Les événements récents – hostilité farouche envers le chef de l’État, appel à un changement de régime – doivent être replacés dans la durée. Le rôle du chef de l’État, omnipotent, du moins en apparence, et omniprésent, suscite une ambivalence structurelle. Selon la conjoncture, il est un maître tout puissant ou un bouc émissaire.

Ambivalence of presidentialism

Recent events – strong hostility towards the Head of State, will to change the french political regime – must be put into context and time. The Head of State, omnipotent, at least on the face of it, and omnipresent, generates a structural ambivalence. Depending on political circumstances, he is an almighty master or a scapegoat.

L

a crise liée à la réforme des retraites a déchainé une vague d’hostilité sans précédent à l’égard de la personne du président de la République. Mais elle a aussi remis au goût du jour un thème connu, dont le retour cyclique scande les débats politico-juridiques depuis près d’un quart de siècle. En 2002 déjà, la Revue du droit public publiait un numéro spécial intitulé La VIe République ? De nombreux écrits fleurirent sur ce thème. Puis le sujet fut progressivement délaissé, sans être complètement abandonné, avant de connaître récemment un retour sensationnel bien que, pour l’instant, platonique. Ces intermittences montrent toutefois qu’il ne faut pas être dupe des fureurs d’actualité : elles sont de l’histoire, mais elles sont aussi dans l’histoire. Le sensationnalisme catastrophiste des médias ne doit pas cacher que les phénomènes de contestation du régime s’inscrivent dans la durée. Les faits actuels que, pour des raisons différentes mais convergentes, les acteurs politiques et les médias présentent comme de stupéfiantes et scandaleuses nouveautés, ne doivent pas être perçus exclusivement dans l’émotion de l’instant. Il faut les replacer dans la durée. Une mise en perspective accroît l’intelligibilité des faits et contribue à mettre en lumière, par similitudes et différences, la logique profonde du régime.

Cette logique est décrite généralement comme un processus de présidentialisation. Le mot est juste, notamment parce qu’il possède le rare privilège de pouvoir être, selon l’occurrence, descriptif ou normatif, et, dans le second cas, positif ou négatif. Mais il tend par là même à dissimuler le caractère ambigu du phénomène. Or celui-ci n’est pas positif ou négatif – selon le point de vue d’un observateur engagé –  il est, pour un observateur neutre, positif et négatif. Il est, par nature, ambivalent.

Les rédacteurs de la Constitution de 1958 ont fait le choix conscient de donner au chef de l’État de vrais pouvoirs, qui forment un vif contraste avec le rôle, solennel mais essentiellement symbolique, confié aux présidents des deux précédentes Républiques. Il est entendu que, sous la Ve République, le Président ne se contentera pas, selon la formule de Clemenceau reprise par le général de Gaulle, d’« inaugurer les chrysanthèmes ». Mais on sait que l’évolution du régime a encore accru l’influence du chef de l’État. Par étapes successives, celui-ci a gagné de nouveaux pouvoirs, que la lettre de la Constitution ne lui attribuait pas explicitement, voire qu’elle paraissait exclure, comme par exemple le droit de révoquer le Premier ministre. Il n’est pas question de retracer ici les étapes de cette évolution, ou de cette dérive, ni d’en discuter la constitutionnalité. Mais il faut en observer le résultat : le président de la République apparaît comme l’acteur principal et même, en un sens, unique de la politique menée par l’État. Le revers de ce pouvoir est toutefois une visibilité totale : rien de ce qu’il fait ou dit n’échappe à la vigilance attentive des médias et du public.

