Chronique de politique intérieure, 20 novembre 1935. Le gouvernement de l’Allemagne nationale-socialiste
L
e 2 août 1934 s’est achevée la transformation de l’Allemagne en un État national-socialiste, qu’avait annoncée un an et demi plus tôt, le 30 janvier 1933, l’accession d’Adolf Hitler à la chancellerie d’Empire. La mort du Maréchal Hindenburg, faisant entrer en vigueur une réforme décidée la veille par le gouvernement, a amené la disparition du dernier vestige qui subsistât de l’époque weimarienne : le Président du Reich. À vrai dire, le vestige n’était plus, depuis six mois au moins, qu’une ruine : le maréchal n’avait conservé qu’un seul droit politique :la nomination et la révocation du chancelier et[,] sur la proposition de celui-ci, des ministres ; or, manifestement, ce droit devait rester de longtemps théorique vis-à-vis du chancelier Hitler, et il en résultait, par répercussion, que le Président ne pouvait non plus rejeter ses propositions relatives au choix ou au renvoi de ses collaborateurs (le « départ » du vice-chancelier von Papen au lendemain du 30 juin le prouva bien). D’ailleurs, n’avait-il pas capitulé sans condition entre les mains du gouvernement, c’est-à-dire en réalité de son chef, lorsqu’il avait souscrit, à la fin du mois de janvier 1933, à ce que celui-ci reçût le pouvoir de régler seul la constitution, ce qui impliquerait le droit de supprimer, s’il le voulait, la Présidence d’Empire ? – Néanmoins, si minime qu’en fût l’importance politique, cette survivance faisait tache dans la constitution du IIIe Reich, ou plutôt faisait obstacle à ce qu’on achevât de lui donner une façade parfaitement en harmonie avec son aménagement intérieur. La mort du maréchal-Président a levé l’obstacle et permis, en ce sens, de rendre l’État allemand pleinement national-socialiste.
Une dictature totalitaire, – cette formule masque les deux traits essentiels du gouvernement de cet État, dont la constitution n’a en effet pas d’autres objet que de soumettre la vie nationale tout entière au pouvoir d’un seul. Elle indique par là même les deux aspects sous lesquels il faut successivement considérer cette constitution : la structure de l’appareil gouvernemental qu’elle institue ; l’activité qu’elle lui assigne – en termes un peu moins généraux dont le sens devra s’éclairer par la suite : le gouvernement de l’État ; le gouvernement de la nation.
1) Le gouvernement de l’État ou la dictature
Le Reich national-socialiste est une dictature : un seul en droit le gouverne. Son nom officiel est « Führer und Reichskanzler » [Führer et Chancelier du Reich] ; il s’intitule encore parfois « chef de l’Empire et du peuple allemands (Führer des Deutschen Reichs und Volkes »).
[283] Il mérite ce nom. La caractéristique du dictateur se rencontre bien en lui : un pouvoir sans bornes, ni d’étendue, ni de durée ; la toute-puissance à vie.
« Quicquid jubere principi placuit, legis habet vigorem », ce vieil adage qui définissait le pouvoir du monarque absolu convient au Führer und Reichskanzler. Ce qu’il veut a force de loi ; il peut donc tout vouloir ; aucune règle de droit supérieure ne limite la liberté de ses décisions, ni aucun veto d’un autre organe ; sa volonté est juridiquement toute puissante. En bref, il a la « plenitudo potestatis », le plein pouvoir.
De ce plein pouvoir, le Führer-chancelier Adolf Hitler s’est réservé l’exercice personnel de certains attributs. Il a au contraire délégué l’exercice de certains autres ; néanmoins, même de ces derniers, il reste le maître, car il a la haute main sur les organes investis de leur exercice : ils n’existent que par sa volonté ; il peut donc à tout instant régler leur compétence et même disposer de leur existence ; de ce fait, il tient entre ses mains le sort des titulaires de fonction. Il peut déterminer leurs actes par un moyen ou par un autre ; ils doivent s’incliner devant toute décision quelconque émanant de lui, l’appliquer ou l’exécuter. D’un mot, ils sont simplement ses délégués. C’est dire qu’en dépit des multiples délégations d’organes, le Führer-chancelier reste le maître du gouvernement de l’État, – au fond : l’unique gouvernant.
1°) D’abord, il tient en mains le gouvernement central.
Par sa double qualité d’organe législatif souverain et chef du « pouvoir exécutif ».
La première lui permet de régler par loi, comme il l’entend, n’importe quelle matière, y compris la constitution de l’État. (Il pourrait d’ailleurs, aussi bien, poser en forme de lois des décisions d’espèce, pour déroger régulièrement et de façon obligatoire pour tous, aux règles générales en vigueur, même aux règles législatives posées par lui.)
