnelle », écrit notre auteur, « suffira à démontrer combien elle a été prudente en se refusant à donner ne serait-ce qu’une apparence d’ordre au Congrès ou à l’Exécutif. Elle a cherché à respecter leur autorité et à donner à l’étendue de leur pouvoir discrétionnaire la portée la plus large, par tous les moyens possibles », notamment « en ne soumettant jamais à la discussion les questions politiques, circonscrivant de la manière la plus scrupuleuse et appropriée sa mission au règlement des litiges impliquant les droits individuels ». Dès lors qu’existe la doctrine des questions politiques, il est incorrect, selon Wilson, d’affirmer qu’en jugeant certains actes du Congrès ou du Président, les cours de justice américaines se seraient immiscées dans un domaine exclusivement et naturellement réservé aux branches « politiques » du gouvernement. Ces cours de justice ont, pense-t-il, soigneusement évité cet écueil.
Au-delà de la simple technique des « questions politiques », ce qui apparaît en jeu dans la délimitation de l’objet du judicial review – en tant qu’instrument « non politique » de protection des droits individuels – est la capacité de la Cour suprême à éviter les conflits avec les autres branches du gouvernement. Dans cette optique, apparaît nécessaire, de manière générale, une certaine retenue judiciaire (judicial self-restraint) à l’égard des actes du Congrès. Selon Wilson, « [la Cour suprême] exige que les requérants qui la saisissent prouvent le caractère manifeste de l’inconstitutionnalité alléguée à l’encontre d’une loi, avant de se hasarder à écarter ce que le Congrès a ordonné ». Ainsi, parce qu’il exige que l’inconstitutionnalité de la loi soit manifeste pour refuser de l’appliquer, le juge éviterait d’exercer son pouvoir pour des motifs politiques, et parviendrait à enserrer l’objet du judicial review dans ses limites naturelles. Sur ce point, on doit toutefois reconnaître que le regard porté par Wilson – du moins dans Constitutional Government – sur l’histoire constitutionnelle des États-Unis est pour le moins sélectif. Notre auteur affirme en effet qu’« il n’y a jamais eu de conflit sérieux entre le Congrès et les cours de justice », reconnaissant tout au plus « des agacements occasionnels ». On peut légitimement contester une telle vision, notamment au regard de l’épisode de la guerre de Sécession, que Wilson l’historien n’ignorait évidemment pas. Après avoir suscité l’indignation en prenant, avant la guerre, la décision Dred Scott, la Cour suprême dut affronter, pendant plusieurs années, un conflit sérieux avec le Congrès. Celui-ci – dont plusieurs lois ont été invalidées durant cette période – a notamment manifesté son hostilité en modifiant le nombre de juges à la Cour suprême à trois reprises en l’espace de six années, et en soustrayant à sa compétence, en cours d’instance, une affaire susceptible de remettre en cause certaines des lois postérieures à la guerre, dites de la « Reconstruction ». On est assez loin du tableau des relations entre le Congrès et la Cour suprême dressé par Wilson dans Constitutional Government, et il apparaît difficile de ne voir dans cet épisode qu’un « agacement occasionnel ». Il est d’ailleurs remarquable que Wilson ait ignoré de tels faits historiques dans cet ouvrage, alors qu’il en avait fait partiellement mention dans Congressional Government. L’explication de cette différence de traitement se trouve sans doute dans les besoins de sa démonstration : dans son premier ouvrage, il entendait montrer la domination complète du Congrès, illustrée par la soumission de la Cour suprême ; dans Constitutional Government, en revanche, il souhaitait montrer que pouvoirs judiciaire et législatif entretenaient des relations pacifiques, ce qui l’a conduit à prendre quelques libertés avec l’histoire constitutionnelle.
B. Les contraintes pesant sur le juge
En dépit de son pouvoir créateur, le juge n’agit pas librement selon Wilson, car il doit se plier à un certain nombre de contraintes, qui tiennent d’une part à la nature de la fonction juridictionnelle (1), et d’autre part au contexte de son exercice (2).
1) Les contraintes liées à la nature de la fonction juridictionnelle
La première série de contraintes qui s’imposent au juge sont liées à la nature de sa fonction. Sur cette question, Wilson semble faire preuve d’un relatif classicisme, ses idées paraissant assez proches de certains des points développés par Hamilton dans la lettre 78 du Fédéraliste. Les contraintes liées à la nature de la fonction juridictionnelle peuvent, semble-t-il, être classées en deux catégories : celles qui sont inhérentes à la fonction, et celles qui reposent sur une certaine idée de ce que doit être la fonction juridictionnelle. Envisagé sous un autre angle, ce deuxième type de contraintes repose essentiellement sur l’adhésion du juge à une telle conception, contrairement au premier type de contraintes, desquelles il ne peut en aucune façon s’affranchir.
En premier lieu, l’existence de contraintes inhérentes à la fonction juridictionnelle repose sur l’idée selon laquelle le pouvoir judiciaire est, suivant la conception hamiltonienne, « le plus faible » des trois pouvoirs, car il « n’a influence ni sur l’épée, ni sur la bourse ». D’autre part, « il ne peut prendre aucune résolution active ». Dès lors, « il n’a ni force ni volonté, mais un simple jugement ». Cette conception sera reprise par Wilson, notamment dans Congressional Government. Les cours de justice, écrit-il, « n’ont aucun pouvoir d’initiative ; elles doivent attendre que la loi ait été violée et que des plaideurs aient spontanément introduit une instance ; elles doivent attendre, de nos jours, des mois, souvent des années, avant que les plaideurs ne se frayent un chemin jusqu’à elles à travers un rôle encombré ». Cette difficulté ne concerne d’ailleurs pas tant les actes de l’Exécutif que ceux de la Législature, dont on doit craindre « l’esprit agressif ». Les assemblées sont en effet « le pouvoir moteur du gouvernement ». « Ce sont », poursuit-il, « les empiètements subtils, furtifs, presque imperceptibles de la politique ou de l’action politique qui forment les précédents sur lesquels sont généralement consacrées les prérogatives nouvelles ; et, cependant, ce sont ces empiètements même dont il est le plus difficile pour les cours de justice de s’occuper, et au sujet desquels, en conséquence, les cours fédérales se sont déclarées incompétentes pour faire connaître une opinion. Elles n’ont rien à dire sur les questions de politique ». Ainsi, la faiblesse inhérente à la fonction juridictionnelle apparaît, au travers de ces lignes, comme l’une des explications de l’auto-limitation du juge américain et son refus de connaître les « questions politiques ». On retrouve là , d’une certaine manière, la conception tocquevillienne selon laquelle les tribunaux américains n’ont pas réellement les moyens d’entrer sur la scène politique, dans la mesure où ils ne peuvent attaquer les lois que par des moyens judiciaires.
En second lieu, le juge affronte une contrainte qu’il doit, dans une certaine mesure, s’imposer à lui-même. Fonctions juridictionnelle et législative sont en effet traditionnellement conçues comme de nature différente, et le juge ne doit pas usurper la seconde. Hamilton avait tenté de tracer la frontière entre l’exercice d’une volonté, qui caractérise la fonction législative, et celui d’un jugement, qui joue un rôle prépondérant dans l’office du juge. L’auteur de la lettre 78 du Fédéraliste n’ignorait évidemment pas que « [c]omme toutes les démarcations, celle entre “interpréter” ou “juger” et “légiférer” est extrêmement ténue ». Mais il rappelait qu’en tout état de cause, « [l]es tribunaux doivent déclarer le sens de la loi ». Certes, reconnaissait-il, « s’ils sont disposés à exercer leur volonté au lieu de leur jugement, ils pourront également substituer leur volonté à celle du Corps législatif ». Mais ce risque est impossible à parer, car « [s]i cette observation prouvait quelque chose, elle prouverait qu’il ne doit pas exister de juges séparés du Corps législatif ».
Wilson semble partager la lucidité qui marque cette conception classique. Dans Constitutional Government, après avoir évoqué la liberté du juge dans sa participation à la détermination du contenu des principes constitutionnels, il soulignait que la principale difficulté se situe dans le tracé de « la limite au-delà de laquelle ce processus de développement et d’adaptation cesse d’être légitime et devient un simple acte de volonté ». À la question de savoir si la Cour suprême est effectivement restée en deça de cette limite, Wilson répondra positivement, lui accordant un satisfecit pour l’ensemble de sa jurisprudence, sur lequel nous reviendrons. La limite que ne doit pas franchir le juge semble toutefois fixée par lui très au-delà de qu’Hamilton aurait sans doute jugé acceptable. La distinction entre fonction législative et fonction juridictionnelle ne recoupe pas chez Wilson, aussi nettement que dans la conception classique, une opposition entre volonté et jugement. En fait, l’exercice de la fonction juridictionnelle, à l’instar des fonctions « politiques », lui apparaît essentiellement comme la mise en œuvre de la volonté de l’opinion ; le pouvoir judiciaire, comme les autres branches du gouvernement, ne fait, en définitive, qu’« interpréter » cette volonté. Le juge, dans l’exercice de sa fonction, n’apparaît ni moins ni plus libre vis-à -vis de l’opinion que le législateur.
Cette liberté du juge est, selon Wilson, aussi nécessaire et inévitable que dangereuse, car « [l]’intégrité autant que la pureté de notre système dépend de la sagesse et de la conscience morale de la Cour suprême ». Une telle conception renvoie, plus largement, à l’un des principaux thèmes wilsoniens : l’idée selon laquelle « tout gouvernement est en grande partie ce que sont les hommes qui le constituent ». On ne peut nier que les Pères fondateurs eux-mêmes, conscients du fait que les hommes ne sont pas des « anges », avaient à l’esprit l’importance du facteur humain dans le fonctionnement d’un gouvernement. Ils espéraient cependant pouvoir ériger un rempart contre le pouvoir personnel avec la mise en place d’un « gouvernement par les lois et non par les hommes », hypothèse que Wilson, pour sa part, réfute totalement. Sa conception d’un gouvernement par les hommes et non par les lois s’applique pleinement au pouvoir judiciaire, dont la conduite ne dépend pas de règles qui s’imposeraient à lui, mais du seul comportement de ses membres. Ainsi, « [c]haque gouvernement est un gouvernement par les hommes, non par les lois, et les cours de justice fédérales ne sont évidemment ni plus sages ni meilleures que les juges qui les composent ». En d’autres termes, si les juges peuvent se tromper, « cela met simplement en évidence une vieille morale », à savoir le fait que « [a]ucune partie d’un gouvernement n’est, dans tous les cas, meilleure que les hommes qui la composent ». Lorsqu’il invite le juge à faire acte de « discernement » plutôt qu’« acte de volonté », Wilson l’engage à agir en ayant à l’esprit sa prestation de serment, dont le caractère fondamentalement ambigu a été montré par Denis Baranger ; en effet, bien que le serment fasse du juge « le serviteur de la Constitution », il « est là pour nous rappeler que la vraie vie ne se trouve pas dans la Constitution, mais dans ceux qui en occupent les offices ».
2) Les contraintes liées au contexte de l’exercice de la fonction juridictionnelle
La deuxième série de contraintes qui s’impose au juge est relative au contexte dans lequel il statue. De ce point de vue, sa liberté n’est que relative. Lorsqu’il prend une décision, il doit notamment considérer, d’une part, les réactions éventuelles des autres branches du gouvernement, et, d’autre part, les exigences de l’opinion publique.
En premier lieu, le juge ne doit pas négliger la position des branches exécutive et législative du gouvernement, qui peuvent contester ses décisions voire mettre en œuvre ce qu’il est convenu d’appeler des représailles.
Dans le cadre des relations qu’entretient le pouvoir judiciaire avec le Congrès et le Président, se pose en effet la question de l’acceptation par ceux-ci de ses décisions. Le refus de ces décisions peut notamment se fonder sur le rejet d’une conception monopolistique de l’interprétation constitutionnelle par la Cour suprême. Cette question n’a pas manqué d’être soulevée dans l’histoire constitutionnelle des États-Unis, notamment au XIXe siècle. Lorsque le juge interprète la Constitution, il s’expose à la critique des autres branches du gouvernement. La question porte donc sur l’autorité des décisions du juge en matière constitutionnelle. Outre le conflit qui a opposé Congrès et Cour suprême dans les années suivant la guerre de Sécession, on peut recenser au moins deux épisodes remarquables où le Président des États-Unis a invoqué sa propre interprétation de la Constitution, contre celle de la Cour suprême : l’utilisation du veto à l’encontre du Bank Bill par Andrew Jackson en 1832, qui contestait la jurisprudence McCulloch v. Maryland relative à la compétence fédérale pour l’établissement d’une banque centrale ; la réaction d’Abraham Lincoln à la décision Dred Scott, déclarant que « [l]e Congrès, l’Exécutif et la Cour doivent chacun être guidés, en ce qui les concerne, par leur propre interprétation de la Constitution ». Comme l’explique Carlos-Miguel Pimentel, cette doctrine « départementaliste » signifie que « [p]our Lincoln comme pour Jackson, la décision de la Cour était bien contraignante pour les pouvoirs publics, mais seulement dans le cas d’espèce décidé par la Cour, et les organes du gouvernement n’étaient tenus de la respecter qu’entre les seules parties au litige. En revanche, les pouvoirs publics comme les citoyens étaient en droit de lui contester toute portée erga omnes ». On peut d’ailleurs voir dans la doctrine des « questions politiques », consacrée dans l’arrêt Marbury, l’affirmation de l’absence de monopole de la Cour suprême en matière d’interprétation constitutionnelle. Mais, dans la mesure où la Cour décide elle-même de qualifier un acte de question politique, elle demeure susceptible de rencontrer l’opposition des autres branches du gouvernement, qui peuvent vouloir proposer une interprétation concurrente.
La position de Wilson sur la question du monopole d’interprétation de la Cour suprême est relativement ambiguë. Certes, il expose, dans l’un de ses cours de droit constitutionnel, le principe selon lequel une décision du juge n’a qu’un effet inter partes et que les autres branches du gouvernement ne sont liées par elle qu’à raison de leur « conscience juridique » et de leur « responsabilité politique ». Mais il se montre par ailleurs sévère à l’égard des autorités politiques se laissant aller à contester publiquement la jurisprudence de la Cour suprême. Si des membres du Congrès se plaisent, à l’occasion, à critiquer un jugement d’inconstitutionnalité, c’est parce que, motivés par le ressentiment qui les anime, écrit-il, ils oublient leurs « principes constitutionnels ». Et, s’il épargne Lincoln, Wilson n’a pas de mots assez durs pour Andrew Jackson, « le type d’homme qui pourrait très facilement dénaturer et détruire notre système constitutionnel entier, si les cours de justice étaient dépossédées de leur autorité ». On peut dire qu’en tant que Président, Wilson fut assez fidèle à cette conception ; il n’a jamais ouvertement critiqué une quelconque décision de la Cour suprême.