Au commencement du régime, cette situation a suscité une adhésion d’une partie de l’opinion publique, exaspérée par les insuffisances, les échecs, parfois les scandales de la IVe République. Cette tendance s’est trouvée renforcée par l’apparition, en 1962, d’une majorité parlementaire, qui fut rapidement baptisée présidentielle. Qualification paradoxale, puisque le phénomène n’entraînait des conséquences effectives que dans le domaine parlementaire, mais qui manifestait l’influence du chef de l’État sur le processus électoral et rendait possible un positionnement du citoyen moyen par rapport à sa personne comme sur le Gouvernement devenu son Gouvernement. Le revers de cette médaille était une polarisation extrême des jugements, positifs ou négatifs, portés sur son action, ses intentions, ses résultats.

L’évolution qui s’en est suivie a connu des étapes et des intensités variables, des paroxysmes et des pauses. On peut y voir des effets de conjoncture liés à la personnalité des individus, mais aussi une tendance générale de plus en plus critique à l’égard de l’institution.

Bien qu’inaugural, le cas du général de Gaulle fut trop singulier pour fonder une tradition : il présentait des états de service dont aucun politicien de série ne pouvait se prévaloir, il ne fut élu qu’une fois au suffrage universel, avec d’ailleurs un score inférieur à celui que ses partisans et sans doute lui-même escomptaient, il a volontairement quitté le pouvoir en 1946 et en 1969. Pompidou ne mit pas en avant sa personne et sa famille, mais fut néanmoins attaqué à travers sa femme. Mort en fonction, la question de sa réélection ne se posa pas. Giscard au contraire mit en scène ses proches et organisa son propre culte, y compris ses fantasmes nobiliaires, le tout orchestré par la complaisance des médias. Mitterrand, dont l’élection était censée mettre fin au coup d’État permanent, usa de tous les avantages de la fonction et obtint des mêmes médias le plus étonnant privilège, le silence longtemps maintenu sur sa vie privée. Chirac suscita des haines violentes avant d’être élevé rétroactivement au statut enviable de président sympa. Après une brève célébration de son « hyperprésidence », Sarkozy suscita des sentiments divers, de plus en plus négatifs, sans jamais inspirer le respect. Hollande, qui se voulait « président normal » – programme en lui-même éminemment significatif – hérita du discrédit de son prédécesseur, aggravé par les aléas de sa vie privée. Macron, enfin, suscite une violente hostilité, mais les formes paroxystiques qu’elle prend ne doivent pas masquer le fait que le phénomène n’est en rien nouveau. Ce discrédit fut un facteur décisif dans l’échec de deux personnages cités et le renoncement du troisième à une seconde candidature. En outre, il faut observer que les trois réélections d’un président sortant s’expliquent largement par des données conjoncturelles. Mitterrand bénéficia d’un joker – la cohabitation –, Macron d’un autre – la famille Le Pen – et Chirac des deux. Le moins que l’on puisse dire est que tout cela ne manifeste pas l’évidence d’une prime au sortant mais incite plutôt à penser que le pouvoir présidentiel s’use.

Ces variations individuelles semblent toutefois s’inscrire dans une tendance : la fonction se désacralise. Outre le passage du temps et la disparition, qu’on ne saurait regretter, du délit d’offense au chef de l’État, deux facteurs paraissent expliquer cette évolution. D’une part, l’apparition de chaines privées rend impossible le contrôle strict de la télévision, fermement reprise en main après mai 68. Le culte présidentiel célébré par des journalistes dédiés – terme anachronique mais qui semble pertinent – n’est plus possible : la concurrence tend au contraire à privilégier l’agressivité à l’égard du pouvoir. D’autre part, le développement des « réseaux sociaux » permet une diffusion massive des doléances, insultes et accusations, fondées ou non. On faisait référence jadis à l’existence d’électeurs « légitimistes » – au sens, nouveau, de personnes qui soutiennent le pouvoir en place quel qu’il soit – ou d’une majorité silencieuse, présumée acquise à celui-ci. Existent-ils encore ? À supposer que tel soit le cas, on doit constater qu’ils sont devenus, définitivement ou provisoirement, inaudibles.