La seconde le fait chef de l’appareil de l’administration centrale.
Les textes, il est vrai, ne s’accordent pas, à première lecture, avec cette présentation des choses.
[284] Ce n’est pas au Führer personnellement qu’ils attribuent le pouvoir suprême, mais à la Reichsregierung, au gouvernement d’Empire, c’est-à-dire au collège des ministres. Seulement les ministres d’Empire sont[,] au sens plein du terme, les ministres du Führer-chancelier, c’est-à-dire les instruments de sa volonté, ses agents et même, depuis le 2 août 1935, ses serviteurs, – et non ses collègues et égaux – : ils dépendent de lui et de lui seul ; c’est lui qui les nomme et les révoque à son seul gré. Il est même leur chef hiérarchique et bien plus : leur maître, leur souverain. Ne prêtent-ils pas un serment d’obéissance et de fidélité à sa personne ? « Je jure », – ainsi débute leur serment d’entrée en fonctions – [« ]je jure d’être fidèle et obéissant au chef de l’Empire et du peuple allemand Adolf Hitler ». C’est dire qu’ils jouent le rôle [285] d’un conseil privé de monarque absolu : le « gouvernement d’Empire » se compose d’une personne qui a le pouvoir de décision – c’est le Führer-chancelier, et d’un certain nombre de ministres d’Empire – qui sont ses conseillers. La décision appartient bien au Führer seul ; sa liberté ne subit aucune atteinte du fait qu’il lui plaît de décider en conseil : maître de choisir et de renvoyer les membres du conseil comme il l’entend, il reste par là même maître de ses décisions. Il est donc bien à lui seul le gouvernement.
2°) Mais le gouvernement central tient en mains le gouvernement de l’Empire tout entier. En être maître, c’est être maître de l’État sans réserve.
Le IIIe Reich est un État pleinement centralisé : toutes les autorités locales y sont hiérarchiquement subordonnées aux autorités centrales. Les unes comme les autres sont des organes du seul « pouvoir » qui existe désormais, le « pouvoir central », ou d’« Empire ». Car aujourd’hui, tout pouvoir est d’Empire ; cela résulte de la loi du 30 janvier 1934 sur la reconstitution (Neuaufbau) du Reich qui dispose (art. 2) : « les droits de souveraineté (Hoheitsrechte) des Länder sont transférés au Reich ». Et en effet, il y a incompatibilité absolue entre la dictature et une autonomie quelconque, aussi bien de collectivités-fractions de la collectivité nationale que de cette collectivité tout entière : toute autonomie des « collectivités locales », administrative comme législative, porte atteinte à la pureté du caractère dictatorial d’un régime. La dictature implique la centralisation absolue, le gouvernement des parties aussi par le « pouvoir central », c’est-à-dire par des agents du gouvernement central.
Dictature, le régime national-socialiste devait donc logiquement substituer l’unité de gouvernement au « pluralisme particulariste » sur lequel reposait la structure fédérale du IIe Reich, en plaçant à la tête de toutes les collectivités territoriales en lesquelles se subdivise l’Allemagne, des autorités qui constituent des agents immédiats ou médiats du gouvernement d’Empire, c’est-à-dire du Führer-chancelier, lui étant subordonnées par le double lien classique du pouvoir hiérarchique – ou de commandement [–] et du droit de nomination-révocation qui le sanctionne et le garantit.
Le Land demeure encore à l’heure actuelle la première subdivision territoriale du Reich. Nous ne parlerons que de lui parce que seule la question de son statut a une véritable importance politique. Le Land politique ne coïncide toutefois plus toujours avec le Land historique : la loi de réforme du 30 janvier 1934 a en effet établi que plusieurs petits Länder pourraient être traités comme formant un seul Land, comme une unité administrative. Mais surtout, il n’a, du point de vue juridique, plus rien de commun avec ce que l’on désignait autrefois du même nom : vidés de leur substance politique, les Länder ne constituent plus des collectivités à gouvernement partiellement autonome, indépendant de celui du Reich, mais de simples circonscriptions pour l’exercice du pouvoir central, qui sont gouvernées par le Reich.
[286] À la tête du Land, on trouve un organe de direction et de contrôle gouvernementaux – c’est le Reichsstatthalter ou gouverneur d’Empire – et, si l’on peut dire, des organes d’action directe – ce sont les Landesminister dont la réunion forme le gouvernement provincial (Landesregierung).
