La question politique et institutionnelle chez André Malraux. Généalogie d’un militantisme au service de la Ve République
Cet article cherche tout d’abord à répondre à cette question : pour quelles raisons André Malraux s’est-il rallié aux idées constitutionnelles gaullistes ? Il vise à déconstruire la thèse communément véhiculée selon laquelle cette adhésion s’expliquerait par l’attachement personnel qui unit André Malraux au général de Gaulle. En réalité, les questions politiques et institutionnelles occupent une place importante et négligée dans l’œuvre écrite et parlée d’André Malraux. L'écrivain a exprimé de manière éparse ses vues sur ces domaines au sein de textes et de discours qui devancent bien souvent la période d’élaboration de la Ve République, voire celle de la formation du corpus constitutionnel gaulliste à l’occasion du Discours de Bayeux. Les conceptions institutionnelles et politiques d’André Malraux que cet article entend faire connaître se révèlent, après analyse, très perméables aux idées gaullistes. André Malraux fut même l’un des plus ardents défenseurs de ces dernières et exerça une fonction politique méconnue, mais extrêmement importante au profit de leur promotion dès les années quarante. Cette contribution propose alors, dans un second temps, de mettre en lumière cette action politique et propagandiste et ambitionne de souligner la dimension décisive du rôle joué par Malraux au sein du RPF. À l’aune d’une telle recherche, il convient en conclusion de répondre à une ultime interrogation. La propagande d’André Malraux en faveur de la Ve République a-t-elle pu orienter la représentation du régime sous l’angle de la lecture spécifique opérée par l’auteur de La Condition humaine ?
This article seeks first of all to answer the question: why did André Malraux rally to Gaullist constitutional ideas? It aims to deconstruct the commonly held view that this adherence can be explained by the personal attachment that unites André Malraux to general de Gaulle. In reality, political and institutional issues occupy an important and neglected place in the written and spoken work of André Malraux. The writer scattered his views on these areas in texts and speeches that often predate the period of the development of the Fifth Republic, or even the formation of the Gaullist constitutional corpus on the occasion of the Bayeux Speech. The institutional and political conceptions of André Malraux that this article intends to present are, after analysis, very permeable to Gaullist ideas. André Malraux was even one of the most ardent defenders of these ideas and played a little-known but extremely important political role in promoting them from the 1940s onwards. This contribution then proposes, in a second step, to highlight this political and propagandist action and aims to underline the decisive dimension of the role played by Malraux within the RPF. In the light of this research, it is appropriate in conclusion to answer a final question. Was André Malraux’s propaganda in favour of the Fifth Republic able to orient the representation of the regime from the perspective of the specific reading made by the author of La Condition humaine ?
« Ils ne sont pas rares en 1965, les jeunes gens que le destin de Malraux déconcerte. Parce qu’ils ont lu Les conquérants, La Condition humaine, et qu’ils ont identifié Malraux avec l’épopée des mythes révolutionnaires qu’ils évoquaient, ils comprennent mal sa participation au gouvernement du général de Gaulle ». « Existe-t-il — en effet — un lecteur de l’Espoir qui n’ait jamais rêvé à ce qui a pu pousser André Malraux sur les tribunes du RPF ? Un compagnon de l’écrivain communisant des années 30 qui n’ait songé à ce qui a fait du champion romantique de la “Révolution prolétarienne internationale” le plus illustre des gaullistes ? Un collaborateur du ministre de la Ve République qui n’ait parfois évoqué le chef de l’escadrille Espana ? Un observateur qui ne s’est interrogé et ne s’interroge encore sur la nature exacte du gaullisme de Malraux ? ».
Ces diverses remarques sont parfaitement révélatrices des postulats par lesquels l’action et l’itinéraire politique d’André Malraux sont généralement questionnés puis analysés. L’adhésion de l’écrivain au gaullisme se trouve inéluctablement interprétée et examinée sous l’angle de la trahison. L’historien de la littérature Henri Peyre évoque par exemple des « contradictions apparentes » au sujet des « allégeances politiques » de Malraux. « La figure mythique de l’écrivain engagé de gauche » aurait ainsi fatalement renoncé à ses idéaux de jeunesse en acceptant de participer à l’aventure du RPF au point d’en devenir le chef de sa propagande. Malraux aurait en ce sens basculé d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, trajet inverse, mais comparable à celui de Victor Hugo : autre éminent représentant des « écrivains politiques » français.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que la plupart des biographies et travaux consacrés à André Malraux aient été pour le moins déconcertés par ce ralliement ainsi que le souligne très justement Philippe de Saint-Robert. L’ouvrage de Jean-François Lyotard intitulé Signé Malraux est à ce titre fort symptomatique de cette tendance. Le philosophe écrit à propos de la relation qui unit André Malraux à de Gaulle : « Personne ne l’a voulue, leur union, c’est le destin. Malraux aura veillé jusqu’au bout à sauvegarder ce pathos, celui des tragédies. Comment le dire gaulliste dans de telles conditions ? ». La théorie majoritairement retenue pour expliciter ce qui constituerait, sur le plan idéologico-politique, un « revirement » ou une « conversion » repose alors communément sur l’hypothèse d’une forme d’allégeance intime, voire d’une certaine dévotion d’André Malraux à l’endroit du général de Gaulle. L’auteur de La Condition humaine n’aurait pas rejoint l’homme du 18 juin pour ses idées, mais essentiellement en raison de son aura de chef de la France Libre, puis d’homme politique éminent de l’après-guerre. « Sa rencontre passionnelle avec le général de Gaulle lui permet de renouer, au moins fugitivement, avec un temps héroïque », soutient dans cette perspective Thierry Fabre.
Cette proposition d’explication n’est certes pas dénuée de fondements. En effet, André Malraux a été profondément séduit par la grandeur et le personnage de de Gaulle. À un étudiant qui l’interrogeait au lendemain de Mai 68 sur les motivations de son engagement gaulliste, Malraux rétorqua :
En somme vous posez deux questions, n’est-ce pas ? La première, c’est mon lien avec le général de Gaulle : là-dessus, je vous ai répondu tout à l’heure. Pour tous ceux qui ont pris conscience de leur volonté de combat à travers la Résistance, il est évident que le général de Gaulle a joué un rôle immense. Ajoutez mon lien personnel avec lui.
« Oui nous sommes liés à un homme », confesse encore l’écrivain dans son discours du 2 juillet 1947 adressé aux militants gaullistes. Par ailleurs, Malraux a toujours insisté sur le fait que pour lui le mouvement gaulliste se confondait avec la personne du général de Gaulle, notamment au moment où ce dernier quitta la vie politique. « Je n’ai jamais dit que Chaban était l’héritier du général de Gaulle pour la bonne raison qu’il n’y en a pas. Qu’est-ce que c’était que le général de Gaulle ? La conjugaison d’un grand homme de l’Histoire avec des circonstances historiques », déclare-t-il encore en 1974. Aussi, les collaborateurs et proches des deux protagonistes n’ont pas manqué d’insister sur le caractère personnel de la relation qui unissait le romancier et le Général, le ministre et le président. Selon Raymond Aron, le gaullisme de Malraux s’explique principalement en raison d’un « loyalisme personnel total » de celui-ci envers Charles de Gaulle. C’est cependant Gaston Palewski qui, par une magnifique formule, illustre le mieux ce sentiment : « comme nous tous, mais en lui apportant tellement plus, Malraux est entré dans la geste de de Gaulle comme on entre en religion ». Communément, Malraux est ainsi perçu comme un être vouant une véritable fascination au général de Gaulle avec qui il entretiendrait, pour certains, un « lien quasi féodal ». Cette fascination est d’ailleurs à n’en pas douter réciproque. Philippe de Gaulle tient notamment à le rappeler :
En André Malraux, le général de Gaulle avait trouvé le seul homme avec qui il respirait à la même hauteur. Qui comme lui avait le don de vision, l’intuition de l’Histoire, le vrai sens de la grandeur. André Malraux était plus qu’un témoin. Il était au niveau du génie ou le dialogue s’instaurait entre l’homme de l’Histoire et le voyant. C’est à ce niveau seulement qu’il faut considérer leurs rapports.
Dès lors, en raison de l’admiration vouée par Malraux à de Gaulle, on a pu soutenir à la hâte que « Malraux n’a pas d’idées politiques » ou encore que « chez ce bouddhiste fiévreux la politique fut un accident ».
Ces allégations sont pourtant approximatives, voire fallacieuses. L’aspiration politique de l’écrivain a été largement sous-estimée. Michel Debré le souligne d’ailleurs dans ses mémoires. « Malraux — écrit-il — avait une grande ambition. Il aurait souhaité devenir Premier ministre du Général, mais sa personnalité l’éloignait trop des tâches administratives de la fonction ». Claude Mauriac, autre témoin des prétentions d’André Malraux, confirme lui aussi l’importante ambition politique de l’écrivain :
Lorsque je le revis en 1958 il me dit, avec sérieux : « Politiquement, il n’y a que deux hommes en France : de Gaulle et moi. » Son ambition avouée était d’être appelé par de Gaulle au ministère de l’Intérieur. Celui-ci s’en garda bien, tout en veillant à lui donner toujours en apparence — mais en apparence seulement — la première place à son côté, notamment en tant que ministre d’État, au Conseil des ministres. C’était l’hommage rendu au grand écrivain. Le grand homme politique que Malraux croyait être était moins apprécié. Il en conserva toujours le regret, sinon l’amertume.
Les assertions qui viennent d’être évoquées ont cependant largement participé à façonner l’image que revêt le parcours politique d’André Malraux tant du point de vue du grand public que de celui de l’historiographie. Cet article propose de déconstruire cette représentation. Il défend pour cela la thèse suivante : le ralliement d’André Malraux au général de Gaulle, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tient principalement à des considérations d’ordre politique et institutionnel. Il s’explique en raison des similitudes observées entre les conceptions dans ces domaines de ces deux figures. Il n’existe pas entre les deux hommes « d’antagonisme radical entre leur pensée originelle » comme a pu le soutenir Georges Suffert. Malraux a rejoint à la Libération un homme qui partageait comme lui le désir de mettre fin au régime d’assemblée par la volonté d’établir un cadre institutionnel inédit qui revigorerait les prérogatives de l’exécutif. L’indépendance et la stabilité du gouvernement doivent ensuite servir à promouvoir une politique sociale progressiste de grande ampleur. L’itinéraire politique de Malraux ne saurait alors être interprété comme une volte-face. « Malraux a — tout au long de sa carrière — mis son prestige et son talent d’écrivain au service des causes politiques auxquelles il croyait » et, il faut rajouter, à celles qu’il a toujours défendues. Cette contribution se propose donc de concourir à l’analyse des vues institutionnelles et politiques d’André Malraux ainsi qu’à celle de son apport au soutien et à la diffusion des principes constitutionnels gaullistes. Si la pensée politique de Malraux a déjà fait l’objet de quelques travaux, l’étude de ses conceptions institutionnelles et du rôle actif qu’il joua en tant qu’instigateur et cadre du RPF dans la promotion des idées gaullistes demeure encore largement inédite. Comment l’expliquer ?
En premier lieu, le génie littéraire de Malraux a sans nul doute contribué à dissimuler la richesse de ses écrits politiques et l’importance décisive de sa fonction au sein du RPF. Comme le rappelle Janine Mossuz-Lavau, « Malraux est d’abord le romancier des grandes crises du xxe siècle ». Il demeure avant tout un écrivain et un théoricien de l’art. On ne saurait arguer l’inverse. Car, bien qu’en nombre considérable, ses textes politiques et institutionnels occupent une place moindre dans son œuvre par rapport à ses romans ou encore vis-à-vis de ses réflexions artistiques et métaphysiques. Dès lors, la carrière politique de Malraux s’est trouvée généralement et sans difficulté circonscrite, de manière il faut le dire assez conventionnelle, à la fonction de ministre de la Culture qu’il occupa de janvier 1959 jusqu’au départ du pouvoir de de Gaulle. Dans ces conditions, il était ainsi aisé de rattacher l’écrivain à l’homme d’État et par conséquent de minorer le caractère « politique » des fonctions qu’emplissait Malraux au sein du RPF. Celui-ci est cependant toujours resté, y compris lorsqu’il fut ministre, le « poète épique de l’épopée gaulliste », l’un des principaux propagandistes du gaullisme et notamment des conceptions constitutionnelles exprimées dans le Discours de Bayeux. Il fut donc à n’en pas douter le « Bossuet laïc » de la Ve République pour reprendre l’heureuse formule d’Olivier Todd, c’est-à-dire : « le chantre officiel du régime ».
