« La force d’inertie des formes juridiques » : Otto Kirchheimer et la critique du droit
Le travail d'Otto Kirchheimer occupe une place singulière au sein des approches critiques du droit. Le présent article cherche à préciser le type de critique pratiqué par Kirchheimer, en le distinguant à la fois de la critique marxienne de l'idéologie et de la perspective thérapeutique des juristes réalistes. Si Kirchheimer emprunte librement à ces deux courants, il développe aussi, en s'inspirant de Carl Schmitt, une approche généalogique attentive aux glissements conceptuels et aux renversements de sens. L'ouvrage de Kirchheimer sur l'expropriation met en lumière la richesse de cette approche critique.
Otto Kirchheimer doesn't not fit easily within the dominant approaches to critical jurisprudence. This article elucidate the type of criticism practiced by Kirchheimer, by distinguishing it both from the Marxist critique of ideology and the therapeutic perspective of legal realists. While drawing freely from these two currents, Kirchheimer also develops is own genealogical approach which emphasises on conceptual shifts and semantic struggles. Kirchheimer's book on expropriation highlights the richness of this critical approach.
L’objectif de cet article est de décrire en termes généraux l’impulsion critique qui anime la pensée et l’œuvre d’Otto Kirchheimer. L’entreprise n’est pas aisée tant Kirchheimer représente une figure singulière au sein de la théorie juridique, tout genre confondu. L’image qui vient spontanément à l’esprit est celle de l’électron libre, toujours en excès par rapport aux différents systèmes dans lesquels il intervient. Juif allemand, trop jeune pour participer à la Première Guerre mondiale, Kirchheimer est surtout connu pour ses analyses décapantes de l’ordre constitutionnel weimarien et de sa décomposition. Son essai Weimar… und was dann? est souvent présenté, aujourd’hui encore, comme le type même du radicalisme de gauche qui rejette tout compromis et dénonce les promesses vides de l’État de droit bourgeois. Militant du SPD, Kirchheimer détonnait parmi les autres juristes socialistes qu’il fréquentait – Franz Neumann, Ernst Fraenkel, Otto Kahn-Freund. Sa proximité (théorique, puis personnelle, pendant un temps) avec Carl Schmitt, qui était son Doktorvater, a fait couler beaucoup d’encre : elle lui a valu la suspicion durable des adversaires de Schmitt, mais aussi l’hostilité de plusieurs schmittiens qui considérèrent Kirchheimer comme un traître, ou pire comme un parasite (Kirchheimer a en effet tenté de nuire à la carrière de Schmitt au moment où ce dernier courtisait le pouvoir nazi). Lors de son exil en France et aux États-Unis, c’est avec l’Institut für Sozialforschung que Kirchheimer va se lier. Ses talents de pénaliste et ses compétences linguistiques vont être employés par Max Horkheimer pour compléter le premier ouvrage publié par l’Institut en exil : Punishment and Social Structure. Au même moment, à la suite de Marcuse et Neumann, Kirchheimer entre au service de l’OSS, puis du State Department où il restera jusqu’au milieu des années 1950. Enfin, professeur à la New School puis à Columbia, Kirchheimer va participer de manière assez paradoxale au tournant behavioral de la science politique américaine, en publiant plusieurs contributions sur les partis politiques qui sont encore aujourd’hui des textes incontournables en études électorales et en politique comparée.
Ce rappel n’est pas inutile car, au-delà de sa teneur biographique, il fait bien sentir toute la singularité de la trajectoire intellectuelle d’Otto Kirchheimer. À cela s’ajoute une incroyable productivité : le premier volume des Gesammelte Schriften compte plus de 500 pages alors qu’il s’arrête en 1933, au moment où Kirchheimer n’a que 28 ans. Or, au milieu de ce foisonnement intellectuel un peu délirant, l’unité du style se laisse aisément reconnaître. Tant en allemand qu’en anglais, la prose de Kirchheimer est typique : affectionnant le paradoxe, l’ironie et les chiasmes, elle ne dédaigne pas non plus les formules antimétaboliques et les coups d’œil mélancoliques. Et puisque qu’à en croire Buffon, « le style, c’est l’homme », on est fondé à chercher dans cet amalgame de tendances concurrentes quelque chose qui conduirait au foyer de la perspective critique de Kirchheimer, et c’est à quoi s’attachera cet article.
Afin de cerner au plus près le « style » de critique que Kirchheimer pratique, il est d’abord nécessaire d’établir ce qu’est la critique du droit, et comment celle-ci s’articule avec la critique en droit. Pour ce faire, je commencerai par distinguer deux orientations prises au xxe siècle par la critique du droit. Ma caractérisation sera évidemment grossière ; il s’agit de dessiner deux idéaux-types qui vont permettre, dans leur tension, de rendre compte de la nature de l’entreprise critique que l’on trouve chez Kirchheimer, rien de plus. Puis, à partir de là, je voudrais d’abord examiner la manière dont Kirchheimer place au cœur de son travail la question des concepts et de leur nature diachronique. Je prendrai comme exemple son enquête sur la notion d’expropriation – notamment son petit ouvrage Die Grenzen der Enteignung (1930) dont l’intérêt est surtout méthodologique. On verra comment, pour Kirchheimer, la critique apparaît indissociable d’un travail d’historicisation des notions et des catégories sur lesquelles repose la doctrine. Par ce biais, le rapport de Kirchheimer à la méthode schmittienne devient particulièrement frappant. Mais on mesure aussi les limites de ce rapprochement, dès lors que l’on tient compte de l’importance que Kirchheimer accorde à l’ambivalence des notions. En dépit de quelques formulations qui pourraient suggérer le contraire, l’ambivalence n’est pas simplement pour lui le symptôme pathologique d’une « indécision » ou de « compromis dilatoires » mais, au contraire, un élément constant de la vie du droit, c’est-à-dire de la relation dynamique entre les institutions juridiques et leur « substrat social ». S’éloignant alors de son mentor, Kirchheimer se met en quête d’une compréhension plus complexe du rôle des formes juridiques, notamment dans le sillage de Karl Renner.
I. Critique, thérapeutique, catalyse
Afin de camper la discussion, il me semble utile d’identifier de manière extrêmement schématique – mais, je l’espère, pas totalement inexacte – les deux grandes orientations qui ont présidé à la pensée critique du droit depuis les débats doctrinaux de la fin du xixe siècle. Il s’agit évidemment d’idéaux-types, c’est-à-dire de tableaux de pensée obtenus par accentuation unilatérale de certains arguments que l’on retrouve de manière diffuse dans un corpus qui va de l’École du droit libre aux Critical Legal Studies en passant par la jurisprudence sociologique, le modernisme anglais, la théorie pure, et le réalisme américain.