Évoquant le rapport de l’empereur romain à ses sujets, Paul Veyne disait que celui-ci était auteur du bien et irresponsable du mal. L’évolution actuelle de la fonction présidentielle paraît tendre à l’inverse : le Président est auteur du mal et irresponsable du bien. Ce qui fonctionne – si quelque chose fonctionne – est l’ordre normal des choses, ce qui ne fonctionne pas – sur ce point aucun doute n’existe – est de la faute du chef de l’État. L’image du président de la République semble condamnée aux extrêmes : homme providentiel ou bouc émissaire, il est encensé ou conspué.

Si l’on observe le phénomène dans la durée, autrement dit si l’on ne se borne pas, comme la plupart des journalistes, à gloser sur l’actualité immédiate, ce constat paraît s’imposer. Mais le décrire n’est pas le comprendre. Il faudrait l’expliquer, ce qui suppose d’abord de le définir. Car il est manifeste qu’il ne relève exclusivement ni d’une analyse politique ou idéologique – détestation des présidents de droite par la gauche et des présidents de gauche par la droite – ni du vedettariat réservé aux acteurs, chanteurs, footballeurs, adulés, mais parfois anathématisés pour une parole malheureuse ou un acte que la morale (médiatique) réprouve. Il est frappant qu’aucun mot – pas même un mot anglais ! – ne se soit imposé pour décrire l’évolution contemporaine, c’est-à-dire la montée de l’allergie au présidentialisme, qui se traduit notamment par un regain de l’appel à un changement de régime.

On peut être tenté d’y voir un effet pervers de la personnalisation du pouvoir qui, d’abord populaire, serait ressentie, au fil du temps, de plus en plus négativement. La difficulté nait ici du caractère notoirement ambigu de la notion, lié à la polyvalence de l’adjectif personnel, pris tantôt dans un sens générique – tout individu est une personne – et tantôt dans un sens distinctif et promotionnel – certains individus sont des personnalités plus égales que les autres et auxquelles il est envisageable, voire prescrit, de rendre un culte. Le thème connut son heure de gloire au début de la Ve République, car il paraissait adéquat pour décrire, voire expliquer, le contraste évident entre les nouvelles institutions et la précédente République. De cette problématique subsiste un témoignage remarquable, tant par la qualité des intervenants que par l’acuité des analyses : les actes du colloque organisé à Dijon sur ce sujet en mars 1962. La notion de personnalisation fut ensuite délaissée, soit que la problématique ait cessé de paraître nouvelle, soit que l’on ait eu recours à une autre terminologie. On a notamment abusé du mot charisme, emprunté à Max Weber mais chargé d’un sens assez peu conforme à l’usage que celui-ci en faisait. L’expression « personnalisation du pouvoir » est cependant encore en usage et l’on voit immédiatement que son objet, les rapports ambigus entre l’individu et la fonction, le rôle sociologique et le personnage qui l’incarne en une conjoncture donnée, est en rapport direct avec l’ambivalence du présidentialisme. Il n’est donc pas sans intérêt de revenir à l’ouvrage de 1962.

Au moment où se tient le colloque, le général de Gaulle est au pouvoir, mais les événements de l’automne qui vont changer le cours du régime et précipiter le processus de présidentialisation n’ont pas encore eu lieu. Le rapport introductif d’Albert Mabileau et le rapport d’ensemble de Léo Hamon posent clairement l’objet de l’étude. Léo Hamon entend par présidentialisation « l’ensemble des phénomènes qui renforcent en apparence ou en réalité le pouvoir d’un homme ; la personnalisation, c’est ainsi le renforcement apparent ou réel d’une personne. » Dans cette perspective, il reprend et développe les deux thèmes distingués par Albert Mabileau : l’incarnation est un phénomène subjectif et peut être définie par le fait que l’individu ne se réduit pas à sa fonction et ne peut donc s’abriter, pour ainsi dire, derrière elle. La concentration, en revanche, est objective : les pouvoirs de l’individu sont accrus en réalité et non en apparence. Entre les deux phénomènes, des interactions existent à l’évidence : plus l’individu incarne, plus son pouvoir tend à s’accroître, et réciproquement. Cette dichotomie s’applique parfaitement au système présidentialiste, bien que le terme d’« incarnation » apparaisse discutable. On pourrait en effet observer que le mot s’appliquerait mieux à un phénomène beaucoup plus général : une fonction ne se manifeste en pratique qu’incarnée par un individu qui l’exerce. La royauté n’existe que par le roi, la présidence par le Président, le Conseil par les conseillers, etc. En ce sens, le président de la IVe République n’incarnait pas moins que celui de la Ve République. Un autre terme devrait donc être trouvé pour signaler le différentiel qui distingue les deux notions.

