L'étude de l’histoire de la citoyenneté en Allemagne et en France met en exergue deux modèles opposés de la nationalité, qui perdurent encore jusqu'à  nos jours. Le Droit de la nationalité est généralement basé sur deux principes. En Allemagne la nationalité a émergé au début du XIXe siècle sur la base d'une approche ethnoculturel du peuple. Cette conception réside essentiellement dans l’émergence antérieure à  l’État de la nation. Ce caractère restrictif initial s’est incarné dans le principe de filiation (jus sanguinis). Une telle conception de la nationalité rend l'assimilation socioculturelle des autres groupes ethniques plus difficile. En France, en revanche, un modèle qui se référait à  la fois à  la nation et à  l’État, a prévalu. Cette conception stato-nationale de la nationalité s’est associée à  la forme étatique républicaine, misant sur l’assimilation et facilitant la naturalisation. Elle s’est incarnée dans un principe territorial étendu (jus soli)Dans cette contribution, l’antagonisme notoire de ces deux modèles figés en « idiomes culturels » nationaux est discuté. En effet, dès l’origine, coexistaient des éléments ethnoculturels et stato-nationaux, en France et en Allemagne.La question qui se pose alors est de savoir quand et pourquoi l'un ou l'autre élément ou considération l'ont emporté sur l’autre? La thèse développée est que la conjoncture sociopolitique et institutionnelle propre aux deux pays ont été les facteurs déterminants qui ont permis aux « idiomes culturels » de dominer à  un moment donné, ou de s’effacer progressivement à  mesure que les conjonctures politiques se transformaient.Le choix d’un système de la nationalité en France et en Allemagne - et avec elle la décision d'opter pour le principe du jus sanguinis ou du jus soli – peut ainsi être expliqué par des changements d’intérêts politiques autant que par des considérations d’ordre démographiques, sociales et économiques en vigueur. Les changements intervenus dans les systèmes politiques ont aussi ouvert des possibilités de convergence des deux idéaux-types distincts de la natioanlité, que les tendances dans les deux pays au 21e siècle laissent apparaître.

Naturalization or Exclusion? Citizenship Law in Germany and France from the 19th Century Onward: An Historical ComparisonThe history of citizenship in Germany and France can be seen as a picture reflecting two concepts of nationality at opposite poles, which has endured up to the present day. Citizenship law is generally based upon two premises. Since the 19th century, citizenship in Germany has been determined on the basis of an ethnic–cultural understanding of nationality. This understanding rests essentially upon the notion of a people—a folk—that is antecedent to the state, as well as upon the guiding principle of ancestral origin (jus sanguinis). Such an understanding of nationality makes the sociocultural assimilation of other ethnic groups more difficult. In France, by way of comparison and contrast, a nation-state concept has prevailed that is closely tied to a republican system of government and the territorial principle (jus soli), which simplifies assimilation and nationalization. In this contribution, I challenge the importance of this bipolar model of cultural idioms for the development of citizenship. I will show that, from the very beginning, the history of citizenship in both countries was characterized by ethnic-cultural elements as well as by state-national considerations. The obvious question that arises here is when and why did one or the other element or consideration prevail? My hypothesis is that specific sociopolitical and institutional framework constellations were the determining factors that allowed cultural idioms to dominate at a given time, or to be abrogated when those constellations changed. The development of a system of citizenship in both countries – and with it the decision to opt for the principle of ancestral origin or the principle of territorial birthright – is explained by shifts in political interests as well as prevailing demographic, social, and economic conditions. Changes in the constellations have also opened up possibilities for convergence of different citizenship systems, as tendencies indicate for the developments in Germany and France in the 21st century.

Au sein des États-nations actuels, la nationalité est le résultat d’une construction menée par les élites nationales. Elle est en même temps une institution juridique qui fut de tout temps considérée comme un domaine d’étude réservé aux juristes privatistes. Cependant, cette question a emporté, au fil de l’histoire, d’importantes répercussions sur le quotidien des citoyens. Ce sont tout d’abord des hommes politiques, des parlementaires et des associations qui ont élaboré les règles juridiques relatives à  la nationalité. Celles-ci ont été améliorées, commentées et appliquées par des juristes et des fonctionnaires. Les décisions relatives à  la nationalité ont différencié les États et précisé les critères de la naturalisation. Elles ont également réparti les droits et les devoirs, distinguant les citoyens des étrangers et influant sur leurs perspectives d'avenir. À l’heure des États-nations, les réglementations qui décidaient de l’exclusion ou de l’intégration des citoyens dans la communauté nationale sont devenues partie intégrante du discours national. Elles ont représenté un enjeu de politique nationale et pris une forte valeur symbolique. La conception de la nationalité reflète l'idée dominante que l'on a de la nation. D'un pays à  l'autre, les différences entre les systèmes de la nationalité illustrent la disparité des conceptions de la nation.

Le discours politique et scientifique des vingt dernières années a pris conscience de ces implications. Conjointement, les débats politiques autour de la réforme du droit de la nationalité prennent la forme de luttes visant à  déterminer la tradition de l’État-nation. Cette tradition ne peut se comprendre que dans une perspective historique, qui rend nécessaire la comparaison avec d'autres traditions nationales de la nationalité. L’histoire de la nationalité est donc déterminante pour comprendre la conception contemporaine de l’État-nation. L’étude de Rogers Brubaker1] offre un parfait exemple d’interprétation pertinente à  cet égard. Ses recherches en histoire comparée sur la nationalité en France et en Allemagne sont déjà  elles-mêmes partie intégrante de la construction historique de la nation dans ces deux pays. La différence entre les développements allemand et français semble tomber sous le sens et n’avoir jamais été expliquée de manière aussi concluante que chez Brubaker. Je présenterai par conséquent ses thèses à  titre de remarques préliminaires.

Mais, en revanche, je donnerai ici une autre interprétation de l’histoire des nationalités allemande et française. Ce ne sont donc pas les différences nationales en tant que telles qui seront ici prépondérantes, mais les conditions politiques dans lesquelles ces différences se sont formées, et, le cas échéant, atténuées.

