Le principe majoritaire dans la théorie constitutionnelle des formes politiques
Cet article tente de dégager les différentes significations du mot de majorité en droit constitutionnel et de résumer la généalogie ecclésiale du vote majoritaire. Il expose le double sens de la majorité (technique de décision/principe démocratique) et essaie de montrer comment se pose le problème de la majorité au-delà de l’État, dans un système fédéral et au sein de l’Union Européenne.
En hommage à Jean-Marie Denquin
Invité par Fabrice Picod, l’organisateur de ce beau colloque, à des considérations de constitutionnaliste sur la notion de majorité, nous voudrions ici tenter de mettre en relation cette question avec celle des formes politiques. Le propos ne sera guère original en ce qu’il vise à montrer que, comme la plupart des notions du droit constitutionnel moderne, celle de majorité est étroitement dépendante de l’État dans lequel elle a pris son acception la plus connue. Mais faut-il encore le démontrer. Puis, on voudrait essayer de penser la question de la majorité en dehors du cadre de l’État.
Toutefois, avant d’entrer dans le détail de l’argumentation, il faut commencer par rappeler une évidence, celle de la polysémie du mot de majorité. Comme on le sait, ce dernier désigne, à l’origine, une simple notion d’arithmétique. Il signale une comparaison entre une collection d’objets ou de personnes ; si l’une est plus nombreuse, on l’appelle la « majorité », et l’autre, la minorité. Dans ce cas, « majorité » et « minorité » s’opposent au terme d’égalité. Cette expression de « majorité » concerne le droit constitutionnel dès lors qu’elle se réfère à une décision prise collectivement.
Il ressort de l’usage du mot de majorité en droit constitutionnel qu’il revêt trois sens différents, qu’il convient de distinguer analytiquement. Dans un premier sens, la majorité désigne le résultat momentané obtenu à la suite d’un vote ou d’un suffrage et résultant de ce qu’une pluralité de voix a obtenu un nombre supérieur à une autre pluralité de voix que l’on considère alors comme la minorité. On parle alors de « règle de majorité » pour désigner une « décision prise à la pluralité des voix ». L’opposition qui devient fondamentale se situe alors entre la décision prise à la majorité à celle prise à l’unanimité. Ce clivage entre majorité et unanimité est très important pour rendre compte de la pratique des décisions collectives, que ce soient les élections ou les délibérations des assemblées politiques. Par voie de conséquence, la décision prise à la majorité peut intéresser tous les domaines du droit. Elle s’applique d’abord en droit constitutionnel en raison de la pratique en vigueur dans les assemblées délibérantes ou les élections politiques. Mais elle vaut aussi dans le domaine du droit international en raison de la pratique en vigueur dans les organisations internationales pour adopter des résolutions ou délibérations. Enfin, le droit commercial ne lui est pas étranger en raison du mode de formation des décisions dans les assemblées générales d’actionnaires dans les sociétés anonymes. Tel est le sens utilisé couramment pour désigner la majorité en tant qu’elle est une technique de décision, ou si l’on veut un mécanisme de décision.
Toutefois, la doctrine constitutionnelle a relevé l’existence de deux autres significations du mot de « majorité », qui sont en liaison avec la notion de régime politique. C’est notamment le cas lorsqu’on associe la majorité à la notion de régime parlementaire. Cette seconde signification correspond à ce qu’on appelle la conception « organique » de la majorité ; dans cette hypothèse, la majorité représente une institutionnalisation : elle dure et elle dépasse le moment du vote. La majorité cesse alors d’être un fait arithmétique pour désigner une réalité politico-juridique, à savoir un « sous-ensemble d’individus au sein d’une assemblée » qui adopte un certain comportement politique. Plus concrètement, on estime que, dans les régimes parlementaires, cette expression de majorité désigne « le parti ou la coalition de partis détenant le plus grand nombre de sièges au Parlement et soutenant le gouvernement qui en procède ». Cependant, de telles majorités ne sont pas toujours solides et peuvent être fluctuantes. C’est le cas notamment des fameuses majorités de coalition qui existaient en France sous les IIIe et IVe Républiques, et qui existent encore en Italie par exemple.
On arrive à un troisième sens du mot de « majorité » en droit constitutionnel lorsqu’on passe des majorités fluctuantes (deuxième sens) aux « majorités rigides et permanentes » caractérisant les régimes parlementaires stabilisés. C’est évidemment en ce sens qu’il faut comprendre le terme de majorité parlementaire au Royaume-Uni, mais également l’émergence d’une « majorité » sous la Ve République. Le cas français est très évocateur : on parlait sous les IIIe et IVe Républiques de majorité au pluriel – il existait « des » majorités – alors que, sous la Ve (depuis 1962), il existe « une » majorité, qu’on appelle le plus souvent la « majorité présidentielle ». Alors que la majorité du deuxième type est nécessairement conjoncturelle, issue seulement d’un vote d’investiture pour un gouvernement parlementaire, la majorité consolidée –si l’on veut utiliser cette expression imagée – est un « fait de structure ». Certes, cette majorité de troisième type peut toujours régresser, et elle peut, à tout moment, redevenir une majorité de deuxième type, plus fragile. Mais la différence de nature entre ces deux types de deux majorités réside surtout dans leurs effets : la majorité consolidée « peut imposer, là où les majorités devaient composer ». Lorsqu’un système politique ou institutionnel arrive à mettre au point une majorité consolidée, la nature même de cette majorité fait qu’elle réussit à déterminer les comportements des acteurs politiques. On a pu écrire, à juste titre, que la majorité acquiert ici un nouveau sens : elle devient « une matrice de comportements », c’est-à-dire qu’elle « informe les comportements concrets » des acteurs politiques.
Résumons : le mot de majorité a un triple sens en droit constitutionnel. Il désigne d’abord un mécanisme de décision ; c’est ce qu’on appellera ici une « technique de décision ». Il se réfère ensuite à un ensemble « organique » qui est soit le parti ou les partis qui décident de soutenir le gouvernement en place (sens organique 1), soit la « majorité consolidée » qui structure le fonctionnement d’un gouvernement parlementaire stable (sens organique 2). Cette tripartition du sens du mot de majorité, en droit constitutionnel, n’épuise cependant pas l’analyse que l’on doit en faire. L’ambivalence fondamentale de la majorité tient à ce qu’elle est à la fois présentée comme une « technique de décision » et comme un principe démocratique. Alors que l’on a de plus en plus tendance à dissocier ces deux niveaux de compréhension au motif que le juriste devrait s’intéresser uniquement à la technique de décision et laisser au philosophe du politique le soin de s’occuper de la majorité comme « principe démocratique », on voudrait ici tenter de les penser ensemble afin de mieux faire ressortir l’union étroite qui s’est nouée entre l’État démocratique moderne et la notion de majorité. On rassemble ces deux acceptions en employant ici l’expression de « régime majoritaire » qui les englobe (I).