Mais il convient aussi d’observer qu’à côté de la définition générale citée, on peut en suggérer une autre, que Léo Hamon évoque d’ailleurs, mais sans développer ce point : sans doute entend-il considérer l’objet dans sa dimension la plus vaste, qui permet en outre d’introduire la distinction entre incarnation et concentration du pouvoir.

Dans son intervention, François Bourricaud pose en effet la question de savoir ce qui « nous permet de comprendre en quel sens le pouvoir peut être dit personnel » et y répond de la manière suivante :

[le pouvoir] est personnel en ce que c’est un individu qui a à répondre des suites de ses actes ; mais cette personnalisation n’est pas rigoureuse parce que les conséquences de ses décisions ne sont pas toutes prévisibles, et que, ses propres plans interférant avec les plans d’autres « joueurs », (associés ou rivaux) sur lesquels il ne dispose que de peu ou pas de moyens, leur réussite ou leur échec ne dépend pas seulement de lui.

D’où le fait que « sa responsabilité consiste d’abord en ce qu’il doit toujours être prêt à répondre à toute réquisition, de quelque côté que vienne l’interpellation ». Le décideur est responsable devant tous, amis et ennemis, et de tout, qu’il ait eu ou non l’intention des choses qu’il a faites. La cause de cette personnalisation n’est donc pas la responsabilité effective – si cette notion à un sens – de l’individu mais l’imputation, c’est-à-dire en pratique l’accusation, dont il est l’objet. « La première modalité de la personnalisation du pouvoir est donc la contestation. »

L’analyse générale de Léo Hamon et celle de François Bourricaud ne sont pas contradictoires puisque ce dernier évoque seulement une « première modalité » de la personnalisation. Mais la relation dialectique de ces deux interprétations ne donne-t-elle pas la clé de l’ambivalence du phénomène ?

La définition générale de Léo Hamon éclaire en effet l’aspect positif du phénomène. Il est simple de personnaliser l’autorité. À l’abstraction vague, éloignée, discontinue, vaguement inquiétante de l’État, la figure du Roi ou du Président confère une forme visible. On peut lui prêter un visage et des sentiments, et l’on peut en éprouver pour lui. Il m’est agréable de penser que l’autorité dont je dépends est animée de sentiments positifs à mon égard : il m’aime forcément, puisque je l’aime.

La « première modalité » de François Bourricaud met au contraire en lumière la commodité de désigner le responsable du mal. Le contraste est ici frappant avec la situation d’un pouvoir dépersonnalisé. Celui-ci, qui demeure rare, comme l’observent Marcel Prélot et Maurice Duverger, se caractérise par une dilution de la responsabilité politique. On peut détester collectivement les hommes politiques – la IIIe République est l’âge d’or de l’antiparlementarisme – mais on ne peut qu’exceptionnellement focaliser la haine sur un individu particulier puisqu’aucun ne sort du lot.

Il résulte de tout ceci que la distinction entre l’incarnation (au sens de Léo Hamon) et la concentration du pouvoir doit être relativisée. D’un point de vue objectif, il est extrêmement difficile de connaitre de l’extérieur – et peut-être de l’intérieur – l’exacte nature des relations de pouvoir : qui décide vraiment ? Qui influence qui ? De quels marchandages, compromis ou manipulations les solutions adoptées sont-elles le résultat ? Seule importe donc l’image subjective qu’en perçoit l’opinion. Celle-ci est construite par le discours des médias, de l’opposition – le discours des partisans du pouvoir étant suspect par nature – et des sondages qui forgent l’opinion autant qu’ils la constatent.