Dans son étude, Rogers Brubaker montre comment deux modèles politiques et culturels opposés de la nationalité se sont historiquement formés à  partir de conceptions antagonistes de la nation. En Allemagne, la conception déterminante réside dans l’émergence antérieure à  l’État de la nation. C’est ainsi qu’a pu se développer un modèle basé sur un concept pré-étatique et ethnoculturel de peuple. Ce dernier est entré en tension avec l’État, se fondant sur des critères restrictifs et objectifs qui limitent la naturalisation. Ce caractère restrictif initial s’est incarné dans le principe de filiation (jus sanguinis), fixé par la loi sur la nationalité et l’Empire de 1913. En France, à  l’inverse, s’est développé un modèle qui se référait à  la fois à  la nation et à  l’État. Cette conception stato-nationale de la nationalité s’est associée à  la forme étatique républicaine, misant sur l’assimilation et facilitant la naturalisation. Elle s’est incarnée dans un principe territorial étendu (jus soli), adopté par la loi républicaine de 1889.

Ces modèles ont bien sûr fait l’objet de critiques. Mais ils ont été façonnés, maintenus et défendus par des élites nationales, qui les ont figés en « idiomes culturels » nationaux. Deux visions antinomiques sont ainsi apparues, et influencent aujourd’hui encore les pratiques de la naturalisation : un modèle relativement fermé, lié au peuple, au « Volk », en Allemagne, et un modèle ouvert, tendant à  l’assimilation, lié à  l’État, en France.

En résumé et en d’autres termes, l’opposition notoire entre les concepts allemand et français de nation – État-nation versus nation culturelle – acquiert avec Brubaker une nouvelle légitimité. La nature des différents concepts de nation est disséquée dans une perspective diachronique, l’auteur montrant, par la nationalité, l’action d’une institution centrale de l’État-nation à  travers ses répercussions antithétiques. Nous avons là  deux idéaux-types distincts, qui donnent une explication historique des divergences nationales de la politique de la nationalité. Ce ne sont certes pas des « cages d’airain » au sens wébérien, mais bien des structures culturelles stables posant des limites aux intérêts matériels.

Mais quelle stabilité possèdent les concepts de nation qui les sous-tendent ? Ne sont-ils pas eux-mêmes des constructions régies par des intérêts politiques propres à  une certaine époque ? Si cela s’avère exact, à  quelles conditions historiques spécifiques doit-on la stabilité des « idiomes culturels » nationaux ainsi que leur changement ? Nous allons à  présent examiner dans un esprit critique les présupposés contextuels de la construction idéal-typique proposée par Rogers Brubaker, et ce dans deux directions. Nous nous intéressons d’abord aux conceptions de la nation et de la nationalité en tant que constructions issues d’intérêts politiques antagonistes (I). Puis, nous aborderons les césures de l’évolution de la nationalité en France et en Allemagne à  partir des conditions sociales et politiques différentes qu’ont connues les deux pays (II). Après une analyse comportant une comparaison entre les deux systèmes de la nationalité et une mise en évidence de leur transfert (III), une contextualisation des divergences nationales permettra de dégager une certaine convergence (IV).

I. La construction politique des concepts de la nation

Il est bien connu que, dès leur origine, les conceptions française et allemande de la nation non seulement se référaient l’une à  l’autre, mais étaient également dirigées l’une contre l’autre et ont historiquement émergé en parfait antagonisme. La conception nationale du romantisme allemand, fondée sur la transcendance, l’intériorité et la cohésion culturelle, n’est devenue politique et populaire qu’à  l’époque de la guerre contre l’occupation napoléonienne au début du XIXe siècle. L’hégémonie de la culture, l’esthétisation et la prétention à  l’unicité au centre de cette autodéfinition nationale étaient dirigées contre les visées hégémoniques de la nation française. Cette dernière se définissait elle-même avant tout comme politique, universaliste et expansionniste, mais cette caractéristique n’est devenue un principe absolu que grâce à  la perception hostile du camp allemand, qui développait quant à  lui nettement l’antithèse.

Avec la fondation de l’État-nation allemand en 1871, c’est sous des auspices politiques inverses que le processus de définition nationale se poursuivit par délimitation. En plein conflit sur l’annexion de l’Alsace-Lorraine, des scientifiques allemands et français de premier plan, prenant pour point de départ la question « À qui appartient l’Alsace ? », entamèrent alors un débat qui allait transformer chacune des deux conceptions de la nation en antagonismes systématiques. Numa Denis Fustel de Coulanges et Ernest Renan défendaient le concept subjectif et volontariste – français – de la nation, tandis que Theodor Mommsen et David Strauss défendaient l’idiome opposé, linguistique et ethnique – allemand. C’est au tournant du XXe siècle que Friedrich Meinecke donna une consécration scientifique à  cet antagonisme, sous la forme de deux catégories fondamentales et idéal-typiques, l’« État-nation » et la « nation culturelle ».

On ne cherchera pas à  contester l’existence de conceptions antagonistes de la nation, pas plus que leur influence sur chacun des concepts de la nationalité. Il s’agit au contraire d’ouvrir les perspectives d’étude à  un fait fondamental que Dominique Schnapper a ainsi formulé : « depuis la Révolution française, la pensée de la nation, qui a accompagné la naissance et le développement des nations européennes, a toujours été indissolublement normative et descriptive, dans la mesure où la pensée fait elle-même partie de la réalité objective, où elle traduit et renforce les valeurs implicites... ». À partir du moment où le caractère à  la fois contextuel et polémique des conceptions traditionnelles de la nation est révélé, sa valeur analytique devient douteuse. L’analyse doit donc mettre au jour l’ambivalence des motivations et des opportunités d’évolution politique qui se dissimulent derrière la clarté politique suggestive de la conception de la nation.