Mais pour être plus complet, il faut ajouter, à ces premières considérations relatives à l’État, des propos (plus succincts, il faut l’avouer) concernant la majorité dans des systèmes que l’on peut ne pas considérer comme exclusivement étatiques, à savoir le système fédératif et le système de l’Union européenne (II).
I. Le régime majoritaire comme élément essentiel de l’État démocratique
D’une certaine manière, le principe de majorité est un élément technique indispensable au fonctionnement de l’État et, plus généralement de toute personne morale. Mais il est aussi essentiel à la compréhension de l’État démocratique contemporain, dominé par ce qu’on pourrait appeler le « régime majoritaire ».
A. La majorité comme technique de décision, largement indépendante du type de régime politique
La majorité est d’abord – et surtout – une technique de décision prise au sein d’organes collectifs qui caractérise un certain état de développement des sociétés politiques. Pour le prouver, un détour par l’histoire politique et constitutionnelle s’impose. On y verra la profonde rationalité qui sous-tend l’apparition de cette technique qui peut, de prime abord, heurter le sens commun en donnant un privilège un peu exorbitant à ce qu’on appelle parfois la « loi du nombre ». Il faut bien comprendre, en effet, que « le droit de la majorité [a] quelque chose de plus que le fait de la prépondérance matérielle ».
Histoire de l’invention de la majorité comme technique électorale et délibérative
Contrairement à ce que l’on peut penser, le « principe de majorité [...] est le fruit d’une longue évolution, hésitante et tâtonnante [...] et son principe heurte tellement à la fois le bon sens et les intérêts d’une façon générale mal protégée des minorités, qu’il est pour ainsi dire sans exemple qu’il ait été appliqué et respecté intégralement ». Choquant le sens commun, la règle de la majorité a pourtant prévalu parce qu’elle a rendu d’importants services et s’est avérée finalement indispensable au fonctionnement des assemblées ou corps collectifs.
Mais avant de le démontrer, il faut d’abord bien comprendre la signification de ce qu’on appelle une décision majoritaire. C’est une décision qui est adoptée par une partie d’un corps ou organe collectif (assemblée délibérante ou collège électoral), mais qui vaut pour le tout. On admet ainsi, par une fiction juridique, que la volonté de la majorité est reconnue comme la volonté de tous. On fait « comme si » ceux qui avaient voté « contre » avaient finalement voté « pour », alors que le comptage du vote indique un clivage factuel entre une majorité et une minorité. Par exemple, au sein d’un Parlement moderne, la loi a été votée par la majorité des parlementaires qui y était favorable, mais elle vaut, juridiquement parlant, comme la loi du Parlement, – comme corps politique – alors que l’opposition, a dans les faits, émis un vote hostile.
La difficulté est évidemment d’expliquer pourquoi ceux qui ont voté contre la décision – la minorité – sont finalement tenus de se soumettre à une décision à laquelle ils n’ont pas littéralement consenti. S’ils sont tenus d’y obéir, c’est justement parce que le mécanisme de la majorité est devenu une règle majoritaire qui s’impose à tous les membres du corps ou collège en question. La question délicate est de savoir en vertu de quel principe une telle règle s’impose. Mais on peut aussi apprendre beaucoup sur la notion de majorité en recherchant comment elle s’est progressivement imposée comme un mécanisme normal de décision, comme une chose naturelle alors qu’il s’agit de quelque chose de purement artificiel.
Cette technique de la majorité comme mécanisme de prise de décision a été introduite au Moyen-Âge dans le fonctionnement des cités italiennes au XIIe siècle, des communes dans d’autres pays, ou encore des sociétés commerciales naissantes. Mais c’est surtout dans l’Église (institutions ecclésiales et ordres religieux) qu’elle a connu son champ d’application privilégié et son développement technique le plus complexe. Telle est la raison pour laquelle les historiens les plus qualifiés parlent des « origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes ».
D’un côté, les supérieurs des ordres monastiques furent élus, à partir de 1221-1227, à la majorité absolue des présents tandis que le pape fut élu par un collège électoral à la majorité qualifiée des deux-tiers des présents. La règle de la majorité fut un substitut à des règles antérieurement pratiquées. La première règle en vigueur était celle de l’unanimité, qui fut en vigueur dans les premières années du fonctionnement de l’Église et qui se justifiait par l’idée du corps mystique. Mais cette règle s’est avérée largement impraticable et souvent fictive puisque l’on décidait souvent qu’il y avait eu unanimité alors même qu’un dissensus s’était manifesté et que la décision prise l’avait été à partir d’un vote majoritaire.
L’autre règle à laquelle succède la règle de la majorité est celle de la règle de la « sanior et minor pars », règle permettant à la minorité de désigner son élu dès lors qu’on considérait cette minorité pourvue du « jugement le plus sage ». Ces deux techniques se sont avérées totalement impraticables et aboutirent rapidement à des abus. La décision à la majorité est donc née comme une technique capable de surmonter des difficultés nées de la pratique et que les techniques antérieures (unanimité, sanior pars) n’avaient pas réussi à résoudre.
La différenciation des majorités, signe de sophistication de la règle de majorité
La particularité technique de la majorité est qu’elle est susceptible de gradations, de variations. Par conséquent, il n’y a pas une seule règle de majorité, mais il y a des règles de majorité possibles au sein du régime majoritaire. Cette gradation des majorités en fait sa force, car elle lui donne une souplesse, extrêmement utile pour s’adapter à toutes les situations. Quelques exemples bien connus illustreront cette idée, mais il convient préalablement de dégager le sens précis de notions techniques.
On parle de majorité absolue pour désigner la pluralité des votes qui correspond arithmétiquement à la moitié plus une des voix ou des votes. Pour les élections, elle se calcule de manière différente selon qu’on la rapporte au nombre de suffrages exprimés, de votants ou encore du nombre d’inscrits. Pour les votes dans les assemblées délibérantes, la majorité absolue désigne « la moitié plus un des membres composant une assemblée ou un collège électoral », de sorte que les abstentions sont susceptibles de venir empêcher la réalisation de cette majorité. Une telle majorité se calcule, très souvent, en fonction du nombre total des membres de l’Assemblée, et non pas en fonction des membres présents.
Par opposition à cette première majorité, on désigne comme « majorité relative » ou aussi « majorité simple » celle qui désigne « le total de voix supérieur à celui de chacun des concurrents, suffisant pour l’emporter quand la loi n’exige pas une majorité absolue ou qualifiée ». La majorité est dite « relative », parce que celui qui l’emporte ne le fait que relativement à son concurrent le plus proche et ayant eu moins de voix ou de votes, et ce calcul se fait donc indépendamment du nombre absolu qui serait le total supérieur à la moitié des voix exprimées.