Cette observation peut être étendue à l’ensemble de l’image du chef de l’État – et le mot « image » doit être pris ici au sens fort, c’est-à-dire par opposition à la réalité et qui se substitue à celle-ci, inaccessible par nature à l’observateur.

Supposons par exemple que le citoyen quelconque estime que le président de la République le méprise. Comment le sait-il ? Il n’a jamais rencontré celui-ci, qui ignore probablement jusqu’à son existence. La réponse est de tous les temps, car le phénomène est immémorial. Elle relève de ce que Paul Veyne nomme « un enjeu de subjectivité » : il s’agit d’une « susceptibilité des sujets à la modalité de commandement ». Le citoyen quelconque ne diffère pas sur ce point de la plèbe romaine qui « jugeait l’empereur sur ses airs avenants et sur son attitude distante ou populaire aux jeux du Cirque, parce que seul un esprit instruit et rationnel peut juger un spécialiste directement sur sa compétence professionnelle : nous jugeons le plus souvent sur l’impression de sincérité ou de sûreté de soi qu’il sait donner […] » – étant précisé qu’ici la sûreté de soi peut être prise en mauvaise part. À divers indices, certains individus supposent que les gens comme Macron méprisent les gens comme eux. En outre, les qualificatifs ou « éléments de langage » adéquats leur sont fournis par le discours ambiant, alors qui ne les trouveraient pas nécessairement eux-mêmes ou n’oseraient pas les formuler car ils craindraient que leurs jugements les jugent. Ils les adoptent en revanche s’ils leur sont proposés comme une opinion, soutenable parce que reçue. Le jugement, politique, collectif en sa conséquence, est affectif et personnel en sa cause.

Restent deux questions. Fondamentales, immenses et probablement insolubles, on ne peut ici que les poser. La première est pragmatique : quelle est l’influence pratique de la popularité ou l’impopularité du président de la République sur sa capacité d’agir en fait ? La seconde est juridique : quelle est l’influence de sa cote de popularité sur sa responsabilité en droit ?

Sur le premier point, on perçoit intuitivement que le Président populaire ne peut pas tout faire – certains comportements ruineraient immédiatement et définitivement la confiance dont il jouit – et que la marge d’action d’un Président impopulaire se trouve de fait réduite par l’hostilité à sa personne. Mais il n’est pas moins clair que ce dernier conserve les pouvoirs que lui confèrent les institutions. Le discrédit qui le frappe ne le prive pas de ses compétences juridiques : définies abstraitement, attribuées à la fonction et non à l’individu, elles sont en principe soustraites aux aléas de la personnalisation. Mais, d’un point de vue pratique, c’est le contraire qui est vrai : la coopération des partenaires et l’obéissance des subordonnés ne sont pas automatiques. Modulées selon des nuances qui vont de l’enthousiasme à la grève sur le tas, elles varient en fonction de la personne et de la conjoncture. Le climat général n’est donc pas sans influence sur la pratique effective du pouvoir. Mais il est très difficile de mesurer, a fortiori de prévoir, l’influence concrète des états d’âme de l’opinion sur le fonctionnement interne de la machine gouvernementale et sa réception par la société. On peut seulement esquisser des types de situation. François Bourricaud exposait le dilemme du chef populaire ou qui souhaite le devenir :

[…] ou bien, pour conserver intact son capital de sympathie, ne rien faire, de peur, en l’engageant, de le perdre ; ou bien, le mettre en jeu, l’aventurer sur quelques initiatives ou décisions forcément douteuses, et se retrouver démuni de ce capital si précieux qu’il faut pour le conserver, accepter de n’en rien faire.