Le fait que les allocutions et écrits politiques et institutionnels de Malraux aient peu intéressé les chercheurs pourrait également s’expliquer par une autre raison. Malraux, souffre assurément d’un déficit d’ancrage politique et idéologique qui procède d’une part du caractère iconoclaste de son itinéraire « d’écrivain engagé » et, d’autre part, de l’originalité intrinsèque de ses conceptions. Son « gaullisme de gauche » se révèle très singulier comme il sera proposé de le démontrer dans cet article. Il s’avère donc difficile de situer politiquement et idéologiquement Malraux. Le discours de panthéonisation de Malraux, prononcé par Jacques Chirac le 26 novembre 1996, est à cet égard éclairant :
Vos convictions, votre dénonciation du totalitarisme soviétique, dont vous aviez très tôt compris la logique, vous valent l’ostracisme de la gauche alors que vos engagements passés semblent subversifs à la droite. En réalité, André Malraux, vous incarnez mieux que tout autre le gaullisme tel que le voulait le Général, ni de droite ni de gauche, mais de France.
Au même titre, Curtis Cate écrit :
Dans la querelle qui l’opposa à une grande partie de la presse française, Malraux se trouva être la victime de sa propre légende. Pour la presse de droite, Malraux était condamné d’avance ; il était toujours le révolutionnaire qui avait nargué l’administration coloniale en Indochine, soutenu le Front populaire et aidé les « rouges » en Espagne. Pour la presse de gauche, il était devenu le « traitre » qui avait abandonné les convictions de sa jeunesse en s’alliant avec « l’usurpateur » de Gaulle.
Dès lors, l’on saisit aisément pourquoi la figure d’André Malraux n’a jamais pu constituer une référence majeure de la vie politique et intellectuelle française.
Par ailleurs, l’analyse du discours constitutionnel d’André Malraux et du rôle qu’il joua en guise de stratège du RPF présente de nombreux écueils au chercheur, ce qui a certainement pu décourager leur étude. Ceux-ci sont d’ordre matériel et méthodologique. D’abord, il n’existe pour le moment aucune anthologie exhaustive et à jour des écrits politiques et institutionnels de l’auteur de l’Espoir. Les « Essais : articles, préfaces, discours et entretiens (1920-1976) » rassemblés dans la « bibliothèque de la Pléiade » font notamment fi de nombreux articles de l’écrivain, notamment ceux parus dans Le Rassemblement. Les autres recueils d’articles et d’allocutions d’André Malraux connaissent le même défaut. Aussi, les écrits de Malraux consacrés à l’épisode du Front populaire, publiés seulement en 2006, n’ont pu jusqu’alors être employés pour rendre compte de son itinéraire politique et militant. Ceux compris dans Notre République — le journal des gaullistes de gauche — ont quant à eux été sensiblement oubliés. Cette contribution entreprend donc d’étudier les vues et actions d’André Malraux concernant les thématiques politiques et institutionnelles en mobilisant l’ensemble des articles et discours du romancier, propagandiste et ministre. Il projette pour cela de faire émerger des sources méconnues, voire inédites. Rassembler de manière thématique ces différents écrits et prises de parole ne constitue pas une opération aisée tant les réflexions politiques et institutionnelles apparaissent dispersées dans l’œuvre écrite et parlée d’André Malraux. En effet avertit Philippe Seguin :
Malraux n’a pas laissé, à proprement parler, d’œuvre politique, rien qui permette de cerner une quelconque doctrine, moins encore une philosophie. Pour comprendre le sens de son action politique, pour en dégager la cohérence, il n’est d’autre solution que de relire son œuvre entière, de reprendre aussi son existence comme un tout sans rien en retrancher.
Les vues politiques et institutionnelles d’André Malraux ne sont en effet aucunement rassemblées et systématisées. Elles correspondent davantage à des « conceptions constitutionnelles et politiques » plutôt qu’à « une pensée constitutionnelle ou politique ». Elles s’apparentent à des « blocs d’idées » ou à des « matrices d’idées » dont il convient, dans cet article, de dégager la généalogie et les conséquences sur le parcours politique de Malraux. Il faut toutefois ici prendre garde à ne pas tomber dans l’écueil qui, au service d’une thèse, consiste à reconstruire par « illusion rétrospective » l’unité de pensée d’un auteur en se focalisant sur le point d’arrivée, soit, en l’occurrence, le ralliement du romancier et ex-chef de l’escadrille Espana au général de Gaulle et sa défense indéfectible de la Ve République. La richesse du parcours politique de Malraux à travers un xxe siècle fort instable inclut inévitablement des « déplacements et transformations » de ses vues politiques et institutionnelles. Celles-ci présentent tout de même une certaine homogénéité et continuité qu’il est nécessaire de mettre en lumière pour dégager la cohérence de l’itinéraire de Malraux et de ses vues institutionnelles. Il convient également de prendre garde au fait que les conceptions évoquées se trouvent exprimées dans une dialectique particulière, aux accents littéraires. Elles ne font donc que peu appel à des concepts ou notions spécifiques aux constitutionnalistes. Il serait par conséquent illusoire de vouloir recourir de manière trop importante à des concepts juridiques pour comprendre le sens des vues institutionnelles d’un écrivain-politique. De toute évidence, Malraux n’envisage pas son rôle au sein du RPF comme celui d’un théoricien constitutionnel. Il demeure essentiellement un romancier, un orateur, mettant sa plume et sa parole au service d’idées générales, d’une épopée historique — celle du gaullisme — et enfin en faveur de l’édification et de l’enracinement de la Ve République. Cette fonction qu’il s’assigne à lui-même est d’ailleurs parfaitement décrite dans l’hommage qu’il rend à Edmond Michelet. « La noblesse d’Edmond Michelet — écrit-il — ne fut pas de servir une théorie, mais de contribuer à l’action historique d’un sentiment fondamental ». Malraux utilise donc délibérément une « rhétorique mystificatrice » y compris lorsqu’il aborde la question institutionnelle. Il s’agit sans aucun doute d’une caractéristique propre aux écrivains-politiques dont il faudra tenir compte dans cet article. Comme le souligne très justement Jean-Louis Loubet-Del-Bayle dans l’une des rares études qui leur sont consacrées :
Les écrivains tendent à poser les problèmes politiques en termes de civilisation et à voir aux débats politiques un enjeu qui dépasse de très loin la seule forme du gouvernement de la cité, car il leur semble que c’est l’homme lui-même, dans toutes les dimensions de son existence, qui est en question, et pas seulement les formes sociales de sa vie. De fait, la réflexion sociale de ces écrivains s’enracine dans une interrogation plus générale sur les fondements et les orientations de la civilisation .
Malraux constitue assurément l’archétype de ces « écrivains politiques » qui, à l’instar de Chateaubriand ou de Lamartine, abordent les thématiques politiques et institutionnelles avec une hauteur de vue si caractéristique : celle de l’inscription d’une époque, d’un régime dans un temps historique et civilisationnel. Quand en 1954 un journaliste le sonde sur la place du RPF au sein de la vie politique française de l’époque Malraux répond en ces termes : « mais laissons la politique politicienne et prenons celle de l’Histoire ». Au sujet de sa première rencontre en 1945 avec le général de Gaulle, il écrira au surplus qu’il a éprouvé « le sentiment de l’homme de l’Histoire ». C’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’il a décidé de participer à ses combats politiques. Malraux ne s’attache donc à la politique que lorsque celle-ci peut revêtir un caractère historique. Cette profondeur historique et civilisationnelle traverse au demeurant les différents écrits de Malraux qu’ils soient d’ordre politique ou littéraire. De cette façon, dans les romans de Malraux note Sylvie Howlett, « peu importent les clefs des personnages ; l’essentiel reste la mise en question de l’homme et son inscription dans l’Histoire — ainsi que le rapport complexe que la littérature entretient avec cette même Histoire ». « Toute affaire d’apparence banale : Malraux la prenait dans sa dimension intemporelle et universelle », souligne encore André Holleaux son ancien directeur de cabinet.
Le parcours et l’œuvre d’André Malraux sont ipso facto marqués par une « étroite fusion entre l’aventure politique, l’aventure esthétique et métaphysique ». On ne saurait donc, sans tomber dans une certaine facilité, isoler les différentes facettes du personnage. « Ni l’œuvre, si nous la mesurons en termes de littérature, ni la vie, si nous la mesurons en termes d’action, ne suffisent séparément à l’expliquer : Malraux doit l’ordre assez singulier de sa grandeur à leur rencontre et à leur confusion », résume en ce sens Gaëtan Picon. Ainsi, le caractère iconoclaste de Malraux interdit toute approche intellectuelle simplificatrice tant sur le plan de la pensée que sur celui de l’itinéraire politique. Il désarçonne le juriste habitué à étudier un langage précis, rationnel, qui raisonne sur la base de concepts et de notions. Malraux déconcerte tout autant l’historien, car il tend à sortir chaque évènement, chaque acte, chaque discours de son contexte pour tenter de l’inscrire dans l’Histoire à travers des analogies souvent surprenantes.
Bien qu’elle constitue une entreprise complexe, il est cependant dommageable que l’étude des conceptions institutionnelles d’André Malraux et de son action militante en faveur de la Ve République ait suscité jusqu’alors aussi peu d’attention. Bien entendu, un tel travail présente un intérêt en lui-même, dans la mesure où il permet en premier lieu de découvrir une dimension méconnue, mais pourtant centrale d’une éminente figure de la vie littéraire, intellectuelle et politique française dont le parcours politique s’avère en réalité fort mal compris ; eu égard au grand nombre de travaux biographiques dont elle a été l’objet. Au-delà, elle nous renseigne sur les raisons qui ont pu pousser un écrivain de premier plan, issu de la gauche radicale, à prendre la défense des principes institutionnels gaullistes. Une question survient alors indubitablement : doit-on parler de gaullisme de gauche pour qualifier la nature spécifique du gaullisme de Malraux et dans quelle mesure ? Une telle étude permet par ailleurs de mettre en lumière la manière par laquelle Malraux a réceptionné les idées constitutionnelles gaullistes. A-t-il, avec une importante latitude, opéré une certaine lecture de celles-ci, et par son activité d’orateur et de propagandiste, pu orienter la représentation de la Ve République auprès des masses et des militants du RPF auquel – il faut le rappeler – ses discours s’adressaient en priorité ?
Il faut en premier lieu s’intéresser aux conceptions politiques et institutionnelles de Malraux (1) en ce qu’elles conditionnent son ralliement au gaullisme et à la Ve République tout en orientant la lecture et la propagande qu’il effectue de ceux-ci (2).
I. L’HÉRITAGE JACOBIN DES CONCEPTIONS POLITIQUES ET INSTITUTIONNELLES D'ANDRÉ MALRAUX
Si André Malraux a beaucoup écrit et parlé à ce sujet, il n’a jamais exposé avec précision ses conceptions institutionnelles, c’est-à-dire les mécanismes et principes sur lesquels devrait reposer son gouvernement idéal. Il se refuse du moins à entreprendre tout processus de systématisation en la matière. Les vues constitutionnelles d’André Malraux apparaissent alors de manière éparse et empirique au sein de ses nombreux articles et discours rédigés principalement au cours de la période 1930-1960. Celles-ci présentent néanmoins une réelle cohérence et continuité qui expliquent et justifient les différentes allégeances politiques de l’écrivain tout au long du xxe siècle. Pour analyser et dégager l’unité latente des conceptions politiques et institutionnelles de Malraux, il est donc d’autre solution que de se reporter en premier lieu à leurs sources idéologiques et philosophiques. Malraux, comme de Gaulle, se montre cependant assez muet en la matière. S’agissant de pensée politique, il ne s’est référé qu’à Hegel qu’il considère « comme le plus grand théoricien de l’État ». En fait, Malraux se réclame plutôt d’un héritage qui se veut à la fois historique, politique et institutionnel : celui du jacobinisme et du Comité de salut public. D’ailleurs, au moment même où, au courant des années cinquante, il milite avec ferveur pour le retour au pouvoir du général de Gaulle, Malraux rédige une préface à l’ouvrage d’Albert Ollivier Saint-Just et la force des choses. Il faut toutefois spécifier qu’il ne s’agit pas d’une référence très précise aux institutions du Comité de salut public et à celles, mystiques, que propose Saint-Just dans ses Fragments sur les institutions républicaines. Malraux invoque en réalité de grands principes politiques et constitutionnels et un état d’esprit inspirés du jacobinisme, lesquels doivent selon lui permettre à la nation d’affronter des situations de crises. Les conceptions de l’écrivain sont ainsi tributaires des trajectoires politiques et culturelles que traverse la France au milieu du xxe siècle. Le jacobinisme d’André Malraux peut alors être qualifié de « jacobinisme transhistorique » pour reprendre la formule de Michel Vovelle qui désigne par-là, avant tout, « l’héritage d’une certaine lecture de la Révolution française ».