Un exemple va illustrer ce que l’on entend par là . La loi de la nationalité de 1889 est devenue un lieu de mémoire du républicanisme français. L’introduction du jus soli illimité pour les immigrés de la deuxième génération influence aujourd’hui encore le droit français de la nationalité. Un siècle après la Révolution, il était considéré – et c’est toujours le cas à  l’heure actuelle – comme un symbole marquant de la conception politique et subjective de la nation, qui se caractérise par la libre adhésion de l’individu et par sa capacité d’assimilation. On a souvent pensé que s’exprimait ici la victoire du républicanisme universel sur le contre-courant qu’était le boulangisme particulariste.

Pourtant, les recherches récentes dressent un autre tableau. La loi de 1889 est le point final d’une évolution qui mène du libre-arbitre individuel à  la mainmise de l’État sur l’individu, précisément parce que ce dernier est socialisé sur le sol français. Le principe territorial n’était pas non plus une invention de la République française mais prenait sa source dans la construction juridique de l’Ancien Régime. La valeur républicaine qu’est l’égalité s’est imposée parce que – dans la conjoncture de l’année 1889 – elle coïncidait avec les intérêts de l’État français en matière de réglementations économique et militaire. Octroyer la nationalité française aux descendants des Italiens dans les régions frontalières de Savoie et de Nice, ainsi qu’en Algérie, devait contrer l’émergence d’un irrédentisme italien. La perspective d’accroître ainsi le nombre de conscrits joua également un rôle majeur. Enfin, les entreprises avaient ainsi davantage de main-d’œuvre à  leur disposition. Les adversaires de la réforme, qui tenaient au jus sanguinis, furent perçus non seulement comme des adeptes de l’aristocratie et des antimodernistes, mais surtout comme des adversaires de l’intérêt national.

Compte tenu de ce mélange de motifs pragmatiques et politiques, l’interprétation « républicaine » de la loi de 1889 se révèle constitutive du mythe fondateur républicain. Pourtant, elle dissimule un fait fondamental. Dans l’histoire des deux États-nations, en Allemagne comme en France, coexistaient dès l’origine des éléments ethnoculturels et stato-nationaux.

II. La nationalité face au changement des conjonctures politiques

Les fondements de la nationalité sont tout à  fait ambivalents. Il importe donc de déterminer quel fondement s’impose dans une situation historique donnée, s'il s'agit d'un idiome ethnoculturel ou stato-national. La consolidation et l'autonomisation de ces idiomes constituent un indice important de cette étude, sans pourtant fournir une explication suffisante ni prépondérante.

Bien plus déterminante est la conjoncture sociopolitique et institutionnelle qui, après avoir imposé un modèle culturel, le soutient puis le laisse s'estomper, à  mesure qu'elle se transforme.

Bien plus décisive est, à  titre d'explication, la conjoncture sociopolitique et institutionnelle, qui impose d’abord un modèle culturel, le porte puis le laisse s’effacer progressivement à  mesure qu'elle se transforme.

Que signifie « conjoncture sociopolitique » ? Illustrons-le par un exemple remontant à  la promulgation de la loi française de 1889, et montrant à  nouveau combien, en France et en Allemagne, les conceptions de la nation et de la nationalité entretiennent des rapports étroits. La modification de la législation sur la nationalité française a été, des années durant, minutieusement observée en Allemagne, en particulier dans ses implications militaires et politico-démographiques. Lorsqu’en raison de la loi de 1889, le nombre de naturalisations fit un bond en France, le gouverneur allemand de l’Alsace-Lorraine s’en servit en 1892 pour proposer une modification du droit allemand de la nationalité. Il s’agissait de compléter le principe de pure filiation par le principe territorial, permettant d’éviter la formation de « colonies françaises » en Alsace-Lorraine et de faire appel à  cette population pour le service militaire. La modification législative de la France avait été justifiée exactement dans les mêmes termes ; le parallélisme est frappant. Pourtant, à  la différence de la France, le principe territorial ne fut pas introduit en Allemagne en raison de l’objection des chefs administratifs des provinces orientales de l’empire. Ils refusaient de naturaliser les descendants de familles « polonaises, russes et juives », selon les termes d’alors, parce qu’elles étaient « difficilement assimilables ».

On pourrait en conclure que l’on tient justement là  une preuve du primat de la conception ethnoculturelle de la nationalité. Des attitudes défensives, anti-slaves et anti-juives, entravaient la libéralisation du droit allemand de la nationalité. Pourtant l’explication est plus complexe. En premier lieu, les immigrés issus d’Europe de l’Est étaient relativement pauvres, en comparaison de ceux présents dans les régions occidentales du Reich, principalement hollandais et belges. L’intégration civique de ces derniers fut bien mieux accueillie car, selon les autorités, ils s’adaptaient sur le plan linguistique et étaient prêts à  participer à  tous les services publics. Les Polonais et leurs descendants – tout comme les Danois – furent en revanche immédiatement accusés de ne pas souhaiter s’assimiler. « Le Polonais […] [tient] […] fermement à  son essence nationale. Il a jusqu’ici résisté avec succès aux efforts incessants de germanisation » nota à  ce propos l’Oberpräsident de Silésie.

Ces arguments dévoilent les conditions démographiques et socioéconomiques qui président à  toute législation sur la nationalité. À l’époque même de ces réflexions réformatrices, c'est-à -dire vers 1895, l’empire allemand devint un pays d’immigration parce qu’il était en pleine croissance économique et, après un siècle d’émigration, son industrie nécessitait davantage de main-d’œuvre. À cette fin, on recruta essentiellement des Européens de l’Est, en particulier en provenance des territoires polonais de Russie et d’Autriche. Ils devaient remplacer la main-d’œuvre agricole à  l’est de l’empire allemand qui, elle, émigrait dans les régions industrielles de l’Ouest. La France aussi cherchait à  cette époque de la main-d’œuvre industrielle à  l’étranger, dans des proportions encore plus importantes que l’empire allemand. Mais à  l’opposé de son voisin oriental, la France avait une croissance démographique relativement basse. Ce décalage inquiétait l’opinion publique française de la fin du XIXe siècle et fut un motif fondamental de la législation intégrative sur la nationalité. La France était – et se savait – plus dépendante de l’immigration que l’empire allemand, qui pouvait procéder à  une sélection plus sévère des groupes d’immigrants et des postulants à  la naturalisation.