Affirmer un désaccord n’est cependant pas la seule possibilité offerte aux autorités politiques. Lorsqu’une décision du juge, pour quelque raison que ce soit, n’est pas acceptée par le Président ou le Congrès, ceux-ci ne sont pas dépourvus de moyens d’action à l’encontre du « plus faible » des pouvoirs. Hamilton lui-même le reconnaissait volontiers, soulignant notamment, à propos du pouvoir judiciaire, que « c’est, en définitive, du secours du bras exécutif que dépend l’efficacité de ses jugements ». Plus largement, le système fédéral des États-Unis place le judiciaire dans une dépendance vis-à -vis des deux autres branches du gouvernement. Wilson en a parfaitement conscience, expliquant que si « [l]es cours de justice fédérales contrôlent l’action des autres branches du gouvernement dans l’intérêt de nos conventions constitutionnelles fondamentales », elles sont pourtant « la créature de lois fédérales et de nominations présidentielles ». Rappelons en effet que la Constitution de 1787 réserve une large compétence au Congrès en matière d’organisation du pouvoir judiciaire fédéral, exigeant simplement (article III, section 1) que celui-ci « sera dévolu à une Cour suprême et à telles cours inférieures que le Congrès, pourra, le cas échéant, ordonner et établir ». Comme l’indique Wilson, seule une faible part de la compétence de la Cour suprême elle-même dérive directement de la Constitution ; elle est déterminée en grande partie par le Judiciary Act de 1789. De plus, la Constitution ne prescrit pas le nombre de membres qui siègent dans les juridictions fédérales.
Dans ces conditions, écrit Wilson, « le Congrès pourrait aisément renverser une majorité hostile au sein de n’importe quelle juridiction ou degré de juridiction, et au sein de la Cour suprême elle-même, par une augmentation suffisante du nombre de juges et un maniement adroit de ses compétences ; il pourrait également, avec l’aide du Président, désigner leurs membres de telle sorte que les juridictions se conforment à ses objectifs ». Édulcorant une nouvelle fois la réalité historique, il affirme cependant que la menace d’une telle « manipulation » n’a jamais réellement existé, « bien que certaines nominations à la Cour suprême aient pu rendre le pays suspicieux et inquiet ». Si, quelques années plus tard, le Président Franklin Roosevelt devait élaborer son projet bien connu de Court-Packing-Plan, destiné à augmenter le nombre de juges à la Cour suprême pour renverser une majorité hostile par de nouvelles nominations –, il ne s’agissait pas de la première tentative du genre, et Wilson ne l’ignorait pas. Ici aussi, ce n’est cependant pas dans le chapitre de Constitutional Government consacré au pouvoir judiciaire, mais dans Congressional Government, qu’il faut rechercher le récit d’un tel épisode. Dans le contexte conflictuel de l’après-guerre de Sécession, une décision de la Cour suprême de 1870 (first legal tender case) avait invalidé une loi de 1862, instituant le cours forcé des billets de banque émis par le gouvernement fédéral. Deux nouvelles nominations à la Cour suprême devaient alors intervenir, dont l’une résultait d’une augmentation du nombre de juges, décidée par le Congrès. Le Président Grant procéda à ces nominations, aidé par le Sénat qui devait les confirmer, dans le but avoué de renverser la décision de la Cour suprême, et ce revirement de jurisprudence intervint effectivement l’année suivante (second legal tender case). « Ces nominations », expliquent André et Suzanne Tunc, « si vite suivies d’un renversement de doctrine de la part de la Cour, furent considérées à l’époque comme des nominations faites en vue d’obtenir ce renversement et Grant fut accusé, selon l’expression courante, d’avoir « truffé » la Cour (pack the Court) ». Cet épisode que Wilson qualifiait de « mémorable » dans Congressional Government est purement et simplement ignoré dans Constitutional Government, alors même qu’il n’hésite pas à y affirmer qu’en définitive, « [c]es deux branches “coordonnées” du gouvernement – à savoir le Congrès et l’Exécutif – à qui les cours de justice s’adressent d’une manière si impérative pour fixer les pouvoirs qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exercer sous l’empire de la Constitution, peuvent en fait, si elles le souhaitent, manœuvrer les tribunaux dans leur propre intérêt, sans violer formellement la moindre disposition de la loi fondamentale du pays ».
En second lieu, la question du contexte dans lequel évolue le pouvoir judiciaire ne concerne pas uniquement les autres branches du gouvernement. Le juge doit, en toute logique wilsonienne, prendre en compte la volonté de l’opinion, qui est la source d’inspiration fondamentale de ses décisions. Dans une telle perspective, un problème peut se poser : celui d’un décalage éventuel entre ce qu’est apparemment la volonté populaire et la position du juge, de la Cour suprême en particulier. Ce problème est d’autant plus susceptible de se présenter que les juges fédéraux sont nommés à vie. Comme le reconnaissait Wilson dans Congressional Government, la Cour suprême, « quelque droits et irréprochables soient ses membres, a généralement eu et continuera, sans nul doute, à avoir une coloration politique distincte, qui est celle de l’époque à laquelle sa majorité a été choisie ». Il est par exemple notoire, écrit-il, que la Cour Marshall était ouvertement fédéraliste. Mais, après la mort du Chief Justice en 1835, la composition de la Cour évolua et ses conceptions également. Ainsi, « il est juste d’affirmer, en considérant de manière générale notre histoire politique, que l’évolution des interprétations constitutionnelles de la Cour suprême suit, lentement mais sûrement, l’évolution du rapport de forces entre les partis politiques au niveau national ». S’il existe un décalage entre les conceptions dominantes parmi l’opinion publique et la Cour suprême, il ne sera jamais que transitoire, affirme Wilson.
II.- UNE POSITION ISOLÉE AU SEIN DU MOUVEMENT DU « CONSTITUTIONNALISME PROGRESSISTE »
Si le pouvoir des juridictions américaines d’écarter l’application d’une loi jugée inconstitutionnelle est « un sujet de discussion et de critique – positive ou négative – inépuisable », on doit remarquer que c’est seulement au cours du XXe siècle que s’est imposée la conception moderne du judicial review, et que l’usage de ce pouvoir, désormais considéré comme un élément essentiel du système constitutionnel états-unien, s’est banalisé. Rappelons à cet égard que la décision Dred Scott était, en 1857, seulement la deuxième déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi du Congrès par la Cour suprême, après l’arrêt Marbury v. Madison. Un changement dans la pratique de la Cour intervint durant la présidence de Salmon Chase, entre 1864 et 1873, durant laquelle dix lois du Congrès furent invalidées. « C’était le début d’une nouvelle phase de l’activité de la Cour suprême », expliquent André et Suzanne Tunc, « d’une phase où elle allait être engagée continuellement dans la vie politique quotidienne et être l’arbitre des grandes passions dont les États-Unis seraient le théâtre ».
Un tel changement d’attitude de la part des juges fédéraux devait susciter la controverse, spécialement au regard du principe démocratique, cher au mouvement progressiste. Parmi les représentants de ce mouvement, la censure des lois votées par les élus du peuple sera vivement critiquée. Bien qu’il partage assez largement cette conception majoritaire de la démocratie, Wilson se distingue toutefois de nombreux progressistes, en ce qu’il considère, précisément, que la Cour suprême n’a jamais réellement porté atteinte au principe majoritaire (§1). C’est la raison pour laquelle, à la différence là encore de nombreux progressistes, il défendra le statu quo en ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire (§2).
§1. Le rejet de l’argument contre-majoritaire
Pour critiquer l’utilisation plus fréquente et politiquement orientée du pouvoir de judicial review au début du XXe siècle, l’argument contre-majoritaire, pour reprendre l’expression consacrée par Alexander Bickel, est brandi par de nombreux auteurs progressistes (A). Cet argument est cependant contourné par Wilson, qui justifie la pratique du judicial review en mettant en avant le respect de la volonté populaire dont font montre les juges (B).
A. Un argument développé par les progressistes
Le mouvement progressiste est assez largement hostile au judicial review, considéré comme l’instrument d’un « gouvernement des juges » (1), d’orientation résolument conservatrice (2).
1) La critique progressiste du « gouvernement des juges »
L’un des hommes politiques progressistes les plus actifs, le sénateur Robert LaFollette, écrivait en 1912 que « [s]eul le pouvoir judiciaire, parmi l’ensemble de nos institutions gouvernementales, demeure à l’abri des critiques depuis de nombreuses années ». Toutefois, constatait-il, « [d]epuis deux ou trois ans, le public commence à adopter un point de vue critique sur le travail des juges ». Au début des années 1910, la critique progressiste du pouvoir judiciaire atteint son paroxysme, la meilleure illustration étant la campagne présidentielle de Theodore Roosevelt, dont l’un des thèmes majeurs fut la proposition d’une censure populaire de certaines décisions judiciaires. Cette critique se présente sous la forme d’une véritable attaque contre le « gouvernement des juges », expression dont on sait qu’elle a été spécifiquement élaborée pour décrire la situation américaine du début du XXe siècle. En France, c’est Édouard Lambert qui a popularisé l’expression mais, une dizaine d’années auparavant, on trouve chez Louis Boudin, un auteur progressiste américain, une notion qui s’en approche : « Government by Judiciary », que Lambert cite et traduit lui-même par « gouvernement par le judiciaire ».
La notion de « gouvernement des juges » a, depuis lors, connu un grand succès en France, mais son écho est resté faible aux États-Unis, assez paradoxalement. Quoi qu’il en soit, elle demeure difficile à saisir, et « nul ne sait bien », écrit Gérard Timsit, « ce que recouvre l’expression ». « Historiquement, elle énonce une situation. Intuitivement, elle esquisse une frontière. Politiquement, elle condamne une violation ». Si l’on s’essaye à lui donner un contenu, comme l’entreprend Michel Troper, on pourrait dire que le gouvernement des juges signifie, latissimo sensu, « toute situation dans laquelle des magistrats, quels qu’ils soient, [...] paraissent disposer d’un pouvoir politique excessif, c’est-à -dire paraissent capables de s’opposer soit à des décisions, soit à des hommes politiques » ; stricto sensu, elle n’est utilisée qu’« à propos des seuls juges constitutionnels, dès lors qu’ils exercent le pouvoir législatif », mais, s’appliquant ainsi à tout système où existe un contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois, l’appellation « gouvernement des juges » n’est utilisée par certains auteurs « que si le juge fait un mauvais usage de son pouvoir, c’est-à -dire s’il l’emploie contre la volonté du législateur » ; enfin, strictissimo sensu, le gouvernement des juges « serait celui dans lequel les juges ne se contenteraient pas d’une participation au pouvoir législatif, mais exerceraient la totalité du pouvoir », l’expression étant alors employée comme équivalant à une forme de gouvernement, « par exemple une variété d’aristocratie ». « Dans tous les cas », explique Gwénaële Calvès, « c’est un double phénomène qui se trouve pointé du doigt : le rôle excessif, dans le processus de création judiciaire du droit, des valeurs personnelles de magistrats non élus et politiquement irresponsables ; la portée abusive des décisions rendues, qui franchissent les limites de la sphère juridictionnelle pour s’imposer – de manière presque définitive – aux deux autres pouvoirs de l’État fédéral, mais aussi aux États fédérés et à toutes les personnes publiques. Le juge qui gouverne statue en fonction de ce qui lui semble souhaitable ou opportun, et il impose cette appréciation au pays tout entier ».
L’emploi de l’expression « gouvernement des juges » pour décrire ici la critique progressiste du pouvoir judiciaire se justifie pour trois raisons : elle fut inventée pour décrire, précisément, cette période historique ; une notion presque similaire est employée par certains auteurs progressistes (Government by Judiciary) ; enfin, les différents sens de la notion de gouvernement des juges, tels qu’ils viennent d’être exposés, correspondent exactement aux arguments développés au sein du mouvement progressiste. Mais, avant d’évoquer les différents aspects de la critique progressiste du gouvernement des juges, un rappel du contexte jurisprudentiel dans lequel cette critique s’est développée s’avère nécessaire.
La jurisprudence de la Cour suprême a connu un tournant décisif dans les années 1880. Alors qu’elle s’y était refusée pendant plusieurs années, la Haute juridiction fédérale a finalement cédé à « la pression croissante des individualités et des groupes aux dépens desquels s’opérait l’extension du pouvoir de police », en enrichissant le contenu de la notion de due process of law, au point de l’ériger en critère du caractère « raisonnable », c’est-à -dire constitutionnel, de la législation, spécialement économique et sociale. Cette utilisation de la clause du due process et d’autres principes en découlant – comme la liberté contractuelle –, par les juridictions et la Cour suprême en particulier, permettait au juge d’invalider un certain nombre de lois pour des motifs que lui seul semblait maîtriser. Les juridictions des États fédérés, comme le révèle le nombre des exemples cités dans l’étude d’Édouard Lambert, ont très tôt emboîté le pas à la Cour suprême. Ont ainsi subi la censure judiciaire des juridictions d’États des lois telles que celles prescrivant aux employeurs l’obligation de payer leurs salariés en monnaie légale et non en bons de marchandises en Pennsylvanie, ou encore celles organisant un cadre juridique protecteur pour les accidents du travail. La jurisprudence de la Cour suprême, quant à elle, a révélé que l’arrêt Lochner (1905) n’était pas un « accident ». Avec l’arrêt Adair v. United States (1908), a ainsi été invalidée une loi fédérale interdisant aux compagnies de chemins de fer de renvoyer un employé pour cause d’adhésion à un syndicat ; dans le même sens, l’arrêt Coppage v. Kansas (1915) a eu pour effet d’invalider une loi étatique interdisant à tout employeur d’exiger de ses employés la promesse de ne pas adhérer à un syndicat ; la Cour suprême devait même aller jusqu’à valider, dans l’arrêt Hitchman (1917), une injonction adressée par une Cour inférieure à un syndicat souhaitant tenir secrète l’adhésion de travailleurs ayant consenti, lors de leur embauche, à promettre d’abandonner leur emploi s’ils devenaient membres d’un syndicat. La panoplie des instruments de « lutte contre la législation sociale » utilisés par les juges ne se limitait cependant pas aux invalidations des lois. L’interprétation « constructive » de celles-ci fut en effet « presque aussi efficace que le contrôle de constitutionnalité pour assurer la prévalence des conceptions judiciaires de la justice économique sur les vues aventureuses ou irréfléchies du législateur ». Ainsi, dans le domaine de la législation anti-trust – destinée à interdire les « ententes » entre firmes leur permettant de contrôler un secteur économique –, la jurisprudence aurait « retourné contre les coalitions du travail l’arme forgée contre les coalitions du capital », en consacrant la thèse des industriels, selon laquelle les syndicats seraient « des ententes entre “vendeurs de travail” en vue d’élever “le prix de leur marchandise” et restreindre d’autant la liberté de “l’acheteur de main-d’œuvre” ».
À partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’à la « fin du gouvernement des juges » à l’époque du New Deal, le judicial review semble avoir ainsi changé de nature, cessant de n’être, comme auparavant, qu’un « simple contrôle de compétence » – en d’autres termes, « un examen de l’aptitude du législateur à traiter certains sujets, et non de l’exercice qu’il avait fait de cette aptitude » –, pour se transformer en une véritable « soumission du pouvoir législatif à la tutelle du pouvoir judiciaire ». Certains auteurs portent cependant un regard plus nuancé sur cette période du « gouvernement des juges », en minimisant l’intensité de cette « tutelle » judiciaire. Celle-ci, en premier lieu, ne semblait pouvoir être durable. Comme le relève Robert McCloskey, « [l]a plupart des mesures législatives importantes que l’opinion publique réclamait fortement furent votées, puis parvinrent à passer victorieusement l’épreuve du contrôle judiciaire. Dans certains secteurs en vue, comme la législation sur la durée maxima du travail, la Cour employa une tactique dilatoire pendant quelques années puis, lorsque l’opinion publique eut clairement marqué ses exigences, elle se soumit ». En second lieu, certains auteurs soutiennent que d’un point de vue quantitatif, le nombre de lois invalidées fut finalement assez peu élevé. On invoque également le fait que la Cour suprême invalidait beaucoup moins de lois fédérales que de lois étatiques, même s’il demeure impossible « de mesurer avec exactitude l’effet modérateur de cette avalanche de décisions négatives sur les parlementaires des États et les membres du Congrès qui, sans elles, se seraient peut-être empressés de courir vers l’État-Providence ».