En fonction de l’objectif visé par le travail critique et la manière de procéder, on peut distinguer entre une critique « interne » qui se donne un but thérapeutique, et une critique « externe » (mais tout de même endogène) qui se comprend comme une catalyse : l’accélération dans la sphère et dans les termes du droit d’un mouvement dont le principe réside ailleurs. Grossièrement, je dirais qu’il s’agit dans un premier cas de corriger certaines tendances néfastes (présentes au sein de la doctrine ou de la pratique judiciaire) et, dans le second cas, de dévoiler les contradictions et les blocages qui rendent le droit constitutivement « réactionnaire » et oppressif.
Il me semble que l’on peut trouver dans Der Kampf um die Rechtswissenschaft (1906) de Hermann Kantorowicz – et son attaque haute en couleurs contre le formalisme et l’idéal du Rechtautomat – un bel exemple de la critique thérapeutique. Pour Kantorowicz, le combat pour la science du droit vise d’abord à rendre aux juristes le sens de leur propre pratique (« ce que nous faisons tous »). Il n’y a aucune ambiguïté ici :
notre mouvement paraît radical à ceux qui manquent de sens historique, et comme tout radicalisme, condamné à l’échec. Mais il n’en est pas ainsi, car nous entretenons la conviction unanime que le combat n’a pas une signification constitutive mais simplement déclarative, celle de reconnaître ce qui partout et toujours a été pratiqué, mais de manière inconsciente et, pour cette raison, imparfaite. Il s’agit simplement d’exprimer ce qui est.
Cet effort de reconquête de sa propre pratique suppose de livrer bataille sur un double front. D’une part, il s’agit de se débarrasser du modèle de la Begriffsjurisprudenz qui s’était imposé aux juristes de la génération précédente comme le canon de la scientificité. Kantorowicz s’en prend surtout au dogme de la complétude du droit, sur lequel ce modèle repose. Ce dogme nourrit une sorte de prétention monstrueuse à la totalisation qui, paradoxalement, éloigne le droit des « vraies » sciences (la biologie, l’astronomie, la philologie, etc.), pour le rapprocher de la théologie :
Seule la science du droit, en raison de sa prétendue perfection systématique, se croit en mesure de résoudre tous les problèmes, réels ou imaginaires, et exige cette compétence de tous ses disciples, mêmes les plus jeunes.
Le danger est alors que la connaissance produite par cette science mégalomaniaque devienne parfaitement auto-référentielle. La nature pratique et expérimentale du droit exige un autre idéal épistémologique, plus modeste, qui admet, à l’instar de ce qui vaut dans les autres sciences, les incertitudes et les conjectures comme dans éléments productifs. Elle exige aussi que la science du droit s’ouvre à l’apport d’autres disciplines : sociologie, économie, anthropologie. Kantorowicz élève ici Max Weber en modèle de cette nouvelle science critique du droit (ce qui ne manque pas d’ironie, puisque Weber va formuler de sévères mises en garde à l’endroit de la critique du formalisme, et va s’en prendre directement à Kantorowicz tout particulièrement lors du congrès des sociologues allemands de 1910 – mais c’est une autre histoire).
L’autre front sur lequel Kantorowicz engage son combat pour la science du droit est celui de la pratique judiciaire et du droit en acte. La cible, ici, est une conception erronée de la décision judiciaire, entièrement ordonnée au modèle de la déduction logique. Pour Kantorowicz, ce modèle est beaucoup trop pauvre pour rendre compte de la pratique judiciaire in concreto, et il accrédite l’idée d’un système complet, sans lacune et purement déductif. C’est pourquoi il faut adopter un autre modèle de la décision judiciaire, un modèle qui mette en son centre la volonté créatrice ou ce que Kantorowicz nomme « le droit libre » (Freirecht). Il ne s’agit pas d’exalter la volonté comme une force obscure – même si certaines formules de Kantorowicz vont dans ce sens –, mais de reconnaître le rôle essentiel qu’elle joue, qu’on le veuille ou non (pour ainsi dire !), dans la sélection des prémisses et dans l’appréciation des faits. Plutôt que d’être camouflé sous la forme du syllogisme, ce travail de sélection et d’appréciation doit être conduit de manière ouverte et consciente par le juge. D’où, encore une fois, le rôle que devra jouer la sociologie, l’économie et éventuellement la philosophie sociale pour nourrir ce travail réflexif, plutôt que de le laisser à la merci des préjugés de classes et des intérêts corporatifs : « Nous avons besoin de juges qui, en plus d’être familiers avec la vision du droit dominante, le soient aussi avec les faits de la vie et les acquis des sciences connexes ». Plus généralement, cette orientation critique va dans le sens d’une revalorisation du savoir-faire des juristes et du droit comme « artisanat » (law as craft), comme le désignait Llewellyn.
Tout cela est évidemment assez schématique, mais ce qui doit être souligné, de manière fondamentale, c’est la relation forte, et j’oserais dire dialectique, entre la critique d’une certaine orthodoxie doctrinale (de la nature et du rôle de la doctrine) et une compréhension nouvelle (volontariste, ouverte, « réaliste ») de la pratique judiciaire. Un peu comme si la sclérose qui menace le droit tenait à cette symbiose, voire à cette complicité, entre un idéal formaliste de la science juridique et un modèle strictement déductif de la décision judiciaire. Dès lors, c’est ce lien que la critique doit trancher d’une manière ou d’une autre.
L’autre voie empruntée par la critique du droit est celle que l’on peut associer au nom de Karl Marx et plus généralement à la critique de l’idéologie. Selon cette orientation – dont on trouve les grandes lignes dans L’idéologie allemande ou dans l’Introduction à la critique de l’économie politique – le droit moderne, i. e. le droit indistinctement bourgeois et civil (non politique), relève de l’idéologie dans la mesure où il repose sur une inversion du rapport entre concept et réalité. Les principes juridiques, les concepts et les fondements du droit civil (l’individu, le contrat libre, la propriété, etc.) sont autant de déterminations unilatérales, abstraites, d’une totalité pratique et sociale. En ce sens, ils acquièrent un statut idéologique dès lors qu’ils sont pris pour argent comptant – ce qu’ils sont forcément par les juristes, c’est-à-dire par des gens dont le travail consiste justement à les combiner et à les manipuler afin de régler les relations entre producteurs. Par une sorte de nécessité intrinsèque, les formes juridiques sont placées en surplomb, comme conditions a priori des rapports de production (et donc comme normes susceptibles de les arbitrer) alors qu’elles sont en réalité les produits de ces rapports, déterminées par eux dans toutes leurs articulations.
Il y a donc idéologie dans la mesure où les juristes méconnaissent la détermination pratique des concepts et des catégories du droit – et ils sont forcés de la méconnaître, sans quoi ils ne seraient pas des juristes. Le raisonnement rappelle la fameuse métaphore de la camera obscura, ou encore celle de la rétine du début du Capital : la production de l’image d’une « chose » à l’extérieur de l’œil par les nerfs optiques obéit une nécessité physiologique – on ne peut pas choisir de suspendre cette opération pour simplement s’en tenir à l’excitation du nerf optique dans sa matérialité.