Nommé et révoqué par le Führer-chancelier, lui prêtant le même serment que ses ministres, le Reichsstatthalter est son homme de confiance, son délégué direct et personnel ; « représentant permanent du gouvernement central », « organe (Träger) du pouvoir d’Empire dans les Länder », ainsi le définissent les lois. Sans doute, chacun des ministres d’Empire a vis-à-vis de lui le pouvoir d’instruction pour les affaires qui intéressent son ressort. Mais on sait qu’ils sont eux-mêmes les subordonnés hiérarchiques du Führer, ses agents d’exécution.
Il a pour mission essentielle une fonction d’ordre politique ou gouvernementale, et non d’administration quotidienne et concrète : veiller à ce que toutes les autorités du Land respectent les « lignes directrices de la politique d’Empire » ; – comme il exerce la même surveillance vis-à-vis des autorités du parti national-socialiste, on peut dire que son rôle consiste à assurer dans son ressort la réalisation des volontés politiques du chef de l’Empire et de son gouvernement qu’il a la direction politique générale du Land sous les ordres du gouvernement central et conformément à ses instructions.
À cet effet, le Reichsstatthalter a un droit de regard et de contrôle sur l’activité de tous les organes politiques et administratifs de sa circonscription. Son contrôle sur le parti est généralement très facilité par le fait qu’il est en même temps, le plus souvent, Gauleiter (chef de district) de ses organisations.
Les membres de la Landesregierung sont nommés et révoqués, eux aussi, par le Führer-chancelier lui-même sur la présentation du Reichsstatthalter – ils sont en effet appelés à collaborer avec ce dernier. Chacun d’eux est l’agent direct du ministre d’Empire du ressort correspondant, qui a vis-à-vis de lui le pouvoir hiérarchique. Pris collégialement, c’est-à-dire en tant que Landesregierung, ils ont une fonction d’ordre législatif : l’initiative des lois provinciales. La constitution nationale-socialiste n’a en effet pas exclu la possibilité de lois provinciales à côté des lois d’Empire : le gouvernement d’Empire a compétence de légiférer en toute matière ; mais il peut juger préférable de ne pas édicter sur un objet donné une réglementation unitaire, commune à tout l’empire, de laisser place au contraire à une réglementation particulière pour chaque Land. Cette possibilité d’une pluralité de législations provinciales, cette coexistence de deux groupes de lois à domaine d’application différent – lois d’Empire, lois provinciales – ne porte cependant aucune atteinte à l’unité du gouvernement, donc au caractère dictatorial du régime. Car ces lois provinciales sont édictées par des agents du gouvernement central, parfois avec le consentement de ce gouvernement lui-même : le gouvernement provincial ne peut les mettre en vigueur qu’après avoir obtenu pour elles [287] l’approbation du gouvernement d’Empire ou du Reichsstatthalter. On voit donc qu’en vérité, c’est encore le gouvernement d’Empire qui légifère pour les Provinces.
Bien qu’il assure déjà une centralisation absolue du gouvernement de l’Allemagne, ce règlement de l’« organisation territoriale » du Reich n’est considéré par une grande partie tout au moins des dirigeants nationaux-socialistes que comme un stade provisoire, un acheminement vers la « réforme » définitive. Ils voudraient abolir les derniers vestiges et même jusqu’aux réminiscences du passé, supprimer la division en Länder, mettre fin à l’existence géographique de ces circonscriptions et faire disparaître avec elle le nom même de Land. Il y aura bientôt un an que le ministre d’Empire de l’Intérieur, chargé de l’étude de cette question, M. Frick, a fait connaître les lignes générales du projet auquel il s’est arrêté : le Reich se subdiviserait en vingt Gaue (cercles) qui se subdiviseraient à leur tour en une centaine de districts (Bezirke). Malgré l’importance que le gouvernement national-socialiste attache à cette question, rien n’a été fait depuis lors ; on en parle même beaucoup moins, comme si des résistances et des conflits avaient surgi. Mais le Führer-chancelier a affirmé très nettement son intention de rompre avec le passé, et par conséquent de modifier le présent dans une disposition encore purement symbolique de la deuxième loi anniversaire, du 30 janvier 1935, qui remet au Führer le soin de déterminer la sphère de compétence territoriale de chaque Reichsstatthalter, ce qui lui permettrait d’en instituer plusieurs pour un seul Land, ou au contraire un seul pour plusieurs même des grands Länder. Mais à tout prendre, l’importance réelle de cette question de la délimitation des circonscriptions n’est-elle pas essentiellement technique et très secondaire, puisque, plus grandes ou plus petites, Länder ou Gaue, leur statut reposera sur les mêmes principes ?