Enfin, on parle de « majorité qualifiée » (ou « renforcée ») pour désigner une majorité qui est supérieure à la majorité absolue. L’obtention de la moitié plus une voix ne suffit pas pour avoir ladite majorité ; il faut une majorité spéciale plus difficile à acquérir et que l’on fixe souvent soit aux deux-tiers des votes soit aux trois-cinquièmes. C’est ce qu’on appelle aussi une « super-majorité ». On trouve même en Belgique la notion de majorité « surqualifiée » pour désigner celle qui est requise pour l’adoption des « lois spéciales » en matière institutionnelle, et qui implique qu’au sein d’une majorité des deux-tiers se trouve une majorité absolue des membres des deux groupes linguistiques des chambres du Parlement. Le fédéralisme, ici, complique la donne, tout comme ce qu’on appelle la démocratie consociationnelle.
Pour ce qui concerne les variations ou modulations de la règle majoritaire selon les circonstances, l’Église a été, ici aussi, pionnière. On apprend en examinant cette histoire de la sophistication de la règle de scrutin que l’émergence des majorités différentes n’obéit pas, historiquement parlant, à la description théorique faite plus haut qui semblait aller du plus simple au plus complexe.
En effet, historiquement, la première majorité inventée est constituée par la technique de la majorité qualifiée instituée par l’Église, au Concile de Latran, pour l’élection du pape. Le pape doit être élu à la majorité des deux-tiers des électeurs présents au sein du collège des cardinaux. Le nombre important des voix vaut présomption de sagesse de la part des votants. La majorité est présumée emporter la « saniorité », disent les juristes, de l’Église. Ainsi, l’invention de la majorité qualifiée s’explique par la difficulté d’application du critère de la « sanior pars ». Il a fallu trouver une solution numérique pour remplacer l’impossible solution du choix juste opéré par une minorité. Par ailleurs, à côté de cette majorité renforcée, les gens de l’Église inventèrent la majorité simple ou absolue. On considère en effet que ce sont les ordres religieux qui ont découvert la majorité absolue, c’est-à-dire la « majorité pure et simple », pour élire les supérieurs dans les ordres dominicains. Ce fut une invention d’une grande portée. Enfin, alors que le scrutin public, le plus souvent par acclamation, était censé favoriser la règle de l’unanimité, c’est l’Église qui introduit, au XVIe siècle, plus exactement lors du Concile de Trente, le suffrage secret qui favorise, comme on s’en doute, l’expression de votes minoritaires. Le suffrage secret sera notamment mis en application dans la Compagnie de Jésus et il deviendra l’un des règles de base des démocraties modernes lorsqu’on l’appliquera au suffrage universel. L’avènement du suffrage secret doit être perçu comme le triomphe de l’anonymat qui fait partie des conditions implicites et essentielles du droit de suffrage moderne, en ce qu’il libère l’individu citoyen de la tutelle de ses maîtres (politiques ou économiques). C’est ce point qu’ignorent ceux qui louent le suffrage public, l’acclamatio comme mode d’expression des citoyens, transposant ainsi dans la démocratie moderne des modes d’expression de la démocratie antique.
Les majorités varient selon la nature du pouvoir et l’objet de la délibération. Le niveau de majorité exigé dépend donc des buts à atteindre. C’est Jean-Jacques Rousseau qui a magistralement énoncé cette idée dans le Contrat social : « entre l’unanimité et l’égalité, il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre selon l’état et les besoins du corps politique ». Ainsi, l’exigence de la majorité peut varier suivant les domaines. Dans le domaine du pouvoir exécutif, il faut souvent agir et décider vite, et l’on doit compter différemment la majorité, comme l’explique encore Rousseau plus fin politique qu’on ne l’imagine d’habitude : « plus l’affaire agitée exige de célérité, plus l’on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis ; dans les délibérations qu’il faut terminer sur le champ, l’excédent d’une seule voix doit suffire ». La majorité absolue suffit pour régler les « affaires » qui sont placées sous le signe de la célérité. Il convient donc, précise le philosophe genevois, de distinguer cette gestion des « affaires » de l’élaboration des « lois » qui requiert une autre majorité, plus forte le cas échéant.
Les leçons à tirer de l’histoire de l’invention des majorités
La première est que la règle de la majorité pour l’élection ou la délibération collective n’est pas naturelle, mais très largement « artificielle », un produit du génie de l’homme qui invente des techniques en fonction des défis pratiques qui se posent à lui. En effet, la solution classique, souvent qualifiée de « primitive » est plutôt celle de l’unanimité ; elle correspond mieux aux « groupements fortement homogènes [...] comme l’étaient ou le sont encore [...] une tribu primitive, une communauté religieuse ou une cité italienne ». Dans de telles sociétés, on considère que celui qui brise l’unanimité en exprimant publiquement un désaccord fait du tort au groupe tout entier. Un tel sentiment d’appartenance communautaire interdit donc l’expression d’un dissensus. Inversement, la substitution de la règle de la majorité (même qualifiée) à celle de l’unanimité signifie l’apparition de ce que les sociologues appellent les sociétés différenciées ou si l’on veut de la société d’individus au sein de laquelle l’individu, membre du groupe social, prend le risque de se séparer de la collectivité à laquelle il appartient en émettant une opinion dissidente par rapport à la majorité. Pour passer de l’unanimité à la majorité, comme technique électorale ou délibérative, il faut supposer acquis le fait que, dans un groupe social donné, la division ne soit plus mal perçue, voire considérée comme un sacrilège, mais qu’elle est possible, voire légitime.
La règle de la majorité comme technique électorale et délibérative s’est alors imposée dans l’Église à cause de sa profonde rationalité instrumentale : elle est un précieux auxiliaire de la décision. L’émergence de la majorité comme technique de décision doit être considérée comme un progrès relatif par rapport aux techniques précédentes. C’est ce que le grand sociologue Max Weber appellerait un processus de rationalisation des techniques de vote ou de délibération. Mais la contrepartie de cette assertion est importante : en tant que technique, la règle de majorité est neutre du point de vue politique. Les différentes gradations auxquelles elle peut se prêter prouvent que sa « technique même [...] postule par hypothèse un relativisme complet ». En effet, c’est parce qu’elle n’a pas de valeur absolue ou de valeur transcendante qu’elle peut être mobile ou graduée, capable de « se plier à toutes les modalités qui permettent de dire qu’une majorité sera atteinte si elle parvient à un certain niveau pour certaines décisions, à un niveau différent pour d’autres décisions ».
Ainsi, la majorité comme technique n’est pas une valeur en soi. Elle peut servir aussi bien un régime autocratique – la Papauté – qu’un régime aristocratique (la Compagnie de Jésus) ou un régime démocratique. L’Église l’a toujours perçue comme une « technique de votation et de délibération ». Cela veut dire que la majorité est d’abord et avant tout une technique de décision. Elle ne « fonde » jamais une décision.