La méconnaissance est donc structurelle, constitutive de cet ensemble de pratiques qu’on appelle le « droit », et cette méconnaissance ne peut être dépassée, selon Marx, que par l’action révolutionnaire : ce qui équivaut à abolir en pratique la séparation entre les fondements du droit et les rapports concrets de production dont ils émanent, en faisant disparaître le droit comme instance séparée. De la même manière que la critique de l’idéologie dans le domaine de l’art, de la religion ou dans celui de l’économie politique va opérer au moyen d’une série de dévoilements et de mises en abîme, la critique du droit va s’attacher à exposer les mécanismes d’occultation qui assurent une existence autonome à l’objet « droit ». On voit bien que, suivant cette perspective, il ne peut pas s’agir d’appliquer une thérapeutique, mais plutôt de se débarrasser du patient en hâtant son décès. Cette perspective fait directement écho à celle de Max Horkheimer, selon laquelle la théorie dite « critique » (à l’inverse de la théorie « traditionnelle »), ne peut pas éliminer les défauts et les « problèmes » du droit, dans la mesure où « ceux-ci s’avèrent nécessaires à toute l’organisation de l’édifice social ». La théorie critique, comme aimait le répéter Horkheimer, ne doit en effet revendiquer aucune réalisation concrète.
Cette distinction entre thérapeutique et catalyse est certes schématique, mais il faut rappeler que l’on a moins affaire ici à une bifurcation (il s’agit d’idéaux-types) qu’à deux « styles » qui répondent à des impératifs antagonistes. Pour la plupart des « classiques » de la critique du droit au xxe siècle, cette classification ne fait d’ailleurs pas problème. On voit bien, par exemple, que Law and the Modern Mind de Jerome Frank est à ranger dans la thérapeutique, alors que A Critique of Adjudication de Duncan Kennedy ou Law and Modern Society de Roberto Unger relèvent plutôt de la critique de l’idéologie et de la catalyse.
Mais, surtout, cette typologie permet de faire ressortir la singularité du travail d’Otto Kirchheimer. Il s’avère en effet beaucoup plus difficile à classer, et c’est pourquoi il mérite un examen plus approfondi. Il y a quelque chose chez lui qui tient du collectionneur et du chiffonnier, du hoarder toujours à la recherche d’objets plus ou moins exotiques, détachés de leur contexte et prêts à être employés à d’autres fins. En ce sens, son œuvre donne l’impression d’osciller entre les deux voies de la critique du droit – entre l’engagement et le scepticisme, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Frank Schale – sans jamais trouver son assiette. Mais il y a plus. Si, dans le cas de Franz Neumann, il faut véritablement parler d’une opposition non résolue, tragique peut-être, entre la réforme et la résignation, le conduisant du socialisme juridique à une sorte de radicalisme critique un peu désespéré, il semble que l’on trouve plus d’unité chez Kirchheimer. Pour le dire autrement, le bricolage théorique auquel se livre perpétuellement Kirchheimer est guidé par deux ou trois options méthodologiques fondamentales qui assurent une sorte stabilité à l’ensemble.
II. La politique des concepts
Le premier élément qui singularise la critique du droit chez Kirchheimer, et qui l’éloigne de la voie thérapeutique, c’est son indifférence pour l’enquête sociologique et pour la pratique judiciaire comme telle. Alors que Neumann, Fraenkel et Kahn-Freund vont intervenir dans le développement du droit social à partir du contentieux et suivre scrupuleusement les tendances de la jurisprudence (sur les relations de travail, le droit syndical), Kirchheimer s’intéresse surtout aux discours et aux idées, à ce que les juristes et, dans une moindre mesure, les juges disent du développement du droit. Son objet, pour le dire rapidement, c’est la doctrine saisie dans sa structure conceptuelle et dans sa force performative. C’est là que les affinités de Kirchheimer avec Schmitt semblent les plus fortes.
Kirchheimer s’inscrit en effet dans la continuité du projet schmittien d’une « sociologie des concepts juridiques ». Dans l’esprit de Schmitt, cette approche a pour ambition de dépasser le psychologisme dont reste prisonnier, selon lui, la démarche wébérienne qu’il compare à la critique littéraire pleine d’esprit. Plutôt que de s’intéresser à la manière dont les formes de pensée juridique se différencient en fonction de « couches porteuses » évoluant dans diverses constellations d’intérêts pratiques (comme, par exemple, dans le chapitre 4 de la Sociologie du droit), la « sociologie » schmittienne cherche à atteindre la « structure ultime, radicalement systématique » des notions doctrinales importantes, en les dégageant justement de tout ce qui touche « aux intérêts pratiques de la vie du droit ». Le postulat de cette approche réside dans l’idée que les concepts – ou ce que Schmitt désigne par le substantif « Begrifflichkeit » – forment une réalité sui generis qu’il faut analyser sans chercher à la rabattre sur de quelconques déterminations. La sociologie des concepts juridiques, lit-on,
se donne pour tâche de découvrir la structure ultime, radicalement systématique et de comparer cette structure conceptuelle avec l’élaboration conceptuelle de la structure sociale d’une époque donnée. Il ne s’agit pas ici de savoir si l’idéalité de la conceptualité radicale est le reflet d’une réalité sociale, ou si la réalité sociale peut être envisagée comme le produit d’une certaine manière de penser et, donc, d’agir. On trouve plutôt ici deux unités spirituelles quoique substantielles.
C’est en ce sens que les concepts « agissent » sans médiation sociale, si on peut dire : ils déploient l’horizon de signification du droit pour une époque donnée et délimitent pour les juristes les limites du possible et du pensable.
Cette approche ambitieuse, qui a encore quelque chose d’un peu statique en 1922, va être complétée par une série de remarques en marge du texte de 1929 sur L’Ère des neutralisations. Tout concept important, nous dit ici Schmitt, est existentiel et, pour cette raison, pluraliste et polémique. Ouvert à l’afflux de significations opposées, il se présente à la fois comme un enjeu pour des forces en conflit et comme une arme à leur disposition – ou, pour parler comme Koselleck, qui va systématiser les intuitions de Schmitt, tout concept est simultanément l’indice de rapports politiques et un vecteur de transformations sociales. Cette double nature du concept comme enjeu et comme arme est fondamentale pour qui veut s’en tenir au niveau de ce que « font » les concepts, et non simplement y voir des échos, des reflets, une expression plus ou moins fidèle d’une base sociale. Elle permet de boucler sur elle-même l’analyse des concepts, tout en y trouvant une voie d’accès privilégiée au « politique ». Comme on sait, chez Schmitt et ses héritiers, le travail de généalogie conceptuelle devient l’épine dorsale de l’analyse politique. Et, sur ce point précis, Kirchheimer suit les traces de son mentor.