Il est cependant possible que la réforme du système territorial s’accompagne de certaines réformes dans l’organisation des autorités.
Peut-être faut-il en voir l’amorce dans le statut actuel de la Prusse, qui est aujourd’hui spécial. Dès leur avènement au pouvoir les nationaux-socialistes ont voulu enlever cette épine qu’était au corps du Reich[,] le dualisme Reich-Prusse, et ont, dans cette vue, donné à la Prusse, un régime tout à fait à part, ce qui était très rationnel. Leur idée fut de la soumettre de façon immédiate au gouvernement d’Empire, de la rendre reichsunmittelbar, ou selon une autre expression, d’en faire une « terre d’Empire (Reichsland) » ; à cette fin, ils l’ont placée sous le gouvernement direct du chancelier d’Empire, qui a pour elle les fonctions de Reichsstatthalter. Ces fonctions, il en a délégué l’exercice à un « ministre-président », qui d’ailleurs ne mérite plus ce nom aujourd’hui : tous les ministères prussiens ayant été fondus avec les ministères d’Empire correspondants, lesquels ont pris en conséquence le nom de « Reichs- und preussische Ministerien », à l’exception du seul ministère des Finances, il n’est plus en réalité que le Reichsstatthalter effectif, représentant [288] du chancelier Reichsstatthalter nominal.
Ce règlement fait bien du Führer-chancelier le chef, le chef unique de tout l’appareil de gouvernement de l’État : réellement et non de façon nominale seulement, il l’actionne, le dirige et le contrôle. En somme, tout le pouvoir est entre ses mains.
Aussi, ne s’étonnera-t-on pas que l’intervention, dans le gouvernement du Reich d’autres organes que ceux qui viennent d’être indiqués, se réduise à un simulacre sans portée.
La législation nationale-socialiste prévoit deux institutions qui évoquent la démocratie : le plébiscite, une Chambre élue. Leur réglementation leur enlève en réalité aujourd’hui surtout, tout caractère démocratique et même toute valeur quelconque.
Le plébiscite, sur une mesure projetée par le gouvernement – loi, traité, mesure quelconque de politique intérieure ou internationale – n’a jamais été qu’une consultation du peuple par le gouvernement. Consultation : le gouvernement n’était pas lié par le résultat du vote ; il demeurait libre de décider contrairement à l’opinion majoritaire (sauf un cas : celui où la majorité avait approuvé un projet de loi élaboré par lui ; le chancelier devait alors promulguer la loi !). Consultation facultative : c’est lui qui appréciait discrétionnairement si et quand il y voulait recourir. L’institution n’offrait donc pas de danger réel pour le gouvernement ; elle ne portait même nullement atteinte au pouvoir illimité du dictateur. Elle avait cependant, on ne saurait le contester, une valeur de manifestation : les chefs aimaient à insister sur elle ; ils la présentaient comme le moyen donné au peuple allemand de porter un jugement global sur leur politique à l’occasion d’une mesure particulière. Sans doute, ils ne s’inclineraient pas si le jugement de la majorité leur était un jour contraire (ce serait de la démocratie) : « si [289] l’appel tourne mal », déclarait Adolf Hitler dans un discours du 24 février 1934, « ce sera la preuve que le mouvement est devenu paresseux, qu’il ne combat plus bien, qu’il a perdu le contact avec le peuple ». Et alors ? « Et alors, il faudra réapprendre à pénétrer de nouveau dans le peuple. » Du moins voulaient-ils, et ils le proclamaient, connaître ce jugement, le provoquer régulièrement : « Nous donnerons au peuple, au moins une fois par an, la possibilité de prononcer son jugement sur nous ; une fois par an au moins aura lieu un appel à la nation entière », disait le Führer dans ce même discours. Tout est changé aujourd’hui. Plus d’un an s’est écoulé depuis le dernier plébiscite qui remonte au 19 août 1934. Mais surtout la loi de Nüremberg sur la citoyenneté (Reichsbürgergesetz) a promulgué le quinze septembre dernier l’abolition du suffrage universel qui avait été jusqu’alors maintenu. Cette loi réserve la qualité de citoyen (Reichsbürger), et par conséquent les « droits politiques » qui y sont attachés, aux seuls Allemands qui « prouvent par leur conduite qu’ils sont disposés et aptes à servir en fidélité le peuple et le Reich allemands », c’est-à-dire (traduit en clair) aux seuls nationaux-socialistes ou tout au moins sympathisants. Ces qualités seront attestées par la délivrance d’une lettre de citoyenneté (Reichsbürgerbrief). Le suffrage national-socialiste remplace donc le suffrage universel. Le plébiscite a perdu aujourd’hui jusqu’à sa valeur de manifestation documentaire. On ne veut plus connaître le jugement de la nation entière : la dictature allemande a renoncé aux apparences plébiscitaires.