Enfin, et surtout, la principale leçon que l’on peut tirer de cette histoire de la majorité est qu’elle est liée à l’existence de la prise de décision dans des corps collectifs. Elle a, d’abord, partie liée avec les notions de collégialité et de délibération. Le propre de la délibération collégiale réside dans cette observation simple : « Des individus sont assemblés le même jour et au même endroit, et ils délibèrent ensemble sur un même objet ». Il faut décider et trancher à l’occasion d’une votation ou d’une élection. La règle de la majorité est donc inséparable de l’idée de pouvoir délibérant. Elle s’applique au sein de l’assemblée délibérante et facilite ainsi son fonctionnement en permettant de trancher la question discutée.
Du point de vue juridique, la décision majoritaire a également partie liée avec le droit corporatif, c’est-à-dire avec l’institution juridique de la personne morale. Elle a été inventée dans les corps ou collèges où la multitude des participants aux organes délibérants exigeait une technique grâce à laquelle la décision était attribuée à la personne morale ou au corps dans son ensemble. Elle est adoptée par une partie du tout, mais elle vaut pour le tout. Elle équivaut juridiquement à l’expression univoque de la volonté corporative. Telle est en tout cas l’interprétation donnée par un grand historien du droit allemand, Otto Gierke :
Ce n’est que là où la loi réunit la multitude en une universitas qu’elle fait valoir la majorité pour le tout tandis que, partout où une multitude équivaut à une somme d’individus, l’opposition d’un seul l’emporte sur la volonté unanime des autres. C’est pourquoi l’on reconnaît dans la prééminence de la volonté majoritaire un principe spécifiquement corporatif.
L’application de la règle de la majorité dans un corps collectif laisse penser que ce corps doit être compris comme une « universitas », comme une personne morale.
L’invention de la règle de la majorité a donc fait partie de ces techniques juridiques ayant rendu possible la théorie moderne des personnes morales. Elle signale, comme on l’a vu, un écart entre le fait – l’existence d’une majorité – et le droit – la décision de la majorité vaut pour le tout. Autrement dit, elle témoigne d’un artifice juridique qui réside dans l’imputation des suffrages de la majorité des représentants de la personne morale à la personne morale elle-même. Par là même, elle révèle un progrès certain de la conscience juridique : la capacité de distinguer « l’unité collective du groupe des quelques dizaines ou des quelques centaines de personnes visibles qu’en sont les membres ». On comprend alors la portée générale de la règle de la majorité : elle peut s’appliquer à tous les types de personnes morales, non seulement l’État, mais aussi la Fédération (voir infra, II A) ainsi que le gouvernement collégial d’un État ou une Fédération.
B. La majorité comme « principe » : l’analyse du principe majoritaire dans les démocraties modernes
De nos jours, de nombreux auteurs considèrent que le « principe de majorité » est un concept central pour comprendre la démocratie moderne. Celle-ci serait fondée sur l’idée selon laquelle la loi du nombre aurait remplacé l’élection divine ou le salut public comme fondement légitime de la position et de l’action des gouvernants. En même temps, ce principe qui fonde les démocraties majoritaires est désormais contesté par les tenants de la démocratie délibérative, qui prétendent que les décisions doivent être fondées sur « un consensus rationnellement motivé ». Toutefois, on voit difficilement comment l’on peut se passer, aujourd’hui encore, du principe majoritaire dont il convient de montrer qu’il est intrinsèquement lié à l’idée de légitimité démocratique à travers la notion de consentement. Toutefois, ce principe majoritaire ne doit pas être interprété comme un « dogme de la majorité » qui autoriserait sa toute-puissance, car il doit être concilié, dans les régimes constitutionnels modernes, avec le respect des droits de la minorité et des individus.
Majorité et consentement
Dans les démocraties modernes, la majorité n’est pas qu’une technique de décision procédurale, mais elle est davantage : un principe qui concrétise l’idée selon laquelle le pouvoir n’est plus légitimé par la force, ni par un fondement transcendant, mais par le consentement des citoyens. Cela n’est pas sans poser un immense problème, ainsi énoncé par Jean-Jacques Rousseau : comment faire pour que le « Citoyen consente à toutes les lois, même à celle qu’on passe malgré lui » ?
Contrairement à ce qui est parfois soutenu, Rousseau n’a jamais pensé que les décisions de l’État démocratique devaient être fondées sur le vote unanime des citoyens. En effet, il a pris grand soin d’énoncer l’idée que seul le pacte social, le fameux contrat social, exigeait « un consentement unanime », en y ajoutant l’autre idée que, « hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres : c’est une suite du contrat lui-même ». Tout le système de Rousseau repose sur cet espoir que la volonté générale, qui n’est pas la volonté de tous, s’exprimera dans les voix de la pluralité. Cela signifie concrètement qu’un peuple pourra rester en démocratie tant qu’il agira comme un peuple démocratique. En toute hypothèse, on ne peut pas prétendre que Rousseau serait hostile à la règle majoritaire. Il en a vu la nécessité et les limites.
Mais s’il faut trouver l’auteur moderne qui a le mieux justifié le principe majoritaire dans son rapport avec la démocratie, c’est vers John Locke qu’il faut se tourner. Dans son Second Traité du gouvernement civil, il a certes expliqué le sens technique de la « majority rule » : la majorité prend une décision réputée valoir pour le tout, c’est-à-dire également pour la minorité. Mais il a posé une sorte d’axiome de la politique moderne en justifiant ainsi le principe de la majorité et en liant son existence à celle de l’État :
Quand les hommes en nombre quelconque, grâce au consentement individuel de chacun instituent une communauté, ils donnent à cette communauté, par là même, les caractères d’un corps unique, et le pouvoir d’agir comme un corps unique ; c’est-à-dire seulement comme la majorité le veut et décide. La force qui meut une association, c’est toujours le consentement des individus qui le composent ; et comme tout objet qui forme un seul corps doit se mouvoir dans une seule direction, il va forcément dans le sens où l’entraîne la force la plus considérable, c’est-à-dire la volonté de la majorité ; sinon, il ne pourrait pas agir, ni subsister, comme un corps unique, comme une seule communauté, ce qui méconnaîtrait la décision volontaire de tous les individus qui s’y sont associés ; cette même décision oblige donc chacun à se soumettre aux décisions de la majorité.