En effet, le Colonel Berger reprend à son compte tous les éléments caractéristiques du corpus jacobin : l’appel à une volonté générale appréhendée de manière transcendante, ainsi que le souhait de restaurer la puissance et l’unité de l’État (A). Le jacobinisme constitue selon l’écrivain l’horizon éternel de la France dès lors que celle-ci traverse des crises. Il tient donc, dès sa jeunesse, à inscrire son parcours militant et politique dans cette perspective historique. Lorsqu’on l’interroge sur l’avenir de la France en 1933, il déclare en ce sens :
Je ne crois pas au fascisme en France. On se trompe toujours en confondant fascisme et autorité. L’autorité en France peut fort bien n’être pas prise par une personne, par un groupe de partisans autour d’un chef. La volonté impériale de Napoléon fut moins grande et moins efficace que la volonté révolutionnaire des Comités de la Convention. Le goût de l’autorité est souvent vif en France, mais celui de la liberté aussi (ces deux idées étant d’ailleurs parfaitement impensables, et ne correspondant guère qu’à des attitudes). L’Empire, c’est Napoléon, mais c’est aussi Napoléon III. Le roi, c’est Louis XIV, c’est aussi Charles VI, et, somme toute, la République, c’est Panama, mais c’est aussi la Convention… La classe en danger, c’est le fascisme. Mais la nation en danger, c’est le jacobinisme. Et le Français, plus menacé dans sa nation que dans sa classe, sera jacobin et non fasciste.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain se ralliera en toute logique au gaullisme, car d’après lui « celui-ci n’est pas une théorie comme le marxisme ou même le fascisme, mais un mouvement de Salut public ». Cette force gaulliste doit alors être mise au service de la justice sociale dans une perspective radicale. Malraux est un gaulliste de gauche hétérodoxe qui n’a jamais abandonné ses velléités révolutionnaires sur le plan social (B).
A. L’autorité comme fondement du pouvoir
Les conceptions politiques et institutionnelles d’André Malraux émergent de manière empirique. « Ce sont ses expériences personnelles et ses rencontres avec les hommes, la vie et la mort qui ont forgé ses références ». L’épisode du Front populaire a joué un rôle immense en la matière (1). Malraux est un spectateur privilégié des difficultés de Léon Blum à gouverner. Sa volonté de revigorer les prérogatives de l’exécutif et la puissance de l’État en procède indubitablement (2).
1. L’expérience du Front populaire et de la guerre d’Espagne
Il s’avère regrettable que le Carnet du Front populaire n’ait été publié qu’en 2006. En effet, ses diverses notes manuscrites rédigées entre le 22 avril 1935 et le 14 juillet 1936 nous livrent de précieuses informations. Elles révèlent en particulier les raisons qui ont pu pousser André Malraux à rejeter en bloc le régime d’assemblée et à militer, après-guerre, pour l’établissement d’un nouvel ordre institutionnel.
Dès 1935 — année qui voit naître l’alliance entre le Parti communiste, la SFIO et le parti radical —, Malraux fait partie des « intellectuels proches du Front populaire ». Il participe aux réunions politiques et déclame même des discours pour soutenir l’union des gauches. L’enthousiasme initial d’André Malraux va cependant rapidement s’estomper. L’écrivain est incontestablement troublé par les difficultés de Léon Blum à gouverner à travers une coalition hétéroclite de partis et un Parlement souvent hostile, notamment le Sénat. « Nous n’avons rien fait. Nous ne faisons rien. L’attaque de la banque de France dort, les mutations de l’armée attendent parce que Blum est obligé, jour et nuit, de négocier des accords » écrit-il. Le fait que la concrétisation des promesses du Front populaire se trouve tributaire de procédures d’accommodements et de tractations avec le Parlement et les autres partis agit tel un véritable révélateur pour André Malraux. Il manifeste à ses yeux l’incapacité de la gauche à mener une politique radicalement réformiste dans le cadre d’un régime d’assemblée reposant sur la délibération et le compromis. La IIIe République vieillissante est acratique estime Malraux dans ses notes. Au sujet des ministres du Front populaire, il juge encore : « Au désordre, ils ne peuvent opposer aucun ordre, aucune force […]. Ils jouent leur partie sur la persuasion et la conciliation ». Par ailleurs, l’observation des débats politiques de l’époque semble avoir été le catalyseur de son exécration du personnel parlementaire. Dans un style volontairement outrancier, l’écrivain va jusqu’à écrire, après avoir assisté à une séance de l’Assemblée nationale, « la séance est levée. C’est la sortie de classe. Quand on met 500 femmes ensemble, ça ressemble toujours à l’ouvroir ; 500 hommes, au collège ».
Dans ce contexte, Malraux regrette plus précisément que Léon Blum soit obligé, pour obtenir l’appui des parlementaires, de galvaniser les masses à l’occasion de larges grèves. Un tel procédé implique subséquemment de négocier avec des syndicats, ce qui, selon lui, provoque une situation anarchique dans laquelle la stabilité et l’aura de l’État se retrouvent nécessairement altérées face aux revendications insatiables des ouvriers ligués. Aussi, en 1937, devant un « Parlement réticent et indiscipliné », Léon Blum est contraint de demander les « pleins pouvoirs financiers » pour ainsi gouverner à l’aide de « décrets-lois ». Pour Malraux, cet épisode fut très certainement la preuve que la mise en œuvre d’un programme social de grande ampleur n’aurait pu s’accomplir qu’au prix de l’effacement du Parlement, ou, tout du moins, de l’affranchissement de l’exécutif par rapport à ce dernier. En ce sens, pour expliquer son refus de participer à la vie politique de la IVe République, il déclara à Roger Stéphane en 1946 :« je n’ai pas envie d’être Léon Blum ». C’est donc fort logiquement, qu’après la démission du général de Gaulle, le 20 janvier de la même année, Malraux quitta temporairement la carrière politique, conscient qu’il ne pourrait, dans le cadre de la Constitution du 27 octobre 1946, réaliser ses projets sociaux et culturels. Il s’en justifiera plus en détail dans un entretien de 1955 accordé à L’Express au sein duquel il revient sur l’épisode déterminant du Front populaire, soulignant plus expressément son importance dans la formation de ses vues politiques et institutionnelles.
Qu’est-ce que notre système de gouvernement ? Au mieux, et hors de tout esprit polémique une organisation de la conciliation. Il ne s’agit pas, pour le Gouvernement, de convaincre les partis ou les élus de voter les réformes qui feront de la France une nation du xxe siècle, mais bien de s’assurer, au départ, un nombre de voix suffisant pour les entreprendre. Et les ministres qui garantissent les voix ne sont pas unis pour entreprendre ces réformes ; ils le sont pour participer au pouvoir. Il faut donc les concilier — et concilier une partie de l’opposition ; au moins, la neutraliser. D’où, des mesures toujours partielles, d’autant plus que ces conciliations sont pour une grande partie des conciliations d’intérêts. La conciliation n’est pas rien ! C’est à ses éminentes qualités de conciliateur que Léon Blum doit le rôle qu’il joua dans sa retraite de Jouy-en-Josas. Et c’est sans doute à elles qu’il dut les réussites du Front populaire — et l’échec final de celui-ci. Car déjà c’était trop tard. Le système est lié au xixe siècle, au temps où l’économie réellement individualiste se passait de l’État, et/ou Anatole France disait que le meilleur État est celui qui gouverne le moins. Notre système politique a de graves défauts dont tous les présidents du Conseil conviennent. Mais il a d’abord une tare fondamentale : il n’est qu’une administration du pays. Un État moderne n’est plus une administration et il ne peut devenir autre chose (surtout lorsqu’il s’agit de la France, où l’esprit civique est faible, comparé à celui de l’Angleterre ou de la Suisse), que s’il y existe un arbitrage réel. Si l’un des partis au pouvoir veut une infanterie, et l’autre un corps cuirassé, on ne résoudra rien en mettant un demi-soldat dans un demi-char.
Dès lors, si Malraux s’est rallié à de Gaulle, c’est justement parce que celui-ci lui paraît déterminé et susceptible de promouvoir un ordre constitutionnel dans lequel il sera effectivement possible de gouverner. « Pour Léon Blum, malgré son courage moral qui était grand, la politique impliquait la conciliation. Je crois que Léon Blum accordait à la conciliation la valeur que le général de Gaulle accordait à l’inflexibilité » commente en ce sens Malraux dans ses mémoires.
Par ailleurs, l’épisode politique du Front populaire apparaît d’autant plus traumatisant à Malraux compte tenu des évènements relatifs à la guerre civile espagnole. Léon Blum, on le sait, refusa de fournir des armes aux républicains par peur de faire éclater la coalition du Front populaire étant donné qu’Édouard Herriot était opposé à tout soutien militaire. Ainsi que le souligne très justement Dominique Villemot, « Malraux fut dès lors frappé par l’incapacité des démocraties libérales à défendre la liberté et la démocratie ». Le concours de ce dernier à la guerre civile espagnole auprès des forces républicaines constitue assurément un autre évènement central pour comprendre l’itinéraire politique de Malraux. D’une part, l’écrivain reproche le caractère trop libertaire du socialisme espagnol d’inspiration anarchiste : son refus dogmatique de l’ordre et de l’autorité. Il s’agit selon lui d’une « illusion lyrique » ne pouvant mener à l’établissement d’une « vraie formation politique ». D’autre part, à l’instar d’Orwell, Malraux développa à cette période une haine viscérale du communisme, car celui-ci, en ayant cherché à phagocyter le socialisme espagnol, fut responsable de la défaite finale des républicains. Pour Malraux, seul de Gaulle, par sa dimension historique et sa volonté de mettre fin au régime d’assemblée, peut éviter le « péril communiste ».
Je crois que non seulement le libéralisme, mais encore le jeu parlementaire sont condamnés dans tous les pays où les partis auront pour partenaire un parti communiste puissant. Le gouvernement parlementaire implique une règle du jeu, comme le montre bien le plus efficace de tous : le gouvernement britannique. Les communistes se servent du jeu à leurs propres fins, mais ils ne le jouent pas. Et il suffit qu’un partenaire ne suive pas les règles pour que le jeu change de nature. Si le parti socialiste, le parti radical, etc., sont des partis, alors les communistes sont autre chose.
L’écrivain utilisera en conséquence toute son énergie pour faire la promotion de la Ve République. Celle-ci, en assurant notamment la prééminence de l’exécutif et la mise en place d’un système majoritaire, saura définitivement selon lui écarter du pouvoir un parti inféodé à Moscou.
2. Une volonté enracinée et indéfectible de restaurer l’autorité de l’État
Le ralliement de Malraux au gaullisme ne s’explique donc pas, principalement, pour des raisons personnelles liées à l’attachement de l’écrivain à l’endroit de l’Homme du 18 juin. Il trouve plutôt ses origines dans l’expérience tragique du Front populaire qui révéla à Malraux la difficulté de gouverner dans le cadre du régime d’assemblée. Bien entendu, la volonté de rationaliser le régime parlementaire n’est pas étrangère aux conceptions constitutionnelles de la Libération. Un grand nombre d’anciennes figures de la IIIe République, notamment celles passées par les gouvernements Léon Blum, puis par la Résistance, l’ont défendu au lendemain de la guerre. Jules Moch n’hésite pas à écrire en 1944 : « la démocratie n’est pas incompatible avec l’existence d’un exécutif stable et fort ». Cependant, leur allégeance indéfectible à une certaine « tradition républicaine », celle de 1791 symbolisée par la subordination de l’exécutif au Parlement, rendit impossible toute mise en œuvre effective d’un régime parlementaire rationalisé sous la IVe République. Par conséquent commente Malraux, les français, en 1946, « se réveillèrent devant le projet de Constitution le moins propre à assurer le rétablissement de l’État, le moins propre à maintenir leur indépendance ». La IVe République, juge Malraux, n’a donc pas réussi à résoudre « le problème de la Libération » c’est-à-dire :« concilier l’autorité réelle de l’État avec les libertés réelles des citoyens ». Il rejette dès lors avec une extrême vigueur un régime des partis qu’il estime « incapable de mesures de salut public ». Il n’y a par conséquent d’après lui qu’une seule issue à ce fiasco : « que les Français le veuillent ou non, ils doivent changer la structure de l’État pour lui rendre sa fonction véritable, celle de gouverner au sens de gouverner un bateau ». Si à la Libération, Malraux devient ou plutôt s’assume gaulliste, c’est parce qu’à la différence du personnel politique de la IVe, sa république n’est pas celle de 1791. Elle correspond plutôt à « celle de Carnot, celle de Hoche, celle de Bonaparte consul ». Il faut par ailleurs indiquer que Malraux a rédigé dès 1930 une biographie élogieuse du Napoléon du Consulat. Dans ses textes politiques, l’écrivain glorifie surtout la Convention montagnarde dans la mesure où, en situation de crise, celle-ci tend à exalter l’autorité du gouvernement tant qu’elle est mise au service de la volonté générale.