Il faut tout de suite clarifier un point fondamental qui touche à la manière dont le marxisme peut orienter concrètement une démarche critique, et non simplement la fonder en raison et en finalité. Car que les concepts soient partiaux et instrumentaux, c’est évidemment le point de départ d’un certain marxisme, celui de la critique de l’idéologie. Pourquoi alors reconnaître à Schmitt une telle importance dans la démarche critique de Kirchheimer ? Ne serait-il pas plus simple de dire que Kirchheimer est marxiste dans sa façon d’aborder les concepts juridiques ? Certains textes militent en faveur de cette idée, notamment Changes in the Structure of Political Compromises (1941), souvent assimilé à la production de l’École de Francfort. Je voudrais simplement attirer l’attention sur le fait que la critique marxiste de l’idéologie n’envisage pas la partialité des concepts comme le fait qu’ils sont traversés par des rapports de force sur lesquels ils « agissent » en retour, mais plutôt comme le fait qu’ils ne sont que des concepts. Leur fonction idéologique tient à leur unilatéralité, à leur abstraction, et non à leur nature polémique : ils ont la tête en bas, ils masquent les déterminations sociales de telle sorte qu’ils apparaissent comme un « royaume autonome » (selon les mots des Thèses sur Feuerbach). Or, c’est ce sur point – décisif ! – que Kirchheimer reste fidèle à Schmitt et à son penchant pour les généalogies conceptuelles, et laisse de côté la critique de l’idéologie. Ou, pour le dire autrement, Kirchheimer fait de l’historicité propre des concepts le terrain de la critique, alors que le marxisme tend à méconnaître cette historicité, et à envisager l’idéologie comme quelque chose d’essentiellement statique et d’a-historique.
Il n’empêche : on résistera peut-être à ramener ainsi la démarche critique de Kirchheimer à une généalogie des concepts juridiques. Tout au plus, on pourrait concéder que cela vaut pour une phase précoce de son œuvre (grosso modo, la période weimarienne, qui nous intéresse ici), mais que suite à son exil, Kirchheimer se rapprochant de l’Institut für Sozialforschung, sa pensée va prendre un tournant plus sociologique, ouvrant sur une critique du droit plus « matérialiste », c’est-à-dire plus attentive aux effets du droit sur la reproduction et l’occultation des rapports de domination. Or, s’il y a tournant, celui-ci apparaît, à y regarder de près, fort relatif : on chercherait en vain une « théorie critique » du droit à portée générale, et les éléments d’analyse sociologique demeurent délibérément impressionnistes. Même dans les articles plus « marxistes » des années 1940, la démarche de Kirchheimer s’attache typiquement aux transformations qui affectent les grandes catégories et les grands principes du droit « bourgeois » (la souveraineté, l’opposition loyale, la grâce). C’est peut-être par ce biais qu’elle se rapproche le plus des Critical Legal Studies, et qu’elle doit répondre, comme celles-ci, au reproche de demeurer trop « abstraite » ou « idéaliste ».
III. Le problème de l’expropriation et les transformations de l’article 153
J’aimerais illustrer de façon un peu plus précise de quelle manière procède cette critique généalogique. Pour ce faire, je m’appuierai sur un petit opuscule de Kirchheimer un peu trop vite oublié, Les limites de l’expropriation : contribution à l’histoire de la genèse de l’institution juridique de l’expropriation et à l’interprétation de l’article 153 WRV, publié chez de Gruyter en 1930. Le texte propose une analyse de la signification de l’article 153 WRV (sur la garantie de la propriété privée) et de la manière dont il a été interprété par les tribunaux fédéraux dans une série de cas d’expropriation pour cause d’utilité publique. Pour l’essentiel, il s’agit de cas relatifs à la planification urbaine et aux règlements de zonage, où les juges sont intervenus pour exiger des autorités municipales ou du Land de Prusse le versement de compensations pour dévaluation et dégradation de propriétés privées. Des cas de ce genre peuvent paraître anecdotiques, mais ils sont d’une importance névralgique pour le développement de l’État social.
Pour Kirchheimer, cette nouvelle jurisprudence est fondamentalement réactionnaire en ce qu’elle donne « l’extension la plus large possible au concept d’expropriation emportant compensation » de manière à y inclure « une foule de processus apparentés et d’interventions, et de relations de droit privé de toutes sortes ». Je donne un passage tiré de la conclusion du livre de Kirchheimer :
La logique intrinsèque d’une telle extension du concept d’expropriation aboutit à des conséquences monstrueuses […] L’activité de l’État se dissout en un faisceau de relations de droit privé où l’on donne à chaque intérêt le moyen de faire valoir ses réclamations en fonction du principe de l’accumulation bourgeoise. En réalité, cette extension du concept d’expropriation conduit à garantir à la propriété privée le statu quo face à l’État, ce qui ne se retrouve évidemment pas dans la Constitution de Weimar.
Et un peu plus loin :
Nous nous trouvons donc en Allemagne dans une situation où tous les droits acquis jouissent, d’une manière indiscriminée et sans aucun rapport avec les besoins sociaux, d’une protection inviolable valant contre le législateur. Ce développement n’a pas été voulu, et encore moins encouragé, par la Constitution de Weimar.
[...]
En déclarant sacro-saints les droits acquis, l’État laisse le champ libre aux puissances privées. Lorsque celles-ci parviennent à contester avec succès à l’État son droit de représenter l’intérêt général, la frontière entre le droit acquis et la pure facticité s’efface. Lorsque sous les droits acquis se cache toujours le maintien du statu quo, alors le statu quo devient lui-même un droit acquis.
Aux yeux de Kirchheimer, la jurisprudence du tribunal du Reich (Reichsgericht) constitue donc rien de moins qu’un détournement de l’article 153 de la Constitution de Weimar. Selon lui, la Constitution allemande, à l’instar de plusieurs constitutions d’après-guerre, a opté pour une conception de la vie économique qui n’est pas simplement l’affaire de droits négatifs, mais qui invite à des formes de planification et d’expérimentation sociale. C’est pourquoi l’article 153 n’envisage l’expropriation avec compensation que dans des cas d’atteinte accidentelle et de dégâts latéraux, mais pas dans le cas d’une politique législative délibérée. « Telle était la volonté de la Constitution, et il faut comprendre et respecter cette volonté » – un propos qui étonne venant de l’auteur du fulgurant Weimar… und was dann? paru quelques mois plus tôt.