La loi sur la citoyenneté entraîne les mêmes effets pour l’élection » du Reichstag que pour les plébiscites. Seuls les nationaux-socialistes seront désormais appelés à ratifier le choix par le Führer et ses lieutenants de la délégation du parti national-socialiste à laquelle on donne ce nom, et dont la liste leur sera seule présentée, comme elle l’était seule auparavant à l’universalité des citoyens. À supposer bien entendu que l’on continue de jouer cette comédie. Car il dépend du Führer-chancelier de prolonger indéfiniment la durée du Reichstag en fonctions (si l’on peut dire) comme il peut inversement le dissoudre à tout moment, et même le supprimer purement et simplement. Dans l’intervalle, c’est lui qui nomme les députés nouveaux, lorsqu’il y a lieu de pourvoir à une vacance par suite de décès, démission ou enfin de révocation par lui-même (car il révoque discrétionnairement les [290] membres du Reichstag, ce qui n’est que dans la logique de l’institution).
Qu’importe d’ailleurs la façon dont est réglée la composition d’un organe qui n’a ni pouvoir indépendant, ni droits propres, ni même seulement une fonction sérieuse ? Or, tel est bien le cas du Reichstag. De même que de son existence et de son choix, le Führer-chancelier est maître de son activité : – il le réunit quand il lui plaît, – en fait seulement quelques jours par an ; le reste du temps, les députés – qui ne le sont qu’à titre accessoire, remplissant pour la plupart d’autres fonctions dans le parti – sont en congé à durée indéterminée. Et en effet, le gouvernement, ayant par lui-même tout pouvoir, n’a pas besoin de lui et il ne lui reste rien à faire. Sa fonction, sa raison d’être, sont purement spectaculaires (encore qu’un commentateur officieux écrive, sans ironie, semble-t-il, qu’on l’a maintenu en partie aussi « par égard pour des sensibilités démocratiques » !) ; il doit fournir au dictateur une tribune et une approbation enthousiaste pour les déclarations auxquelles celui-ci veut donner de la solennité et du retentissement, et émettre un vote d’unanimité en faveur de certains projets de loi pour lesquels le Führer désire, en raison de leur importance effective ou de leur portée symbolique, l’approbation d’un organe que l’on puisse présenter comme démocratique. En somme, parfois une machine humaine à enregistrer, toujours une claque, une « brigade des acclamations » ; tels des automates, les « députés » émettent le vote qu’on attend d’eux, et plus souvent, au commandement ou au signal, éclatent, comme un seul homme, en applaudissements ou en cris prolongés et frénétiques dont la T.S.F. doit transmettre à l’Allemagne entière et au monde l’écho enthousiaste et sauvage d’unanimité. Quand ils ont achevé d’accomplir ce service de figuration, la régie les renvoie dans leurs foyers jusqu’à la prochaine occasion où on désirera leur concours. En somme, un fantôme d’organe, reflet et écho du dictateur, dont l’existence précaire, dépendante et vaine, ne s’affirme qu’à la volonté de celui-ci en de rares manifestations et sans lustre.
Ainsi, il est bien vrai que le Führer-chancelier détient, à lui seul, le pouvoir. Ce pouvoir, aucun obstacle de droit ne l’empêche d’en user pour organiser et diriger l’État à sa guise, car il l’a définitivement, c’est-à-dire à vie : aucun terme certain ou incertain – autre que la mort – n’y est assigné ; il en est investi sans limitation de durée et sans possibilité [291] de révocation.
Le Führer-chancelier ne « répond » de son gouvernement devant personne : ni devant un chef d’État, – c’est lui-même ; – ni devant un Parlement : le Reichstag est, on l’a vu, créé par lui et à sa merci ; – ni devant le peuple, puisque seuls les citoyens nationaux-socialistes ont désormais droit aux « droits politiques », – ni même devant les « citoyens » parce que ces « droits » n’ont aucune valeur réelle et que le Führer gouverne dictatorialement son parti comme l’État. Il est vrai que souvent dans ses discours le dictateur s’est déclaré responsable devant le peuple, comme d’ailleurs devant Dieu.