En ce sens, deux critères jugeant de l’assimilabilité ont joué un rôle plus important en Allemagne qu’en France : d’une part, le statut social comparé à  la moyenne de la population régionale, ainsi que l'origine culturelle, religieuse et ethnique ; de l’autre, la volonté d’assimilation propre aux immigrants – diminuée par l'exacerbation de la dissociation nationale ou niée par les autorités chargées de la naturalisation. Dans les deux pays, les groupes d’immigrants étaient d'ailleurs perçus comme plus ou moins assimilables selon leur origine linguistique et culturelle tout autant que nationale. Entre les recensements de 1851 et de 1921, les Italiens, les Belges et les Espagnols, c’est-à -dire les nations « latines » et catholiques, formaient les trois groupes d’étrangers plus importants en France, représentant au total presque les trois quarts de cette population immigrée.

À l’inverse, en Allemagne, la proportion d’étrangers de langue maternelle slave, en grande majorité des ressortissants russes et autrichiens de nationalité polonaise, augmentait depuis le début du XXe siècle. Ce fait, accru encore par la religion des immigrés, essentiellement juifs ou catholiques, dans une société d’accueil majoritairement protestante, soulevait objectivement de plus grandes difficultés d’assimilation que l’immigration latine et catholique en France. Il fut aussi malaisé de compter le groupe des Allemands d'origine danoise – très nombreux avant la Première Guerre mondiale – dans la « famille linguistique germanique », considérée comme facilement assimilable. Il existait en effet en Allemagne un conflit inconnu sous cette forme en France. Les « Polonais » et les « Danois » – entendons des « citoyens » allemands de nationalité danoise ou polonaise – formaient des minorités puissantes et organisées au sein de l’empire qui, depuis la fin du XIXe siècle, s’opposaient de plus en plus vivement à  la culture majoritaire allemande et s’isolaient. La naturalisation d’étrangers de nationalité polonaise et danoise amplifia donc un potentiel de résistance nationale, qui menaçait de l’intérieur la cohésion de l’État. C’était en tous cas la perception de l’État allemand. Face à  ces tendances à  la nationalisation qui se renforçaient mutuellement, la foi en la capacité d’assimilation de l’État allemand décrut à  la fin du XIXe siècle. D’une part aux yeux des minorités nationales, les attentes de l’État à  l’égard de l’assimilation étaient discréditées par une politique effrénée de germanisation. De l’autre, le conflit s’envenimait en raison de la menace latente mais croissante de sécession. Les protagonistes du mouvement nationaliste danois dans le nord du Schleswig aspiraient à  revenir dans le giron du Danemark. Sur le long terme, ceux du mouvement polonais aspiraient à  refonder un État-nation polonais. La minorité française d’Alsace-Lorraine travaillait à  la révision de l’annexion.

Au plus fort de la nationalisation de l’Europe, à  la fin du XIXe siècle, la politique de la nationalité de l’Allemagne, qui se voulait intégrationniste et assimilatrice, s’est heurtée à  la résistance de mouvements nationalistes organisés et de plus en plus sécessionnistes. Plus précisément, les effets intégrateurs de cette politique lui échappaient. Nous tenons ici une différence majeure par rapport à  la France qui n’a pas connu au XIXe siècle de véritables défis séparatistes. Nous ne cherchons pas ce faisant à  sous-estimer l’importance politique de la forte immigration et de la minorité italienne en France. Les provinces frontalières de Savoie et de Nice, fortement italiennes, rattachées en 1860, ont constamment fait craindre à  la France un irrédentisme italien. Mais dans l’ensemble il n’y a pas eu de mouvement nationaliste au sein de la population italienne des provinces frontalières qui, en termes de quantité, de capacité d’organisation et de détermination politique, aurait été comparable au mouvement polonais en Allemagne.

En résumé, les codifications de la nationalité qui ont marqué l’ensemble du XXe siècle se sont formées, en France comme en Allemagne, à  la fin du XIXe et étaient en rapport l’une avec l’autre. Les deux États sont partis d’un objectif commun, celui de l’assimilation et de l’intégration dans l’État. Que l’Allemagne de la fin du XIXe siècle se soit définitivement prononcée contre le principe territorial (jus soli) ne peut s’expliquer de manière satisfaisante par la force d’inertie d’un modèle ethnoculturel. Bien plus décisive fut sa propre situation sur les plans démographique, économique, national et politique – situation différente de celle de la France. À terme, c’est cette conjoncture qui détermina la prépondérance de tel ou tel principe de la nationalité.

III. Comparaison et transfert entre politiques de la nationalité en France et en Allemagne

À partir de cette conclusion sur la législation nationale de la nationalité à  l’époque du « Sattelzeit », il est possible d’élargir la question de la comparaison aux XIXe et XXe siècles à  une interrogation plus générale : quelles sont les différences de configuration politique qui sous-tendent l’adoption de différents modèles nationaux de la nationalité ?

1. L’évolution au cours du XIXe siècle

Une différence majeure entre les deux pays réside dans la formation de la nationalité en France dans le cadre d’un État unitaire, tandis qu’elle s’est déroulée en Allemagne, à  l’inverse, dans un État fédéral. La première codification française de la nationalité dans la Constitution révolutionnaire de 1791 introduisit le statut (général et égalitaire) du « citoyen » et influença non seulement la conception de l’État français mais aussi la conception de la nation. La concomitance de la fondation moderne de l’État et de la Nation avec la codification juridique de la nationalité française conféra dès son origine à  cette dernière une stabilité institutionnelle plus grande qu’à  son homologue allemand. L’État-nation révolutionnaire prit la succession de l’État centralisateur et absolu en réglant dès le départ la nationalité, considérée comme l’affaire de la nation, de manière centralisée et unifiée. Un siècle d’efforts de codification avait précédé la loi sur la nationalité de 1889 (qui pèsera sur l’ensemble du XXe siècle). À cette époque, les deux principes fondamentaux, de filiation et de territorialité, avaient été testés dans divers systèmes politiques. Il fallut un siècle pour abandonner le primat du jus sanguinis au profit du jus soli, la majorité des Français pensant qu’il garantirait mieux l’homogénéité intérieure et l’intégrité extérieure de leur État-nation.