Dans une série d’articles et de discours des années quarante et cinquante parue principalement dans les journaux gaullistes L’Étincelle et Le Rassemblement, Malraux livrera plus précisément les raisons de son ralliement au général de Gaulle. Ces articles et paroles présentent un grand intérêt, étant donné qu’à cette époque et pendant la traversée du désert, Malraux demeure l’un des rares intellectuels issus de la gauche radicale à apporter son soutien au projet constitutionnel gaulliste, dont il entend, par son aura, participer à la promotion.
Outre un antiparlementarisme si caractéristique des vues malruciennes, ces textes et discours sont marqués par la volonté de distinguer le programme institutionnel gaulliste tel que Malraux le conçoit du constitutionnalisme libéral. « Pour nous souligne l’écrivain, la garantie de la liberté de l’esprit n’est pas dans le libéralisme politique condamné à mort dès qu’il y a les staliniens en face de lui : la garantie de la liberté c’est la force de l’État au service des citoyens ». Contre ses adversaires qui ne manquent pas, Malraux tient cependant à bien souligner que le programme constitutionnel gaulliste se démarque en tout point, par ses motivations et principes, des régimes autoritaires d’inspiration fasciste du début du xxe siècle. « Je le précise bien : nous avons deux idées fondamentales, l’une est responsabilité donc autorité et l’autre est liberté, et il est bien entendu que la première est au service de la seconde ». Dès lors tempère Malraux, « le vrai libéralisme n’exclut pas la volonté, il est fondé sur elle ». Aussi, l’écrivain fustige le postulat libéral selon lequel, l’objet du pouvoir politique consiste à dégager des solutions de compromis, en conciliant pour ce faire des intérêts et aspirations disparates ; celles et ceux des partis et de la société civile. Cette conception anti-volontariste de la souveraineté est d’après Malraux portée par le système proportionnel auquel le personnel parlementaire de la Libération refuse toujours de se défaire. Cette « politique du xixe siècle […] qui fait de l’accommodement la valeur suprême du politique » constitue pourtant, pour Malraux, la cause des échecs de la IIIe République, mais également, plus surprenant, la véritable doctrine du Régime de Vichy. Malraux ne fait ici que reprendre à son compte l’argumentaire du Discours de Bayeux. Les défis qui se présenteront durant la seconde moitié du xxe siècle lui paraissent impossibles à relever dans le cadre d’un régime parlementaire qui, procédant d’un scrutin proportionnel, tend mécaniquement à l’établissement d’une politique de conciliation.
Notre pays doit à l’étendue et à la richesse de son passé une grande diversité. Les tendances qui l’ont animé ensemble ou tour à tour prennent donc inévitablement des formes diverses. Ces formes en politique (domaine où elles sont assez peu rigoureuses, car la majorité de la SFIO, par exemple, n’est plus même ouvrière) sont plus ou moins celles de partis. Et prétendre supprimer cette diversité serait absurde. Mais prétendre fonder l’action nationale sur les contradictions qu’elle implique ne l’est pas moins. Lorsque le salut public est en cause, comme il l’est aujourd’hui, l’autorité suprême ne peut être soumise, et sans recours, à la division seule. Pour que la France soit la France, il est indispensable que le gouvernement gouverne ; et pour que la République soit la République, que le Parlement fasse les lois et contrôle le gouvernement. Mais il faut que les pouvoirs soient séparés et chaque ministre solidaire du gouvernement, non de son parti.
Le propagandiste et stratège du RPF se révèle alors parfaitement fidèle à la conception révolutionnaire de la représentation d’après laquelle, la volonté de la majorité ne doit pas être considérée telle la volonté du plus grand nombre, mais, par fiction, comme celle de la volonté générale d’une nation homogène.
Un gouvernement démocratique écrit-il, tire son unité, sa force et son orientation de ce qu’on appelle, depuis le xviiie siècle, la « volonté générale » manifestée par le suffrage universel. Celui-ci n’était pas seulement un droit, mais aussi une épreuve qui permettait de connaître, en gros, le sentiment de la nation. Et la France sent si bien l’absurdité de fonder une démocratie sur un suffrage universel faussé par un système soucieux avant tout de se perpétuer avec ses faiblesses, qu’elle devient chaque jour plus indifférente aux élections. […] La démocratie n’exclut pas l’autorité, mais l’autorité sans contrôle. Il ne s’agissait pas d’unanimité : à qui fera-t-on croire que Clemenceau, en 1918, Poincaré en 1926, étaient vénérés par tous les Français ?
Pour Malraux, le mérite du RPF consiste alors justement à assumer de s’inscrire dans l’héritage d’une certaine tradition jacobine, en l’actualisant à la lumière des enjeux de la seconde moitié du xxe siècle. Il distingue alors l’arbitrage de la conciliation. Le premier appartient selon lui aux mouvements de salut public comme le gaullisme, tandis que la seconde est le propre de la philosophie libérale du xixe siècle sur laquelle s’appuie d’après lui la pratique parlementaire française. En ce sens, il écrit en 1948 au sujet du RPF :
Nous avons rendu à ce pays un certain nombre d’idées dont il avait singulièrement besoin. […] Nous avons ensuite, et pour la première fois, donné un contenu sérieux à l’idée d’intérêt général : d’une part, un arbitrage puissant et d’autre part un amalgame réel dans lequel la nation se reconnaisse. Cette idée d’intérêt général sur laquelle se fondera la France, elle a été rapportée par nous dans un pays qui l’avait oubliée depuis la mort de Hoche et la mort de Saint-Just. Nous avons enfin fait comprendre ceci : que lorsqu’on parle de liberté — dans ce pays dont le nom même fut jadis pour le monde synonyme de liberté — pour autre chose que pour mentir, il faut dire clairement aux gens que la garantie de la liberté du citoyen n’est pas la compromission permanente, la négociation permanente et la justification parlementaire permanente ; et qu’il n’y a dans le monde présent qu’une garantie de la liberté et que cette garantie s’appelle la force organisée de l’ensemble des citoyens.
L’inscription du RPF dans une filiation jacobine, aussi discutable qu’elle soit sur le plan de l’histoire des idées, est astucieuse pour Malraux. Elle lui permet de justifier son ralliement au général de Gaulle et ainsi de conférer une certaine cohérence à son itinéraire politique. Malraux tente ainsi d’apparaitre aux yeux des observateurs comme un intellectuel de renom, désirant, dans une perspective révolutionnaire, participer pleinement à l’exercice du pouvoir. Pour cela il concourt à la promotion et à la défense d’un mouvement politique, le gaullisme, qui entend renouveler profondément le cadre institutionnel de la France pour restaurer l’autorité du gouvernement et de l’État. Il s’agit là, au surplus, d’établir les conditions pour l’avènement d’une démocratie sociale (B).
B. Malraux gaulliste de gauche hétérodoxe
« Le Malraux de gauche des années 1930 est rapidement éclipsé par le Malraux gaulliste des années 1940 » soutient Julian Jackson qui voit dans le ralliement de l’auteur de La Condition humaine au général de Gaulle un reniement de ses ardeurs révolutionnaires passées et de son socialisme. Malraux ne pourrait-il donc pas être à la fois gaulliste et de gauche : être un gaulliste de gauche en somme ? Beaucoup ont rejeté cette hypothèse à laquelle ils ne croyaient guère dans la mesure où, il est vrai, Malraux n’aborde que peu la thématique de « l’association capital-travail » dans ses multiples discours et écrits. Le témoignage de Léo Hamon bat pourtant en brèche cette représentation. Pour ce dernier : « que Malraux ait été proche des gaullistes de gauche n’est pas contestable. Sans avoir appartenu au RPF, je sais que les liens étaient très étroits entre lui, René Capitant, Louis Vallon et ce qu’on appelait la gauche gaulliste ». De toute évidence, Malraux s’est défini comme un « gaulliste de gauche » ayant rejoint le général de Gaulle pour le soutenir dans sa volonté de transformer la condition sociale (1). Il apparaît néanmoins tel un gaulliste de gauche hétérodoxe par la manière dont il souhaite promouvoir une vaste réforme du capitalisme et des rapports sociaux. La révolution à laquelle aspire Malraux passe assurément par la puissance publique (2). Car pour lui la question sociale se trouve liée à celle des institutions politiques.
1. La justice sociale comme horizon d’un ralliement au gaullisme
Si le ralliement de Malraux au gaullisme a pu apparaître aux yeux des commentateurs comme représentant un grave reniement de son ancrage à gauche, c’est avant tout par suite d’anachronismes. Il faut en effet rappeler qu’avant son arrivée au pouvoir en 1944, de Gaulle a déjà donné de profonds gages de sa volonté de transformer la condition salariale dans ses discours d’Oxford et d’Alger. Il convient par ailleurs de souligner que « le gaullisme de 1944 était porteur d’une large partie du révisionnisme de gauche » comme le met en lumière à juste titre Pierre Miquel. Ce dernier indique au surplus qu’en 1946, de Gaulle se révélait à la nation comme celui qui « venait de faire démarrer en moins de deux ans plus de réformes sociales que n’aurait osé en rêver le Front populaire en 1936 ». Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’auteur de L’Espoir, à la Libération, ait vu le général de Gaulle comme celui qui, après « l’échec » de Léon Blum, assurerait la mise en œuvre d’une véritable « République sociale ». Il déclare le 3 février 1945 à Roger Stéphane :
Qu’on cesse de parler des soviets que les Français sont incapables de réaliser et, d’ailleurs, ne veulent pas. Puisqu’il ne peut être question d’adapter le socialisme russe, on tentera d’adapter le socialisme anglo-saxon. Ce que les Français d’aujourd’hui peuvent faire de mieux, c’est un parti travailliste.
Par ailleurs, dans un échange relaté dans les Antimémoires, Malraux répond au général de Gaulle qui lui posait la question des raisons de son engagement auprès de lui : « Les gaullistes de gauche — dit [l’écrivain] — ont réellement espéré que tôt ou tard vous feriez, dans le domaine social, ce qu’ils n’attendaient plus ni des communistes ni des socialistes ». Au sujet des fondements de ses engagements passés et à venir, il ajoute dans un souci de justification de la cohérence de son parcours : « je me suis engagé dans un combat pour, disons, la justice sociale. Peut-être, plus exactement : pour donner aux hommes leur chance ».
Ainsi que le souligne Vinh Dao, la fidélité politique exprimée par Malraux à l’égard du général de Gaulle s’explique donc notamment par le fait qu’ils partageaient tous deux la même vision du socialisme. Chacun souhaitait transformer la condition de l’homme moderne sans recourir à l’idéologie marxiste de la lutte des classes. Tous deux sont unis par une même mystique de la fraternité, laquelle procède pour de Gaulle de sa foi chrétienne et pour Malraux de la tradition révolutionnaire. Aussi, Malraux interprète de cette façon la pensée sociale du général de Gaulle :
Pourquoi voulait-il une justice sociale ? Ce n’était pas par christianisme, ce n’était pas par justice, c’était parce qu’il pensait que la France ne pouvait redevenir la France que sur un terrain où la justice sociale existerait. Je n’aime pas tellement ce vocabulaire ; je ne suis pas sûr qu’il l’eût accepté, mais je suis sûr que c’était le fond de sa pensée. Le « nous ne ferons pas la France sur une opposition » était chez lui organique. J’ai dit déjà que le mot « rassemblement » était pour lui un mot capital, et ce qui le séparait de la pensée marxiste, ce n’était pas du tout le problème de la nationalisation des moyens de production ; il avait accepté la nationalisation, et cela lui était égal. Mais, ce qu’il pensait, c’était que l’on devait faire la France en rassemblant les Français et que la pensée marxiste implique, qu’on le veuille ou non, la lutte des classes.