Mais, quelles que soient ces réserves, on ne peut nier que « l’esprit de l’arrêt Lochner, hostile à l’évolution sociale et plein de l’illusion de la toute-puissance judiciaire », devait subsister jusqu’au New Deal, et que la législation économique était alors soumise à un contrôle judiciaire pouvant « être exercé de façon rigoureuse et continue, ou relâchée et occasionnelle, au gré de la Cour ». Autrement dit, « les réformes adoptées dans de nombreux États de l’Union ont dû, tout au long de l’ère Lochner, passer sous les fourches caudines du contrôle de “raisonnabilité” appliqué par les juges. Le prétoire apparaissait bien comme une troisième chambre, dotée d’un droit de veto dont elle usait à sa guise ». C’est précisément ce contexte jurisprudentiel que vise la critique progressiste du gouvernement des juges. « Il n’est pas exagéré d’affirmer », écrit ainsi Charles Grove Haines, « que [l’]extension de la signification de due process of law a converti le contrôle judiciaire des actes législatifs en une forme de correction de la législation complètement différente de celle qui avait existé jusque là ». Dans un article paru en 1909, Walter Dodd constatait, dans le même sens, que « [l]es cours de justice ont envahi de manière certaine le domaine des politiques publiques, et sont promptes à déclarer l’inconstitutionnalité de presque toutes les lois qu’elles désapprouvent, particulièrement dans le domaine de la législation sociale et industrielle ».
La critique des décisions judiciaires par les progressistes repose sur plusieurs aspects, qui correspondent dans une certaine mesure aux divers sens de la notion de gouvernement des juges, dégagés par Michel Troper. Selon ces auteurs américains, nous venons de le voir, les juges paraissent disposer d’un pouvoir politique excessif, en « envahissant » le domaine propre du politique. Plus précisément, est invoquée l’idée selon laquelle les juridictions font un mauvais usage de leur pouvoir de judicial review. Cette idée repose d’abord sur le postulat de la prépondérance de l’élément humain dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, contrairement à la fiction d’un « gouvernement par les lois ». Dans son étude sur l’histoire constitutionnelle des États-Unis, Jacques Lambert souligne que « les Américains ont prétendu faire un gouvernement de lois et non d’hommes ; mais parce que les lois n’ont de vie que par ceux qui les interprètent, ils ont fait un gouvernement de légistes ». Cet auteur, qui connaissait bien la littérature progressiste américaine, exprime ici une idée très largement répandue au sein de celle-ci, selon laquelle il est inévitable que les juges parviennent à faire prévaloir leurs opinions personnelles en utilisant le paravent du droit. Wilson avait lui-même concédé que « l’intégrité » et la « pureté » du système constitutionnel états-unien reposaient entièrement sur la conscience des juges. La conception d’un « gouvernement de légistes », évoquée par Jacques Lambert, est notamment développée par Herbert Croly. Le système d’un « gouvernement par les lois » n’est qu’une illusion, écrit ce dernier, et, plutôt que de favoriser la réduction du facteur personnel et humain dans l’exercice du pouvoir, le système judiciaire états-unien a permis à un petit groupe d’hommes – la « classe des légistes » – d’exercer un pouvoir politique immense. Charles Grove Haines ne dit pas autre chose, dans son ouvrage sur la « doctrine américaine de la suprématie judiciaire », dont la première édition parut en 1914. Cet auteur, qui contribuera aux mélanges Édouard Lambert sur le thème du gouvernement des juges, explique ainsi qu’« en réalité, [le droit constitutionnel] est, dans une très large mesure, le résultat des forces humaines dans lesquelles la personnalité des juges, leur éducation, leurs sympathies et leurs conceptions personnelles eurent une importance primordiale ». Comme le résume Louis Boudin, dans une formule qui n’est pas sans rappeler celle de Charles Evans Hughes – « la Constitution est ce que les juges disent qu’elle est » – : « alors que, théoriquement, le sens de la Constitution est celui que les auteurs de cet instrument lui ont attribué en 1787, il constitue, en pratique, celui que la majorité de la Cour suprême choisit de lui attribuer pour un temps ».
Reconnaître que le juge n’est pas la simple bouche de la loi constitutionnelle ne suffit cependant pas à démontrer qu’il fait un mauvais usage de son pouvoir. C’est pourquoi, après avoir observé le caractère irréductible de l’élément humain dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, les progressistes tentent de caractériser « l’usurpation de pouvoir » dont se seraient rendus coupables les juges américains au tournant du XXe siècle, en s’arrogeant un pouvoir de nature législative. C’est cette distinction entre la fonction des juges et celle du législateur qu’invoque Louis Boudin, selon qui les premiers « ne sont pas censés disposer d’un pouvoir d’appréciation tel qu’ils puissent agir selon leur propre conception du bien public ». Dans cette perspective, poursuit-il, on est contraint d’admettre que la jurisprudence des cours de justice fédérales et étatiques, en ce début de XXe siècle, constitue une « usurpation du pouvoir législatif » aboutissant à un « despotisme judiciaire », car « [l]’essence du despotisme est le droit d’un petit nombre de faire les lois ou de contrôler leur confection, sans être responsable devant le peuple ». Dans l’esprit de Boudin, le principe démocratique exige donc, semble-t-il, que le pouvoir législatif ne soit exercé que par ceux qui tiennent leur fonction de l’élection. Cela ne signifie cependant pas que le judicial review soit, en lui-même, illégitime ; le reproche que cet auteur adresse aux juges de ce début de XXe siècle est d’avoir abandonné une forme de retenue judiciaire, de sorte que le judicial review, conçu à l’origine comme un « pouvoir extraordinaire destiné à être utilisé dans des circonstances extraordinaires et pour des motifs extraordinaires », est devenu « un pouvoir ordinaire utilisé par les juridictions sans hésitation comme l’une de leurs fonctions habituelles ». Dans le même sens, Charles Grove Haines constate à regret que les décisions judiciaires de son époque ont contribué à « encourager une forme de législation judiciaire, dont le principal objectif est de fermer quelques-unes des avenues du contrôle public », et que le judicial review, dans ces conditions, « a fait de la Cour suprême l’une des principales agences législatives de la nation ».
En résumé, on peut dire que ces auteurs entendent montrer que l’attitude des cours de justice correspond à une usurpation de pouvoir, qui les a conduit à exercer, par une forme de contrôle d’opportunité des actes législatifs, une « législation judiciaire » injustifiable du point de vue démocratique. Comme l’écrit J. Allen Smith, l’un des auteurs progressistes les plus véhéments à l’encontre du pouvoir de judicial review, « [a]vec les progrès de la démocratie, il devient de plus en plus évident qu’un système qui remet ce pouvoir immense entre les mains d’un corps insusceptible d’être soumis au contrôle populaire, est une menace constante pour la liberté ». Autrement dit, comme l’écrit Louis Boudin, le régime états-unien n’est pas qu’un « gouvernement des hommes », il est aussi un « gouvernement d’hommes irresponsables ». « L’essence du gouvernement des juges », écrira plus tard Roger Pinto, « était de donner au pouvoir judiciaire, et non aux organes représentatifs, le dernier mot ».
De cette acception du gouvernement des juges – conçu comme un exercice abusif de la fonction juridictionnelle – à celle selon laquelle il s’agirait d’une nouvelle forme de gouvernement – en particulier une forme d’aristocratie –, il y a un pas que certains progressistes n’hésitent pas à franchir. L’idée d’associer le pouvoir judiciaire à une forme d’aristocratie n’est certes pas nouvelle, si l’on se souvient de la formule de Tocqueville, qui écrivait que « [l]’aristocratie américaine est au banc des avocats et sur le siège des juges ». Toutefois, ce que le publiciste français exprimait là ne semble pas correspondre à l’idée d’une domination du « corps des légistes », dont la fonction lui apparaît comme essentiellement modératrice vis-à -vis du peuple. En revanche, dans la description qu’en fait un auteur comme Herbert Croly, c’est bien une volonté de domination qui anime la « classe des légistes », par l’intermédiaire du pouvoir judiciaire, considéré comme une forme d’aristocratie. Robert LaFollette, souscrivant au titre du livre dont il rédige la préface, qualifie quant à lui le troisième pouvoir d’« oligarchie judiciaire ».
La conception du gouvernement des juges, comme étant porteur d’une nouvelle forme de gouvernement de type aristocratique, s’exprime dans une certaine mesure dans la formule typiquement américaine de « suprématie judiciaire ». On le constate chez Charles Grove Haines, qui confond ces différentes formules en écrivant que « [c]e que l’on peut qualifier de gouvernement par le judiciaire, d’aristocratie de la robe, ou de suprématie du judiciaire, est indiscutablement le principe majeur de la politique et du droit public des États-Unis ». Contrairement à la conception hamiltonienne qui le décrivait comme le plus faible des pouvoirs, le judiciaire serait devenu, précisément, « l’institution la plus puissante du gouvernement », dans la mesure où, « [p]lus que toute autre, il peut favoriser ou retarder le progrès humain ». La description, dans la lettre 78 du Fédéraliste, du pouvoir judiciaire comme étant un corps intermédiaire entre le peuple et les assemblées législatives, n’est manifestement qu’un sophisme, comme l’écrira Howard Lee McBain. Celui-ci entend prendre le contrepied de la conception hamiltonienne du pouvoir de judicial review, en affirmant que les juges, par l’étendue de leur pouvoir d’interprétation du texte constitutionnel, ne sont pas de simples agents du peuple mais lui sont supérieurs, tout comme ils sont supérieurs à la Législature.
Les transformations du système constitutionnel états-unien, avec l’avènement de la « suprématie judiciaire », contre laquelle le juge Harlan avait tenté de mettre en garde au début de la période du « gouvernement des juges », apparaît donc comme une réalité aux yeux de nombreux progressistes en ce début de XXe siècle. C’est Édouard Lambert qui résume sans doute le mieux cette position, en évoquant « la conquête de la suprématie politique par le judiciaire » : « L’exemple des États-Unis d’Amérique, dont la Constitution avait développé le dogme constitutionnel de MONTESQUIEU jusqu’à ses dernières conséquences logiques, est l’une des démonstrations les plus décisives de l’impuissance du principe de la séparation des pouvoirs à tenir longtemps ses promesses. Tôt ou tard, l’équilibre égalitaire, qu’il prétend établir entre les pouvoirs constitués, fléchit sous la poussée d’un besoin d’unité de vues et d’unité d’action dans le développement de la politique nationale. En Angleterre et en France, la rupture d’équilibre s’est opérée au profit du pouvoir législatif, qui a plié sous sa norme les pouvoirs coordonnés et instauré ainsi le gouvernement parlementaire. Aux États-Unis le renversement d’équilibre s’est produit au profit du pouvoir judiciaire, qui a soumis les deux autres à son contrôle et établi, par là , un régime de gouvernement par les juges ».
2) La mise en évidence par les progressistes du conservatisme des juges
La critique progressiste du gouvernement des juges ne se situe pas uniquement sur le terrain purement constitutionnel du non-respect des limites de la fonction juridictionnelle. Si ces auteurs et acteurs de la vie politique s’opposent, souvent énergiquement, à la jurisprudence des tribunaux américains, c’est aussi – et peut-être surtout – en raison de l’orientation politique conservatrice de celle-ci. Les lois censurées correspondaient pour la plupart à celles que soutenait, précisément, le mouvement progressiste dans sa dimension politique. Ainsi, et même si l’on considère, comme André et Suzanne Tunc, que le nombre des décisions d’inconstitutionnalité rendues par la Cour suprême ne fut jamais très élevé, on doit reconnaître que « ces décisions frappaient souvent des lois importantes, et elles frappaient toujours des lois de réglementation économique ou de progrès social. La Cour apparut ainsi – et elle fut dans une assez large mesure – “la citadelle du conservatisme”, au mauvais sens du mot ». N’oublions pas, à cet égard, que le titre complet de l’étude d’Édouard Lambert – Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis – mettait l’accent sur cette orientation politique des tribunaux américains, le judicial review y étant présenté comme « sans doute l’instrument de statique social le plus perfectionné auquel on puisse actuellement recourir pour brider l’agitation ouvrière et retenir le législateur sur la pente glissante de l’interventionnisme économique ».
Parmi les observateurs français du système constitutionnel des États-Unis, c’est Tocqueville qui, avant Édouard Lambert, avait mis en évidence le conservatisme « naturel » des légistes en général, et des juges en particulier. « En Amérique », écrivait-il, « il n’y a point de nobles ni de littérateurs, et le peuple se défie des riches. Les légistes forment donc la classe politique supérieure et la portion la plus intellectuelle de la société. Ainsi, ils ne pourraient que perdre à innover : ceci ajoute un intérêt conservateur au goût naturel qu’ils ont pour l’ordre ». Les progressistes qui critiquent le pouvoir judiciaire se saisiront pleinement de ce thème du conservatisme des juges, en invoquant d’ailleurs, pour certains d’entre eux, l’autorité de Tocqueville. C’est le cas de Louis Boudin, qui évoque les observations du publiciste français à propos du penchant naturel des légistes – spécialement des légistes américains – vers le conservatisme. Selon Boudin, l’étude de la jurisprudence de la Cour suprême conduit nécessairement à envisager le gouvernement américain, non seulement comme un « gouvernement par des hommes », mais également comme un « gouvernement par des hommes conservateurs ». Il ajoute même que, « dans la mesure où le pouvoir réel du gouvernement est entre les mains de la majorité de la Cour suprême des États-Unis, notre gouvernement pourrait très bien être qualifié de “gouvernement par un petit nombre d’hommes conservateurs” ». Certes, écrit Boudin, quelques juges « libéraux » ont siégé à la Cour suprême, mais il ne s’agit selon lui que d’exceptions qui confirment la règle ; le bruit qui accompagne l’arrivée de tels juges sur les bancs de la Cour lui semble d’ailleurs constituer la preuve du caractère très inhabituel d’un tel phénomène. J. Allen Smith fait le même constat, pour qui le pouvoir judiciaire fédéral « a bénéficié de la sympathie et de l'approbation des classes conservatrices en se faisant le gardien vigilant du droit de propriété ».
Lorsqu’ils évoquent le conservatisme des juges, ces auteurs avancent plusieurs explications. En premier lieu, certains d’entre eux soutiennent que ce phénomène résulte de la volonté même des constituants. C’est J. Allen Smith, à nouveau, qui l’affirme de la manière la plus claire. Le soin pris par les auteurs de la Constitution à présenter le judicial review comme faisant partie intégrante de la fonction juridictionnelle, pense-t-il, « n’était qu’un aspect de leur projet de faire de la Cour suprême, en pratique, une branche de la Législature fédérale et de garantir ainsi l’existence d’un contrepoids efficace à l’opinion publique ». Charles Grove Haines abonde dans ce sens, en écrivant que « [l]es fédéralistes avaient évidemment tendance à vouloir garantir la suprématie fédérale au moyen du pouvoir judiciaire, et il était généralement admis qu’en cas de défaite aux élections, ils espéraient, grâce au pouvoir judiciaire, freiner les entreprises des autres branches du gouvernement ». « Les cours de justice », ajoute-t-il, « étaient ainsi considérées comme les champions d’un gouvernement national consolidé et des groupes conservateurs qui exigeaient que les initiatives des autres pouvoirs soient freinées, afin de protéger, particulièrement, la propriété et les contrats ». Il n’en reste pas moins que le contexte de la naissance des États-Unis était différent de celui du début du XXe siècle, la question centrale n’étant plus celle du fédéralisme, mais celle de la législation économique et sociale. Dans ces conditions, et sous l’effet d’une utilisation plus hardie du judicial review par les juges, ceux-ci apparaissaient désormais à Haines comme des conservateurs plus zélés que leurs prédécesseurs. Le pouvoir de judicial review, écrit-il, « a transformé le rôle, qu’avait eu originairement la Constitution fédérale, d’un instrument d’équilibrage pour l’application de la théorie de la séparation des pouvoirs et pour l’ajustement des relations fédérales, en un rôle de gardien des idées fondamentales et des situations acquises du conservatisme en matière politique et économique ».