Il y a dans la théorie « lockienne » du consentement deux arguments qui se renforcent mutuellement. D’une part, c’est sur le fondement du pacte social, qui requiert l’unanimité (comme chez Rousseau), que se fonde la possibilité d’instituer la règle majoritaire (majority rule) comme la règle procédurale de base des régimes politiques modernes. Mais, d’autre part, si la règle majoritaire est nécessaire, c’est parce que la règle unanimitaire est impossible à pratiquer dans un groupe composé d’une multitude de personnes. Le consentement unanime, explique Locke, est « impossible [à] réaliser », et si on l’exigeait, « une constitution de ce genre rendrait le puissant Léviathan plus éphémère que les plus faibles créatures et incapable de survivre au jour de sa naissance ». En d’autres termes, la règle d’unanimité, si elle était appliquée, signifierait « la dissolution » de la communauté politique.
Par ailleurs, cette logique du consentement qui anime le Second Traité de Locke, est sous-tendue par une condition implicite : les individus acceptent de quitter l’état de nature en adhérant au pacte social et, donc, acceptent indirectement la règle de majorité, mais à la seule condition que ce passage à l’état civil, c’est-à-dire à la société régie par l’État, ne signifie pas une aggravation de leur situation. Le système lockien s’appuie donc sur l’idée que la règle majoritaire repose sur « une large logique du consentement », et que celle-ci vise à « rendre justice aux individus et à les reconnaître et à les respecter dans leur position d’égaux les uns vis-à-vis des autres ». La règle majoritaire est, dans un système politique moderne, celle qui donne le plus de poids possible à l’individu, qui lui-même est soumis au principe d’égalité.
Loin d’être déconnectée des réalités contemporaines, la théorie « lockienne » de la majorité forme la toile de fond des démocraties contemporaines. On pourrait faire endosser à Locke la paternité de la formule, contenue dans un récent Dictionnaire constitutionnel, selon laquelle, pour les décisions politiques quotidiennes, « force est d’admettre que la décision démocratique ne peut être que majoritaire ». Il reste à examiner maintenant comment fonctionne ce principe majoritaire, et surtout comment s’articulent entre elles les notions de majorité et de minorité.
La majorité dans les démocraties libérales contemporaines
Si l’on déplace cette fois la réflexion vers la mise en œuvre constitutionnelle du « principe de majorité », il convient de souligner la profondeur de la rupture dans les mentalités qu’a constitué l’acceptation du fait que les voix devaient désormais être « comptées » et non plus « pesées ». Il n’y a de majorité dans les démocraties modernes qu’à cette condition-là. Or, pour que, dans les démocraties modernes, la voix de la majorité du peuple s’impose comme voix du Souverain, il a fallu lever une série d’obstacles.
Le fait de compter les suffrages exprimés par les individus indique, en dernière analyse, une réfutation d’une vision hiérarchisée des ordres sociaux et de la vie politique. Un roi n’a désormais plus de voix prépondérante, et il est désormais marginalisé dans un tel système tendanciellement démocratique. De même, les forces aristocratiques, qui estiment toujours que la qualité de leur voix doit primer sur la quantité, ont été également obligées de céder leurs privilèges face aux forces démocratiques. Telle est la signification historique de l’émergence du Parlement moderne, institution aristocratique au départ, qui s’est progressivement démocratisée au fur et à mesure que le principe de majorité gouvernait son fonctionnement et que son mode d’élection donnait la priorité à la fameuse « loi du nombre ». La dernière étape aura été l’application du principe de majorité aux individus dans le cadre du suffrage universel pour lequel vaut la formule lapidaire : « un homme, une voix » (« one man, one vote »), règle qui a mis longtemps à s’appliquer de manière extensive et qui a abouti à corriger la démocratie représentative par des institutions de démocratie directe (référendum, par exemple) fonctionnant selon la règle majoritaire.
On voit par là que l’émergence du principe de majorité est inséparable de la naissance de la démocratie représentative, elle-même liée à l’apparition d’une société d’égaux. Mais cette uniformisation contient elle-même son danger, qui réside dans le potentiel asservissement de la minorité à la majorité, ou si l’on veut, la transformation du « principe de la majorité » en un « dogme ». La démocratie constitutionnelle a justement essayé d’écarter ce danger en inventant des techniques en mesure de protéger la minorité, sans pour autant renoncer à la validité du principe majoritaire.
Le couple structurant majorité/minorité dans la démocratie
On présente souvent la démocratie majoritaire comme le règne où gouverne la majorité, celle-ci étant entendue au sens organique évoqué plus haut. Toutefois, une vision plus réaliste de la démocratie incline à une autre vision : la démocratie moderne repose sur l’idée du couple suivant : la majorité qui décide et la minorité qui s’oppose. Comme on l’a écrit, « la démocratie [...] implique la participation au pouvoir de la majorité et de la minorité ». Plus exactement, « le pouvoir est l’œuvre commune de la majorité et de la minorité ». Loin d’être en opposition radicale, ces deux concepts de majorité et de minorité forment un couple indissociable. Ce point a été notamment bien vu par Carl Friedrich qui définit la démocratie moderne comme le « gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire division du pouvoir et libertés publiques ». Un tel gouvernement, poursuit-il, « implique l’existence d’un arbitre comme d’une assemblée de citoyens. Il sous-entend le respect des minorités, comme la décision par la majorité. […] La décision revient à la majorité car, en dernière analyse, un Gouvernement libre relève de la décision du groupe de citoyens que nous avons appelé “ groupe constituant” ».
Dans la démocratie moderne, et libérale, il faut admettre que « toute majorité a besoin d’une minorité, tout pouvoir a besoin d’une opposition ». Ainsi est inscrit dans le principe majoritaire son contraire, qui est le principe minoritaire. Dans une démocratie moderne, la minorité a des droits qu’elle peut faire respecter, mais ce qui la caractérise est le fait qu’elle a aussi vocation à devenir un jour la majorité. Le grand constitutionnaliste anglais, Ivor Jennings, a parfaitement résumé ce point en écrivant : « l’une permet à l’autre de gouverner parce que la seconde permet à la première de lui faire opposition, et ensemble elles font contribuer leurs partis à la marche de la machine constitutionnelle. Le gouvernement “national” est vraiment national parce qu’il comprend une opposition nationale et que les gens sont libres ». De son côté, Hans Kelsen a souligné la différence qu’il fallait faire entre la démocratie idéale et la démocratie réelle. Dans la première, on peut toujours imaginer un système qui assimile la volonté générale à la volonté unanime. Mais dans la démocratie réelle, il faut en passer par la règle de la majorité :
La volonté générale formée sur la base du principe majoritaire ne résulte nullement d’une décision dictatoriale imposée par la majorité à la minorité, mais de l’influence réciproque que les deux groupes exercent l’un sur l’autre, du choc de leurs orientations politiques antagonistes. […] C’est là la véritable signification du principe majoritaire dans la démocratie réelle : aussi serait-il préférable de l’appeler principe majoritaire-minoritaire ; en organisant finalement l’ensemble des individus en deux grands groupes seulement – majorité et minorité – il rend possible un compromis dans la formation de la volonté générale, après avoir préparé cette dernière intégration en contraignant au compromis qui permet seul la formation tant de la majorité que de la minorité.