Malraux est par conséquent véritablement surpris par le fait que l’idée que le ralliement au gaullisme d’intellectuels ou de militants issus comme lui de la gauche radicale puisse étonner les observateurs. Cet itinéraire lui semble à l’inverse anodin et surtout logique. Aussi, lorsqu’on l’interroge sur la cohérence de son parcours politique il répond :
Je ne crois pas que mon cas soit exceptionnel. Je pense qu’il en est de même pour tous ceux qui se nomment gaullistes de gauche. Nous étions liés à une communauté nommée communauté du prolétariat, puis nous nous sommes associés à une autre communauté appelée, celle-là, la France. Pour moi, il ne s’agit là d’aucune différence ni de rupture. Mais quand je dis rupture je voudrais aller encore plus loin : surtout, il n’y a pas de différence dans l’action. Le lien profond est le même.
L’auteur de La Condition humaine a ainsi toujours tenu à souligner, pour justifier de la cohérence de son parcours politique, qu’il n’avait aucunement renié son aspiration à transformer en profondeur les structures économiques, mais simplement abjurer l’idéologie marxiste dans laquelle il s’inscrivait jusqu’alors malgré quelques réserves. Là encore, l’épisode de la participation à la guerre d’Espagne aux côtés des républicains fut le catalyseur du parcours politique de l’écrivain. Malraux abandonne abruptement son cosmopolitisme de jeunesse pour prôner un socialisme d’inspiration plus réformiste à l’horizon purement national. En ce sens, il déclara à Roger Stéphane en 1971 :
Quand j’ai rencontré le général de Gaulle, j’étais un combattant de la Résistance intérieure depuis assez longtemps. Et le fait capital pour moi n’a pas été la rencontre avec le général de Gaulle (bien qu’elle ait joué par la suite un rôle énorme). En réalité, j’ai pensé, vers 1943, que le lien que j’avais avec le prolétariat était désormais subordonné au lien que j’avais avec la France. J’ai dit, voilà une quinzaine d’années : « Ce qui s’est passé d’essentiel, c’est que, dans la Résistance, j’ai épousé la France ». J’ai pensé, à tort ou à raison, à ce moment-là, qu’on ne ferait rien sur le terrain social sans passer par la France, et je n’ai pas changé d’avis.
Il ajoute, quelques années plus tard :
J’avais d’abord cru qu’on pourrait faire la justice sociale par elle-même dans un combat mondial. Avec le temps, je me suis rendu compte qu’on ne pourrait la faire qu’à partir de la nation. La nation a gagné partout : en Russie comme en Allemagne, si bien que toute action non nationale est chimérique. Lénine est mort internationaliste, mais c’est Nietzsche et non pas Marx qui avait été le bon prophète quand il avait prédit que le xxe siècle serait le siècle des guères nationales.
Ces deux citations présentent un important intérêt. À la lumière des épisodes du Front populaire et de la Résistance, Malraux estime désormais que la question sociale se trouve subordonnée à la réforme des institutions politiques. Ces citations font également apparaître l'imprécision du vocabulaire politique de Malraux. La France en effet, pour l’écrivain, se confondrait avec son État. Dans une autre mesure, Malraux assimile maladroitement l’État au gouvernement, surtout lorsque ce dernier est gaulliste. Il semble alors logique pour lui d’identifier parfois la France au gouvernement gaulliste.
Malraux tient donc à inscrire son action propagandiste au profit des principes constitutionnels gaullistes dans la perspective de sa pensée sociale et des combats qu’il mène depuis les années trente en faveur de la dignité de l’homme. À la fin des années soixante, il tient à préciser : « Je ne considère pas du tout que je sois moins de gauche qu’à n’importe quel autre moment de ma vie ».
L’écrivain qui se définit parfois comme un « gaulliste d’extrême gauche » est cependant parfaitement conscient que le gaullisme forme un mouvement politique hétérogène tant du point de vue de sa composition qu’en ce qui concerne son assise électorale. Il est en effet constitué d’une aile gauche incarnée notamment par René Capitant, Louis Vallon, Jacques Chaban-Delmas et d’une aile droite, plus libérale ou conservatrice, symbolisée par Valery Giscard d’Estaing, Michel Debré et Georges Pompidou. Par ailleurs, le mouvement est également soutenu par un électorat provenant de la droite qui voit dans le gaullisme un pis-aller face au parti communiste. Si Malraux choisit à la Libération de rejoindre les rangs des gaullistes, c’est dans l’espoir, en grande partie, de contribuer par son action à incliner le mouvement au maximum vers la gauche non marxiste. Le ralliement de Malraux au gaullisme à la Libération ne présente par conséquent aucunement un caractère passionnel, mais rationnel. Il s’inscrit dans une réflexion plus large entamée dès les années trente sur les conditions nécessaires pour enclencher un vaste processus de rénovation politique puis social (2).
2. La spécificité du gaullisme de gauche de Malraux
À cet égard, il pourrait sembler opportun de rapprocher les parcours militants ainsi que les conceptions politiques et sociales d’André Malraux et de René Capitant. Tous deux ont soutenu Léon Blum avant de se montrer désabusés devant l’incapacité de ce dernier à gouverner. Ils ont par ailleurs chacun manifesté leur désapprobation à l’égard de la Constitution du 27 octobre 1946. Pour autant, il apparaît que leur gaullisme de gauche présente des caractères radicalement opposés, ce qui révèle au surplus la considérable hétérogénéité du camp gaulliste. René Capitant adopte en effet, une conception fédéraliste du pouvoir basée sur la « subsidiarité du consentement ». Son concept de démocratie sociale vise dans cette optique à légitimer la distinction des sphères étatique, socioprofessionnelle et territoriale. Proche idéologiquement de Proudhon, René Capitant exalte les corps intermédiaires : groupements territoriaux et syndicaux. Le juriste souhaite défendre leur autonomie vis-à-vis de la puissance publique et renforcer leur pouvoir, notamment en les intégrant à la seconde chambre.
La correspondance d’André Malraux témoigne du fait que lui aussi défend l’idée d’une « démocratie économique » ce qui pourrait a priori accréditer la thèse d’un certain rapprochement idéologique entre les positions des deux hommes. Celui-ci expliquerait leur commun ralliement au général de Gaulle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, il faut rappeler que la formule de « démocratie sociale » ou de « démocratie économique » n’a pas « de définition précise et unanimement répandue ». Elle a été utilisée par des courants politiques et idéologiques variés qui lui ont donné des significations disparates. Dans une perspective proudhonienne, la démocratie sociale entend, contre la démocratie politique, défendre l’autonomie de la sphère socioprofessionnelle face à l’État. Cependant, l’idée de démocratie sociale renvoie encore au principe plus large d’amélioration du sort du prolétariat dans une visée égalitariste. Dans cette dernière approche de type matérialiste, la démocratie sociale repose sur la démocratie politique. Elle ne s’inscrit en conséquence aucunement dans une démarche d’opposition avec elle, bien au contraire. C’est ce que tient d’ailleurs à souligner Léon Blum : « la démocratie politique — écrit-il — ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ; la démocratie sociale ne serait ni réelle ni stable, si elle ne se fondait pas sur une démocratie politique ». De ce fait ajoute l’ancien dirigeant du Front populaire, « la puissance de l’État devra se déployer pour définir, protéger, garantir la condition ouvrière ». Opposé à la philosophie anarchiste, Malraux se montre sur ce point bien plus proche de Léon Blum que de Proudhon dans sa manière de penser l’articulation du social avec le politique.
En effet, celui-ci se révèle d’abord fidèle à la doctrine révolutionnaire dans laquelle la volonté générale de la nation transcende les différents intérêts particuliers du corps social ou, du moins, ne leur est pas contingente. Il a justement rejoint à la Libération le général de Gaulle, car celui-ci lui semble attaché à cette conception à la différence du personnel politique de la IIIe et de la IVe République. « Le Général ne voit pas et n’a jamais vu dans l’État l’appareil du pouvoir d’une classe, mais l’objet de l’unité toujours menacée : la Convention la vue ainsi », écrit Malraux. L’échec des démocraties parlementaires tient alors pour lui à ce que ces dernières, par manque d’unité, et surtout d’autorité, favorisent les revendications de type catégoriel auxquelles elles ne peuvent par la suite faire face. Cette situation, in fine, ne manque pas de les fragiliser. Par conséquent, il déclare dans son discours du 7 décembre 1947 au Vélodrome d’Hiver :
L’idéologie profonde que le général de Gaulle a opposée au marxisme, il l’a nommée à plusieurs reprises l’intérêt général ; je rappelle aux amateurs de fascisme que la formule appartient à Robespierre qui en est l’inventeur. Qu’est-ce qu’aujourd’hui recouvre l’idée d’intérêt général ? Je voudrais essayer de la développer, car c’est tout de même le fond de notre idéologie actuelle. La situation politique de l’Europe occidentale est devenue telle que, dans l’ensemble du pays, un certain nombre de forces, les unes inqualifiables, les autres parfaitement légitimes, mais toutes anarchistes, se sont constituées et qu’elles se développent seules et par leurs forces. La situation s’était déjà produite pour les syndicats et pour les intermédiaires, et dans tous les domaines, à Weimar où l’on a vu le résultat célèbre arriver que chacun obtenait en particulier satisfaction de ses revendications, mais que tous à la fin se trouvaient ruinés. Du moment qu’il y a une réalité syndicale qui demande une augmentation de salaire, d’ailleurs absolument légitime, il est impossible que cette augmentation soit donnée, soit parce que ceux-là ont crié les premiers soit parce qu’ils se sont plaints plus fort, même légitimement, soit surtout, ce qui est bien plus courant et bien plus grave, parce que ce sont ceux qui auront le plus grand poids électoral. Il faut que l’augmentation soit donnée à la collectivité à la fois la plus menacée et la plus utile au relèvement général.
De la même manière, il écrira que la « nation d’aujourd’hui peut-être autant menacée par des syndicats que par des partis ». En hégélien, Malraux considère dès lors l’État comme l’instance « réaffirmant la suprématie de l’universel politique » par rapport à la diversité de la société civile. À la différence des jacobins du xviiie siècle, il ne souhaite pas supprimer les corps intermédiaires. Malraux plaide au reste pour que la puissance publique écarte leurs délégués des centres décisionnels et réaffirme la force de la loi étatique par rapport aux normes sécrétées par les associations professionnelles. La justice sociale doit être conquise et mise en œuvre directement par l’État au moyen d’un « New Deal » dont il est certain que le général de Gaulle sera l’instigateur, car il est le seul à promouvoir une vaste réforme des institutions nécessaire pour ce faire. Malraux ne cessera dans ses discours d’insister sur la nécessité pour le mouvement gaulliste de promouvoir une conception volontariste de l’État sur la sphère sociale dans une visée keynésienne. Il déclare aux assises UNR-UDT de Nice le 24 novembre 1963 :
La vérité est que nos adversaires ne croient pas à l’État ; L’État a mauvaise presse en France. Labiche en a dit beaucoup de mal en le confondant un peu trop avec le contrôleur des contributions. Seulement depuis que l’État était un domaine de vaudeville, il s’est passé la nouvelle civilisation et il serait temps de s’apercevoir que ce n’est pas l’industrie privée qui fait les réacteurs, que ce n’est pas l’industrie privée qui fait la bombe atomique et qu’en définitive, ce n’est pas l’industrie privée qui fait la sécurité sociale.
Tout cela explique pourquoi, d’après Malraux, la réforme des institutions s’avère bien plus impérative à mettre en place que l’association capital-travail. L’amélioration de la condition du travailleur ne sera pas le fruit de conquêtes immanentes à la sphère sociale, mais le résultat de l’action volontariste d’un État capable, par de nouvelles institutions, de réformer dûment l’ordre économique.
II. PROMOTION ET DÉFENSE D’UNE Ve RÉPUBLIQUE A PRÉÉMINENCE PRÉSIDENTIELLE
« En dehors de de Gaulle, dont les discours qui sont toujours un plaisir pour l’oreille ne nous apportent plus grand-chose, il y a un homme, dans ce régime, qui nous fait bondir — en avant — chaque fois qu’il prend la parole, c’est André Malraux. Il nous aide énormément à comprendre de quoi il s’agit. La flèche indicatrice, c’est Malraux. Avec de Gaulle, dont il est vraiment le seul complice historique, le seul harmonique dans le personnel du régime, il vit l’aventure de la Ve, il y croit, il l’incarne. Et, comme il sait s’exprimer, il nous la traduit ». Ces paroles de Jean-Jacques Servan-Schreiber sont importantes en ce qu’elles nous révèlent la fonction et la portée véritables de l’action propagandiste d’André Malraux.
Qu’est-ce que la propagande politique ? La question s’impose, car « on ne fait que de rares allusions à son emploi dans la mesure où on ne la nomme que pour l’excommunier » souligne à juste titre Jean-Marie Domenach. Son rôle s’avère pourtant décisif dans la promotion puis l’ancrage d’un nouveau régime politique. La propagande peut en effet « se présenter comme le moyen fondamental qui permet de réaliser des représentations collectives, des idées, qui normalement, ne seraient comprises que par quelques-uns. Elle élabore des schémas mentaux des grandes pensées qui forment le système ».