En Allemagne en revanche, la nationalité a émergé au début du XIXe siècle comme un outil de réorganisation, territoriale et étatique, d’entités politiques le plus souvent régionales, qui se traitaient mutuellement en « étrangers ». Même au sein de l’État-nation allemand, il n’existait pas de nationalité centrale et unitaire. On était Allemand de manière indirecte, par l’accueil dans un État fédéré, et ce jusqu’en 1934, lorsque l’absolutisme du pouvoir nazi introduisit une nationalité uniforme. L’hétérogénéité institutionnelle se lisait dans l’ambiguïté de ce concept de droit civil. La Loi fondamentale de 1949 fut la première Constitution allemande – un siècle et demi après la Révolution française – à  définir le concept d’« Allemand ».

Lors de la codification du droit de la nationalité de chaque État dans les années 1890, les différences d’interprétation du statut politique de chacun des États-nations jouèrent un rôle considérable. En France, la politique de la nationalité s’appuyait sur l’expérience d’un État stable sur les plans institutionnel et territorial. La conception spatiale de la « frontière naturelle » et l’invention de « l’hexagone » étaient constitutives de la conception politique de la nation. La perte de l’Alsace-Lorraine en 1871 tendit à  fortifier un peu plus encore cette « carte mentale », mental map, de la nation française.

2. Perception et perception erronée vers 1900 : comparaison de deux codifications de la nationalité

Le fait bien connu que l’Allemagne est un État-nation récent, une « nation tardive », influe également sur sa conception de la nationalité. L’idée d’un territoire national stable n’a pu s’épanouir qu’après 1871 et fut dans un premier temps limitée par la politique de « saturation ». Pour ce qui est de la compétition coloniale, l’Allemagne se classait loin derrière l’Angleterre et la France. Les « Allemands de l’étranger », Auslandsdeutsche, c’est-à -dire les personnes d’origine allemande vivant dans les États étrangers et les colonies européennes d’outre-mer, devinrent le point de référence d’un sentiment national lié à  la notion de peuple, d’autant que les territoires coloniaux allemands, relativement petits, n’offraient qu’une attache territoriale restreinte. La majorité parlementaire qui consolida par la loi de 1913 le maintien de la nationalité allemande pour les Allemands de l’étranger, visa d'abord à  une harmonisation avec la tradition juridique des puissances coloniales -à  forte conscience nationale- qu’étaient la France et l’Angleterre.

L’abondante littérature de ces dernières années sur la loi de 1913 met toujours en avant que cette loi marque le passage à  un principe de filiation pur. Il s’agit d’une codification fondamentale qui définit le statut juridique de la nationalité allemande tout au long du XXe siècle – jusqu’en 2000. La plupart du temps, la loi de 1913 met l’accent sur le « critère du sang » (jus sanguinis) et ce faisant – de manière consciente ou non – suggère qu’il existe une continuité institutionnelle et juridique entre cette loi et le droit de la race et du sang du régime national-socialiste. Il y a plus de faux que de vrai là -dedans. Il est vrai que la loi de 1913 admet l’acquisition de la nationalité allemande par la naissance sur le seul fait d’avoir des parents citoyens allemands (pour les enfants légitimes un père allemand, pour les illégitimes une mère allemande). En réalité ce principe s’est imposé au Reichstag contre les revendications en faveur d’un principe territorial, qui invoquaient le processus d’acculturation des étrangers de longue date ou les conditions d’obtention de leur statut juridique. Mais il est impossible d’en conclure autre chose. Le terme de « sang » dans cette expression issue du droit romain, jus sanguinis, ne désigne pas la substance, la texture, concrète et biologique (pouvant s’interpréter racialement) d’un fluide corporel porteur de caractéristiques raciales. Il forme une métaphore, un vecteur de transmission d’attributs liés aux parents, provenant, par un mode spécifique, de la proximité physique, sociale et culturelle avec ces parents. Cette conception non substantielle mais instrumentale, voire raciale, du sang au sens de filiation se dévoile également par le fait que descendre de parents possédant la citoyenneté allemande n’était pas le seul moyen pour acquérir la nationalité allemande. En dépit de certains raccourcis que l’on rencontre dans la littérature, des milliers d’étrangers se faisaient chaque année naturaliser à  cette époque d’avant-guerre, dont des personnes issues de groupes défavorisés dans la procédure de naturalisation : juifs et catholiques, en particulier d’origine polonaise. Une fois ces étrangers naturalisés, ils transmettaient également – au titre de citoyens allemands – leur nationalité par descendance et ce nonobstant les propriétés qui pouvaient être attribuées à  leur « sang ». Il en ressort que le principe de la filiation n’était pas immunisé contre des conceptions raciales du sang. Et certains interprètes contemporains de la loi de 1913 ont bien abondé dans ce sens. En revanche, en tant qu’institution juridique, qui plaçait la loi de 1913 en rapport concret avec la possibilité de se faire naturaliser, le principe de filiation ne représentait pas le premier stade du principe du sang nazi.

Le traitement des habitants des colonies allemandes dans le nouveau droit de la nationalité de 1913 contredit lui aussi la thèse de la continuité du principe racial, pourtant défendue à  maintes reprises dans les récentes recherches en post-colonial studies. La loi de 1913 ne disposait – contrairement à  ce que les camps nationalistes extrêmistes réclamaient – justement pas l’interdiction de la naturalisation des dits « indigènes ». Ils pouvaient en principe obtenir la nationalité directe et donc jouir pleinement et entièrement de tous leurs droits civiques. Certes en réalité, dans la pratique des colonies allemandes, presque aucun d’entre eux n’a été naturalisé. Mais à  l’échelon normatif, et symboliquement prioritaire, de la loi sur la nationalité, ils ne faisaient l’objet d’aucune discrimination légalement fondée.