Plutôt que de s’en prendre directement aux juges et à leurs préjugés de classe (la fameuse Klassenjustiz, un thème cher à la critique thérapeutique), Kirchheimer va trouver dans cette jurisprudence le terme d’un vaste mouvement doctrinal qui, avant même la Constitution de Weimar, travaillait à infléchir la notion d’expropriation. C’est en raison de ce glissement conceptuel, qui rend caduque, voir inintelligible, la notion d’expropriation héritée des luttes constitutionnelles du xixe siècle, que le tribunal du Reich a pu se sentir justifié de censurer les pouvoirs publics. À moins de ne s’attaquer qu’aux symptômes, la critique doit retracer ce glissement de sens et en déceler les ressorts profonds.
Kirchheimer situe l’origine de la notion d’expropriation dans la dissolution des rapports féodaux. Elle apparaît au moment où il s’agit de savoir comment le législateur doit traiter le problème des « droits acquis » (féodaux, cléricaux, communaux, corporatifs, monopoles royaux, etc.) lors du passage à un nouveau régime, fondé sur l’exclusivité, l’aliénabilité et la circulation de la propriété individuelle. Comment assurer le caractère sacré de la propriété individuelle sans que cette protection ne serve du même coup à protéger les « droits acquis » contraires à la logique de la société de marché ? La solution classique (celle de la France post-révolutionnaire, toujours élevée en cas paradigmatique par Kirchheimer) consiste à poser le droit d’expropriation non comme l’antithèse, mais comme le corollaire nécessaire du droit de propriété. Le dispositif de l’expropriation est la garantie de droit public de la propriété bourgeoise individuelle, contre l’arbitraire de l’administration certes, mais surtout contre les vestiges de l’ordre féodal. Comment cela ? Au moyen d’une distinction nette, hermétique, entre l’expropriation individuelle et la dissolution de droits. L’expropriation n’est possible que dans le cas de biens immobiliers individuels, pour des finalités techniques, et selon une procédure réglée qui fait intervenir le juge ordinaire, à qui il revient de contrôler l’adéquation et de valider la justesse des compensations. Ce qui est intéressant avec ce dispositif, c’est ce qu’il laisse à l’extérieur – à savoir les « droits acquis », qui ne sont jamais protégés en tant que tels contre une dissolution « en masse » par le Prince ou le législateur. Une autre façon de dire que l’institution juridique de l’expropriation ne s’applique qu’à telle ou telle propriété concrète, mais qu’elle ne protège jamais des catégories entières de droits de propriété :
Depuis le constitutionnalisme révolutionnaire français, le droit d’expropriation de l’État de droit bourgeois constitue la contrepartie de l’inviolabilité de la propriété en tant que présupposé de l’ordre politique bourgeois.
Cette nature dualiste de la notion d’expropriation renvoie, pour Kirchheimer à une configuration des forces politiques dans laquelle dominent les partis et les intérêts bourgeois, et à la consolidation du mode de production capitaliste. C’est un dispositif souple, à la fois protection et machine de guerre au service de l’ordre bourgeois, tant et aussi longtemps que celui-ci est victorieux ou qu’il est en bonne voie de s’établir. Et c’est pourquoi sa diffusion va être difficile et confuse en Allemagne, qui demeure tout au long du xixe siècle (et du début du xxe) dans une zone incertaine entre le régime de propriété capitaliste et celui des droits statutaires du féodalisme. Voilà d’ailleurs, pour Kirchheimer, l’origine de tous les malentendus à venir, notamment ceux de l’époque weimarienne. Analysant trois conceptions rivales du rapport entre garantie de la propriété et expropriation (celles de Stahl, Lassalle et Lorenz von Stein), Kirchheimer montre comment ce régime dualiste peine à s’établir. De sorte que ce n’est qu’avec Otto Mayer, dans les deux dernières décennies du siècle, que l’institution de l’expropriation vient s’intégrer définitivement à la doctrine publiciste, et qu’elle acquiert, écrit Kirchheimer, « sans aucun doute sa signification durable et authentique ». L’acte d’expropriation est défini, par Otto Mayer, de manière purement négative, par son caractère incident et fortuit (Zufälligkeit). Il permet de retirer ou de transférer la propriété de biens matériels et « physiques » (körperlichen) : mais jamais elle ne la retire ou ne la transfère de manière délibérée ou planifiée :
Ce n’est que dans cette pure Zufälligkeit que réside la justification de l’exigence de compensation […] Elle indique le caractère diffus et occasionnel de l’opération d’expropriation.
C’est de cette notion complexe d’expropriation, structurée par la dichotomie entre « fortuité » et planification délibérée, qu’hérite la Constitution de Weimar. C’est elle que l’on retrouve aux alinéas 2 et 3 de l’article 153. Mais dans ce nouveau contexte institutionnel et dans cette nouvelle configuration de forces politiques, son sens s’infléchit suivant deux directions opposées.
D’une part, en consacrant l’omnipotence de la loi parlementaire et en liant la propriété à des objectifs sociaux, la Constitution de Weimar ouvre la possibilité d’une redistribution en profondeur des droits de propriété. En fait, c’est la définition même de la propriété comme droit subjectif qui est mise en cause par l’article 153, au profit d’une conception fonctionnelle ou « sociale ». C’est là un élément sur lequel ont insisté les réformistes weimariens, Franz Neumann au premier chef. À leur suite, Kirchheimer souligne la nouveauté de cette conception « sociale » en montrant qu’il ne s’agit pas simplement d’une relativisation du vieux droit de propriété entendu comme absolute Herrschaftsrecht, mais d’une tout autre conception, parallèle en quelque sorte, et dont l’importance va s’accroître avec le passage vers l’économie planifiée puis vers le socialisme. Dans ce contexte, la garantie d’expropriation continue de valoir pleinement s’agissant de la propriété privée au sens classique ; mais dès lors que la fixation du seuil entre propriété privée et propriété « sociale » reste in fine dans les mains du législateur, cette garantie ne concerne plus qu’une part de plus en plus congrue des interventions de la puissance publique. Même si le dispositif de l’expropriation demeure intact dans sa nature dualiste, son sens se modifie dans la mesure où l’article 153 WRV reconnaît clairement (aux yeux de Kirchheimer et ses confrères socialistes, à tout le moins) que les formes de la propriété et leur jouissance sont toujours dépendantes du législateur. Ce qui restait de l’ordre de l’implicite dans le cadre du libéralisme allemand de la fin du xixe siècle (tel qu’il s’exprime de manière emblématique chez Otto Mayer) devient explicite dès lors que les formes de propriété se mettent, à nouveau, à évoluer, à s’étendre et à se recomposer. Certes, un peu comme son collègue Hermann Heller qui voyait poindre à l’horizon un Sozialrechtsstaat dépassant et consolidant les acquis de l’État de droit bourgeois, Kirchheimer tend parfois à projeter dans la morne réalité des rapports de production capitalistes une téléologie idéale. Il n’empêche que c’est dans ce nouveau contexte que l’article 153 prend tout son sens :
Voilà où la vulnérabilité de la propriété face à la puissance publique, qui ne valait que pour un domaine délimité suivant la théorie d’Otto Mayer, acquiert sa portée systématique. La Constitution ne garantit la propriété contre l’État que de manière très restreinte. Il découle de la deuxième phrase de l’alinéa 1 qu’une institution portant le nom de « propriété » doit toujours exister ; car on ne peut parler du contenu et des limites d’une chose que si elle existe, si elle peut recevoir un contenu et se voir fixer des limites. On peut, en ce sens, parler d’une garantie institutionnelle.