En deuxième lieu, le raisonnement juridique lui-même est associé au conservatisme, dans une perspective assez peu éloignée de la description tocquevillienne des tendances observées chez les légistes. Un certain nombre de progressistes ont tendance à considérer le raisonnement juridique comme essentiellement statique et figé, niant la réalité sociale et par conséquent naturellement conservateur. Cette conception apparaît assez bien sous la plume d’un John Dewey, regrettant la tendance des décisions judiciaires à « sanctifier ce qui est ancien », en adoptant la « logique absolutiste des formes syllogistiques rigides ». Selon le philosophe américain, des principes juridiques tels que le libre exercice du droit de propriété ou la liberté contractuelle ont été forgés dans le contexte particulier du XVIIIe siècle, lorsque l’émancipation de l’industrie et du commerce vis-à -vis des restrictions héritées du système féodal en Europe était une nécessité sociale ; or, cet individualisme libéral ne correspond plus aux nécessités du XXe siècle, dont la tendance est plutôt une recherche de la justice sociale au moyen de politiques d’inspiration plus « collectiviste ». Le résultat paradoxal d’un raisonnement juridique qui attache plus d’importance aux « précédents » qu’aux résultats est, selon Dewey, de faire de ces principes forgés au XVIIIe siècle des principes aussi rigides et socialement obstructifs que ne l’étaient, en leur temps, les règles féodales « immuables ». Tel est le paradoxe produit par le raisonnement syllogistique, qui fait des slogans libéraux d’une époque les « bastions de la réaction » d’une époque ultérieure. Est ici en cause le refus des juges d’admettre que les principes et règles juridiques généraux ne sont que des outils, des « hypothèses de travail » dont la valeur doit constamment être mesurée à l’aune de leurs conséquences pratiques.
En troisième lieu, le conservatisme des juges s’explique, selon ces auteurs, par l’influence qu’exercent les milieux social et professionnel auxquels ils appartiennent. Gustavus Myers, auteur en 1912 d’une étude sur l’histoire de la Cour suprême, écrivait que cette histoire n’est rien d’autre que le reflet des conflits entre « l’ordre capitaliste » et ses opposants. La Cour se situe, pensait-il, aux côtés des forces économiques dominantes, non pas en raison de la vénalité et de la corruption de ses membres, dont l’honnêteté ne peut être mise en cause, mais tout simplement parce que les juges subissent l’influence la plus efficace qui soit, celle de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Il y avait sans doute là une grande part de vérité, si l’on se rapporte au profil des juges américains tracé par Roger Pinto, qui expliquait qu’« on ne peut nier que leur éducation, leurs affiliations politiques et sociales, leur philosophie n’influencent leurs décisions. Ils sortent souvent d’un barreau conservateur. Avocats des grands trusts, conseillers des patrimoines les plus importants, toute leur vie professionnelle, a été dominée par le service de la propriété. Ils écarteront naturellement tout ce qui, dans la législation menacerait ses privilèges essentiels, en utilisant habilement les clauses imprécises de la Constitution ; s’ils ont été mêlés de près à la politique, ils appliqueront leurs doctrines dans son interprétation ». « Rares sont ceux », concluait l’observateur français, « qui peuvent se louer de la sereine impartialité pourtant si nécessaire au juge ». De manière générale, une étude américaine ultérieure a révélé que sur les 92 juges ayant siégé à la Cour suprême entre 1789 et 1959, seulement 9 d’entre eux pouvaient prétendre ne pas appartenir à la « grande bourgeoisie ». Le juge Samuel Miller avait lui-même déclaré, vers la fin du XIXe siècle, qu’« [i]l est vain de lutter contre des juges qui auparavant ont été pendant quarante ans les avocats des compagnies de chemin de fer ou de toute autre forme de capital lorsqu’il leur est demandé de prendre une décision dans des affaires où de tels intérêts sont en jeu. Toute leur formation, tous leurs sentiments sont dès le départ en faveur de ceux qui n’ont nul besoin d’une telle influence ».
Le conservatisme était, du reste, assez largement assumé au sein des professions juridiques américaines. Morton Keller a expliqué combien cette orientation politique des avocats et juges a pu s’épanouir à mesure que ceux-ci se sont sentis investis d’une mission en matière économique. Beaucoup d’entre eux se considéraient comme les défenseurs du droit de propriété contre les dangers de théories « marxistes » et « socialistes ». Au sein des facultés de droit, on rappelait aux étudiants que le barreau est « l’ennemi naturel de l’anarchie et du despotisme » ; dans un discours prononcé à l’Université du Michigan en 1874, Charles A. Kent – Professeur de droit, futur successeur de Thomas Cooley à la fonction de doyen de la faculté de droit de cette Université –, déclarait que les juristes (lawyers) « doivent être une classe conservatrice ».
Les professions juridiques ne se sont d’ailleurs pas contentées d’affirmer leur orientation conservatrice, elles se sont également organisées pour la défendre, en faisant preuve d’un certain activisme. L’association américaine du barreau (American Bar Association) a ainsi été fondée en 1878, au lendemain de la décision de la Cour suprême Munn v. Illinois – favorable à l’interventionnisme économique des pouvoirs publics –, décision que l’un des membres de l’association analysait comme le signe que le pays avançait vers la « barbarie ». Cette association, explique Edward Corwin, est vite devenue une sorte de cercle de réflexion entièrement dévoué à la gloire du libéralisme économique, ayant réussi par la suite à influencer la jurisprudence de la Cour suprême. Lorsque la critique progressiste du gouvernement des juges atteignit son apogée, au début des années 1910, William Taft, Président des États-Unis et ancien juge d’une cour d’appel fédérale dans les années 1890, prit la tête d’une campagne pour la défense du pouvoir judiciaire. Taft, qui avait été un proche de son prédécesseur Theodore Roosevelt, n’acceptait pas la « croisade » de ce dernier contre les cours de justice, et l’accusait de fomenter la « tyrannie ». Convaincu que la sauvegarde de la Constitution des États-Unis – telle qu’interprétée par les juges – serait l’enjeu majeur de l’élection présidentielle de 1912, Taft décida de se représenter, avec le soutien d’une grande part du parti républicain, effrayée par l’hostilité à l’égard du pouvoir judiciaire de leur ancien leader T. Roosevelt. Après avoir quitté la Maison Blanche, William Taft enseigna le droit constitutionnel à l’Université de Yale afin de « continuer le combat », et fut récompensé en étant nommé Chief Justice à la Cour suprême lorsque les républicains furent de retour au pouvoir, en 1921.
Cette crispation ne faisait que confirmer ce qu’une grande part des progressistes pensait, à savoir, pour reprendre les termes employés par Roscoe Pound, que les cours de justice ont « l’expérience du passé », mais sont trop éloignées des « faits du présent ». Herbert Croly considérait qu’un décalage s’était progressivement établi entre les légistes et l’opinion publique depuis les années 1870, en raison de la spécialisation croissante des premiers, qui n’étaient plus, pour la plupart, des hommes d’État comme avait pu l’être un Daniel Webster. Pourtant, un tel décalage avec l’opinion ne lui apparaissait pas inéluctable. Durant une grande partie du XIXe siècle, la Cour suprême avait plutôt réussi à être en phase avec l’opinion publique, pensait-il. Et il ne désespérait pas qu’un tel rapprochement puisse à nouveau s’opérer. Croly semblait d’ailleurs plutôt optimiste, lorsqu’il écrivait, en 1914, que le progrès des idées démocratiques avait permis de faire apparaître la réalité du conflit entre progressisme et conservatisme juridique. Grâce à cette prise de conscience, il croyait alors observer l’émergence d’une nouvelle phase de la démocratie américaine, dans laquelle la législation serait de plus en plus libre vis-à -vis du contrôle judiciaire. Comme Croly, Wilson considérait que les juges pouvaient tout à fait être respectueux de la volonté de l’opinion ; contrairement à lui, il pensait que cette harmonie n’avait jamais cessé. C’est la raison pour laquelle Wilson fait exception au sein du mouvement progressiste.
B. Un argument contourné par Wilson
La lecture irénique, par Wilson, de la jurisprudence des tribunaux américains, au début du XXe siècle, apparaît très éloignée des réalités de l’ère du « gouvernement des juges », pourtant mises en exergue par la plupart des membres du mouvement progressiste. Il ne s’est jamais opposé, ni en tant qu’auteur, ni en tant que Président, à la jurisprudence de la Cour suprême, considérant que les juges se sont montrés tout à fait aptes à déterminer le contenu de la volonté de l’opinion, au moyen d’une interprétation vivante de la Constitution que la Cour suprême se serait toujours attachée à promouvoir (1). Dans cette perspective, et suivant l’idée que tout gouvernement est un « gouvernement par des hommes et non par des lois », le choix des membres de la Cour suprême revêt une importance capitale, choix auquel a participé Wilson en tant que Président des États-Unis, et à propos duquel ses conceptions théoriques n’ont pas toujours résisté à l’épreuve de la pratique (2).
1) La détermination par les juges du contenu de la volonté de l’opinion : l’interprétation vivante de la Constitution
L’harmonie recherchée entre les juges et l’opinion publique doit être favorisée par différents moyens. En particulier, les juristes dans leur ensemble, et notamment les juges, devraient bénéficier d’une formation intellectuelle qui suscite l’ouverture d’esprit et n’encourage pas une spécialisation excessive, formation sans laquelle il n’est pas possible de remplir une mission telle que celle d’interprète de l’opinion. C’est du moins ce dont Wilson est profondément convaincu, et l’intérêt qu’il portait à la question était tel qu’il participa activement à la réflexion sur le contenu des études de droit. Après avoir obtenu à Princeton un poste de Professeur de droit (Professor of Jurisprudence) en 1890, le Président de l’Université Francis Patton lui demanda d’élaborer un projet pour la création d’une faculté de droit (law school), et de mener campagne avec lui auprès des anciens diplômés de l’Université (alumni), pour obtenir les fonds nécessaires. Wilson s’est investi sans relâche dans la conduite de ce projet, tout d’abord en étudiant les formations proposées dans les principales facultés de droit des États-Unis et même certaines facultés européennes, puis en élaborant un programme préliminaire des différents cursus et matières enseignées. Ce projet ne vit cependant jamais le jour, en raison de la difficulté à obtenir les fonds nécessaires. Wilson avait, semble-t-il, perdu tout espoir de voir son projet aboutir dès 1893, même s’il devait évoquer à nouveau l’idée de mettre en place une faculté de droit, lorsqu’il devint lui-même Président de l’Université de Princeton en 1902.
Ce projet, s’il a échoué, permet de saisir les idées de Wilson sur la formation des étudiants en droit, et donc des futurs juges. Durant les années 1880 et 1890, dans le contexte de la diffusion de la méthode des cas de Langdell, une réflexion s’était engagée sur l’enseignement du droit aux États-Unis. De cette réflexion émergeaient deux grandes tendances assez opposées : l’une, majoritaire, dont les défenseurs considéraient que les études de droit devaient former des techniciens et non des philosophes ; l’autre, minoritaire et représentée par Wilson et le Président Patton, correspondait à la promotion de l’étude du droit dans ses aspects les plus généraux, avec le souhait d’éviter une spécialisation excessive, réservant une place importante à des matières telles que la philosophie ou l’histoire du droit. Cette orientation apparaissait clairement dans le projet de Wilson pour la faculté de droit de Princeton, dont il souhaitait qu’elle privilégie une approche historique et philosophique, regrettant que « [l]a profession juridique [devienne] aujourd’hui, une profession non plus de lettrés, mais de techniciens », et affirmant vouloir « l’arracher à ce destin ». La spécialisation de certaines professions comme les professions du droit était un mal que Wilson se proposait de combattre, car il voyait dans ce « savoir partiel » la « plus dangereuse forme d’ignorance ». Sans une certaine hauteur de vue, semble penser Wilson, le juge ne pourra pas accomplir sa mission d’élaboration permanente du droit constitutionnel, en se fondant sur les besoins et les tendances profondes de « l’opinion de l’époque ». Aucun homme, déclare Wilson, et notamment aucun avocat ni juge, ne peut maîtriser le contenu des principes juridiques généraux s’il ne connaît pas leur histoire et ne sait pas à quelle occasion il sera opportun de leur faire emprunter une nouvelle direction.
Selon Wilson, le juge, dans l’exercice de sa mission, doit non seulement être doté d’une culture générale excellente, mais il doit aussi être en contact avec la réalité sociale, qui irrigue ses raisonnements. Cette position était largement partagée au sein du mouvement progressiste. Theodore Roosevelt écrivait ainsi, en 1912, qu’il concevait la lutte contre « l’esprit purement légaliste » et la technicisation du droit comme un devoir, lorsqu’ils jouaient au détriment de la « justice ». Plus largement, la conception wilsonienne selon laquelle les tribunaux « doivent faire preuve de la clairvoyance qui permet d’adapter le droit à ses usages, plutôt que ses usages au droit » s’inscrit dans le contexte doctrinal de la sociological jurisprudence, dont les représentants avaient une conception téléologique du droit, tel Benjamin Cardozo, qui écrira que la fin ultime de celui-ci « est le bien-être de la société. La règle qui méconnaît son but ne justifie pas de la nécessité de son maintien ». Louis Brandeis, que Wilson nomma à la Cour suprême, fut quant à lui le meilleur représentant de cette conception réaliste d’un droit ancré dans le réel et procédant des faits.
Bien qu’il partage cette vision instrumentale du droit – dont la valeur doit s’apprécier à l’aune de ses conséquences pratiques – avec l’ensemble des progressistes, Wilson se démarque toutefois de la plupart de ces auteurs en ce qui concerne l’évaluation de la jurisprudence de la Cour suprême. Selon les progressistes qui critiquent le « gouvernement des juges », la lutte contre la législation sociale menée par les juges révèle le décalage qui existe entre ceux-ci avec la réalité sociale du début du XXe siècle. Robert LaFollette exprime très bien ce point de vue, en écrivant que les cours de justice américaines sont entrées en conflit avec l’esprit démocratique et les préoccupations de l’époque, en raison de leur « respect des précédents figés », « leur absorption dans les aspects techniques, leur détachement vis-à -vis des phénomènes vitaux – de la vie – de notre époque », « leurs idées se situant constamment du côté des classes riches, puissantes et privilégiées ». En d’autres termes, la question prioritaire est, selon LaFollette, de « réduire à néant l’emprise mortifère du précédent sur le pouvoir judiciaire et de lui insuffler l’esprit du temps présent ».