L’action propagandiste de Malraux, qui commence dès 1945, s’inscrit parfaitement dans cette perspective. Elle consiste d’abord à démocratiser et surtout à populariser auprès du peuple les idées constitutionnelles gaullistes qui revêtent par nature un caractère abstrait. Il s’agit ensuite de promouvoir et de défendre la Ve République et ses évolutions. Les discours de l’écrivain et ministre ont en ce sens constitué un truchement important, par lequel les idées gaullistes ont pu en premier lieu être présentées aux français. « Par la magie de son verbe », « son éloquence incantatoire », Malraux inscrit ces dernières dans une épopée historique et civilisationnelle qui doit les dépasser et les transcender. Dès lors, les discours de Malraux ont visé à façonner la représentation des conceptions gaullistes, puis de la Ve République auprès du grand public. Loin d’être anecdotique, la propagande institutionnelle contribue à la promotion, mais surtout à la lecture et à l’interprétation d’un régime politique et de ses principes constitutionnels, principalement auprès du grand public.
Aussi, il n’est pas étonnant qu’André Malraux ait été à l’aise dans cette mission de propagandiste du RPF puis, plus largement, de la Ve République. De nombreux héros des romans de l’écrivain ont occupé cette fonction ce qui témoigne du prestige qu’il accorde à celle-ci. Garine, dans Les Conquérants, se trouve en charge de la propagande révolutionnaire communiste à Canton. Vincent Berger, celle de la propagande allemande à Constantinople au début du xxe siècle dans l’ouvrage Les Noyers de l’Altenburg. Malraux s’est volontairement investi dans ce rôle décisif pour soutenir et défendre des principes politiques et constitutionnels auxquels il tenait et dont il aura attesté, tout au long de son existence, d’une fidélité sans faille.
L’action politique de Malraux en faveur de la promotion puis de la défense des idées constitutionnelles gaullistes s’est ordonnée sur deux axes distincts s’inscrivant parfois dans des temporalités différentes. Malraux est d’abord un instigateur, cadre et stratège du RPF qui cherche à rallier le camp social-démocrate au gaullisme (A). Après l’établissement de la Ve République, il apparaît comme l’un de ses défenseurs les plus acharnés dont l’ambition avouée consiste à encourager son évolution vers un régime résolument présidentiel (B).
A. Malraux propagandiste en chef du RPF
L’action politique de Malraux au xxe siècle est assurément loin d’être cantonnée à la fonction de ministre de la Culture qu’il occupa de 1962 à 1969. Malraux participe à la fondation du RPF. Il est le chef de la propagande de ce mouvement ainsi qu'un de ses plus importants stratèges politiques (1). Au courant des années quarante et cinquante, il cherche par son « génie rhétorique » à former une opinion publique favorable à l’établissement d’un nouveau régime. Par son image de révolutionnaire et d’écrivain engagé en faveur de la décolonisation, il entend surtout rallier la gauche et les intellectuels aux principes constitutionnels formulés dans le Discours de Bayeux, puis à la Ve République. Un tel objectif n’est pas sans conséquence sur la lecture et la présentation qu’il opère de ceux-ci (2).
1. Malraux instigateur et stratège politique du RPF
Malraux devient dès la Libération et sa rencontre avec le Général un gaulliste de premier plan. En qualité de ministre de l’Information, il est le seul gaulliste avec Michel Debré, garde des Sceaux, à être membre du Gouvernement provisoire de la République française présidé par Charles de Gaulle. Le 20 janvier 1946, il est du reste le premier averti de la décision de ce dernier de démissionner. Le Général lui demande alors d’écrire avec lui le texte d’une allocution radiodiffusée faisant connaître au peuple français les motivations de ce retrait. Cependant, il s’avère malheureusement impossible de consulter ce texte co-rédigé par Malraux. Le général de Gaulle a renoncé à prononcer cette allocution. Il aurait d’après l’historien Julian Jackson reçu une lettre de Vincent Auriol lui « implorant de ne pas envenimer les divisions ». Cet épisode nous renseigne toutefois sur le rôle important que confie dès 1946, de Gaulle à Malraux. Celui-ci devint peu à peu la plume du gaullisme.
Au demeurant, l’écrivain appartient « au cercle des quelques proches » qui, en 1947, sont mis au courant du souhait du Général de fonder une structure militante destinée à favoriser son retour dans la vie politique : le RPF. Malraux concourt directement et activement à sa formation. Son rôle ainsi que celui de Jacques Soustelle — avec qui il entretient des relations conflictuelles — est déterminant, souligne Jean Touchard. D’ailleurs, ces derniers sont après le Général de Gaulle les premiers signataires des statuts du RPF. Au surplus, André Malraux et Claude Guy sont associés à l’écriture du communiqué rendant publique la création de ce mouvement politique. De Gaulle se rend même chez Malraux, à Boulogne, pour écrire avec lui ce texte. Celui-ci est, semble-t-il, marqué par la plume de l’auteur de la Condition humaine. Malraux y a visiblement distillé une référence directe au Comité de salut public et à l’idéal jacobin.
Dans la situation où nous sommes, l’avenir du pays et le destin de chacun sont en jeu. Cela, chaque Français le sait. Pour nous assurer la prospérité économique, la justice sociale, l’unité impériale, la puissance extérieure, sans lesquelles nous perdrions jusqu’à la liberté des citoyens et l’indépendance de la France, la nation doit se rassembler dans un long et puissant effort de travail et de rénovation. Cela, chaque Français le voit. Pour marcher droit vers son but, il faut que la nation soit guidée par un État cohérent, ordonné, concentré, capable de choisir et d’appliquer impartialement les mesures commandées par le salut public. Le système actuel, suivant lequel des partis rigides et opposés se partagent tous les pouvoirs, doit donc être remplacé par un autre où le pouvoir exécutif procède du pays et non point des partis et où tout conflit insoluble soit tranché par le peuple lui-même. Cela, chaque Français le sent. Aujourd’hui est créé le Rassemblement du peuple français. J’en prends la direction. Il a pour but de promouvoir et de faire triompher, par-dessus nos divisions, l’union de notre peuple dans l’effort de rénovation et la réforme de l’État. J’invite à se joindre à moi dans le Rassemblement toutes les Françaises et tous les Français qui veulent s’unir pour le salut public, comme ils l’ont fait hier pour la libération et la victoire de la France. Vive la France ! Vive la République !
Cette anecdote et ce communiqué forment un précieux témoignage historique. Ils manifestent non seulement l’estime considérable que porte, dès 1946, de Gaulle à Malraux, mais aussi, visiblement, font apparaître les prémices d’une empreinte de la plume de l’écrivain sur la communication gaulliste. Un autre épisode apparaît également révélateur de cette influence prépondérante de Malraux en ce domaine. Le chef de la propagande du RPF, organise le 27 septembre 1948 la campagne au nom évocateur des « Timbres du Salut Public ». Chaque français est invité à envoyer une lettre à destination de Colombey les deux églises pour témoigner du lien qui demeure entre de Gaulle et les Français. Malraux s’affirme dès lors peu à peu comme l’un des cadres les plus importants du RPF, et ce, dès sa création. Le rôle exact qu’il occupa au sein de ce mouvement est pourtant mal connu et souvent minoré. Malraux n’aurait exercé qu’une fonction de figuration liée à son aura d’illustre romancier rallié à la cause gaulliste. Il serait le « dispensateur des symboles du RPF » : un visage de ce mouvement, mais en aucun cas un de ses dirigeants ou penseurs. On a donc pu écrire que « Malraux et Soustelle composeraient respectivement le cœur et la tête du RPF ». Malraux n’aurait selon l’historien Jean Touchard qu’une « vue poétique du futur mouvement ».
En réalité, il n’en est rien. Malraux constitue assurément, en plus de sa fonction de propagandiste, un stratège politique important du RPF et, sans nul doute, son plus éminent orateur. Il affecte à ce mouvement la tâche de susciter une réaction nationale dans le but de libérer la nation du régime de la IVe République. Pour Malraux écrit Janine Mossuz-Lavau, « le RPF, ne doit pas être un parti, mais un peuple en marche, telle est la mission qu’il lui assigne. Son rôle est de réveiller les énergies endormies de tous ceux qui se sentent français, de les capter, de les diriger vers un but grandiose ». Surtout, Malraux concourt directement à l’élaboration, puis à la diffusion de la ligne politique du RPF. À ce titre, il apparaît, notamment au courant des années quarante, comme l’un des premiers et plus importants contributeurs de la revue Le Rassemblement : alors principal organe de propagande et de communication du RPF. Dans ses différentes tribunes, Malraux soutient et promeut l’idée que le mouvement gaulliste s’inscrit dans l’héritage du courant social-démocrate français et de la droite nationale. Il constituerait la seule force capable d’éviter la décomposition de la nation engendrée par le régime d’assemblée ainsi que la probable future prise de pouvoir des communistes. Malraux pense que la vie politique française va rapidement se structurer autour de l’affrontement entre deux camps, le gaullisme — qui réunirait en réalité l’ancienne droite et la gauche — et le parti communiste. Dans cette optique, le gaullisme s’apparente alors pour l’écrivain en un mouvement de « Salut public », car il formerait l’unique mouvement qui, rassemblant les citoyens par-delà les clivages, soutient l’établissement d’une nouvelle constitution, destinée, en outre, à éviter la prise de pouvoir des communistes. Malraux est l’un des premiers gaullistes à utiliser, après de Gaulle, l’expression de « troisième voie » pour définir ce qui constituerait l’essence même du courant gaulliste. Ni libéral ni socialiste, le gaullisme tel que promu par Malraux n’est simplement qu’un mouvement de « Salut Public » œuvrant pour le rétablissement de la démocratie et de l’État. Il s’inscrirait dans l’héritage historique de la Première République en ce qu’il vise avant tout à fonder un nouvel ordre institutionnel et social et à écarter du pouvoir les ennemis de la République, soit, dans la seconde moitié du xxe siècle : les communistes.
La correspondance de Malraux révèle cependant que celui-ci craignait que le gaullisme ne se transforme à terme en « une force de droite » si jamais celui-ci échouait à rallier la gauche non communiste. En 1947, il écrit à Louis Fischer :
Le Rassemblement qui se fait autour du Général sera seul assez fort pour s’opposer aux staliniens et notre problème est d’organiser publiquement la gauche de ce Rassemblement (comme l’est par exemple la gauche révolutionnaire du parti socialiste) précisément pour qu’il ne devienne pas une force de droite. Nous voulons refaire la démocratie qui n’existe plus dans un seul pays où se trouve un parti communiste puissant.
Cette lettre témoigne également du fait que Malraux a certainement cherché à œuvrer, en sous-main, pour la défense de la ligne politique des gaullistes de gauche au sein d’un mouvement très hétérogène politiquement.
2. La tentative de ralliement de la gauche au gaullisme et à la Ve République
En conséquence, Malraux a continuellement visé, par son action et surtout ses discours, à encourager le ralliement de la gauche au gaullisme, puis à la Ve République. Par son image d’écrivain engagé contre le colonialisme et le fascisme, il apparaît comme l’homme de la situation pour tenter de réaliser cette tâche ô combien décisive pour le camp gaulliste. En ce sens, il apporta à celui-ci une indispensable « caution de gauche » note Gaston Palewski.
Malraux effectue d’abord un considérable travail de l’ombre qui commence dès 1945. Il prononce un important discours au congrès du Mouvement de libération nationale du 26 janvier 1945. Dans celui-ci, il invite toutes les forces politiques issues de la Résistance à participer activement au gouvernement du général de Gaulle dans une optique de rénovation nationale et institutionnelle. Il s’agit à la fois de les rallier aux vues constitutionnelles de de Gaulle pour faciliter leur mise en œuvre future et, plus largement, d’éviter que les communistes ne s’approprient l’héritage de la Résistance. Malraux cherche ensuite à déconstruire la propagande communiste qui tend à assimiler le gaullisme et ses projets constitutionnels à des courants idéologiques d’inspiration fasciste, sinon autoritaire. L’écrivain a pleinement conscience de la force de cette représentation ainsi créée auprès du grand public. « Il est incontestable juge-t-il qu’en matière de propagande les staliniens ont gagné contre nous la première manche en faisant croire à tant d’étrangers que le gaullisme était un mouvement de droite. À quel point il pouvait être bon pour les staliniens de faire croire que leur adversaire le plus dangereux, le Général de Gaulle, était un futur fasciste est évident ». Malraux sait parfaitement que l’acceptation du projet constitutionnel gaulliste suppose que l’attachement de de Gaulle à la République ne soit pas mis en doute. « Réformer la République sans alarmer les républicains n’est pas entreprise aisée », avait averti quelques années plus tôt Henry de Jouvenel.