Toute la force de la démocratie libérale consiste en ce va-et-vient entre les deux forces complémentaires que sont la majorité et la minorité.
Si la démocratie libérale suppose l’alternance toujours potentielle du pouvoir entre la majorité et la minorité, et donc la rotation des élites, elle implique aussi la mise en jeu de la responsabilité des gouvernants. Celle-ci a un lien avec la notion de majorité. En effet, on a vu plus haut à propos de la distinction entre les majorités de second type (majorité potentiellement fluctuante) et de troisième type (majorité consolidée) que la notion de majorité devenait « organique » : elle permet d’identifier les partis politiques soutenant le gouvernement en place. C’est à ce propos qu’on voit apparaître la fonction essentielle de la majorité. Elle permet d’identifier les détenteurs du pouvoir réel et donc de faire jouer le mécanisme de la responsabilité politique. La preuve est fournie a contrario par les cas où il n’y a pas de majorité consolidée. Ainsi, nous expliquent les historiens de la IVe République française, « tant qu’il n’y avait pas de majorité, il était impossible d’apprécier clairement les responsabilités de chacun, et d’instaurer un dialogue confiant entre gouvernants et gouvernés ». En effet, si l’on n’arrive pas à identifier clairement les représentants de la majorité – ce qui est souvent le cas pour les majorités de coalition – on ne peut pas saisir les auteurs des décisions politiques. Puisque la responsabilité est un mécanisme qui suppose l’imputation des décisions à leurs auteurs, elle ne peut avoir de véritable contenu que s’il y a un auteur, ce qui suppose en droit parlementaire, qu’une majorité soit identifiée ou en droit gouvernemental, qu’une autorité exécutive soit repérée. C’est – soit dit en passant – la principale critique qu’on a pu faire à la « cohabitation » sous la Ve République, c’est-à-dire cette coexistence au sommet de l’État d’un Président et d’un Premier ministre issus de deux majorités différentes. Elle transforme le Président de la République en chef de l’opposition. Mais surtout, elle dilue la responsabilité dans la mesure où l’on ne peut plus authentifier l’auteur de la décision politique. Or, sans auteur, il n’y a pas d’imputation possible de la responsabilité.
En dernière analyse, dans les régimes parlementaires modernes, l’émergence d’une majorité est une condition nécessaire, quoique non suffisante, de la responsabilité des gouvernants devant les gouvernés, « pierre d’achoppement des régimes démocratiques ». La démocratie gouvernante suppose non pas que les gouvernés gouvernent, mais qu’ils soient en mesure de contrôler les gouvernants et de les remplacer, soit directement (élections), soit indirectement (responsabilité de type parlementaire). C’est à cette condition – et à elle seule – que la démocratie cesse d’être un « mythe » férocement attaqué par les contre-révolutionnaires tout au long du XIXe siècle, pour devenir une « expérience » bien concrète et réelle.
II. L’extension compliquée du principe majoritaire au-delà de l’État : la Fédération et l’Europe
Comme la tendance du droit constitutionnel est d’être largement centrée sur l’État – d’être si l’on veut « stato-centrée » – il n’est pas étonnant que le principe de majorité soit le plus souvent étudié dans ce seul cadre. La question européenne invite à un tel décentrement, car elle oblige à penser différemment la question majoritaire en s’extrayant du cadre étatique. En effet, on sait au moins une seule chose sur l’Union européenne, c’est bien qu’elle n’est pas un État, même si on discute âprement sur la manière de la qualifier positivement.
En laissant aux spécialistes du droit européen le soin de s’exprimer de façon plus compétente que nous sur les modalités pratiques en vigueur au sein de l’Union, nous voudrions ici nous borner à suggérer seulement l’hypothèse selon laquelle l’examen de la question de la majorité dans un espace extra-national suppose de changer de registre. C’est pourquoi on étudiera d’abord la question de la majorité dans un système fédéral, dans une Fédération, où le régime juridique en vigueur n’est jamais l’équivalent de ce qui existe dans un État (A), avant de voir, trop brièvement, la façon dont se pose le problème dans l’Union européenne (B).
A. La signification spécifiquement fédérale de la règle majoritaire : la majorité composite comme reflet de la structure dualiste de la Fédération
La règle de la majorité vaut non seulement pour l’État, mais aussi pour les unions d’État – le cas de la Fédération – mais aussi pour les organisations internationales. Certes, la règle d’unanimité prévaut pour l’adoption du pacte fédératif, car la création d’une Fédération emprunte la forme de la convention par laquelle des États-membres adoptent une nouvelle Constitution.
En effet, la notion de pacte fédératif, suppose, par définition, le consentement de tous les États, puisque, par la force des choses, il ne peut pas y avoir de contrat, de pacte, sans sa conclusion par l’intéressé qui y consent. Le cas de l’association de la majorité et du pouvoir constituant dans une Fédération devient alors hautement paradoxal aussi, car la question semble résolue d’avance, du moins pour l’adoption de la constitution fédérale : il faudrait l’unanimité, car on ne voit pas comment un contrat pourrait lier une partie qui n’y a pas consenti. Pour la même raison, on considère qu’un pacte fédératif ne peut pas être modifié par une majorité, mais seulement à l’unanimité, pour des raisons liées à la logique contractuelle. Toutefois, il y a des exceptions qu’il convient d’étudier.
Un cas spécial de majorité se réalise dans le cas de la révision du pacte fédératif. On appelle révision du pacte le cas de la modification de la constitution qui est faite conformément au droit en vigueur et qui ne change pas la configuration politique de la Fédération. Au contraire de ce qui se passe pour la procédure constituante en matière fédérale, la procédure de la révision de la constitution fédérale est largement étudiée. On pourrait étendre à son propos le paradoxe qui a été relevé selon lequel une constitution adoptée à la majorité peut exiger une révision à la majorité qualifiée. Cependant, la question ici principalement étudiée sera celle de savoir ce qui distingue, dans une Fédération, la majorité exigée pour une révision constitutionnelle et les autres majorités requises pour d’autres cas.
La lecture de la plupart les clauses de révision des constitutions fédérales modernes révèle qu’elles imposent une condition de majorité. L’exemple-type est celui de la fameuse clause de l’actuelle Constitution américaine sur la révision, contenue dans son Cinquième Titre (Article Five). C’est notamment sur ce point que la constitution de Philadelphie diffère grandement des « Articles de la Confédération » qui exigeait le consentement unanime des États pour obtenir la révision. L’Article V de la Constitution de Philadelphie rompt donc avec cette logique unanimitaire en prévoyant une double majorité qualifiée. Il faut une première majorité qualifiée pour lancer l’initiative de la révision (majorité des deux-tiers, soit au sein de l’Union, dans les deux chambres, soit parmi des États-membres, et une seconde, encore plus qualifiée, pour adopter le projet de révision (majorité des trois-quarts des États-membres).