Wilson, quant à lui, fait exception au sein de ce concert de critiques. Il considère que la Cour suprême a, de manière générale, réussi à éviter l’écueil qui aurait consisté à adopter une approche statique et mécanique du droit. La Cour n’a pas, selon lui, interprété la Constitution dans l’étroitesse de sa lettre, mais l’a véritablement conçue comme « la charte d’un gouvernement vivant ». « Personne », écrit-il, « ne peut raisonnablement soutenir que nos cours de justice nous aient bridés, ou aient fait preuve d’un esprit de pur littéralisme et de réaction ». Pour justifier une telle affirmation, Wilson avance une explication simple : si les cours de justice, aux États-Unis, ont généralement adopté une approche réaliste du droit, c’est essentiellement dû à l’influence durable qu’a exercé la présidence de la Cour suprême par John Marshall, durant les années fondatrices de la nation. Les décisions judiciaires de Marshall se caractérisent, selon Wilson, par un raisonnement ne reposant pas sur une approche purement technique du droit, mais sur l’histoire des institutions. L’éminent juge avait ainsi compris que « dans la vie de l’État il y a quelque chose de nécessaire et non de mécanique », et que le raisonnement du juge, qui n’est pas une « simple question d’interprétation de documents », doit reposer sur une approche historique, c’est-à -dire sur une analyse du stade d’évolution de la société et de ce que ce stade d’évolution requiert du point de vue du contenu à attribuer aux principes constitutionnels. Le Chief Justice Marshall, que Wilson présente comme étant non seulement un grand juriste, mais aussi et surtout un grand homme d’État, apparaît totalement, sous sa plume, comme cette figure tutélaire ou mythologique qui caractérise souvent le juge dans le monde de la common law.
On peut cependant douter de la valeur historique de la présentation de la jurisprudence de la Cour suprême par Wilson. Certes, l’apologie de l’œuvre constitutionnelle de Marshall à laquelle il se livre n’a rien d’usurpé. En particulier, on ne peut nier que Marshall ait prononcé la plus belle profession de foi du réalisme constitutionnel, en écrivant dans la décision McCulloch v. Maryland que la Constitution des États-Unis « est appelée à durer pour les âges à venir », et, « par conséquent, doit être adaptée à toutes les diverses crises des affaires humaines ». Mais, en se référant exclusivement à l’œuvre de Marshall, Wilson omet d’évoquer la jurisprudence de la Cour suprême dans son ensemble. Il est sans doute exagéré de considérer, comme il le fait, que la Cour suprême a toujours adopté une approche réaliste et « vivante » du droit constitutionnel. On peut même dire, semble-t-il, que les périodes durant lesquelles la Cour a privilégié une telle approche ne sont que l’exception ; celle-ci n’a « jamais beaucoup emprunté les voies du réalisme ouvertes par Marshall » dans la décision McCulloch, et est restée assez fidèle dans l’ensemble à la philosophie exposée dans la « funeste décision » Dred Scott. La Cour avait déclaré, dans cette décision, que « tant que [la Constitution] continue à exister dans sa forme présente, elle ne parle pas seulement avec les mêmes mots, elle parle aussi avec la même signification et la même intention que ces mots emportaient lorsque, sortie des mains de ses rédacteurs, elle a été soumise au peuple des États-Unis et adoptée par lui. Tout autre règle d’interprétation ferait fi du caractère judiciaire de la Cour et en ferait le simple reflet de l’opinion ou de la passion populaire du jour ».
Une telle approche littérale et statique du droit constitutionnel se situe aux antipodes de l’approche dynamique et évolutive défendue par Wilson, qui, pourtant, ne discute aucunement cette position de la Cour suprême. Le silence qu’il garde à propos des décisions relatives à la législation sociale et économique dans le contexte du « gouvernement des juges » – qui apparaissent à beaucoup très éloignées de la réalité sociale et des nécessités de l’époque – est tout aussi édifiant à cet égard. Il paraît donc hasardeux d’affirmer sans nuance, comme Wilson le fait, que l’ensemble de la jurisprudence de la Cour suprême s’est conformée à une théorie de la « constitution vivante » élaborée par Marshall. On peut d’ailleurs noter que la formule employée par celui-ci dans la décision McCulloch n’a, durant tout le XIXe siècle, été citée qu’une seule fois par la Cour elle-même – qui plus est dans une opinion dissidente –, signe de sa résistance vis-à -vis du constitutionnalisme « vivant ».
2) Les nominations du Président Wilson à la Cour suprême
Si, comme l’a soutenu avec constance Wilson, la valeur d’un gouvernement n’est jamais supérieure à celle des hommes qui le composent, la désignation de ceux-ci est une question tout à fait essentielle. En particulier, le processus de désignation des membres de la branche judiciaire du gouvernement doit intégrer l’exigence que ceux-ci, notamment à la Cour suprême, soient de véritables « hommes d’État », parfaitement conscients du cours de l’histoire de la société dans laquelle ils vivent, ancrés dans leur époque, sensibles aux évolutions et tendances profondes de l’opinion.
Cette préoccupation n’était pas propre à Wilson au sein du mouvement progressiste. Avant lui, Theodore Roosevelt l’avait exprimée lorsqu’en 1902, il nomma Oliver Wendell Holmes à la Cour suprême. « Dans le sens ordinaire et vil que nous accordons aux mots “partisan” et “politicien” », écrivait Roosevelt au sénateur Lodge, « un juge à la Cour suprême ne doit être ni l’un ni l’autre. Mais dans le sens élevé et correct de ces termes, il ne peut bien remplir les devoirs de sa charge que s’il est un homme de parti, un homme d’État créateur ». Charles Grove Haines, pour sa part, considérait qu’après avoir mis en évidence la nature « quasi-législative » du pouvoir de judicial review, il apparaissait absolument nécessaire de procéder à un examen rigoureux de la personnalité des juges, selon des critères se rapprochant de ceux qui gouvernent le choix d’un titulaire d’une fonction « politique ». Selon Haines, une attention toute particulière devrait ainsi être accordée, notamment de la part de l’opinion publique, aux convictions politiques et économiques des prétendants, dans la perspective des questions constitutionnelles qui pourraient se présenter dans ces domaines.
Durant sa présidence, l’occasion d’exercer cette fonction de nomination à la Cour suprême fut donnée à trois reprises à Wilson. Suivant les critères qui viennent d’être évoqués, le profil idéal est celui d’un juge « libéral » et « progressiste ». Or, les trois nominations de Wilson ne furent pas toutes une réussite de ce point de vue. La première d’entre elles peut même être considérée comme un échec total. Après la mort du juge Horace H. Lurton en 1914, Wilson décida de nommer celui qui était alors son Attorney General, James McReynolds, connu pour avoir, au sein de l’administration de Theodore Roosevelt, mené l’accusation contre le trust du tabac, qui aboutira à la condamnation par la Cour suprême d’une soixantaine d’entreprises du secteur pour entente illicite. Pour cette raison, Wilson percevait McReynolds comme un juriste d’orientation progressiste, bien qu’il ne l’ait jamais vraiment connu personnellement – sa nomination comme Attorney General était surtout due à l’insistance du conseiller de Wilson, le Colonel House.
Mais, une fois nommé à la Cour suprême, l’attitude de McReynolds devait, contre les espoirs de Wilson, se révéler en contradiction totale avec son progressisme supposé, avant même de devenir, à l’époque du New Deal, l’un des « quatre cavaliers » (« the Four Horsemen ») s’opposant à Franklin Roosevelt au sein de la Cour Suprême. « Du point de vue politique et du point de vue de la théorie du droit », écrit Henry Abraham, « ce célibataire endurci, misogyne confirmé, finit par épouser une philosophie réactionnaire hostile au progrès à nulle autre pareille, et son attitude personnelle sur les bancs de la Cour fut déshonorante pour celle-ci. Manifestant ouvertement son antisémitisme, McReynolds a refusé de parler à Brandeis (le premier Juif à siéger à la Cour) durant les trois années ayant suivi sa nomination, et s’absenta de manière délibérée lors de la cérémonie de départ en retraite de Brandeis qui s’est tenue à la Cour en 1939 ». De même, « [s]elon l’un de ses assistants à la Cour, McReynolds n’adressa jamais la parole à [son collègue] Cardozo », qui était également juif. Il ira même jusqu’à refuser de figurer aux côtés de Brandeis lors de la photo annuelle de la Cour en 1924, alors que le protocole l’imposait, provoquant l’ire du Chief Justice Taft, qui décida que la photo ne serait pas prise. Il avait également l’habitude, durant les travaux de la Cour, de quitter la table lorsque Brandeis prenait la parole, et de se tenir à l’extérieur jusqu’à ce que celui-ci finisse son intervention. Il refusait aussi, comme assistants, « les juifs, les noirs, les femmes, les fumeurs, les hommes mariés ou fiancés ».
Outre cette attitude personnelle quelque peu particulière, l’action de McReynolds en tant que juge avait tout pour décevoir Wilson, qu’il a immédiatement indigné en se joignant à la majorité de la Cour pour invalider une loi prohibant les contrats de travail interdisant d’adhérer à un syndicat. Surtout, il ne devait, à l’avenir, jamais s’accorder avec la position de Wilson sur l’ensemble des sujets importants qui impliquaient l’interventionnisme des pouvoirs publics. Wilson confiera à son biographe autorisé Ray Stannard Baker que la nomination de McReynolds, qui s’est révélé être un profond conservateur sur les plans politique et juridique, était sans doute la plus grande erreur qu’il ait commise. Cette nomination est certainement l’un des meilleurs exemples de la difficulté pour l’autorité de nomination de percevoir ce que sera l’action future du juge. « Ainsi que chacun des présidents concernés a pu le constater, s’il est une chose certaine en matière de performances juridiques des candidats choisis », écrit Henry Abraham, « c’est qu’elles sont difficiles à prévoir avec exactitude, moins encore avec certitude ; on peut se demander jusqu’à quel point cela est très rassurant quant au processus judiciaire ».
Les deux autres nominations de Wilson à la Cour suprême furent cependant très largement conformes à ses attentes. En 1916, quelques jours après avoir désigné Louis Brandeis, sur lequel nous allons revenir plus longuement, il décida de nommer John Clarke, en remplacement de Charles Evans Hughes, démissionnaire afin de mener campagne pour la présidence des États-Unis. Clarke, un proche du Secrétaire à la guerre, Newton Baker, était depuis quelques années juge fédéral dans l’Ohio, sur nomination de Wilson. Avant de le nommer à la Cour suprême, celui-ci étudia attentivement l’ensemble de ses positions, notamment sur la législation antitrust, et finit par être convaincu que l’on pouvait raisonnablement le considérer comme le promoteur d’une conception « libérale et éclairée » du droit. On peut dire, cette fois-ci, que Wilson ne devait pas regretter son choix, Clarke se révélant un véritable progressiste, tant en matière économique que dans le domaine des libertés. Il sera notamment, en 1922, le seul juge opposé à l’invalidation de la nouvelle législation fédérale sur le travail des enfants, adoptée après l’invalidation d’une première loi par la décision Hammer v. Dagenhart de 1918. En fait, si Wilson fut déçu, c’est surtout par la démission de Clarke, six ans seulement après sa nomination, afin de se consacrer à la cause de la paix mondiale. Alors qu’il avait lui-même achevé son mandat présidentiel, Wilson lui écrivit afin de lui faire part de ses regrets, en expliquant que, « [c]omme des milliers de libéraux à travers le pays, j’ai compté sur votre influence ainsi que celle du juge Brandeis afin de contenir, dans une certaine mesure, la pente extrêmement réactionnaire sur laquelle semble glisser la Cour ».
Louis Brandeis, justement, fut le deuxième juge nommé par Wilson à la Cour suprême, sans l’ombre d’un doute le plus emblématique, et au sujet duquel il est nécessaire de s’arrêter quelques instants. Représentant du courant de la sociological jurisprudence, il compte parmi les membres les plus célèbres de la Cour. Son œuvre est reconnue, à juste titre, comme ayant profondément marqué la pensée juridique aux États-Unis. Avant d’être juge, il avait acquis une grande reconnaissance au sein du mouvement progressiste et des réformateurs américains au début du XXe siècle. Avocat à Boston, on l’affubla du sobriquet d’« avocat du peuple » (« people’s attorney »). Ni radical, ni anti-capitaliste, il fut cependant de tous les combats en faveur de la justice sociale. Felix Frankfurter, également l’un des représentants du courant de la sociological jurisprudence, et qui fut nommé à la Cour suprême l’année où Brandeis prit sa retraite, en 1939, ne tarissait pas d’éloges sur la carrière d’avocat de celui-ci. Selon Frankfurter, Brandeis était un avocat d’un genre particulier, car « il percevait le fond des problèmes économiques et sociaux dont la difficulté de son client n’était qu’un aspect ». C’était un avocat qui « considérait une question juridique à travers le contexte du sens qu’elle prend dans les affaires de la vie ». Comme le relève Françoise Michaut, « Brandeis est représentatif de la sociological jurisprudence par deux aspects de son œuvre : l’attention attirée sur l’importance de la connaissance des faits dans la détermination de la décision à rendre, l’importance de l’existence d’un droit adapté à une société, ce qui rejoint, plus ou moins, la première affirmation ».
La promotion, par Brandeis, d’une conception réaliste et progressiste du droit, et de l’importance des faits dans la détermination de la règle, s’incarne dans l’épisode le plus marquant de sa carrière d’avocat. L’État de l’Oregon avait adopté, en 1903, une loi limitant le nombre d’heures de travail à 10 heures par jour pour les femmes employées dans les usines et blanchisseries. Dans l’une de celles-ci, la loi fut violée par un employeur, qui fut condamné et porta l’affaire devant la Cour suprême. Entre temps, celle-ci avait rendu la décision Lochner, invalidant, rappelons-le, une loi limitant le nombre d’heures de travail dans les boulangeries. Dans ce contexte jurisprudentiel délicat, Brandeis fut chargé de défendre l’État de l’Oregon face au grief d’inconstitutionnalité de la loi soulevé par l’appelant. Dans le cadre de cette défense, il rédigea un mémoire qui a sans doute changé le cours de l’histoire du droit américain, et qui fut l’une des fondations de la critique des abstractions de la pensée juridique classique. Ce mémoire, plus connu sous le nom de « Brandeis Brief », peut en effet être considéré comme le plaidoyer le plus célèbre en faveur d’une conception évolutive de la constitution, sous l’influence des « circonstances changeantes ». Convaincu qu’il ne pourrait amener la Cour à adopter une solution différente de celle de l’arrêt Lochner que par la présentation détaillée, à l’attention des juges, de la réalité sociale et des faits susceptibles de déterminer la décision, Brandeis remit un document de plus de cent pages, dont deux seulement étaient consacrées à des arguments juridiques et aux précédents judiciaires. Par l’apport de l’expérience et des sciences sociales telle que la sociologie naissante, l’avocat de Boston souhaitait démontrer la validité de la loi en raison de l’objectif de santé publique qu’elle poursuivait. Il mobilisa, pour appuyer son argumentation, un ensemble très complet de statistiques sur la durée du travail, d’exemples de législation sociale américaine et européenne, de rapports médicaux et moraux sur les effets néfastes d’un temps de travail excessif. À l’opposé d’une approche mécanique et abstraite du droit, il entendait contribuer à promouvoir son ancrage dans le réel et le soumettre aux nécessités de la vie sociale moderne. Cette manière d’envisager les choses, expliquent André et Suzanne Tunc, « constituait un défi donné à la Cour Suprême », mais allait parvenir à emporter sa conviction. Dans la décision rendue sous le nom de Muller v. Oregon, la Cour, chose inhabituelle, citait même le mémoire de Brandeis, reconnaissant explicitement la nécessité de prendre en compte les sources extra-juridiques qui lui avaient été soumises. Certes, la jurisprudence Lochner n’était pas formellement renversée, mais la Cour « trouva dans la faiblesse féminine et l’importance de la santé des mères pour l’avenir de la race la raison qui lui permettait d’admettre à l’égard des femmes une limitation de la durée du travail qu’elle continuait de refuser à l’égard des hommes adultes ».