Malraux multiplie alors les discours et appels à la gauche et aux intellectuels pour présenter de Gaulle sous un jour « républicain » afin d’éviter les anathèmes. Dans son « appel aux intellectuels » prononcé le 5 mars 1948, il déclare :
De Gaulle est « contre la République » (parce qu’il l’a rétablie ?), « contre les juifs » (parce qu’il a abrogé les lois raciales ?), « contre la France » : il est instructif qu’on puisse écrire sans faire rire, à peu près une fois par semaine, qu’est contre la France celui qui, au-dessus du terrible sommeil de ce pays, en maintint l’honneur comme un invincible songe.
Au courant des années quarante et cinquante, Malraux rédige en parallèle une série de textes à destination de ses « compagnons de la résistance ». Ils visent à les enjoindre à rejoindre le RPF ainsi qu’à réprouver la IVe République et son régime d’assemblée. « Socialistes, ces héritiers, qu’en avez-vous fait ? Le ministère Ramadier, nous vous le disons clairement, nous retrouverons cette voie disparue » écrit-il. Il poursuit :
Nous savons nous, gaullistes, qu’on ne refera pas la France sans sacrifices. Ce que nous voulons, c’est que les Français sachent que leurs sacrifices serviront à quelque chose : qu’ils ne serviront pas au triomphe d’un parti sur un autre : parce que ça leur est égal. Ni à des négociations sans fin pour assurer la survie d’un régime : parce que ça leur est encore égal. Les Français veulent la République. Quant aux partis, tant mieux s’ils sont bons, tant pis s’ils sont mauvais. Huit ans après l’explosion fulgurante de 40, les morceaux de l’Europe retombent, avec un sourd et terrible fracas, dans une poussière de régimes. Que succède Turgot à Necker ou Necker à Turgot ! Nous en sommes à ce que l’on appelait jadis les physiocrates, aujourd’hui les techniciens : les annonciateurs de l’agonie. Les banquiers discutent, et, une fois de plus, les roseaux de la mort affleurent aux bassins de Versailles.
Ce texte est parfaitement représentatif de la propagande de Malraux. Dans une optique de rattachement de la gauche au gaullisme, l’écrivain entreprend, par ses brochures et textes, de faire de de Gaulle le plus illustre des républicains. Contrairement à ce qu’affirment ses opposants, de Gaulle et ses projets constitutionnels constitueraient le prolongement des conceptions institutionnelles de la Révolution française telle que magnifiée par Malraux. Le propagandiste du RPF tente même de faire de de Gaulle l’héritier de Robespierre. Tous deux s’inscriraient en réalité dans une finalité identique en ce qu’ils éprouveraient une volonté comparable d’assurer l’expression directe de la souveraineté populaire en cherchant pour cela à escamoter les partis et groupements d'intérêts. De résistant à homme politique, de Gaulle se met à incarner, sous l’emprise de la rhétorique malrucienne, le rôle de héraut de la République et devient une figure quasi christique pour le Salut de la France face au Parti communiste.
La propagande de Malraux fut, on le sait, un véritable échec. Jamais, au courant des années quarante et cinquante, la gauche ne se ralliera aux vues constitutionnelles gaullistes. Pour autant Malraux n’abandonnera jamais cette ambition, même après l’adoption de la Ve République dans les circonstances exceptionnelles que l’on connaît. Il est bien conscient qu’elle est décisive pour l’enracinement du nouveau régime. En qualité de chef de la propagande du RPF, Malraux est mandaté pour organiser la cérémonie de présentation de la Ve République. Alors qu’il aurait pu choisir un tout autre endroit, plus grandiose, issue du Paris de Napoléon III, Malraux opte volontairement pour un lieu chargé en symboles et références politiques et historiques socialistes : la place de la République. Le discours qu’il prononce pour introduire celui de Charles de Gaulle cherche en tout point à séduire la gauche. Il s’agit là encore, contre ses adversaires, de conférer une teinte socialiste et républicaine à la Ve République. Pour cela, Malraux tend à inscrire celle-ci et ses principes, dans l’héritage de la Révolution française, soit, dans le prolongement des conceptions de Danton et de Saint-Just. La propagande de Malraux vise au-delà, à distiller l’idée que le nouveau régime, en restaurant la stabilité et l’autorité du gouvernement, permettra à ce dernier de mener une politique ambitieuse et progressiste sur le plan social.
Danton et Saint-Just proclamaient que la République est le contrôle du gouvernement par les élus du peuple, ils ne proclamaient pas qu’elle devait en être la paralysie. Le combat n’est plus l’épopée de jadis, mais il est de nouveau l’effort opiniâtre de tous. L’espoir est immense, même dans l’ordre de la justice, car bientôt l’ordonnance qui va instituer l’assurance contre le chômage répondra à celle qui institua naguère les assurances sociales. De ce qui fut l’empire colonial de la Troisième République, la Cinquième va faire la Communauté. Le pays sait que la Ve République apporte avec elle une chance et un espoir, alors que la IVe ne portait plus en elle qu’échecs ou abandons. Et vous ne vous laisserez arracher votre espoir ni par ceux qui ont intérêt à la faiblesse de la République ni par ceux qui ont intérêt à la faiblesse de la France […]. Le souvenir de la République n’était pas pour nous celui de la douceur de vivre, moins encore celui des combinaisons ministérielles. Pas même celui du romanesque de 1848, du sursaut de la Commune. C’était pour nous alors, comme pour vous aujourd’hui, comme toujours pour la France, le souvenir de la Convention, la nostalgie de la ruée de tout un peuple vers son destin historique. La fraternité, mais la fraternité dans l’effort et dans l’espoir.
La comparaison entre de Gaulle et les figures de Danton et de Saint-Just, si artificielle soit-elle, est fréquemment réalisée par Malraux dans ses discours officiels. Aussi, tout au long de sa vie, Malraux cherchera à rameuter la gauche à de Gaulle et à la Ve République. Après Mai 68, au moment où ces derniers apparaissent menacés il déclare :
Le bilan du gaullisme, c’est la France maintenue contre vents et marées. Même cette fois-ci. La Résistance, la lutte contre Vichy, le droit de vote donné aux femmes, les comités d’entreprise, les nationalisations, la sécurité sociale, la décolonisation, les nouvelles institutions, l’aide aux pays sous-développés, la transformation de l’armée, la monnaie stable, la République deux fois rétablie, l’indépendance et la France debout, est-ce que c’était la droite ?
Par ailleurs, la propagande de Malraux ne vise pas seulement à fédérer la gauche à la Ve République, elle désire aussi, sur un autre plan, soutenir sa présidentialisation (B). Elle peut en ce sens paraître confuse en ce qu’elle soutient des objectifs difficilement conciliables.
B. Malraux et la présidentialisation de la Ve République
L’adoption de la Ve République le 28 septembre 1958 rend extatique Malraux. « Finie la comédie, même insurrectionnelle : la France elle-même allait fixer son destin », écrit-il en commentaire dans ses mémoires. Pour autant, la configuration initiale de celle-ci ne lui convient pas pleinement. « S’il est un militant loyal qui quand il n’est pas d’accord ne le crie pas sur tous les toits, Malraux est aussi un homme dont l’antiparlementarisme est encore plus affirmé que celui du Général », rappelle Jean Chalot. Par son action politique et ses discours, Malraux souhaite alors encourager la présidentialisation de la Ve République (2). Cette volonté trouve son origine dans le fait que depuis les années trente, Malraux a été séduit par le régime présidentiel, notamment par les institutions américaines (1). Il s’agit au-delà, par son œuvre de propagande, de pérenniser une Ve République qu’il sait contestée et menacée. En 1963 rapporte Alain Peyrefitte, Malraux aurait déclaré au sujet du général de Gaulle :
L’efficacité de l’État ? L’indépendance de la France, l’image de la France dans le vaste univers, tout cela ne s’est fait que par une série de coups de force. Il doit consolider ces structures édifiées à la hâte, et c’est un travail d’Hercule. L’efficacité de l’État, l’indépendance de la France, l’image de la France. Qu’il s’en aille, et tout sera emporté. La IVe est toujours là, aux aguets derrière la moindre erreur.
1. Une préférence marquée pour un régime présidentiel
Si dans ses discours de propagande, Malraux opère et propage une lecture présidentialiste de la Ve République, c’est parce qu’il voue une réelle admiration au régime politique américain, et ce depuis longtemps. Dès les années trente en effet, Malraux a été l’observateur attentif de la faculté par laquelle Roosevelt, dans le cadre de la Constitution américaine de 1787, a pu mettre en œuvre une politique sociale interventionniste de grande ampleur : le New Deal. Il fut parallèlement frappé par les difficultés de Léon Blum à réformer l’ordre économique à travers un régime parlementaire n’assurant ni autonomie ni stabilité à l’exécutif. Par ailleurs, à la Libération, Malraux sait le général de Gaulle admiratif de la vigueur et de l’efficacité de la démocratie américaine, auréolé du prestige d’avoir remporté la victoire contre l’Allemagne nazie. Il imagine alors que celui-ci cherchera à implémenter le régime présidentiel américain en France. C’est notamment pour cette raison qu’il le rejoint dans ses combats politiques et occupe le poste de chef de la propagande du RPF. Sa correspondance en témoigne. En 1947, en réponse à son ami Louis Fischer lui reprochant son action propagandiste en faveur du projet constitutionnel gaulliste et son ralliement au Général, Malraux répondit : « Je ne crois pas que le désir de pouvoir personnel du Général de Gaulle dépasse celui du Président Roosevelt par exemple. D’autre part, le régime actuel de la France me paraît hors d’état de faire face aux évènements que nous allons rencontrer avant la fin de l’année ». Un autre élément révèle tout autant la préférence de Malraux pour le modèle présidentiel américain. Il s’agit du témoignage de l’universitaire et journaliste américain R. K. Gooch :
Il y a neuf ou dix ans, j’ai eu le privilège d’être reçu avec quatre ou cinq autres personnes par André Malraux dans son charmant appartement. Lorsqu’il accepta gracieusement de se soumettre à un interrogatoire et que, sans raison valable, je fus désigné pour poser la première question, je lui demandai quel système constitutionnel le général de Gaulle et lui-même préconisaient réellement. La réponse, m’a-t-il dit, était très simple. Il préconisait mon propre système américain.
Ce témoignage est d’autant plus précieux qu’il illustre l’autonomie intellectuelle de Malraux vis-à-vis de la doctrine constitutionnelle « officielle » du RPF. Il faut en effet rappeler que René Capitant, en 1949, dans son rapport sur la révision de la Constitution aux deuxièmes assises nationales du RPF de Lille avait vigoureusement rejeté le modèle présidentiel. Malraux est toutefois trop fidèle à de Gaulle pour contredire trop abruptement en public la ligne du parti.
Bien qu’il prône un régime présidentiel, il apparaît cependant que Malraux n’a pas une connaissance claire de ses rouages et de ce qui le distinguerait précisément du régime parlementaire dans une perspective juridique. Ce qu’il considère comme un régime présidentiel c’est un régime politique dans lequel le chef de l’État, élu directement par les citoyens et indépendant à l’égard du Parlement, oriente et conduit la politique de la nation, par l’arbitrage qu’il exerce en raison de sa faculté de recourir au référendum et à la dissolution. Les vues institutionnelles de Malraux sont, sans aucun doute possible, marquées par un important flottement terminologique. Pour l’écrivain et ministre, l’essentiel consiste à ce que le système constitutionnel qui supplantera la IVe République puisse garantir la prééminence du président de la République sur les autres organes. La politique de la nation sera définie par le chef de l’État qui ne sera pas responsable à l’égard du Parlement. Dès lors, il faut nécessairement, estime Malraux, que celui-ci soit élu par le peuple. L’écrivain postule que la légitimité électorale du président de la République suffira à assurer sa prédominance par rapport au Parlement. Il est selon lui indispensable que le chef de l’État ne soit pas nommé par les parlementaires ainsi qu’il ne demeure pas responsable devant eux. De toute évidence, ces derniers tendront à désigner, contre l’intérêt de la nation, une personnalité réservée qui se montrera incapable d’autorité afin de préserver leur préséance. « Si les Français avaient eu la parole — disait André Malraux —, c’est Clemenceau et non Deschanel qu’ils auraient choisi », rapporte Maurice Schumann. De même, au conseil des ministres du 19 décembre 1962, Malraux s’exclame : « Clemenceau, Painlevé et Briand n’ont pas été élus à cause de l’absence de suffrage universel. Ce sont pourtant eux qui auraient pu sauver la République. Il faut que votre successeur puisse sauver la République […]. On ne peut pas retomber dans le système des notables ».