Avec cette expression de « garantie institutionnelle », Kirchheimer fait référence à une idée que son mentor Schmitt développe au même moment pour rendre compte de la nature particulière des « droits fondamentaux » contenus dans la deuxième partie de la Constitution de Weimar. Il s’agit d’une manière de cerner la « sorte de positivité » qui les caractérise, dans la mesure où ils ne sont ni strictement des protections envisagées de manière négative (droits contre l’État), ni des énoncés programmatiques, appelant une législation future. Il s’agit bien de « garanties », mais elles s’attachent moins à un état de fait défini qu’à des présuppositions essentielles censées guider la mise en œuvre de la Constitution et l’interprétation de ses dispositions. Comme le souligne Kirchheimer, « la garantie institutionnelle connaît différents degrés d’effectivité, en fonction des circonstances particulières ». À l’inverse de l’apparente simplicité d’un droit au sens libéral, une garantie institutionnelle comme on la trouve à l’article 153 demeure quelque chose de mobile et de fuyant, dont le sens et l’effet ne peuvent pas être déterminés de manière univoque et définitive.
D’autre part, la garantie de l’expropriation va être extraite de son cadre dualiste, et étendue tendanciellement à toute dégradation ou perte jouissance liée à l’action de la puissance publique. Pour employer une distinction aujourd’hui courante, on glisse d’une définition notionnelle de l’expropriation – qui s’en tient simplement à la nature de l’opération portant atteinte à la propriété – à une définition fonctionnelle – centrée, elle, sur les effets et les résultats. En ce sens, il peut y avoir expropriation même en cas d’intervention planifiée et délibérée du législateur, dès lors que cette intervention aboutit à la dégradation d’une propriété. La conséquence est claire : le droit à l’indemnisation peut valoir (et vaut surtout) contre le législateur. Cette extension de la notion d’expropriation exprime, ajoute Kirchheimer, « une réaction considérable de la doctrine et des tribunaux » à l’endroit « des nouvelles conceptions sociales que les dispositions économiques de la Constitution de Weimar ont introduit ». C’est justement la voie ouverte en 1923 par Martin Wolf dans son article Reichsverfassung und Eigentum, lorsqu’il affirme qu’une expropriation ne procède pas exclusivement au moyen d’un acte administratif, mais peut aussi survenir par une loi ordinaire. Comme s’en offusque Kirchheimer, « on considère alors la loi comme rien de plus qu’un acte administratif, soumis au contrôle du juge. Seulement, on oublie par là qu’il n’existe pas, pour la loi, de norme de contrôle comme il en existe pour l’acte administratif ».
Kirchheimer réinscrit ici la transformation du concept d’expropriation dans une autre controverse weimarienne, hautement politique : celle de la revendication d’un pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois par les juges ordinaires. Aux yeux de Kirchheimer, cette inflexion du concept d’expropriation et la rupture avec le régime dualiste libéral du xixe siècle, procèdent depuis le milieu des années 1920 de raisons strictement politiques.
C’est l’expression d’un changement dans les rapports de force parlementaires depuis la fin de la guerre. Comme la bourgeoisie craint qu’une législation sur la propriété hostile à ses intérêts n’émerge du parlement, ce genre d’activité législative se voit soumise à une nouvelle instance qui lui semble plus favorable.
Il y aurait tout un développement à faire ici sur la façon dont Kirchheimer évite soigneusement le problème de la généralité de la loi, soulevé par Schmitt dans ses prises de position sur la question de l’expropriation des princes allemands. À partir d’une distinction plutôt opportune entre « loi » et « application de la loi », Carl Schmitt défend en effet une conception matérielle de la loi qui exclut la possibilité que le législateur puisse ordonner des expropriations. La loi peut restreindre de manière générale le régime de propriété, selon Schmitt, mais pas exproprier de manière directe et « dans le détail ». L’expropriation opère sur le fondement d’une loi, mais jamais par la loi comme telle. Pour Kirchheimer, les choses se présentent autrement, car, bien que l’expropriation comme telle demeure un acte administratif, la loi peut, sous l’empire de la Constitution de Weimar, dissoudre ou redistribuer ad libitum les droits de propriété – ce que Schmitt ne semble pas prêt à accepter.
IV. Le droit sous tension
Outre l’intérêt propre de cette analyse de la notion d’expropriation comme enjeu et comme arme politique au sein de la doctrine publiciste, Die Grenzen der Enteignung est un bon exemple de la manière dont opère la critique du droit chez Kirchheimer. Plutôt que d’opposer à la doctrine dominante une contre-doctrine nourrie des apports de la sociologie, de l’éthique ou de l’étude des relations de travail, la critique prend la forme d’un exercice de généalogie conceptuelle semblable à ceux que l’on trouve chez Schmitt – sur la base d’une périodisation et d’un jeu de postulats assez similaires quant à la nature polémique des notions. Il n’empêche qu’une divergence apparaît justement lorsque l’on veut caractériser de manière un peu plus précise à quoi tient cette nature polémique. Pour Schmitt, comme on l’a rapidement mentionné, elle est « existentielle ». Sans entrer dans les subtilités de l’anthropologie schmittienne, on devine que ce caractère polémique renvoie à une donnée fondamentale de la nature humaine : la propension à l’intensification des conflits, selon un gradient dont le cas extrême est l’affrontement ami/ennemi. C’est la thèse trop connue de La notion de politique. Or, jamais Kirchheimer ne sent le besoin d’adopter une caractérisation aussi massive. Certes, on pourrait croire que la lutte des classes fait office pour lui de substitut fonctionnel. Mais cette affirmation, même si elle n’est pas totalement fausse, reste beaucoup trop superficielle pour cerner ce qu’implique la démarche critique. Surtout, elle ne rend pas compte de la manière dont Kirchheimer cherche à maintenir la spécificité des controverses doctrinales dans leur dimension stratégique et leurs effets pratiques – et c’est d’ailleurs ce qui fait tout l’intérêt de sa critique du droit. Même instrumentalisés par des forces en conflit, même polémiquement chargés, les concepts demeurent « glissants » et polyphoniques, leur signification et leur rôle sont la plupart du temps ambivalents, susceptibles de s’inverser rapidement, jamais parfaitement fixés, échappant aux acteurs qui cherchent à s’en emparer. En même temps qu’elle démasque l’autosuffisance illusoire du cosmos des concepts juridiques, la critique doit se garder de ne voir là que de simples « représentations », des « échos » de la vie réelle (celle des rapports de production et/ou des intérêts). Délaissant le modèle du reflet, elle doit, au contraire, porter attention aux ambivalences, aux décalages, aux jeux de renversement qui interviennent sous l’apparente inertie des formes. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que « la famille terrestre » soit le « secret » de la « famille céleste » (pour reprendre le langage de la 4e des Thèses sur Feuerbach). Il s’agit simplement de reconnaître que le secret est plus difficile à percer que Marx ne l’anticipait, notamment parce que la pierre de Rosette que celui-ci nous a léguée s’est révélée, à l’usage, trop lacunaire. La trajectoire de la notion d’expropriation nous montre précisément comment un jeu de « représentations » qui s’ajuste (ou semble s’ajuster) parfaitement à une situation donnée – celle de la bourgeoisie libérale du xixe siècle – peut devenir problématique dès que cette situation se transforme. Écartelée entre des forces antagonistes, la notion d’expropriation tout en demeurant inchangée dans sa forme, se révèle soudain incertaine.