Le succès du Brandeis Brief fut tel qu’il aurait certainement suffi, à lui seul, à assurer à son auteur, s’il n’était devenu juge à la Cour suprême, la place qui est la sienne dans l’histoire de la science juridique des États-Unis. L’approche qu’il promeut correspond à une méthode d’interprétation « sociologique », « pragmatique » de la constitution, opposée à la méthode « scolastique » ou « dialectique ». La méthode pragmatique se caractérise, selon Roger Pinto, par « le respect de l’action législative, de la vitalité et du dynamisme de la Constitution, l’appel aux faits sociaux et aux réalités statistiques ». Brandeis a d’ailleurs continué d’employer de telles méthodes, lorsqu’il est devenu juge, menant des « enquêtes profondes dans le concret », « accumulant les témoignages qualifiés, les expériences scientifiques et législatives, nationales et internationales », qui « ont bien souvent ébranlé la conviction purement abstraite ou préconçue de ses collègues ». Grâce à une telle approche, la Cour, « mieux informée par cette révision scientifique d’un acquis traditionnel et cliché, pourra secouer la tyrannie des vieilles formules. Cette position assurée, l’invalidité de la loi ne sera admise que si les faits révélés par les débats sont suffisants pour détruire la présomption de constitutionnalité ».
La première rencontre entre Wilson et Brandeis se déroula durant la campagne présidentielle de 1912, lorsque le premier demanda à discuter avec l’avocat de Boston, qui était également très compétent en matière économique, à propos de la question des trusts. Brandeis allait devenir, après l’élection, l’un des proches conseillers du Président, sans doute l’un des plus influents, notamment dans le domaine de la législation économique. En la matière, il était assurément l’une des quelques personnes dont Wilson respectait le plus l’opinion. Pourtant, le Président nouvellement élu avait d’abord voulu le nommer à la tête de l’administration judiciaire fédérale (Attorney General), mais il dut renoncer à cette idée, à la suite d’une campagne très hostile menée par les grandes industries et le secteur de la finance. Le même phénomène se reproduisit lorsque Wilson songea à le nommer Secrétaire au commerce, et fut contraint de renoncer devant la vive opposition, notamment, des démocrates bostoniens alliés aux intérêts financiers. Preuve, s’il en était besoin, que les milieux d’affaires et conservateurs n’appréciaient guère l’« avocat du peuple ». Mais cette opposition n’était finalement que bien peu de choses, comparée à celle que devait affronter Wilson, peu après, en proposant de nommer Brandeis à la Cour suprême.
Lorsque, le 28 janvier 1916, Wilson informa le Sénat du choix de Brandeis, un journaliste rapporta que les membres présents manquèrent de s’étrangler, et que cette annonce suscita plus d’excitation que le vote de la déclaration de guerre contre l’Espagne quelques années auparavant. Il est vrai que Wilson avait négligé de consulter les sénateurs de l’État de Brandeis, le Massachusetts, ce qui fut très mal perçu. Mais, surtout, cette proposition de nomination était considérée comme un acte de défiance par les conservateurs au Sénat, et de manière générale par les classes privilégiées dans l’ensemble du pays, qui avaient fait du pouvoir judiciaire un outil de défense essentiel contre les tendances interventionnistes des pouvoirs publics. Un auteur explique qu’une telle réaction n’était guère étonnante, étant donné l’orientation ouvertement progressiste de Brandeis sur les plans politique et juridique, et souligne que dans les vingt-quatre heures ayant suivi l’annonce du choix de Wilson, le Sénat mit en place, pour la première fois en pareilles circonstances, une sous-commission des affaires judiciaires, spécialement chargée d’examiner la question de la nomination de Brandeis. Une longue enquête fut alors menée sur la personnalité et les mérites de celui-ci, durant laquelle un certain nombre d’accusations furent portées par la minorité républicaine. On a ainsi tenté de remettre en cause la probité de Brandeis dans l’exercice de ses activités professionnelles, son honnêteté, son radicalisme politique supposé. Il semble que la raison principale de l’opposition à sa nomination était son soutien aux réformes progressistes et de justice sociale. Pour toutes ces raisons, pensaient ses opposants, Brandeis n’avait pas le « tempérament » nécessaire à l’exercice de fonctions judiciaires. Une pétition signée par 7 anciens présidents de l’association américaine du barreau, à l’attention du Sénat, déclarait qu’au regard de sa réputation, son caractère et sa carrière, il ne présentait pas les qualifications pour être nommé à la Cour suprême. L’ancien Président Taft le qualifiera notamment de « socialiste », d’« hypocrite », de personne « sans scrupules » – peut-être d’ailleurs parce que lui-même espérait être nommé à la Cour.
Le débat sur la nomination de Brandeis avait largement franchi les portes de la sous-commission sénatoriale ; de nombreux soutiens se manifestèrent, dans le milieu politique et syndical notamment. Et, devant le temps pris par le Sénat pour examiner sa proposition, Wilson décida d’intervenir, en demandant au sénateur du Texas Charles Culberson de lui écrire pour l’interroger à ce sujet, afin que sa réponse soit lue devant la commission des affaires judiciaires. Dans cette lettre du 5 mai 1916, publiée dans le New York Times du 9 mai, Wilson écrivait que Brandeis ne méritait aucune des accusations portées à son égard, et rappelait sa confiance infaillible en l’homme avec qui il collaborait depuis plusieurs années. « La propagande, en la matière », ajoutait-il, « apparaît extraordinaire et vraiment navrante à ceux qui aiment la loyauté et accordent une certaine valeur aux professions éminentes ». Évoquant Brandeis, il affirmait que « [c]et ami de la justice et des hommes sera l’ornement de cette haute cour dont nous sommes tous si justement fiers. Je suis heureux d’avoir l’occasion de lui témoigner mon admiration et ma confiance ; et je prie votre commission d’accepter cette nomination comme voulue par moi, promptement, avec un sens collectif de la responsabilité et du devoir ». Cette lettre eut l’effet attendu, notamment sur certains sénateurs démocrates peu favorables à la nomination de Brandeis, mais qui prirent conscience qu’un vote négatif de leur part serait un acte de défiance à l’encontre d’un Président qui serait à nouveau candidat quelques mois plus tard. Grâce, par ailleurs, au lobbying de certains membres du cabinet présidentiel, et de Wilson lui-même, auprès des sénateurs, la confirmation sénatoriale de la nomination fut acquise le 1er juin, par un vote de 47 contre 22, un seul sénateur démocrate ayant voté contre.
Il n’est sans doute pas inexact de considérer que la nomination de Brandeis à la Cour suprême fut l’un des acquis fondamentaux du mouvement progressiste, et demeure un legs essentiel de la présidence de Wilson. L’intensité de la lutte politique qu’elle a provoquée, qui fut très clairement une opposition entre conservateurs et progressistes, suffirait à l’illustrer. La couverture médiatique de ce processus était une nouveauté qui devait durablement marquer la procédure de nomination des juges à la Cour suprême. Mais surtout, on peut considérer que Wilson croyait profondément, comme il l’écrivait au sénateur Robert Owen que cette nomination « était la plus sage possible », et que « peu d’évènements présentent autant d’importance pour le pays ou le parti que la question de sa confirmation ». Qui mieux que Brandeis pouvait, en effet, défendre au sein de la Cour suprême le constitutionnalisme vivant pour lequel Wilson avait milité toute sa vie ? Dans une formule que le Président qui l’a nommé aurait pu employer sans en changer un mot, Brandeis déclarera ainsi que « [n]otre Constitution n’est pas une camisole de force. C’est un organisme vivant. En tant que tel, elle peut croître – se développer et s’adapter aux circonstances. Sa croissance reflète les changements politiques, économiques et sociaux ». Comme le relève justement Arthur Link, c’est certainement à Brandeis que Wilson pensait, lorsque, en décembre 1916, il déclarait : « [j]’ai connu quelques juges qui semblaient penser que la Constitution était une camisole de force dans laquelle la vie de la nation devait être enfermée, fût-ce au mépris des lois de l’existence » ; or, en désignant les juges, ajoutait-il, « il est nécessaire que soient proposés des hommes qui conçoivent entièrement le droit comme subordonné à la vie et non la vie au droit ».
§2. La défense du statu quo
L’évaluation positive de la jurisprudence de la Cour suprême par Wilson, qui ne participe pas à la critique progressiste du gouvernement des juges, le conduit logiquement à prôner le statu quo en ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire (B). En revanche, au sein du mouvement progressiste, les auteurs qui ont entrepris de mettre en évidence le caractère anti-démocratique et essentiellement conservateur du judicial review entendent remédier à cette situation qu’ils jugent insatisfaisantes, par divers moyens. C’est le contenu de ces propositions que nous nous proposons d’étudier dans un premier temps (A).
A. Les évolutions proposées par le mouvement progressiste
Assez paradoxalement, la critique de la jurisprudence des cours de justice américaines par les progressistes ne s’est pas traduite, pour la plupart d’entre eux, par la proposition d’abolir le pouvoir de judicial review. L’une des raisons est peut-être l’approche purement descriptive que certains auteurs entendent adopter, tel Louis Boudin, qui prend soin de préciser que son but n’est pas de prescrire des solutions, mais d’exposer la situation telle qu’elle est. Cette attitude s’explique également, semble-t-il, par le fait que les progressistes avaient conscience de l’état de l’opinion, qui ne souhaitait manifestement pas une solution aussi extrême, mais un simple desserrement de l’étau judiciaire pesant sur la législation sociale ; en pratique, la Cour suprême a d’ailleurs procédé, dans une certaine mesure, à ce desserrement.
Durant la campagne présidentielle de 1912, qui constitue pourtant l’apogée de la critique progressiste du pouvoir judiciaire, seul le parti socialiste d’Eugene Debs – qui recueillera tout de même environ 6% des suffrages – appelait à la suppression du pouvoir de judicial review, « usurpé » par les juges. Une proposition de loi, interdisant aux juges fédéraux de déclarer inconstitutionnelles les lois du Congrès, avait bien été déposée par Robert Owen, mais une telle réforme, écrit Roger Pinto, « ne pourrait aboutir qu’au cas où la dictature judiciaire deviendrait intolérable et susciterait un mouvement profond de l’opinion publique », ce qui ne semblait alors pas être le cas. L’auteur d’un ouvrage qui se proposait d’étudier et justifier les propositions de Theodore Roosevelt en matière judiciaire lors de la campagne de 1912 reconnaissait ainsi que le peuple américain n’était manifestement pas favorable à la suppression du judicial review, recherchant « une soupape de sûreté et non une explosion ».
Dans ce contexte, plusieurs pistes de réflexion, destinées à corriger les excès de la jurisprudence des tribunaux américains, sont tout de même proposées par le mouvement progressiste, afin de faire prévaloir la volonté populaire sur celle des cours de justice. Certains en appellent aux juges eux-mêmes, en les priant d’adopter une politique jurisprudentielle de self-restraint (1). Mais les remèdes aux problèmes que pose l’exercice du judicial review peuvent également se présenter sous la forme d’une contrainte exercée sur les juges, qu’il s’agisse de la simplification de la procédure de révision constitutionnelle (2), de la généralisation de la procédure de recall (3), ou de la censure populaire des décisions judiciaires, solution proposée par Theodore Roosevelt (4).
1) L’appel à une politique jurisprudentielle de self-restraint
L’un des problèmes essentiels – sinon le problème essentiel – que pose le pouvoir de judicial review a trait à l’utilisation que les juges en font. Ce constat est celui des progressistes qui critiquent le gouvernement des juges, ou la « suprématie judiciaire », et qui reconnaissent qu’un changement est intervenu dans la politique jurisprudentielle des tribunaux américains à la fin du XIXe siècle. Grâce à des outils tel que celui de la clause du due process of law, les juges se sont en effet départis de leur attitude traditionnelle, utilisant des principes constitutionnels vagues pour se prononcer sur le caractère raisonnable de la législation. Ce faisant, ils auraient abandonné l’un des principes essentiels associé à la conception traditionnelle du pouvoir de judicial review, dont les contours avaient été fixés par Hamilton et Marshall : le principe de la retenue judiciaire (judicial self-restraint). Dans la lettre 78 du Fédéraliste, il était ainsi expliqué que le devoir des cours de justice « doit être de déclarer nulles toutes les lois manifestement contraires aux termes de la Constitution ». Suivant cette conception, le doute doit bénéficier à la loi, et le juge doit s’interdire de la censurer s’il n’apparaît pas clairement qu’elle est inconstitutionnelle. Une telle attitude, qui manifeste une déférence judiciaire vis-à -vis du pouvoir législatif, fut suivie par Marshall dans l’ensemble de son œuvre. Louis Boudin lui en savait gré, considérant que « la place éminente qu’occupe Marshall dans l’histoire de notre pays n’est pas due à la promotion d’une doctrine de la limitation du pouvoir législatif », mais bien plutôt « à l’esprit libéral dont il faisait preuve dans l’interprétation des pouvoirs législatifs du Congrès, qu’il a ainsi aidés à se développer ». C’est en ce sens que dans la conception classique du judicial review, celui-ci apparaît comme une fonction de nature juridictionnelle, distincte de la fonction législative impliquant l’existence d’un pouvoir discrétionnaire et de motifs de pure opportunité.
Cette conception classique, pense un auteur comme Boudin, a dominé durant la plus grande part du XIXe siècle, même après l’affaire Dred Scott, deuxième censure par la Cour suprême d’une loi du Congrès après l’affaire Marbury. Selon cet auteur, les principaux leaders politiques continuaient de penser, après la guerre de Sécession, que le pouvoir de judicial review ne devait avoir qu’une portée très limitée ; Lincoln représentait parfaitement cette tendance, lui qui avait refusé de considérer les décisions de la Cour suprême comme juridiquement contraignantes, au-delà des cas d’espèces sur lesquelles elle se prononce – refusant, en d’autres termes, de considérer ces décisions comme des règles dictant les conduites ultérieures. La Cour suprême elle-même, explique Boudin, continuait de se conformer à cette attitude de retenue. L’un de ses membres, le juge Clifford, avait déclaré en 1874 que la censure d’une loi sur le fondement de principes constitutionnels vagues était un pouvoir dont les cours de justice ne disposaient pas, « car l’admettre ferait de [celles-ci] une autorité souveraine placée au-dessus de la constitution et du peuple, et transformerait la nature du gouvernement en un despotisme judiciaire ». Deux années plus tard, dans l’affaire Munn v. Illinois, la Cour suprême prononçait le plaidoyer le plus remarquable en faveur du judicial self-restraint ; sous la plume du Chief Justice Waite, la Cour déclarait en effet que l’utilisation du pouvoir législatif pouvait sans doute mener à des abus, mais que « pour se protéger des abus de la législation, le peuple doit recourir aux urnes, et non aux tribunaux ».