Mais que signifient ces paroles, que les rois de droit divin ou les dictateurs du passé firent déjà entendre maintes fois ? Ce peuple dont ils parlent n’est qu’un autre nom de l’« Histoire », ce mythe. Et cette responsabilité qu’ils affirment, ne peut donc être qu’un sentiment, et non un rapport juridique. La réalité juridique, c’est leur irresponsabilité absolue. Et d’ailleurs, le pouvoir du Führer est un pouvoir personnel, un pouvoir de souverain. Deux faits en témoignent d’irrécusable façon : le serment personnel d’abord, que lui prêtent, nous l’avons dit, les ministres d’Empire, les gouverneurs d’Empire et les ministres provinciaux et aussi le serment des membres de la Reichswehr dont la formule est différente, mais plus frappante encore : « Je jure par Dieu ce serment sacré de prêter obéissance absolue au chef de l’Empire et du peuple allemands Adolf Hitler, chef suprême de la force armée, et d’être prêt en brave soldat, à donner ma vie à tout moment pour remplir [292] ce serment ».
Ensuite, le droit du dictateur de disposer de son pouvoir, c’est-à-dire de désigner son successeur ; il n’y a pas de plus ostensible marque d’un droit au pouvoir, d’une sorte de propriété de ce pouvoir, de l’autocratie en un mot.
Maître définitif de son pouvoir, pleinement irresponsable, le Führer-chancelier, souverain autocratique, peut donc en droit gouverner l’Allemagne comme il l’entend. La direction de l’Empire est concentrée sans réserve ni partage en sa seule main
[2]) Le gouvernement de la nation ou le totalitarisme
Ce pouvoir absolu qu’il tient de l’organisation du gouvernement, le dictateur national-socialiste entend en faire usage pour régler et diriger à sa volonté tous les domaines de la vie nationale sans exception : il veut gouverner totalement la nation. La dictature allemande appartient au type moderne des dictatures totalitaires.
Nous ne retiendrons de cette entreprise multiple de gouvernement de la nation, que l’aspect politique, – à l’exclusion de l’aspect économique notamment –, nous voulons dire la technique particulière de gouvernement des hommes qu’elle met en œuvre, et qui prolonge pour ainsi dire l’organisation du gouvernement, car elle a pour fonction de rendre possible et efficace l’exercice d’un pouvoir dictatorial selon le droit.
Adolf Hitler a reconnu que l’obéissance que peut procurer la crainte inspirée par les moyens matériels de coercition physique ne saurait lui donner la puissance de fait de réaliser les longs dossiers de sa politique : un pouvoir qui ne bénéficierait que d’une telle obéissance durerait peut-être, mais il n’aurait pas d’efficacité. Deux conditions lui semblent nécessaires pour conférer à son pouvoir cette dernière et indispensable vertu : il faut d’abord que la nation obéisse volontairement au dictateur, qu’elle soit disposée à le suivre avec ardeur et non d’une façon passive, par conviction, par foi en lui, en ses idées, en sa conduite. C’est cette vue qu’il exprime en disant – et ses lieutenants reprennent aussi le thème – que le régime repose sur la « confiance » des gouvernés et voudrait même cette confiance unanime. « L’essence de notre autorité, nous ne la voyons pas tant dans l’efficacité des canons et des [293] mitrailleuses que dans la confiance réelle qui nous est accordée. Parti, nous avons lutté quinze années durant pour conquérir la confiance de nos concitoyens ; nous luttons encore aujourd’hui et continuerons dans l’avenir de lutter pour obtenir la confiance de la nation », disait Adolf Hitler à Munich le 24 février 1934 ; et il ajoutait : « je veux grouper autour de moi le peuple entier » ; je veux « gagner tous les membres de la communauté qui nous appartiennent (aux nationaux-socialistes) de par leur sang », – entendez : tous les Aryens ou assimilables. Plus catégorique et plus lapidaire, le général Göring : « La confiance est la base de notre édifice tout entier. »
À lui seul, ce ralliement enthousiaste au régime et le consentement à une obéissance active et convaincue qui en résulterait, ne suffiraient cependant pas à assurer au dictateur le maximum de pouvoir réel. Il faut encore pour cela qu’il puisse utiliser à plein ces sentiments et leurs effets. Ce qui signifie aux yeux des nationaux-socialistes : il faut qu’il exerce sur la nation une sorte de commandement militaire. Le pouvoir qu’ils veulent, parce qu’ils l’estiment le plus fort et aussi peut-être parce qu’il s’accorde le mieux à leurs dessins derniers, c’est un pouvoir militaire. Sans doute, le dictateur doit exercer les traditionnels pouvoirs de gouvernement ; mais cela ne suffit pas ; il faut qu’il y joigne un pouvoir de commandement. Ils le conçoivent moins comme un citoyen qui gouverne que comme un chef qui commande. C’est cette dualité d’aspects de son pouvoir et la primauté qu’il accorde au second, qu’Adolf Hitler marquait, en un saisissant raccourci, dans ce discours de Nüremberg où il déclarait : nous ne sommes pas seulement les gouvernants de l’État (die Regierung des Staates), nous sommes aussi en même temps les chefs du peuple (die Führung des Volkes).