Enfin, de nombreux principes « statonationaux » limitaient les tendances « ethno-nationales » de la loi. Par principe « statonationaux », on entendait tout particulièrement le principe de réciprocité de la protection et de l’obéissance, qui jouait un grand rôle dans la question des obligations militaires. La tension militaire permanente et latente du système des puissances européennes à  la veille de la Première Guerre mondiale contribua à  ce que la loi sur l’empire de 1913 adopte le principe selon lequel il n’existe « pas de communauté nationale sans communauté militaire ». Son sens était double. D’une part, les Allemands de l’étranger et leurs descendants perdaient leur nationalité allemande s’ils se soustrayaient au service militaire. De l’autre, le nouveau droit de la nationalité continuait à  se cramponner au principe d’une loyauté sans équivoque. La double nationalité n’était qu’exceptionnellement accordée et avec autorisation exprès. La loi se prononçait ainsi explicitement contre les initiatives « ethno-nationales » qui renonçaient aux obligations militaires dans le but de renforcer la « germanité » à  l’étranger ou qui souhaitaient renforcer la double nationalité.

Nous tenons ici un exemple révélateur de la perception réciproque – et de la perception erronée – des camps français et allemands. La « loi Delbrück » de 1913, telle que la nomment les sources françaises en l'associant délibérément au patronyme du secrétaire d’État au ministère fédéral de l’intérieur, Clemens von Delbrück, fut interprétée par le gouvernement français comme un « noyautage » de la nationalité française. Comme le relate Patrick Weil, après le début des hostilités démarra une campagne qui renversait les stipulations à  l’encontre de la double nationalité de la loi allemande. La règle d’exception, permettant de conserver la nationalité allemande en cas d’acquisition d’une deuxième, fut reçue comme une tentative cynique de prendre une « nationalité de façade », tout en continuant à  servir en premier lieu les intérêts économiques et politiques de l’Allemagne. Les délibérations secrètes de l’administration et du gouvernement impérial, qui sont à  mon avis ici centrales, prouvent l’absence de réflexion de cette nature. À l’inverse, on fit prévaloir le vieux principe prussien, d'origine biblique -Matthieu 6:24- selon lequel on ne « pouvait servir deux maîtres à  la fois ». La propagande française contre la « loi Delbrück » visait donc aussi à  suspecter certaines personnes importunes en raison de leur passé de citoyens d’États ennemis, de l’Allemagne en particulier, et à  les tenir à  l’écart de la communauté étatique française. Les lois de 1915 et 1917 instituèrent la possibilité d’examiner la naturalisation des « naturalisés d’origine ennemie » et éventuellement de les « déchoir » de leur nationalité. 25 000 personnes au total firent l’objet d’une telle procédure d’examen durant la guerre et 549 d’entre elles, d’origine allemande, austro-hongroise et ottomane, furent déchues de la nationalité française. Peu avant la cessation des hostilités, on réfléchissait encore à  examiner l’attribution de la nationalité française par la naissance aux enfants d’étrangers d’origine ennemie. Ces mesures, qui s’inspiraient de l’Angleterre, instaurèrent en France un mécanisme sévère d’exclusion, bien plus strict que le prétendu statut juridique révocable de l’empire allemand. La loi sur l’empire allemand de 1913 prévoyait sa plus haute sanction, à  savoir le retrait de la nationalité, strictement et exclusivement en cas de violation fondamentale de la loyauté envers la communauté nationale, en cas de refus de remplir ses obligations militaires, de désertion, et d’entrée non autorisée dans une administration publique étrangère. La loi ne retint pas la possibilité de mettre en cause la loyauté des naturalisés sur le seul fait de leur ancienne appartenance à  un État ennemi.

Par ailleurs, la réforme républicaine de 1889 n’était pas plus favorable aux habitants des colonies que la loi sur l’empire de 1913. Les musulmans d’Algérie, territoire français depuis 1848, conservèrent également sous la loi de 1889 le simple statut de « sujets français ». Ils étaient soumis au statut juridique inférieur de « l’indigénat », qui leur conférait par exemple moins de droits civiques qu’un étranger. S’ils voulaient acquérir la pleine « citoyenneté française », ils devaient entamer une procédure de naturalisation, pour laquelle les autorités dressaient, sous forme de critères ethno-politiques, des barrières difficilement surmontables. En France, le statut de la nationalité des colonisés était donc tout aussi subalterne que dans l’empire allemand ; la naturalisation était certes possible, mais compliquée à  l'excès en vertu de la discrimination ethno-politique.

Je plaide donc pour que l’on replace la comparaison des codifications séculières de la nationalité, la loi française de 1889 et la loi allemande de 1913, dans leur contexte historique. Cela signifie entreprendre une comparaison des lois dans leur époque – et non dans la perspective des excès racistes de la dictature national-socialiste. Cela signifie aussi mettre en lumière les perceptions réciproques erronées des contemporains et les stéréotypes qu’ils ont engendrés, et ce jusque dans la littérature scientifique actuelle.

3. L’ère de la guerre mondiale et de la dictature

Si l’on veut historiciser le droit de la nationalité, il convient d’analyser le changement de ses fonctions politiques au fil du temps. On inclut à  ce titre le fait établi que les conceptions de la nationalité codifiées dans le droit de la nationalité, ont été perçues et employées comme instruments de compensation de la faiblesse politique de l’État. Ce lien, qui s’esquissait déjà  sous l’empire, devint patent et dominant après 1918. Après la Première Guerre mondiale, avec la défaite, la perte de toutes les colonies, et la rétrocession de toutes les grandes régions qui revinrent notamment au tout jeune État polonais, surgit en Allemagne une vive tension entre nationalité et appartenance au peuple allemand. Cette appartenance des Allemands, définie sur des critères ethniques, dans les territoires rétrocédés et dans d’autres régions d’Europe de l’Est devint le symbole de l’irrédentisme et l’outil du révisionnisme territorial qui souda presque tous les camps politiques de la République de Weimar. Appartenir au peuple des « Allemands » au-delà  des frontières de l’empire allemand, à  l’inverse de la nationalité allemande, perdue ou inefficace, conserva une valeur distinctive et une substance censée être saisissable. Simultanément, sous la pression de crises économiques et des fortes réparations, l’Allemagne redevint un pays d’émigration. La loi sur l’empire de 1913, dont la finalité était de renforcer la présence allemande à  l’étranger et réduire la perte de ressortissants allemands, eut un effet immédiat.