Or, à partir de la fin du XIXe siècle, cet usage très modéré du pouvoir de judicial review ne semble plus être de saison. C’est le constat que formulent la plupart des progressistes. Louis Boudin, à nouveau, exprime parfaitement ce point de vue en expliquant que « nous avons désormais abandonné tous les éléments modérateurs qui encadraient le pouvoir judiciaire. Nous avons inconsidérément renoncé à toutes ces admirables limites, inscrites dans les principes et règles d’interprétation, que les juges plus anciens s’imposaient dans l’exercice de leur pouvoir ». D’après Walter Dodd, écrivant en 1909, « [l]’affirmation sans cesse répétée par les cours de justice, selon laquelle les lois ne seront pas déclarées inconstitutionnelles à moins que leur contrariété avec la constitution ne soit manifeste et hors de tout doute raisonnable, semble aujourd’hui être devenue “une platitude que seules la courtoisie et la délicatesse ont permis de transmettre dans le temps” ». La multiplication des décisions rendues par des tribunaux divisés – ce dont la publication des opinions individuelles des juges permet de rendre compte – n’est qu’une preuve supplémentaire de cette nouvelle attitude des juges, selon Dodd.
Ces auteurs qui déplorent l’abandon d’une certaine retenue judiciaire dressent assurément le bon diagnostic, si l’on prend en considération le fait qu’entre 1896 et 1936, la Cour suprême invalidera 45 lois du Congrès, soit le triple du nombre de lois invalidées pendant les 110 années précédentes. Au début du XXe siècle, la Cour ne paraît donc pas avoir réussi à éviter de s’engager dans une voie que le juge Harlan, dans l’affaire Lochner, lui avait déconseillé d’emprunter, en énonçant que « la règle universellement admise est qu’une disposition législative, qu’elle soit fédérale ou d’État, ne peut jamais être écartée ou tenue invalide à moins qu’elle ne s’avère, sans aucune contestation possible, avoir été véritablement et visiblement adoptée au-delà des compétences législatives », et en tirant de cette proposition la conséquence suivante : « [s]’il doit y avoir un doute sur la validité de la loi, le doute doit être levé en faveur de sa validité, et les cours doivent s’abstenir d’intervenir et laisser le législateur répondre de ses lois mal pensées ».
Ce diagnostic posé, le remède s’impose : il appartient aux juges de faire preuve, comme ce fut le cas auparavant, de retenue dans l’usage du pouvoir de judicial review. Walter Dodd préconise ainsi de laisser aux seuls organes législatifs le soin d’élaborer les politiques publiques, en interprétant de manière extensive les dispositions constitutionnelles, de sorte que ne soient censurées que les lois dont l’inconstitutionnalité est manifeste. En d’autres termes, comme l’énonce Charles Grove Haines, « [c]onformément à de vénérables traditions relatives à l’office du juge et aux pratiques judiciaires partout dans le monde, la censure judiciaire des actes législatifs doit se limiter à une fonction normale de définition et d’application des prescriptions expresses des constitutions écrites ». Ainsi serait rétablie la « suprématie législative », et la limitation d’un pouvoir de judicial review qui ne devrait guère constituer plus qu’un contrôle de procédure.
L’appel des progressistes en faveur d’une politique jurisprudentielle de self-restraint ne sera pas entendu par les juges, du moins dans l’immédiat. Certes, reconnaissait Herbert Croly en 1914, la Cour suprême semble alors déjà infléchir sa jurisprudence, en exerçant son droit de censure dans des cas de plus en plus rares, lorsque l’inconstitutionnalité apparaît flagrante. Mais, comme nous avons pu le souligner, « l’esprit de l’arrêt Lochner » n’avait pas complètement disparu, et la Cour ne devait définitivement abandonner son contrôle de l’opportunité de la législation sociale et économique qu’à l’époque du New Deal. C’est seulement à l’issue du conflit qui les ont opposés au Président Franklin Roosevelt que les juges de la Cour suprême prirent conscience du problème que l’un d’entre eux avait présenté en ces termes : « (l)orsque l’exercice inconstitutionnel de leur pouvoir par les branches exécutive et législative est soumis à l’examen des tribunaux, la seule limite à l’exercice de notre pouvoir est notre propre sens de la retenue ». S’ouvrait alors une nouvelle ère, qualifiée de « fin du gouvernement des juges », dont l’une des caractéristiques allait être la déférence de la Cour suprême à l’égard des pouvoirs issus du peuple. La Cour avait ainsi « retrouvé une ancienne tradition, longtemps oubliée », celle-là même dont la plupart des progressistes avaient regretté l’abandon.
2) La simplification de la procédure de révision constitutionnelle
Une autre voie pour mettre fin au « gouvernement des juges », qui ne repose pas sur le bon vouloir de ces derniers, consisterait à simplifier la procédure de révision de la Constitution fédérale, afin de permettre au pouvoir constituant d’imposer sa volonté au pouvoir judiciaire, en modifiant la norme qui sert de fondement au judicial review. Un tel usage de la procédure de révision constitutionnelle est tout à fait comparable au « lit de justice » décrit par Georges Vedel dans le cadre des institutions de la Ve République française. Mais le système constitutionnel des États-Unis, on le sait, se caractérise par l’extrême difficulté à mettre en œuvre la procédure de révision, laquelle exige notamment une ratification par trois-quarts des États. En dépit de cette difficulté, la procédure de révision a été utilisée à plusieurs reprises pour surmonter une décision de la Cour suprême. Durant « l’ère progressiste », en particulier, le XVIe amendement (1913), a permis de renverser une décision limitant la compétence du Congrès en matière d’impôt sur les revenus. Il n’en reste pas moins vrai que cet exemple compte parmi les exceptions qui confirment la règle, comme en témoigne l’échec de la proposition, introduite en 1924, de faire adopter un amendement destiné à renverser les décisions de la Cour suprême invalidant la législation sur le travail des enfants.
De manière générale, la procédure de révision de la Constitution des États-Unis est considérée, par un certain nombre d’auteurs progressistes, comme une anomalie démocratique. J. Allen Smith y voit l’un des moyens employés par les auteurs du texte de 1787 pour faire échec à la volonté populaire. « On notera », souligne d’ailleurs Marie-France Toinet, « que, suivant l’article V de la Constitution, “le peuple” n’est aucunement convié à soumettre ou approuver une proposition d’amendement ». Appliquée à la problématique du pouvoir de judicial review, la question de la simplification de la procédure de révision constitutionnelle est soulevée, au sein du mouvement progressiste, par Herbert Croly. Celui-ci, qui reconnaissait que de nombreuses critiques portent sur la durée indéfinie durant laquelle les juges exercent leurs fonctions au sein du système fédéral, considérait pourtant qu’un tel statut pouvait tout à fait se justifier au regard du principe démocratique, en raison de la nécessité pour les juges de jouir de la plus grande indépendance. « Le défaut du système américain, à cet égard, n’est pas l’indépendance du pouvoir judiciaire fédéral, mais le caractère immuable, en pratique, de la Constitution ». Et d’esquisser une solution, en émettant l’hypothèse suivante : « [s]i l’instrument que la Cour suprême interprète pouvait être modifié dès qu’une part suffisamment importante de l’opinion publique l’exige, en manifestant sa volonté durant une période suffisamment longue, la démocratie américaine aurait bien plus à y gagner que par l’expression de craintes au sujet de l’indépendance du pouvoir judiciaire fédéral ». C’est un thème auquel Croly sera fidèle, l’évoquant à nouveau dans son ouvrage suivant. Faisant part de sa confiance dans la soumission progressive des tribunaux aux choix politiques des organes législatifs, il n’en considérait pas moins que demeurait nécessaire une simplification de la procédure de révision constitutionnelle.
Cette piste de réflexion n’était cependant pas privilégiée par l’ensemble des progressistes. Theodore Roosevelt, en particulier, fit part de son scepticisme à propos de l’efficacité d’une telle mesure. L’expérience nous enseigne, expliquait-il, que les cours de justice peuvent tout à fait attribuer à un amendement constitutionnel un contenu manifestement différent de celui que ses auteurs entendaient lui conférer. L’exemple qu’il mobilise à ce titre est celui du XIVe amendement, que les tribunaux ont invoqué, selon lui, dans une multitude d’hypothèses, que ses auteurs n’auraient sans doute envisagées à aucun moment et qu’ils ont par ailleurs, à d’autres égards, proprement vidé de son contenu. Cette idée apparaît clairement chez l’auteur du livre que Roosevelt préfaçait, qui se proposait de justifier une procédure de censure populaire des décisions judiciaires, en soulignant notamment ce qui la différencie du recours à la révision constitutionnelle. William Ransom pensait en effet que celle-ci ne permet pas, en toutes hypothèses, d’assurer un véritable contrôle populaire sur le pouvoir judiciaire. Selon cet auteur, l’adoption d’amendements constitutionnels, destinés à lever les obstacles judiciaires à l’interventionnisme public, ne ferait qu’ajouter de nouvelles dispositions vagues et potentiellement paralysantes pour l’avenir ; bien plus efficace et concrète serait, à cet égard, l’intervention ponctuelle du corps électoral pour renverser une décision judiciaire spécifique. « Pourquoi briser une fenêtre », demande-t-il, « plutôt que de simplement l’ouvrir pour aérer ? ».
3) La généralisation de la procédure du recall
Le recall est un mécanisme de révocation populaire des titulaires de fonctions électives, auquel les juges peuvent être soumis. Il ne peut cependant s’appliquer qu’aux juridictions dont les membres sont recrutés par la voie de l’élection, ce qui n’est pas le cas des juridictions fédérales. Le débat sur le sujet s’est donc limité aux juridictions des États, ce qui ne l’a pas empêché d’être passionné. La réflexion des partisans d’un tel mécanisme se développe à partir d’un constat : si les tribunaux ne renoncent pas eux-mêmes à essayer d’imposer au pouvoir législatif leurs conceptions économiques et sociales, il sera nécessaire de les y contraindre, par différents moyens, dont le recall.
De fait, le mécontentement populaire vis-à -vis de l’attitude des tribunaux, dans certains États, engendra l’adoption de telles mesures. C’est l’Oregon qui, le premier en 1908, introduisit le mécanisme du recall dans sa Constitution, imité par neuf autres États entre 1911 et 1915, principalement dans l’Ouest américain. Parmi ces États, sept décidèrent de soumettre leurs juges au recall. La procédure devait être déclenchée à l’initiative d’une fraction d’électeurs, de l’ordre de 8% généralement. Le moins que l’on puisse dire est que cette situation était observée avec inquiétude par les milieux conservateurs, suscitant une vive controverse, dont le paroxysme fut atteint lors du débat relatif au vote d’une loi qui visait à admettre comme nouveaux États les « territoires » de l’Arizona et du New-Mexico. Cette loi, adoptée par le Congrès en 1911, fit l’objet d’un veto du Président Taft. Celui-ci, l’un des plus actifs défenseurs du pouvoir judiciaire, entendait manifester ainsi son désaccord à propos des clauses des Constitutions de ces deux futurs États, qui prévoyaient la soumission des juges au mécanisme du recall. Ce n’est qu’après la suppression de ces clauses constitutionnelles que les deux États furent finalement admis en tant que tels au sein de la fédération. Comme le relève Édouard Lambert, cet épisode est sans doute l’une des causes ayant provoqué la scission au sein du parti républicain, entre les partisans de Taft et ceux de Theodore Roosevelt, lequel devait alors créer son propre parti pour participer à l’élection de 1912.
L’attitude de Taft fut vivement critiquée par certains, comme Gilbert Roe. Cet auteur soutenait que l’argument employé par Taft à l’encontre du recall des juges était exactement le même que celui qu’employait Hamilton à propos de l’hypothèse d’une élection au suffrage direct du Président des États-Unis – à savoir la crainte que le peuple ne fasse de mauvais choix, que ceux-ci portent sur le renvoi des juges ou sur la désignation du Président. Or, écrit Roe, « la pratique de plus de 125 ans a montré que l’argument d’Hamilton était entièrement fallacieux ». La crainte d’un accès de fièvre populaire avec l’utilisation du recall, exprimée par le Président Taft, ne convainc donc pas plus cet auteur que celle qu’exprimait Hamilton en matière d’élection présidentielle.
Quel qu’ait été le succès des partisans du recall des juges, on ne peut raisonnablement affirmer qu’il ait été durable, ni même qu’il se soit concrétisé. En premier lieu, une vaste enquête, menée par l’académie américaine des sciences politiques et sociales en 1912, mettait en garde contre les dangers du recall des juges et concluait qu’« [u]ne bonne part, sinon la totalité des critiques auxquelles nos Cours ont été soumises, provient de causes qui peuvent et doivent être écartées sans recourir à un remède qui peut, en même temps, diminuer leur indépendance ». En pratique, soutenait l’un des participants au débat, le recall « signifierait que toute “machine” politique pourrait exercer pression sur les Cours par le pouvoir de lancer un juge dans l’arène pour lutter pour sa vie ». En second lieu, Arthur Link et William Catton pouvaient considérer rétrospectivement, en 1967, que cette question n’avait finalement pas grand intérêt d’un point de vue historique, aucun juge d’une cour d’appel (superior court) ou d’une Cour suprême d’État n’ayant subi une telle révocation.
4) La censure populaire des décisions judiciaires
Un second moyen destiné à mettre en œuvre un contrôle populaire direct du pouvoir judiciaire a été proposé par Theodore Roosevelt, dans le cadre de la campagne présidentielle de 1912. Parfois improprement appelée recall des décisions judiciaires, par analogie avec la révocation des juges, cette proposition figurait en bonne place dans le programme du « parti progressiste » de Roosevelt. Il s’agissait, dans l’hypothèse de la censure d’une loi votée sur le fondement des pouvoirs de police d’un État, sur le fondement de la constitution de l’État, de permettre au corps électoral, après une période suffisante pour la tenue d’un débat, de se prononcer par un vote sur la validité de la loi. Les matières concernées étaient essentiellement les questions économiques et sociales, couvertes par le champ de la clause constitutionnelle étatique équivalente de la clause du due process, telle qu’interprétée au fond par les tribunaux. On pourrait plus justement qualifier ce mécanisme de « référendum judiciaire ». C’est d’ailleurs le terme qu’employait Roosevelt lui-même, en expliquant que sa proposition correspondait à « l’exercice d’un référendum, ou d’un droit de révison, de la part du peuple lui-même à propos de certaines catégories de décisions en matière constitutionnelle ». En d’autres termes, « [l]orsqu’en vertu du pouvoir du gouvernement d’adopter des mesures dans le cadre des “pouvoirs de police” ou pour le “bien-être général”, la Législature d’un État donné adopte une loi de justice sociale ou industrielle, et que la Cour de justice de l’État déclare que la loi est inconstitutionnelle, je propose que le peuple lui-même, maître à la fois de la Législature et de la Cour, décide, après une délibération appropriée, lequel de ses serviteurs doit être approuvé, en ce qui concerne la loi en question ». Invoquant l’autorité d’un Lincoln s’opposant à l’arrêt Dred Scott, Roosevelt y voit le moyen de faire prévaloir la « loi du peuple » (rule of the people). Une telle solution lui apparaît préférable, dans bien des cas, au recall des juges, car il arrive souvent que les décisions inopportunes des tribunaux ne mettent pas en cause l’honneur et l’honnêteté des juges pris individuellement ; il s’agit plutôt, avec le mécanisme proposé, d’indiquer à la juridiction dans son ensemble la solution la plus conforme à la justice. Au total, sa proposition est la mise en œuvre du principe selon lequel « [c]’est le peuple, et non les juges, qui est habilité à dire ce que sa Constitution signifie, car la Constitution est la sienne, elle appartient à lui et non à ses serviteurs en fonction ».