De la double condition que nous venons d’indiquer, découle logiquement une double mission, et en conséquence une double figure du « gouvernement de la nation » envisagée comme un groupe de gouvernés : la formation des esprits ; l’organisation des corps.
Pour créer la disposition à cette obéissance volontaire et même passionnée qu’ils veulent de la nation, les gouvernants nationaux-socialistes doivent en assumer d’abord la formation spirituelle, – tant morale qu’intellectuelle. Car, ayant posé qu’il leur faut sa « confiance », ils n’acceptent naturellement pas de traiter celle-ci comme une chose libre qu’ils auraient à solliciter en courant le risque de se la voir refuser. Ils veulent et croient possible de la « maintenir inébranlablement », comme disait le général Göring, – entendez : de se la procurer, à coup sûr par une technique appropriée, laquelle ne peut évidemment consister qu’à fabriquer eux-mêmes les gouvernés, à façonner et modeler leur esprit et leur caractère tels qu’ils le désirent, selon ce type qu’ils appellent « l’homme national-socialiste (der national-sozialistische Mensch) » et qu’ils désirent voir devenir celui de tous les Allemands.
Pour établir sur elle une sorte de commandement militaire du dictateur, il faut donner à la nation entière une organisation de type militaire, la constituer en une sorte d’armée, ou, si l’on préfère, tout au moins de milice de la dictature. Ainsi disposera-t-on des corps après avoir préparé les esprits.
Les procédés mis en œuvre pour le « gouvernement de la nation » ne se laissent cependant pas diviser en deux groupes selon leur but ; car un procédé répond parfois à deux fonctions, en organisant les corps, on se [294] propose aussi de faciliter, de rendre même plus énergique, l’action sur les esprits. C’est, si l’on peut dire, d’après leur point d’application qu’il faut les classer : certains tendent exclusivement et directement à agir sur les âmes ; d’autres s’appliquent aux corps.
L’action directe et exclusive sur les esprits, c’est l’organisation de la dictature spirituelle. Les gouvernements hitlériens ont monopolisé à leur profit tous les modes d’expression et de communication publique de la pensée et en ont fait un vaste appareil de prédication et de propagation de la Weltanschauung nationale-socialiste, érigée en croyance d’État, ainsi d’ailleurs que de toutes les vues et vérités officielles. Presse, radio, théâtre, cinéma, production littéraire et artistique ont été placés à cet effet sous les ordres ou le contrôle du ministre dit de l’éclairement du peuple et de la propagande (Minister für Volksaufklärung und Propaganda) ; ces diverses activités, réservées de plus en plus aux gens sûrs, interdites au contraire aux hérétiques ou suspects, leurs représentants groupés en « corporations » officielles gouvernées d’en haut. – Les mêmes principes s’appliquent aux établissements d’instruction publique qui relèvent, eux, du ministre de l’Éducation nationale (Minister für Volksbildung).
Les doctrines non-officielles se voient donc privées de tout moyen régulier de s’exprimer, d’agir et de se répandre. Notamment les doctrines politiques. Le régime ne connaît pas davantage les libertés publiques que les libertés politiques. Il refuse, en particulier, aux dissidents, cette liberté d’association qui est la condition de toute action politique efficace : après avoir dissous ouvertement ou sous le masque les anciens partis de la République de Weimar, il a interdit sous de lourdes peines la création de tout nouveau parti.