Étonnants portraits prémonitoires : des noms ne viennent-ils pas immédiatement à l’esprit pour exemplifier les deux cas de figure ?

La seconde question concerne la responsabilité.

En un sens, personnalisation et responsabilité sont, si l’on suit l’analyse de François Bourricaud, une seule et même chose. Mais, ainsi entendue et dans l’exacte mesure où elle est totale, cette responsabilité ne peut être juridique. C’est une responsabilité politique, au sens fort et propre du terme : il faut que quelqu’un paie, symboliquement, pour des faits ou des circonstances qui ont traumatisé l’opinion, dont la gravité n’est pas définie par ses causes subjectives mais exclusivement par ses conséquences objectives, et même si la rhétorique politique, pourtant inventive, ne permet pas d’imputer la responsabilité des faits à un ou des individus concrets.

Le modèle en fut et le paradigme en demeure la responsabilité du gouvernement en régime parlementaire. Mais s’il est relativement simple de changer un Premier ministre, il est délicat de détrôner un roi ou de chasser un Président élu au suffrage universel. La possibilité d’une destitution du chef de l’État est certes ouverte par l’article 68 de la Constitution. L’expression « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » est vague et doit l’être, car rien n’exclut qu’un tel « manquement », qui rendrait impossible aux yeux de tous le maintien en fonction de son auteur, ne tombe sous le coup d’aucune loi pénale. Mais les conditions posées pour prononcer une destitution rendent peu probable qu’une telle procédure aille à son terme si la solution n’est pas évidente aux yeux de tous. Son usage demeure donc peu vraisemblable en l’absence d’un consensus qui, au-delà des clivages politiques, serait partagé par une grande partie de l’opinion publique. De telles conditions diffèrent donc de celles qui justifiaient, sous les Républiques précédentes, le renversement d’un Gouvernement. Et dans l’hypothèse où la procédure en viendrait, contre toute attente, à se banaliser, il resterait vrai que, s’il est déjà problématique de changer de Gouvernement tous les deux mois, il semblerait difficilement envisageable d’appliquer le même traitement au président de la République. Il est, pour des raisons pratiques mais impérieuses, impossible d’étendre à un chef d’État le régime de responsabilité politique applicable à un chef de Gouvernement.

Il n’y a donc qu’un moyen de manifester à un Président le peu d’estime qu’on lui porte : refuser de le réélire. Mais il est clair que cette démarche ne peut à l’évidence être comprise comme manifestation d’une responsabilité politique. D’une part, elle n’intervient pas si le chef de l’État, par choix ou par nécessité, décide de ne pas se représenter. D’autre part, le verdict demeure global : on ne veut plus du chef de l’État sortant, mais sans que cette décision puisse être imputée à un acte particulier que l’opinion publique ne lui pardonne pas. Enfin, il est facile d’imaginer – d’autant plus facile qu’elles se sont produites – des situations où un candidat qualifié pour le second tour en vertu du premier alinéa de l’article 7 n’a aucune chance de l’emporter et où, par conséquent, le sortant auquel il s’oppose est inévitablement réélu. Il paraît donc impossible, qu’on le regrette ou non, d’instaurer dans un tel système une responsabilité politique du chef de l’État. Seul un régime parlementaire permet la mise en œuvre d’une telle procédure, car celle-ci n’est applicable de façon récurrente qu’à un chef de Gouvernement.

 

Jean-Marie Denquin

Professeur émérite de l’université Paris Nanterre, Jean-Marie Denquin est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles en droit constitutionnel et philosophie du droit. Il a publié un recueil de ces derniers, Penser le droit constitutionnel, en 2019 et, en 2021, Les concepts juridiques. Comment le droit rencontre le monde.

Pour citer cet article :

Jean-Marie Denquin « Ambivalence du présidentialisme », Jus Politicum, n°30 [https://juspoliticum.com/articles/Ambivalence-du-presidentialisme]