Si pour rendre compte de cet aspect de la politique des concepts, on doit se détourner de Marx, il faut aussi prendre ses distances, au moins temporairement, par rapport à la compréhension schmittienne de la radikale Begrifflichkeit. Et c’est ici qu’intervient Karl Renner, un penseur auquel Kirchheimer se réfère rarement, mais qui a eu sur lui, comme sur Franz Neumann, une influence déterminante. Ce que Kirchheimer trouve chez lui, c’est avant tout une conception des métamorphoses du droit qui place en son centre la permanence d’un décalage entre, d’une part, l’ensemble constitué par les normes, les règles et les principes (les « institutions juridiques » comme les appelle Renner) et, d’autre part, leur substrat socio-économique. Ce faisant, Renner jette sur le droit un regard inverse à celui des réalistes : il considère les institutions juridiques comme essentiellement statiques, rigides, « mortes », leur identité et leur unité ne se laissant saisir que sur le plan normatif, de manière intrinsèque et dogmatique. En ce qui concerne le droit au sens strict, Karl Renner est parfaitement positiviste et refuse jusqu’à la moindre concession aux idées de Kantorowicz ou d’Ehrlich, tant en ce qui a trait à leur conception d’un droit « vivant » – le droit envisagé comme une pratique sociale créatrice et « libre », celle des juristes – qu’en ce qui concerne la nécessité de croiser les disciplines afin d’obtenir une description plus fine de la décision judiciaire. Le droit est, écrit Renner, un « fétiche », et il ne peut en être autrement, du moins dans le cadre de la société capitaliste. Il s’agit de le décrire comme tel, toute analyse juridique valable se devant par conséquent de rester « formaliste ».
Mais il ajoute aussitôt : la science du droit dans son ensemble ne se limite pas à cela. Elle ne se limite pas à clarifier et à reconstruire le sens interne des institutions juridiques (ça, c’est l’antichambre, en quelque sorte). Elle s’intéresse aussi à leur fonction, c’est-à-dire à la relation qu’elles entretiennent avec les modes de production, la base matérielle ou, comme aime l’appeler Kirchheimer, la « structure sociale ». Et Renner refuse d’envisager cette relation comme une mystérieuse « adéquation ». Au contraire, il y a toujours un décalage entre les institutions et leur substrat – de sorte que même si les normes, les règles et les principes ne changent pas (ou peu, ou alors de manière discrète et visible), leur fonction, elle, peut et va changer suivant les transformations des modes de production (qui sont, eux, dans un flux continu). En réalité, le terme même de « fonction » implique cet écart entre le droit et son substrat ou, pour parler comme Weber, entre le sens « dogmatique » d’une norme et son sens « empirique ». D’ailleurs, pour Weber comme pour Renner, la pire chose à faire serait justement d’ignorer cette distinction et de confondre les notions proprement juridiques (dogmatiques) avec des contenus sociologiques – en bref, de postuler une unité fondamentale entre la société et son droit. Or, à leurs yeux, c’est précisément ce que fait Stammler en prétendant dépasser le matérialisme historique – leur critique étant parfaitement congruente à cet égard.
Ainsi, plutôt que de chercher à rabattre la norme dans le substrat ou à dénoncer l’écart entre les deux, il faut prendre acte de cet écart comme quelque chose de « normal » et comme la seule manière de d’expliquer comment le droit change et évolue sous l’apparence de la fixité et de la rigidité :
Le moyen d’action du droit est la volonté individuelle isolée. Mais ce qui le fait tenir ensemble, son substrat, son fondement, c’est l’ensemble organique des interactions naturelles et des interactions humaines. Ce substrat change, et le droit change de la même manière. Mais cette métamorphose imperceptible n’affecte pas directement les normes – elle est à peine ressentie par les individus, et encore moins par la communauté. La norme se maintient. Qu’advient-il de l’institution juridique ? Est-elle la même qu’avant ? Oui, quant aux normes ; non, quant à sa fonction.
C’est aussi ce que Franz Neumann va retenir de sa lecture de Karl Renner, qui occupe une place importante dans sa thèse anglaise de 1936, The Governance of the Rule of Law. Aux yeux de Neumann comme de Kirchheimer, il ne sert à rien de débattre in abstracto de l’autonomie relative ou de l’hétéronomie du droit. Envisagée de manière générale et « ontologique », cette question n’a aucun sens : la possibilité d’un décalage entre la norme et son substrat ne pouvant être exclue d’emblée, la vraie question devient celle de savoir comment et à quel degré va se manifester ce décalage.
Il est frappant de voir ce croisement inusité entre le positivisme (quant à l’ontologie du droit) et le matérialisme historique (en ce qui concerne sa dynamique et ses effets). Ce syncrétisme a d’ailleurs suscité plusieurs critiques tant parmi les « réalistes » – aux yeux desquels le formalisme de Renner appartient à un autre siècle tant il méconnaît l’indétermination normative du droit et les forces aveugles qui l’amène à changer constamment –, que parmi les tenants d’une critique marxistes plus orthodoxes, notamment Karl Korsch.