La proposition de Roosevelt, qui, rappelons-le, ne concernait que les États, ne devait toutefois pas rencontrer un franc succès. Seul le Colorado a adopté une telle mesure, en 1913, qui fut d’ailleurs déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême de cet État en 1921. Elle fit également l’objet d’un certain nombre de critiques. On l’a d’abord considérée comme une espèce inférieure de révision constitutionnelle, malgré le soin de ses partisans à l’en distinguer. Surtout, il semblait impossible, en tout état de cause, qu’elle ait une grande portée. En effet, la proposition de Roosevelt souffrait d’une infirmité mise en évidence par Édouard Lambert : ne s’appliquant qu’aux Constitutions étatiques, rien n’empêchait une juridiction quelconque de se fonder, pour censurer une loi sur le fondement du principe de due process, sur la Constitution fédérale. En d’autres termes, le « recall » des décisions judiciaires « pouvait barrer l’appel à la Constitution d’État ; il était impuissant à boucher la voie de l’invocation de la Constitution fédérale ».
Malgré cet insuccès, le débat lancé par cette proposition de Roosevelt devait tout de même avoir un certain impact. Sa critique « bruyante » du pouvoir judiciaire a suscité un débat sur le sujet. Elle a sans doute contribué à convaincre, dans les années qui suivirent, l’ex-Président Taft à organiser une « ligue constitutionnelle » au sein du parti républicain, destinée à la préservation de la Constitution « dans sa forme actuelle ». Dans les années 1910 également, plusieurs associations concurrentes se formèrent, pour la défense ou la réforme de la Constitution de 1787. Dans une perspective comparable, Robert LaFollette demanda au principal syndicat de travailleurs du pays (American Federation of Labor) de promouvoir un amendement constitutionnel prévoyant que le Congrès puisse renverser la censure d’une loi par la Cour suprême à une majorité des deux-tiers. Beaucoup discutée lors des années 1923 et 1924, cette proposition fut l’un des aspects essentiels du programme de LaFollette lorsque ce dernier se présenta à l’élection présidentielle de 1924.
B. Le statu quo prôné par Wilson
Opposé au diagnostic de la majorité des progressistes, à propos de la jurisprudence des tribunaux américains et de la Cour suprême en particulier, Wilson est conduit, assez logiquement, à formuler des propositions tout à fait différentes. Dans la mesure où l’action des cours de justice lui apparaît pleinement satisfaisante et conforme à son idéal, rien ne justifie, selon lui, que soient apportés des changements au système. Il convient simplement de préserver les juges de l’ingérence excessive des électeurs d’une part (1), des autres branches du gouvernement, d’autre part (2).
1) Le refus des mécanismes de contrôle populaire des juges
Le développement de mécanismes de démocratie directe en matière judiciaire, comme le recall des juges, apparaît particulièrement inopportun à Wilson. Il s’agit là de l’une des questions sur lesquelles il fait preuve du plus grand classicisme, ne s’écartant guère des recommandations d’Hamilton, qui avait plaidé en faveur de l’indépendance des juges, en soutenant que l’« attachement inflexible et uniforme aux droits de la Constitution et aux droits des individus que nous voyons être indispensable dans les Cours de justice ne peut certainement être attendu de juges qui ne tiendraient leur office que d’une commission temporaire. Des nominations périodiques, de quelque manière qu’elles fussent réglées, par quelques personnes qu’elles fussent faites, seraient, de façon ou d’autre, fatales à leur indépendance nécessaire ». En particulier, poursuivait l’auteur de la lettre 78 du Fédéraliste, « si le droit de nomination était réservé au peuple, ou à des personnes spécialement choisies pour cet objet, il y aurait, chez le juge, un trop grand désir d’acquérir de la popularité pour espérer qu’il ne consulterait jamais que la Constitution et les lois ». Tout comme Hamilton, Wilson redoute la vulnérabilité du juge aux mouvements de l’opinion publique, lorsque ceux-ci sont de simples soubresauts. La fidélité du juge à la volonté de l’opinion ne saurait être obtenue, pense-t-il, par la voie de l’élection populaire, ni par un contrôle direct des électeurs. Il s’est ainsi opposé, lorsqu’il était encore professeur, au principe de l’élection des juges en vigueur dans certains États. Cette question est notamment traitée dans l’un de ses cours en 1899. Wilson y expliquait sans ambages qu’en dépit du choix de nombreux États d’élire leurs juges, « [l]’élection n’est en aucun cas la meilleure, ni la plus sûre, ni la plus juste, ni la plus satisfaisante des méthodes de désignation des juges ». Car si cette méthode permet, en apparence, une meilleure harmonie entre le juge et l’opinion, ses inconvénients sont trop importants pour qu’on l’approuve. La dépendance excessive du juge vis-à -vis de ce qu’il croit être l’opinion de ses électeurs potentiels introduit en effet un biais néfaste à la prise de décision ; l’élection des juges, en outre, a pour effet de diluer la responsabilité en soumettant les tribunaux à des intérêts particuliers. La nomination des juges par les autres branches du gouvernement, qui existe dans le système fédéral, lui apparaît bien plus satisfaisante, dans la mesure où les autorités politiques lui semblent plus aptes à évaluer les mérites des futurs juges.
Wilson développera son point de vue dans Constitutional Government. Il reconnut que si sont parfois nommés des juges médiocres dans le système fédéral, l’élection serait encore moins satisfaisante, car les critères de choix seraient purement politiques, sans prise en compte des qualités propres du juge. L’élection des juges n’a pas ses faveurs car il s’agit, explique-t-il, d’un remède qui ne ferait qu’aggraver le mal provoqué par la médiocrité de certains juges. Si, en effet, de mauvais juges peuvent être nommés par les autres branches du gouvernement, le problème n’est pas celui du mode de désignation, mais bien plutôt celui du choix des autorités de nomination. Si une série de mauvaises nominations peut sans doute altérer la valeur du pouvoir judiciaire fédéral, « cela s’expliquerait par le fait que le gouvernement est tombé entre de mauvaises mains, et n’invaliderait pas le principe suivant lequel nos cours de justice sont constituées et habilitées à exercer leur pouvoir. Cela constitue un argument pour encourager l’élection des bonnes personnes à la présidence et au Sénat, lequel confirme les nominations du Président ; et non un argument pour changer notre organisation constitutionnelle ».
S’il doit y avoir une responsabilité des juges vis-à -vis de l’opinion, c’est une responsabilité médiate qui est envisagée par Wilson. Si la voie de l’élection ne permet pas de désigner de bons juges, celle de la nomination, en vigueur dans le système fédéral, permet d’effectuer les bons choix, à condition que le peuple élise de bons Présidents et sénateurs. On ne sait pas si la nomination du juge McReynolds, que Wilson considérait comme sa plus grande erreur politique, l’a conduit à réviser ses idées sur le sujet…
Les idées de Wilson à propos de l’élection des juges sont transposables – a fortiori, pourrait-on dire – à la question de leur révocation par le corps électoral. S’il ne s’est pas prononcé sur le sujet durant sa carrière universitaire, c’est parce que la question n’est apparue dans le débat public qu’à la fin des années 1900, au moment où Wilson s’engageait dans la vie politique. L’occasion lui fut toutefois donnée, lors de la campagne présidentielle, de s’exprimer à ce sujet, et de prendre part à la controverse qui opposait, plus directement, le Président Taft et Theodore Roosevelt. Conformément à ses conceptions théoriques, Wilson fut proche des positions de Taft à propos du pouvoir judiciaire. Dans l’un de ses discours de campagne, il avait déclaré que, s’il ne s’opposait pas à la soumission de certains titulaires de fonctions électives au mécanisme du recall, celui-ci ne devait en aucun cas s’appliquer aux juges. Les arguments invoqués sont exactement les mêmes que ceux qu’il avait employés dans ses écrits pour rejeter l’élection des juges. Wilson, qui précise avoir toujours été opposé au recall appliqué aux juges, explique que cette proposition n’aurait pour effet de ne traiter que les symptômes du mal – la médiocrité de certains juges –, et non le mal en lui-même, qui est bien plus profond. C’est pourquoi il souhaite orienter l’attention des électeurs vers les moyens par lesquels ils pourraient exercer une influence bénéfique sur la désignation des juges, par d’autres moyens et sans intervenir directement dans le processus. En effet, « si vous pouvez rendre au peuple le pouvoir de sélectionner les juges [et non celui de les élire], vous n’aurez pas à vous tourmenter beaucoup de son droit à les révoquer ».
2) Le maintien d’une indépendance relative des juges vis-à -vis des branches exécutive et législative
De même que le juge doit demeurer, pour exercer convenablement sa fonction, indépendant des électeurs, il doit conserver une indépendance relative vis-à -vis des autres branches du gouvernement. Sans doute, cette indépendance ne peut-elle être complète, ne serait-ce qu’en raison du rôle que celles-ci tiennent dans le processus de désignation des juges – du moins dans le système fédéral. Si, en effet, les branches exécutive et législative du gouvernement fédéral peuvent exercer un contrôle sur le pouvoir judiciaire, il doit s’agir d’un contrôle essentiellement ex ante, au moyen de la désignation des juges.
Dans l’esprit de Wilson, la nomination doit demeurer le seul véritable outil dont ces deux branches disposent à l’égard du troisième pouvoir. Évoquant la critique du pouvoir judiciaire à laquelle se laissent parfois aller les membres du Congrès, Wilson affirme que ceux-ci devraient plutôt faire preuve de retenue, en se rappelant « que c’est sur leur recommandation que ces hommes [les juges], leurs anciens compagnons, furent nommés par le Président ; que ces nominations subirent avec succès l’épreuve de leur examen par la commission des affaires judiciaires du Sénat et furent confirmées ». La supervision de l’ensemble du processus de nomination des juges fédéraux lui semble ainsi constituer une prérogative non négligeable des sénateurs, leur permettant d’orienter de manière décisive la conduite du pouvoir judiciaire.
Les autorités de nomination doivent ainsi avoir une conscience aiguë de l’importance et des conséquences de leurs choix. Cette exigence vaut non seulement pour les nominations à la Cour suprême, mais également pour l’ensemble des juges fédéraux. À propos de ceux-ci, Wilson ne faisait pas mystère des critères déterminant ses choix, et du résultat qu’il pouvait raisonnablement escompter de ses nominations. On en trouve notamment un exemple, à l’occasion de la nomination d’un juge de district, en 1917. Écrivant au sénateur Atlee Pomerene à ce sujet, et sans doute conforté par sa victoire dans le conflit sur la nomination de Brandeis à la Cour suprême, Wilson expliquait qu’il devait choisir entre trois hommes. Ceux-ci étaient tous des juristes compétents, mais, confiait-il, « plus je me renseigne à propos de ces messieurs, plus il m’apparaît clairement que celui des trois qui est véritablement le plus progressiste est M. Westenhaver ». « Si son tempérament présente quelques défauts », poursuivait-il, « j’ai l’impression que nous devrions prendre le risque de les supporter, plutôt que de continuer à encourager la pusillanimité des cours de justice fédérales à propos des mesures novatrices et des changements qui peuvent se révéler prometteurs du point de vue du droit ».
Il semble donc que Wilson, en tant que Président, attachait une grande importance à l’exercice de son droit de nomination des juges fédéraux, conformément à ses conceptions théoriques, selon lesquelles il s’agissait là du moyen presque unique et le plus efficace pour les autorités politiques d’orienter la jurisprudence des cours de justice. Lorsqu’il apprit, en 1922, la démission précoce du juge John Clarke, qu’il avait nommé à la Cour suprême six ans auparavant, Wilson lui écrivit pour faire part de ses profonds regrets. Dans cette lettre, déjà citée ici, il lui expliquait avoir fondé de grands espoirs sur son action en faveur de l’orientation progressiste de la Cour. Pour la première fois, à notre connaissance, Wilson exprimait de réelles craintes vis-à -vis des tendances réactionnaires de la Cour, craignant, par ricochet, l’hostilité grandissante de la population à l’égard de l’autorité judiciaire, et ne voyant « rien qui ne puisse nous préserver de ce danger, si la Cour suprême devait abandonner son orientation libérale, en théorie et en pratique ».
CONCLUSION
Woodrow Wilson fut assurément l’un des instigateurs de la conception moderne du judicial review, selon laquelle les juges sont libres de rechercher ailleurs que dans la constitution écrite le fondement de leurs décisions. En employant un vocabulaire constitutionnel plus moderne, on pourrait qualifier la théorie wilsonienne de « non interprétiviste » – prônant un constitutionnalisme « vivant » par un processus continu d’élévation au rang de principes constitutionnels des exigences de la vie sociale contemporaine –, par opposition à l’« interprétivisme » – qui interdit au juge d’avoir la maîtrise des sources du droit et lui prescrit de déployer une activité de connaissance par rapport au texte de la constitution. En ce sens, on peut assurément considérer que notre auteur a grandement contribué à poser les jalons de la « révolution constitutionnelle » du New Deal, qui consacrera sa conception d’un « gouvernement par les hommes », par opposition au mythe d’un « gouvernement par les lois ».
Que l’opposition entre « interprétivisme » et « non interprétivisme » ait été mise au jour par un auteur qui s’interrogeait sur l’existence d’une constitution non écrite aux États-Unis, est d’ailleurs significatif, au regard du constitutionnalisme non écrit que semble prôner Wilson, et du parallèle qu’il trace entre les systèmes constitutionnels américain et britannique. À certains égards, pourtant, le changement de paradigme qu’il nous propose s’opère de manière discrète, voire ambiguë, dans la mesure où il n’abandonne jamais complètement la conception classique du constitutionnalisme écrit. Peut-être faut-il y voir la manifestation de l’ancrage profond des théories interprétivistes aux États-Unis, auxquelles les tenants de l’approche non interprétiviste eux-mêmes n’ont pas toujours clairement opposé leur contre-modèle. Wilson comme d’autres auteurs s’attache d’ailleurs à inscrire ses thèses dans la continuité historique d’un droit élaboré et modifié en permanence par les juges. L’apport des réalistes se limiterait à expliciter la nature d’un processus de décision judiciaire aussi ancien que la common law.
Mais, si Wilson éprouve quelque difficulté à mener à son terme la démonstration d’un droit constitutionnel américain véritablement « vivant » car non écrit, c’est aussi et surtout parce qu’il défend un pouvoir, le judicial review – « centre de gravité de notre système constitutionnel » –, qui est inséparable de l’idée de constitution écrite. Cette contradiction, il tentera de la résoudre en fondant sa défense du pouvoir de la Cour suprême sur une analyse de jurisprudence prétendument conforme à une conception dynamique de la constitution. Cette analyse qui repose sur une lecture biaisée de l’œuvre jurisprudentielle de la Cour, est manifestement destinée à plier les faits à la logique de sa démonstration. Si Wilson a finalement pris conscience du conservatisme des tribunaux, particulièrement de la Cour suprême, ce n’est que très tardivement, à l’occasion des regrets qu’il exprima au sujet de la démission du juge John Clarke en 1922. Il s’est toujours gardé de critiquer ouvertement le pouvoir judiciaire, même avant d’accéder à la Présidence, et n’a jamais adhéré au radicalisme de certaines propositions telles que le recall des juges ou la censure populaire des décisions judiciaires, qui devaient finalement se solder par un échec.
Maxime Tourbe est maître de conférences en droit public et membre de l'Institut d'Études de Droit Public à l'Université Paris-Sud 11
Pour citer cet article :
Maxime Tourbe « La conception du pouvoir judiciaire chez Woodrow Wilson. Le réalisme juridique à l'épreuve du gouvernement des juges », Jus Politicum, n°4 [https://juspoliticum.com/articles/la-conception-du-pouvoir-judiciaire-chez-woodrow-wilson.-le-realisme-juridique-a-l'epreuve-du-gouvernement-des-juges-220]