À cela s’ajoute le nombre important d’immigrés issus des pays d’Europe de l’Est, pour la plupart de religion juive. Ceux que l’on a appelé les « juifs de l’Est » devinrent sous la République de Weimar un repoussoir. Ils devinrent le symbole de « l’immigré indésirable » par définition, ainsi que la cible de propagandes antisémites. Ces faits montrent que ce n’est pas dès 1913, mais seulement durant cette période de nationalisme montant que la conception ethnique et ethnoculturelle de la nationalité parvint à  s’imposer. C’est seulement à  cette époque, située entre les crises politiques et économiques liées à  la naissance et à  la disparition de la République de Weimar, que la conception ethnique façonna durablement le droit allemand de la nationalité et son interprétation. Et c’est durant cette phase que les conceptions radicales et racistes reçurent un accueil favorable avant de devenir majoritaires et de fournir au national-socialisme le terreau qui lui servira à  instaurer son droit raciste de la nationalité.

En France en revanche, une tout autre situation s’impose après 1918, confirmant le rapport étroit entre stabilité politique, territoriale en particulier, et vision intégrationniste de la nationalité. Le rattachement de l’Alsace-Lorraine à  la France, rétablissant les frontières d'avant 1871, abolit le décalage entre appartenance culturelle et appartenance nationale. Les habitants d’Alsace-Lorraine – sans droit d’option contrairement à  ce qui s’était passé en 1871 – furent déclarés Français tant qu’ils ne retournaient pas sur le territoire du Reich. La France était et resta un pays d’immigration, qui accueillit après 1918 notamment des Belges, des Espagnols et Italiens, mais aussi des immigrés d’origine polonaise issus du nouvel État polonais comme des régions industrielles de Prusse ébranlées par la crise. Ne serait-ce qu’à  cause des immenses pertes humaines durant la guerre et de la forte régression démographique qui en avaient résulté, la France avait besoin de croissance démographique. Combler ce trou démographique, en d’autres termes « l’impératif démographique » (P. Weil), fut la raison majeure qui décida de la libéralisation du droit de la nationalité en 1927. Cette modification législative, qui advint dans une phase de reprise économique de l’Europe, suivit un modèle « populationniste » qui visait primitivement l’accroissement démographique de la population. Il inaugura une innovation révolutionnaire dans la procédure de naturalisation : la réduction de la durée de séjour de 10 à  3 ans, ce qui, jusqu’au milieu des années 30, permit de doubler le taux de naturalisation). Le taux annuel net d’attribution de la nationalité atteignit des records.

L’entre-deux-guerres permet d’illustrer de manière exemplaire combien des configurations politiques et économiques profondément dissemblables exercent une influence différente sur l’évolution nationale de la politique de la nationalité. Et l’inverse vaut tout autant : le rapprochement de ces conditions générales dans les deux pays engendra des parallélismes dans leurs politiques de la nationalité, ainsi que les années 1930 l’ont montré.

La phase de profonde instabilité politique et économique, qui remonte au début des années 1930 et débouche sur la défaite militaire de 1940, fit naître en France un mouvement antisémite et xénophobe d’une ampleur sans précédent depuis « l’affaire Dreyfus ». Ce phénomène indique lui aussi l’existence latente d’un courant ethnique et anti-assimilateur dans la conception française de la nation, auquel de profonds bouleversements ont donné une actualité, allant jusqu’à  rompre avec la tradition assimilatrice du droit en France.

La crise économique mondiale, qui, par la paupérisation des masses, avait accéléré la désintégration politique de la République de Weimar et aidé les forces nationalistes extrémistes et racistes à  percer dans l’Allemagne de 1933, toucha la France plus tardivement que l’Allemagne. Mais en matière de politique démographique, elle favorisa l’essor d’une tendance qui n’avait pu rassembler de majorité dans les conditions relativement stables des années 1920. Une théorie de l’immigration scientifiquement légitimée et fondée sur la race gagna du terrain à  mesure que l’image hostile et traditionnelle de la « germanophobie » perdait de sa force et reculait devant des tendances pacifistes. Au cours des années 1930, le nombre croissant d’immigrés, comportant de plus en plus de réfugiés dont de nombreux juifs d’origine allemande et autrichienne, furent soumis à  des restrictions professionnelles grandissantes. Toutefois, les pratiques de la naturalisation continuaient à  ignorer les critères ethniques et raciaux, même si les politiciens de droite avaient de nouveau exigé d’examiner en ce sens les innombrables demandes de naturalisations.

L’année 1940 constitua un tournant. L’instauration du régime collaborationniste de Vichy ouvrit immédiatement de toutes nouvelles vannes au transfert entre les systèmes de la nationalité d’Allemagne et de France. L’origine et le radicalisme des deux systèmes dictatoriaux différaient, mais du fait de leur collaboration, ils partageaient une politique d’homogénéisation ethno-nationale de leur droit de la nationalité, à  laquelle ils donnèrent un caractère plus ou moins raciste. La première loi du régime de Vichy, le 23 juillet 1940, reprit déjà  le système de double sanction qu’avait adopté la loi nazie du 14 juillet 1933 : le retrait de nationalité des personnes politiquement importunes et la dénaturalisation des naturalisés « indésirables ». À l’instar du régime nazi peu après son arrivée au pouvoir, le régime de Vichy décréta en juillet 1940 que la nationalité serait retirée à  tout « étranger indésirable » qui avait été naturalisé sur la base des lois libérales des années 1920. La dénaturalisation, à  laquelle la France avait eu recours durant la Première Guerre mondiale, fut ainsi en temps de paix systématiquement transposée à  la lutte contre l’ennemi intérieur : d’abord dans l’empire allemand avec l’accession au pouvoir des nazis en 1933, puis dans l’État français avec le lancement de la « révolution nationale » en 1940. Ces deux mesures touchèrent en particulier les citoyens de confession juive et marquèrent le début de la destruction des systèmes traditionnels de droit civil relatif à  la nationalité.