Chose certaine, cette articulation entre positivisme et marxisme nous éloigne de tout agenda réformiste (la critique thérapeutique) dans la mesure où, comme le note Renner lui-même, « la prise dont dispose le droit sur les faits sociaux est trop courte pour espérer les maîtriser et les changer ». Plutôt que d’exploiter le potentiel de transformations des institutions, la critique du droit devra prendre appui sur « la force d’inertie du monde des formes juridiques » comme l’écrit Kirchheimer : il s’agit, à partir de ce point fixe, de faire sentir le glissement qui s’opère sous les formes, dans le tréfonds des modes de production (la transition du capitalisme concurrentiel au capitalisme de monopoles) et, de manière concomitante, dans les rapports de forces politiques. Seul cet écart permet de montrer comment des institutions juridiques (comme les articles 109 ou 153) issues de l’alliance victorieuse entre les démocrates bourgeois et les socialistes peuvent se renverser en instruments de réaction conservatrice, sans qu’aucun mot ne soit effacé, ni aucune règle modifiée. Mais pour enregistrer ces déplacements stratégiques et ces ruptures d’équilibre, encore faut-il que les institutions « résistent » en quelque manière à leur appropriation, c’est-à-dire qu’elles ne se voient pas absolument réduites à « ce qui arrive » (comme le disait J.A.G. Griffith) : il faut donc qu’il y ait une rigidité, un excédent de la forme sur le fond. Et c’est justement ce qui les rend « ambivalentes » ou, pour parler comme Schmitt, « pluralistes » – non en vertu d’un étrange pouvoir du signifiant et des concepts, mais en raison de l’indétermination « en dernière instance » de leur fonction.
La critique désarmée ?
Cette conception d’un décalage entre les formes juridiques et leurs fonctions fonde une démarche critique difficile à situer dans le paysage de la pensée juridique du xxe siècle (et du xxie siècle). Il ne s’agit pas simplement de critiquer la forme au motif de sa fausseté ou de son unilatéralité, comme une distorsion idéologique qui cache la fonction du droit dans les rapports de production. Il ne s’agit pas non plus, partant de l’idéalité de la forme, de dénoncer son instrumentalisation et sa perversion par les princes de ce monde. Certes, Kirchheimer s’inscrit aussi, partiellement au moins, dans ses deux grandes orientations – c’est inévitable –, mais je crois que la critique se nourrit aussi chez lui d’une perspective « généalogique », dont les éléments sont empruntés de manière un peu sauvage à Carl Schmitt et à Karl Renner. Cette démarche critique singulière tient pour beaucoup d’un bricolage permanent, sans doute trop déconcertant pour assurer à Kirchheimer une place au panthéon de la théorie juridique, mais qui n’est pas pour autant dépourvu d’efficacité. Un peu à l’instar du théâtre de Brecht, elle cultive avant tout la distanciation et le désenchantement. En montrant non seulement comment la signification des notions se déplace et se renverse en fonction de rapports de force, mais aussi comment ces déplacements sont recouverts par la force d’évidence qu’on attribue spontanément aux concepts, le travail de Kirchheimer nous laisse suspendu dans un entre-deux inconfortable – entre le scepticisme et l’engagement, pour reprendre les termes de Frank Schale.
Sur le plan pratique, les implications de ce genre de critique sont, au mieux, incertains. Si l’on considère les positions politico-constitutionnelles défendues par Kirchheimer dans les dernières années de Weimar, notamment sa discussion avec Carl Schmitt, sa critique de l’état d’exception et son opposition à la pratique des cabinets présidentiels, on note chez lui un étrange légalisme. Kirchheimer va en effet s’attacher à dénoncer tout écart, de la part de ses collègues juristes, à l’égard d’une orthodoxie constitutionnelle, une orthodoxie que Kirchheimer va exagérer au moment même où la référence à la constitution paraît de plus en plus irréelle.
Cette attitude est d’autant plus frappante qu’elle place Kirchheimer en porte-à-faux avec les membres de sa propre famille politique. Je fais référence ici, en terminant, à sa polémique contre le projet de réforme constitutionnelle porté par son ami Ernst Fraenkel dans les pages de Die Gesellschaft. Fraenkel souhaitait rallier les partis encore « républicains » (SPD, Zentrum, DVP) derrière un projet de réforme qui assurerait une base légale et un fonctionnement régulier au régime des cabinets présidentiels (en gros, en modifiant l’article 54 pour introduire un système de véto constructif, assez semblable à celui que l’on retrouve aujourd’hui à l’article 67 de la Loi fondamentale). Un projet modeste, en somme, qui visait seulement, selon les mots de Fraenkel, « à rendre à nouveau possible le fonctionnement de la constitution ». Or, rétorque Kirchheimer, le bon fonctionnement de la constitution n’a aucun intérêt en lui-même. Une constitution dysfonctionnelle est de loin préférable à « une légalisation des méthodes de domination bureaucratique ». La faiblesse du projet de réforme de Fraenkel, aux yeux de Kirchheimer, c’est qu’il se donne pour seul objectif, de l’aveu même de son auteur, de réduire l’écart entre la légalité constitutionnelle et « les rapports de force objectifs ». Or, pour Kirchheimer, cet écart n’est pas en lui-même malsain. Au contraire, sous un régime bourgeois marqué par le pluralisme et « l’hétérogénéité sociale » (comme il le répète souvent), les libertés publiques et les formes constitutionnelles n’assurent la possibilité d’un « développement légal » qu’au prix de heurts permanents, d’une « tension insoluble entre l’ordre légal et l’ordre du pouvoir » :
Dans un régime démocratique, il peut arriver que – pour employer cette terminologie – la superstructure juridique « tire vers l’avant » en regard des rapports de force objectifs. La puissance réelle peut se trouver dans les mains d’une bureaucratie liée à des classes féodales, alors que l’ordre constitutionnel prévoit toujours la possibilité que des partis démocratiques assurent la direction politique.
Ce décalage inévitable entre la légalité constitutionnelle et les puissances sociales – entre la forme et le fond – acquiert ici une valeur étrangement positive. Dans le contexte de Weimar plus spécifiquement, il est le dernier point d’appui que peut trouver le régime démocratique. Mais c’est à condition de comprendre que le maintien de la démocratie ne se laisse pas réduire à l’ajustement ou à l’adéquation entre forme et contenu, mais qu’il passe par la résistance et la lutte sur le terrain politique : « On aurait tort d’oublier, avertit Kirchheimer, que l’évolution constitutionnelle concrète ne peut être que le résultat de cette lutte ».
Augustin Simard
Augustin Simard est professeur au département de science politique de l'Université de Montréal et chercheur associé au Centre canadien d'études allemandes. Ses recherches portent sur l'histoire de la pensée politique aux xixe et xxe siècles, avec un intérêt particulier pour le thème de l'État administratif. Auteur d'un ouvrage sur Carl Schmitt et les débats constitutionnels de l'entre-deux-guerres (MSH, 2009), il a aussi écrit sur les juristes allemands en exil, sur le constitutionnalisme post-1945, sur Albert V. Dicey et sur le libéralisme français. Il prépare actuellement un ouvrage sur le juriste Otto Kirchheimer et sur la critique du droit. Il est codirecteur de la collection « Pensée allemande et européenne » aux Presses de l'Université de Montréal.
Pour citer cet article :
Augustin Simard « « La force d’inertie des formes juridiques » : Otto Kirchheimer et la critique du droit », Jus Politicum, n°23 [https://juspoliticum.com/articles/La-force-d-inertie-des-formes-juridiques-Otto-Kirchheimer-et-la-critique-du-droit]