Une faille profonde subsiste cependant encore dans la construction de cet appareil de conformation spirituelle, une brèche très grave à ce monopole du gouvernement des âmes que revendique le national-socialisme : l’existence des Églises chrétiennes indépendantes. On n’a pas osé y toucher. On s’est contenté de procéder contre elles d’une façon oblique d’une part, en s’efforçant d’entraver le plus possible l’efficacité de leur prédication, d’autre part, en encourageant les mouvements anti-chrétiens et aussi en suscitant une Église officielle, chrétienne de nom, mais complaisante au national-socialisme ; dont on attendait certainement, en dépit de dénégations officielles, qu’avec le temps, elle réduirait les Églises chrétiennes indépendantes à l’état de squelettes, tarissant le recrutement de nouveaux fidèles si elle n’avait pas réussi à détourner d’elles les vivants. On sait que cette dernière entreprise n’a été couronnée à l’heure actuelle que d’un succès fort incertain. Ce n’est pas du jour au lendemain que l’on pourra combler la brèche et réaliser le règne du national-socialisme dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre temporel. Adolf Hitler l’a dit en une déclaration empreinte et de modestie, et peut-être davantage, d’orgueilleuse confiance :
« Nous luttons pour la jeunesse. Nous commençons avec la génération actuelle ; nous finirons avec la suivante. »
[295] Il va de soi qu’en attendant qu’elle ait produit tous les fruits qu’on en escompte, l’organisation d’action est solidement doublée par une législation répressive redoutable, que met en œuvre un appareil dont la pièce maitresse est la puissante, la toute-puissante Gestapo (Geheime Staatspolizei, police secrète d’État), sorte d’Inquisition nationale-socialiste, bien armée pour défendre le régime contre toute tentative et même tout germe de tentative, en inspirant la crainte salutaire à ceux qui n’en ressentiraient pas ou plus l’amour.
Quant à l’encadrement de la nation, c’est-à-dire à sa militarisation, la réalisation en est assurée par les « gigantesques organisations » Adolf Hitler, qui constituent le corps du parti national-socialiste qui un jour se confondra avec la nation elle-même : Jeunesse hitlérienne (Hitlerjugend) pour les petits ; – Section d’assaut (Sturm-Abteilungen ou S.A.) ; brigade de protection (Schutzstaffeln ou S.S.) ; Service du travail (Arbeitsdienst) ; Front du travail (Arbeitsfront), pour les adolescents et les adultes, voilà les cadres destinés à recevoir un jour tous les Allemands, et qui sont comme l’armature du régime.
Si l’on songe à cette fonction, si, oubliant le nom qu’il conserve, on se souvient qu’il ne s’agit pas d’un parti politique au sens que la démocratie attache à ce mot, mais d’une organisation de la collectivité nationale tout entière, de tous ses membres, loin de s’étonner du statut légal du parti national-socialiste, on le considéra comme parfaitement naturel (il n’est en effet exorbitant que pour le présent, tant qu’il n’a pas encore atteint à l’universalité qui correspond à sa fin). Organisation gouvernementale de la nation, comment la loi ne le déclarerait-elle pas support et force animatrice de l’État et « corporation de droit public » ? N’est-il pas parfaitement normal qu’elle fasse participer au gouvernement d’Empire, le Stellvertreter (représentant) du Führer à la tête du parti, l’homme auquel il en a délégué en fait la direction immédiate que ses occupations de chef de l’État et du gouvernement lui interdisent d’assurer lui-même, et qui est le chef de l’organisation politique du parti.
Étant donné enfin le caractère militaire de cette organisation, quoi d’étonnant à ce que le « parti » ait des tribunaux propres pour juger toutes les infractions que ses membres pourraient commettre à leurs obligations [296] envers « le Führer, le peuple et l’État », et à ce que les autorités officielles doivent aide et assistance à ces tribunaux, dans l’exercice de leur pouvoir ?
La nation pleinement unifiée, psychologiquement comme juridiquement, placée ensuite sous un commandement unique de type militaire, tel est donc le résultat dernier que l’on se promet du fonctionnement de la machine de gouvernement dont nous venons de dessiner les grandes lignes. Cette orgueilleuse déclaration d’Adolf Hitler à propos du Front du travail : « Nous leur avons donné un même vêtement ; nous les avons placés sous une même couleur ; nous les avons soumis à une discipline et intégrés dans une puissante organisation. » n’exprime-t-elle pas, entre mille autres, ce programme ? N’est-ce pas aussi un intellectuel national-socialiste, Ernst Jünger, qui a défini tout crûment le système en ces termes lapidaires : « Une mobilisation totale de l’Allemand et rien d’autre (eine Totalmobilmachung des Deutschen und nichts anderes) » ? Pourquoi cette mobilisation ? Comment la justifie-t-on ? Et quelle est la valeur des justifications avancées ? Nous nous réservons de répondre à ces questions, qui sortent du cadre de l’analyse constitutionnelle proprement dite, dans une étude ultérieure.
Charles Eisenmann
Pour citer cet article :
Charles Eisenmann « Chronique de politique intérieure, 20 novembre 1935. Le gouvernement de l’Allemagne nationale-socialiste », Jus Politicum, n°19 [https://juspoliticum.com/articles/Chronique-de-politique-interieure-20-novembre-1935-Le-gouvernement-de-l-Allemagne-nationale-socialiste]