Cet article de la Constitution américaine fait office d’important « précédent » constitutionnel : il impose un schéma particulier à la révision qui fut souvent repris. On parle alors souvent de « double majorité » pour décrire la majorité dans un cadre fédéral, car elle s’appliquerait à la fois au niveau des individus et au niveau des États-membres. Mais nous avons proposé de retenir l’expression de « majorité composite » pour décrire la majorité dans un ordre juridique fédéral, car la double majorité est celle qui existe, d’une part, au niveau fédéral, et d’autre part, au niveau fédéré. En effet, dans une Fédération, la majorité composite ne fait que refléter la structure dualiste de toute Fédération, divisée entre les États-membres et la fédération qu’ils ont créée. L’examen d’autres constitutions confirme l’existence d’une telle majorité particulière.
Parmi les constitutions fédérales qui se sont inspirées de la Constitution américaine figure notamment la constitution suisse de 1848, même si celle-ci innove avec la faculté d’une initiative populaire de révision (article 113). L’article 114, qui concerne la phase finale de ratification, fixe ainsi la règle de double majorité : « la constitution fédérale révisée entre en vigueur si elle est acceptée par la majorité des suffrages des citoyens suisses et par la majorité des cantons ». C’est d’ailleurs en partie en raison de cette clause de révision que certains auteurs ont, en raison de l’effet de symétrie, plaidé en faveur de l’adoption majoritaire pour ce qui concerne la ratification de la nouvelle constitution de 1848. Le cas suisse illustre parfaitement le type de la règle de révision qui essaie de concilier le principe démocratique (première majorité : celle des citoyens suisses) avec le principe fédéral (seconde majorité : celle des cantons) par cette règle du cumul des deux majorités, ce qui donne une sorte de prédominance aux cantons, c’est-à-dire aux États-membres. L’irruption du principe démocratique complique alors la donne puisque la majorité composite, décrite plus haut, doit tenir compte du principe démocratique où l’on ne compte plus par États, mais par individus (« one man, one vote »).
Ainsi, l’application de la majorité dans un système fédéral bute sur une véritable difficulté, qui est l’existence des États-membres. La première complication est la prise en compte d’une première double majorité (au niveau des États-membres et au niveau de la Fédération). La seconde complication vient de l’émergence du principe démocratique, individualiste (« one man, one vote »), qui doit pourtant composer avec le principe fédéral (on prend en compte les votes des États-membres, et non de la majorité des individus). Un bon moyen d’illustrer cette particularité fédérative est la pondération des votes.
La pondération fédérale, système de représentation inégale qui change le sens de la règle majoritaire
Klaus von Beyme, politiste allemand, a pu écrire, à propos du système allemand actuel, que « le fédéralisme est la dérogation la plus spectaculaire au principe démocratique de la majorité ». En effet, dans un système fédéral, la règle démocratique de la majorité fondée sur l’idée qu’une voix en vaut une autre connaît des exceptions en raison de la composition différenciée des chambres et de l’attribution collective des votes. Le cas fédéral est une illustration du principe de la pondération des votes que l’on connaît dans les organisations internationales et qui, on le verra, s’applique au sein de l’Union européenne.
Déjà dans la Confédération germanique de 1815, une représentation inégalitaire des États était prévue pour le cas des décisions importantes à prendre par la Diète de Francfort : l’article 58 de l’Acte fédératif règle les affaires exceptionnelles par opposition à l’article 56 (article IV) qui règle les affaires ordinaires, avec égalité de voix (une voix par État). Dans le cadre de cet article 58 (article VI), les grands États (Autriche, Prusse, Saxe, Bavière, Hanovre, Wurtemberg) obtiennent quatre voix tandis que les États moyens (Bade, Hesse, Holstein, Luxembourg) obtiennent trois voix, les plus petits États (Brunswick, Mecklembourg, etc.) deux voix, et les tous petits États, une seule voix. Il y a donc une pondération des voix en fonction de la taille de la population, même si ce n’est pas du tout proportionnel, puisque la Saxe a autant de voix que la Prusse, de loin la plus peuplée.
Cette tradition se poursuit sous l’Empire bismarckien, puisque la représentation au Bundesrat, organe central du Reich est inégale. Elle se fait principalement par État, mais selon une proportion démographique qui correspond presque intégralement à celle admise pour la Confédération germanique. Il en découle que la Prusse obtient mécaniquement une position dominante dans le Bundesrat, où elle détient les deux-cinquièmes des voix (17 voix sur 58 voix) selon article 6 (alinéa 2), de sorte qu’elle jouit d’une minorité de blocage (droit de veto) pour les décisions importantes requérant une majorité qualifiée. À titre d’indications, la Bavière a droit à six sièges, la Saxe, le Wurtemberg à quatre, la Bade et la Hesse à trois.
En 1949, le constituant allemand a voulu faire du Bundesrat un véritable représentant des États-membres, des Länder, poursuivant ainsi la tradition inaugurée par Bismarck d’une seconde Chambre conçue avant tout comme un Conseil (Rat), et non comme une assemblée (Versammlung) parlementaire. Ses représentants sont nommés et non élus. En outre, l’inégale représentation perdure et elle est redoublée par le nombre de voix attribué en fonction du nombre de sièges. L’article 51 (alinéa 2) de la Loi fondamentale dispose : « Chaque Land a au moins trois voix, les Länder qui comptent plus de six millions d’habitants en ont cinq, ceux qui comptent plus de sept millions d’habitants en ont six ». Enfin, le vote au Bundesrat est un vote collectif effectué par chaque délégation du Land. Les membres de cette Chambre fédérale n’ont pas un droit de vote individuel au sein de cette Assemblée, et les modalités de vote font penser à un mandat impératif dans la mesure où les membres de cette Assemblée votent en fonction des instructions de « leur » Land. Le cas du Bundesrat n’est pas le seul cas où le principe majoritaire du « one man, one vote » n’est pas respecté. Un autre exemple, fameux, est celui de l’élection du président de la République aux États-Unis. L’existence d’un collège de grands électeurs désignés au sein de chaque État-membre a des effets massifs sur le résultat final : en raison de l’effet de diffraction du fédéralisme, le président américain n’est pas nécessairement celui qui a obtenu le plus de voix. Le fédéralisme met donc ici en échec le principe démocratique : le président américain n’est pas nécessairement celui qui a obtenu le plus de voix en raison de l’effet de diffraction du fédéralisme, celui-ci mettant donc en échec le principe démocratique.