Le racisme radical du régime d’occupation allemande influença – indirectement à  tout le moins – le droit de la nationalité de l’État français de Vichy. Les forces d’occupation s’opposèrent à  ce qu’entre en vigueur une nouvelle codification du droit de la nationalité qui, dans l’esprit de la « révolution nationale », souhaitait restaurer une version plus contraignante du droit de la nationalité, à  l’image de celle antérieure à  la libéralisation de 1927. Les autorités d’occupation allemandes poussèrent à  leur extrême les réticences raciales que cette réforme législative avait déjà  provoquées au sein même du gouvernement de Vichy : un droit de la nationalité français qui n’excluait pas les juifs, était tout aussi peu acceptable pour le Reich national-socialiste que pour une partie de l’appareil gouvernemental de Vichy.

IV. Tendance à  la convergence

Si l’argument de départ développé ci-dessus se révèle exact, c’est-à -dire que seules des constellations politiques différentes expriment et pérennisent des conceptions nationales différentes de la nationalité, alors l’harmonisation de ces conditions générales donnerait lieu à  une tendance à  la convergence.

C’est ce que nous allons développer, au terme de cette étude, en évoquant brièvement la situation de la France et de l’Allemagne après 1945, voire 1989. La situation migratoire des deux États changea fondamentalement après 1945. Le groupe de migrants le plus important devint celui d’immigrés issus de régions marquées par l’islam, à  l’extérieur de l’Europe. Les deux pays réagirent en éloignant leur politique de la nationalité de leurs propres modèles nationaux. L’Allemagne d’abord, plus exactement l’État ouest-allemand qui se considérait comme le successeur juridique du Reich, avait, pour maintes raisons, maintenu la conception prioritairement ethnoculturelle de la nationalité. Outre les forces d’inertie de toute culture nationale et politique, deux mobiles politiques furent ici déterminants. D’une part le maintien de l’unité juridique de l’Allemagne, qui reposait fondamentalement sur le peuple allemand tel que la loi sur l’empire de 1913, toujours en vigueur, le définissait. D’autre part, il s’agissait d’accueillir, en leur accordant des conditions d’accès privilégiées, les Allemands persécutés en Europe de l’Est en raison de leur appartenance ethnoculturelle.

Il n’est pas fortuit que l’Allemagne ait assoupli son principe ethnoculturel dans les années 1990, même si cela a soulevé de vives polémiques et qu’elle y a ajouté le jus soli à  partir de 1992. La consolidation territoriale et interne de l’État-nation allemand après 1989 en fut le fondement. Les expulsions et l’exode des groupes ethniques allemands d’Europe de l’Est, à  la suite de la Deuxième Guerre mondiale, et leur concentration étendue au territoire des deux États allemands, amenuisèrent la tension entre État et peuple. Ensuite, les frontières définitives de l’Allemagne après la réunification de 1989, reconnues par le droit international, institutionnalisèrent une conjoncture fondamentalement nouvelle. Elle seule permit de rompre avec le modèle traditionnel de la nationalité allemande. S'y ajoute enfin un aspect de la perception réciproque et des transferts, qui est présent tout au long de l’histoire franco-allemande de la nationalité au XIXe et au XXe siècle : la transformation radicale du droit allemand de la nationalité en l’an 2000, c’est-à -dire l’introduction systématique du principe territorial (jus soli) dans l’acquisition de la nationalité, avec la nationalité française pour « modèle ». Le principe de la nationalité française, perçu comme un « bon » principe, démocratique, occidental, revêtit, après des décennies d’étroite coopération politique entre les deux pays au sein de la communauté européenne, une grande force de légitimation aux yeux des législateurs allemands. Les mobiles démocratiques et les perceptions historiques erronées de l’un ou l’autre camp ont concouru à  imposer une réforme allemande de la nationalité qui pour la première fois, ne s’est pas faite en se démarquant du voisin français, mais en suivant son modèle.

La France en revanche qui, après la césure de Vichy, restaura en 1945 une politique de la nationalité libérale -caractéristique d'un État de droit-, s’est vue confrontée, depuis le milieu des années 1970 à  une déstabilisation de sa politique de la nationalité. Une série de modifications législatives consécutives le prouve. Le jus soli, assimilateur, ne fut certes pas suspendu mais fut mis sous pression politique, et modifié. Le changement de la situation migratoire a brisé la confiance en l’action socialisante et assimilatrice de la vie en France. Cela ne prouve pas pour autant un changement systémique. Mais en dernière analyse, il s’avère que les défis communs que pose cette nouvelle immigration à  une Europe stable sur le plan territorial font perdre leur spécificité nationale et leur capacité d’influence aux systèmes de la nationalité – en France comme en Allemagne.

Dieter Gosewinkel est Professeur d'histoire à  la Freie Universität Berlin et co-directeur du Rule of Law Center, WZB (Centre de Recherche en Sciences Sociales) Berlin, et résident de l'Institut d’Études Avancées (IEA) de Paris.

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Pour citer cet article :

Dieter Gosewinkel « Naturaliser ou exclure ? La nationalité en France et en Allemagne aux XIXe et XXe siècles. Une comparaison historique », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/naturaliser-ou-exclure-la-nationalite-en-france-et-en-allemagne-aux-xixe-et-xxe-siecles.-une-comparaison-historique-868]