Cette dernière déclaration reflète parfaitement les vues d’André Malraux pénétrées par un fort sentiment antiparlementaire et une vision largement mythifiée du jacobinisme. La République, constamment en danger, ne peut être protégée ou sauvée que par une figure épique ou un petit nombre d’hommes qui doivent pour cela disposer de l’autorité et des prérogatives nécessaires. Les conceptions constitutionnelles de l’écrivain ne font par conséquent que peu d’égards au respect formel de la Constitution ni au principe de séparation des pouvoirs. Malraux pense fermement que « les pays ensanglantés ont toujours été sauvés par un petit nombre d’hommes ». Il écrit également à destination des sympathisants du RPF : « Tous ceux qui appartiennent à ce mouvement savent que la République, aux jours de détresse, a été maintenue ou rétablie par un homme auquel son caractère et son passé conféraient une autorité suffisante pour assurer son arbitrage ». Il ne s’agit pas uniquement ici de légitimer dans une visée propagandiste le retour au pouvoir de Charles de Gaulle. Cette citation témoigne plus largement de la marque du jacobinisme sur les conceptions institutionnelles d’André Malraux. Lesquelles à travers un vocabulaire peu précis, promeuvent un système constitutionnel qui tend à individualiser et à personnaliser le pouvoir.
2. Une lecture et promotion présidentialiste de la Ve République
L’attrait d’André Malraux pour le régime présidentiel, ou, du moins, pour un régime parlementaire rationalisé à prééminence présidentielle se manifeste alors ouvertement à travers son action propagandiste. Dans son discours au Vélodrome d’Hiver de 1947 adressé aux militants gaullistes, il déclare :
Ce qu’il importe de changer, ce n’est pas tel ou tel ministre, c’est le système lui-même, et c’est pour cela que le général de Gaulle avait dit à Bayeux qu’il entendait fonder une démocratie véritable, car elle est à fonder, sur le recours du peuple, sur l’élection de l’exécutif par le peuple, sur l’élection du législatif par le peuple et sur le recours du peuple en cas de conflit.
Il s’agit là d’un discours crucial qui est loin d’être isolé. Aussi, en 1951, Malraux réitère mot pour mot ces paroles dans les colonnes du Rassemblement. Ces discours et écrits présentent un grand intérêt en ce qu’ils révèlent premièrement la lecture peu précise d’André Malraux du Discours de Bayeux. Au surplus, ils mettent en lumière la latitude que prend l’auteur de La Condition humaine à l’égard de ce discours et des positions officielles du RPF. En effet, à la fin des années quarante, de Gaulle se refuse à divulguer son ambition de faire élire le Président au suffrage universel direct. Il préfère dans ses prises de position publiques utiliser l’expression de « collège élargi ». La propagande de Malraux d’avant la consécration de la Ve République s’analyse alors comme la marque d’une volonté forte d’affermir le discours constitutionnel gaulliste, notamment en ce qui concerne l’exécutif.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que le « compromis dilatoire » de 1958 n’ait pas pleinement satisfait André Malraux. Ce texte lui semble encore « imparfait » en ce qu’il ne garantit pas la prédominance du président sur le Parlement. Par la suite, Malraux a par conséquent cherché à œuvrer pour la présidentialisation de la Ve République en promouvant une certaine lecture de celle-ci. Après avoir fondé l’association pour la Ve République afin de préparer les élections législatives du 25 novembre 1962, il prononce un important discours le 30 octobre de la même année au Palais des sports de Chaillot. Celui-ci se démarque par son interprétation très présidentialiste, voire très autoritaire de la Constitution de la Ve République. Malraux défend sans retenue le passage en force du général de Gaulle qui, en soumettant directement au peuple, par le biais d’un référendum, la proposition de faire élire le président au suffrage universel a méconnu volontairement l’article 89 de la Constitution. Lequel prévoyait l’accord préalable des deux chambres pour tout projet de révision constitutionnelle. Selon Malraux :
Pour la plupart des Français, la question juridique posée par ce qu’on appelle un peu comiquement le viol de la Constitution est sans grand intérêt. Le viol de la Constitution, à leurs yeux, c’est un coup d’État, et non une consultation du peuple. Ils sont sensibles au droit ; mais pour la plupart d’entre eux, cette Constitution est un instrument donné au Président de la République — et nommément au général de Gaulle.
Dans une perspective très jacobine sinon bonapartiste, Malraux n’accorde donc que peu d’importance au respect formel de la Constitution. Le président ne saurait se voir méconnaître par le droit la faculté de consulter le peuple.
Par ailleurs, Malraux est parfaitement conscient que l’élection du président au suffrage universel crée, au sein du régime, un conflit de légitimité entre celui-ci et l’Assemblée nationale procédant elle aussi du peuple. Il tient alors à souligner rapidement à l’occasion d’un discours prononcé l’année suivante que « la France n’est pas seulement dans les assemblées ». Malraux prend même clairement position en faveur du président en cas de conflit entre ce dernier et l’Assemblée nationale. Il déclare en effet « que l’expression de la volonté nationale la plus puissante est naturellement dans l’homme qu’elle a choisi. » Pour Malraux, le président de la République détient une légitimité et ainsi une autorité politique supérieure à celle de l’Assemblée nationale, car il représente l’unité organique du peuple tandis que cette dernière tend plutôt, par sa composition partisane, à refléter son morcellement ou sa division. Selon Malraux, il appartient donc en premier lieu au président de la République de conduire et d’orienter véritablement la politique de la Nation. La faculté qui lui est offerte de recourir au référendum ou de dissoudre l’Assemblée nationale permet de toute évidence à ce dernier d’opérer un « arbitrage d’autorité » lorsque survient un conflit entre le gouvernement et le Parlement. Selon Malraux, le régime de la Ve République pousse alors nécessairement à faire du Président l’instance décisionnelle du régime dès lors que celui-ci détient une légitimité populaire. Par conséquent, Malraux interprète et présente la Ve République au peuple telle une véritable « monarchie élective » tout en essayant, paradoxalement, de rassurer les adversaires du régime sur son caractère républicain et démocratique. Ainsi il prend soin de préciser :
Ce que nos adversaires de bonne foi, et ceux de moins bonne appellent dictature, c’est simplement l’exercice du pouvoir de la Ve République. Peu importe qu’ils croient ne pas vouloir revenir à la IVe. Ils veulent revenir à un pouvoir sans pouvoir, et présenter l’indispensable autorité de l’État moderne comme l’ennemie des libertés des citoyens.
Malraux ne cessera par ailleurs de promouvoir une lecture présidentialiste sinon, parfois, autoritaire, mais toujours, selon lui, « républicaine » de la Ve République par crainte d’un retour à un régime des partis. Le 23 novembre 1969, au Palais des Sports de Paris, il prononce son ultime discours en qualité de « chantre » de la Ve République. Il s’agit de défendre le projet de référendum du général de Gaulle relatif à la création des régions et à la rénovation du Sénat, qui pour Malraux, « mettra en place quelque chose de fondamental, un new deal systématique ». À cette occasion, André Malraux déclare :
D’où vient la nostalgie de ce pouvoir sans pouvoir, qui ose s’appeler tantôt République et tantôt démocratie, comme si la France reconnaissait dans le président du Sénat l’héritier de Danton et de Saint-Just ? Sur quoi se fondent les membres ou les partisans de ces gouvernements qui pendant si longtemps n’ont su ni faire la guerre ni faire la paix, dont le destin va de Suez à Sakiet, et de Sakiet à Diên Biên Phu, et dont on se demande s’ils sont distraits ou satisfaits, au passage de leur cortège de défaites ?
Au cours de sa carrière politique, Malraux n’aura par conséquent jamais abandonné sa fonction de sentinelle de la Ve République ni sa volonté de rallier la gauche et les adversaires de ce régime.
« C’est peut-être en s’interrogeant sur ce que le gaullisme a représenté pour lui et qui n’était pas forcément ce qu’il signifiait pour l’ensemble du mouvement que l’on peut saisir la logique du parcours d’André Malraux ». Cette supputation de Janine Mossuz-Lavau s’est révélée parfaitement juste. Il a néanmoins fallu attendre la publication du Carnet du Front populaire et le rassemblement de la masse des autres textes et discours à vocation politique et institutionnelle de l’écrivain pour en prendre pleinement conscience.
Malraux ne fut pas « l’Aristote de cet Alexandre » comme le soutient Patrice Guennifey. Si la formule est belle, elle traduit mal la nature des rapports entre de Gaulle et Malraux et la fonction de ce dernier au sein du RPF. L’auteur de La Condition humaine ne fut en aucun cas un théoricien constitutionnel de ce mouvement, mais son plus éminent propagandiste. Il a accepté cette mission érigée sur mesure non pas en raison de l’amitié et de l’admiration qu’il vouait au Général, mais parce qu’il partageait avec lui une même volonté de revigorer les prérogatives de l’exécutif et de restaurer l’autorité de l’État, et ce, dès les années trente. Cet « esprit atypique rebel aux normes et aux chapelles » a par suite opéré une lecture et une promotion très spécifique du corpus constitutionnel gaulliste puis de la Ve République. De toute évidence ce qui intéressait Malraux, c’était, pour servir la cohérence de son parcours d’écrivain engagé, d’inclure les idées constitutionnelles gaullistes, puis la Ve République, dans un « récit légendaire » et « mythologique » au prix parfois de plusieurs confusions. De Gaulle serait l’héritier de Saint-Just et la Ve République s’inscrirait dans la parfaite continuité des principes de la Révolution française. En cela, pour Malraux, de Gaulle n’est pas un simple réformateur, mais un véritable restaurateur. Il exprime ce qui constitue le paradigme de la Révolution française selon la lecture idéalisée et romanesque de l’écrivain et propagandiste du RPF : l’autorité de l’État au service des citoyens et la destruction de toute forme de féodalité, partis politiques ou groupes d’intérêts.
Au surplus, il s’avère nécessaire d’interroger la portée de la propagande politique et institutionnelle de Malraux sur les représentations de la Ve République. Celle-ci a sans nul doute participé à sa présidentialisation, bien que ce processus inexorable n’a assurément pas eu besoin de Malraux pour s’accomplir. Il est néanmoins certain que l’écrivain a échoué à promouvoir une lecture socialiste et jacobine de ce régime. Jamais en tout cas, la gauche ne s’est ralliée à la Ve République lors de ses premières années. Ainsi, l’intérêt que l’on peut trouver à l’œuvre propagandiste d’André Malraux n’est pas là. Celle-ci tend plutôt à souligner la pertinence de la question posée par Jean-Marie Denquin, à savoir, en définitive, « qui est habilité à parler au nom du gaullisme ? ». En ce sens, les discours et articles de Malraux qui abordent des thématiques politiques et institutionnelles révèlent que la doctrine du Général peut parfois sembler lui « échapper ». Ainsi, sous les mots de Malraux, c’est le Gaullisme lui-même qui se trouve interrogé. Si l’unité totalisante de l’adjectif « gaulliste » a souvent pour effet délétère de gommer les divers courants qui ont traversé celui-ci, Malraux incarne finalement une figure tout à fait déconcertante sur le plan de l’histoire des idées, et en cela parfaitement conforme au Personnage de de Gaulle. Il est le promoteur d’une Ve République à destination de la gauche qui ne porta jamais ses fruits à cet égard. Il est plus encore l’un de ceux qui inscrivirent cette dernière dans un présidentialisme affirmé imposé par le Général. Loin de se montrer incohérent dans ses engagements politiques, Malraux se révèle alors comme le témoignage des différentes tendances du gaullisme, parfois de ses contradictions, tout en étant et demeurant à jamais dans les esprits son oracle le plus passionné.
Clément Gaubard
Clément Gaubard est ATER en droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas et doctorant à l’Université Paris-Cité (Centre Maurice Hauriou URP1515). Sous la direction du Professeur Alain Laquièze, il rédige une thèse consacrée à « la représentation des intérêts sociaux en droit constitutionnel ».
Pour citer cet article :
Clément Gaubard « La question politique et institutionnelle chez André Malraux. Généalogie d’un militantisme au service de la Ve République », Jus Politicum, n°29 [https://juspoliticum.com/articles/La-question-politique-et-institutionnelle-chez-Andre-Malraux-Genealogie-d-un-militantisme-au-service-de-la-Ve-Republique]