Comme on le voit, il y a une profonde spécificité du régime de la Fédération, soit que celui-ci impose l’unanimité pour le pacte fédératif, ou qu’il prévoie une double majorité pour la révision de la constitution, ou enfin qu’il impose une pondération des voix pour la représentation au sein de la Chambre fédérale. Une telle spécificité est nécessairement niée lorsqu’on raisonne uniquement dans le cadre d’une démocratie nationale, celle de l’État-nation, qui a été le cadre de développement de la grande majorité des démocraties contemporaines.
B. Penser la majorité au-delà de l’État : le cas compliqué de l’Union européenne
En général, les théoriciens de la démocratie moderne considèrent implicitement que la démocratie est une forme de gouvernement qui se rapporte à l’État-nation. Pour eux, il va de soi que la nation forme l’horizon de la pensée démocratique. Giovanni Sartori, par exemple, auteur de l’imposante Théorie de la démocratie, ne consacre aucun développement spécifique à la question de la démocratie hors du cadre national. Lorsqu’il évoque le cadre territorial, c’est uniquement pour marquer la différence existant entre la démocratie directe (la Cité) et la démocratie représentative (la nation).
De tels auteurs raisonnent à partir du présupposé selon lequel, dans une démocratie, il doit exister un consensus social au sein de la communauté politique. Ainsi, Guglielmo Ferrero a vu que les conditions d’existence d’une démocratie allaient au-delà de la reconnaissance du principe de légitimité. Selon lui, « la démocratie ne peut se légitimer sans l’unité spirituelle intérieure, si, en d’autres termes, tout le peuple n’est pas d’accord, non seulement sur le principe de légitimité, mais aussi sur les grands principes de la vie morale et religieuse. Si cette unité n’existe pas, le droit d’opposition deviendra le terrain d’un duel à mort ». Autrement dit, la compétition pacifique pour le pouvoir et l’alternance entre la majorité et la minorité qui caractérisent la démocratie constitutionnelle requièrent un consensus politique et social qui dépasse la simple communauté de valeurs. Or, la question européenne déplace ce problème du consensus social minimum, dans la mesure où le cadre territorial est ici étendu à celui d’une pluralité d’États, les États-membres. Cette difficulté a notamment été perçue lorsqu’on a réfléchi à la question du Parlement européen. C’est d’ailleurs une réflexion sur cette institution qui a conduit le doyen Vedel, fervent européen, à réfléchir à la possibilité théorique de combiner l’élargissement de la politie – de l’État-nation à l’Union européenne – avec le maintien de la forme démocratique de gouvernement. Selon lui, la question européenne imposait de méditer la question de savoir si l’on pouvait penser une démocratie « en-dehors du cadre national ». Poursuivant sur le même thème, il écrit :
[U]ne démocratie non nationale peut-elle être légitime ? [...] En d’autres termes, la reconnaissance de la démocratie comme seul principe de légitimité porte-t-elle comme conséquence la condamnation non seulement de toute autocratie ou dictature, mais encore de tout système de commandement extérieur ou supérieur à la nation, fût-il fondé sur le suffrage universel et le respect des droits et des libertés.
Peut-on donc, au nom de la démocratie, refuser la légitimité d’autorités supranationales ? Les partisans de la thèse « nationaliste » répondent par l’affirmative, dans la mesure où ils estiment que « la majorité [...] n’est démocratiquement opérante qu’à l’intérieur de l’unanimité ou, si l’on préfère, du consensus national ». En d’autres termes,
[l]a nation est, en matière politique, le lieu de cette « unanimité médiate » et de ce « consensus ». Voilà pourquoi le principe majoritaire appliqué en dehors du cadre national perdrait tout contenu démocratique. Il est démocratique que 50,1% des Français imposent aux 49,9 % restants leurs choix des hommes et des solutions, mais il serait anti-démocratique qu’une majorité formée d’Allemands, d’Italiens, de Britanniques, etc., si imposante soit-elle, puisse contraindre un seul Français. On serait hors de toute légitimité.
Au contraire, les partisans de la construction européenne répondent par la négative, c’est-à-dire par la possibilité d’obtenir une démocratie post-nationale ou supranationale, car ils considèrent que le « principe démocratique peut s’appliquer hors du cadre national » et que les hommes peuvent construire, avec l’Europe, un « espace de consensus hors de la nation ». On voit par la même occasion que la question européenne réintroduit dans le domaine juridique et plus précisément dans le domaine du droit constitutionnel des questions « politiques » trop souvent évacuées par le positivisme constitutionnel.
L’intérêt de la construction européenne, du point de vue de la théorie de la démocratie, est de révéler son impensé, le substrat national. Le terme d’impensé vise à souligner l’espèce d’évidence qu’a acquis de nos jours le phénomène national ; celui-ci est un cadre à l’intérieur duquel on évolue et que l’on croit si naturel que l’on en oublie qu’il pourrait être autre en posant de manière abrupte la question d’une « démocratie non nationale », « post-nationale » ou d’une « politie multinationale », ou encore d’un « constitutionnalisme multi-niveaux ». Il est bien connu que les traités successifs ont progressivement permis d’introduire un principe de majorité au sein de l’Union européenne, sans que la légitimité démocratique des institutions qui prennent de telles décisions soit assurée. On objectera certes, que dans les faits le principe de majorité ne fonctionne pas et que la plupart des décisions sont prises selon le mode du consensus. Mais une telle thèse est aussi un aveu : cela signifie que, en réalité, l’Union européenne fonctionne plutôt comme une organisation internationale et qu’elle n’est pas arrivée à devenir l’Union politique que ses fondateurs souhaitaient dans les années 1950.
Un précieux indice de la particularité de l’Union européenne réside dans l’importance du phénomène de la pondération dans les institutions qui marque la parenté avec les systèmes fédératifs et surtout avec les organisations internationales. Ici aussi, le principe d’égalité entre États-membres est battu en brèche et une sorte d’asymétrie, typique de certains fédéralismes, surgit qui vise à favoriser les plus grands États. La raison est certes historique, car la première Union à six États comportait une différence notable entre trois gros États (Allemagne, France, Italie) et les trois petits États (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) que l’on avait nommé d’un seul tenant, le Bénélux.
Ainsi, l’étude du principe de majorité de l’Union européenne démontre la nécessité de penser cette institution en dehors du cadre de l’État-nation et de l’interroger à partir des cadres de pensée relevant soit du système fédéral, soit du système des organisations internationales. C’est du moins ce qu’un constitutionnaliste suggère à ces collègues « européistes ».
Olivier Beaud est Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas, membre de l’Institut Universitaire de France et directeur de l’Institut Michel Villey.
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « Le principe majoritaire dans la théorie constitutionnelle des formes politiques », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/Le-principe-majoritaire-dans-la-theorie-constitutionnelle-des-formes-politiques]