Annie Jourdan, La révolution, une exception française, Flammarion, 2006
Les juristes sensibles à l'épaisseur historique et politique du droit constitutionnel ont pu faire leur miel, lors du Bicentenaire de 1989, de publications et de débats soucieux de porter une attention plus grande à la pensée politique de la Révolution Française. À rebours d'une tradition historiographique qui, en privilégiant l'étude des luttes sociales et des déterminations économiques, avait longtemps caractérisé l'événement révolutionnaire soit comme une révolution bourgeoise appuyée sur le soutien populaire, soit comme une révolution libérale portée par les élites éclairées et détournée un temps de son cours par les circonstances, ces travaux ont permis une redécouverte de la primauté et de l'autonomie du politique. Par-delà l'affrontement historiographique entre jacobins "vovelliens" et révisionnistes "furétiens", cette réhabilitation d'une histoire politique longtemps enserrée dans des approches strictement institutionnelles ou trop étroitement narratives avait également eu le grand mérite de révéler les virtualités despotiques de l'affirmation révolutionnaire d'une transparence politique se voulant sans obstacles (en ne pensant le processus d'affranchissement de l'absolutisme que sous la forme d'une souveraineté indivise, les révolutionnaires avaient en effet préféré le transfert du pouvoir souverain à la réflexion sur sa limitation). Marcel Gauchet avait à cet égard souligné, dans son ouvrage La Révolution des droits de l'homme, que les droits individuels ont été systématiquement sacrifiés à la puissance collective censée les protéger et que les membres de la Constituante, à la différence de ceux de la Convention de Philadelphie, ne crurent possible le développement de la liberté privée que « par sa conversion en autorité publique ». En effet, l'ordre politique que les représentants du Tiers État se sont trouvés dans la nécessité d'instituer était fragilisé par une conception du corps social qui ne laissait pas la moindre place à l'idée de division (la leçon est encore d'actualité : un régime qui ne parvient pas à reconnaître la nécessité du conflit en son sein est toujours menacé de dérive autoritaire).
Ainsi, ayant libéré l'interprétation de l'événement révolutionnaire du dogmatisme marxiste-léniniste, plusieurs ouvrages écrits à l'occasion de la commémoration de 1989 avaient clairement souligné que la période 1789-1799 devait être interprétée et étudiée moins comme l'avant-garde de 1917 que pour son impuissance à instituer l'ordre constitutionnel stable d'une démocratie représentative. Aux yeux des lecteurs particulièrement attentifs aux manifestations du droit politique, une des autres grandes vertus de ce travail historiographique est d'avoir libéré l'interprétation de la période révolutionnaire de la prégnance de certaines grilles de lecture imposées par la littérature publiciste libérale. En effet, que ce soit sous la plume des doctrinaires orléanistes ou plus tard celle des juristes de la IIIe République, les constitutions de l'époque révolutionnaire ont souvent été interprétées comme des archétypes qui ne correspondaient pas entièrement aux modèles historiques. Ainsi, la Constitution de l'an I, réputée fondée sur la souveraineté populaire, ne prévoyait le référendum que de manière très discrète et prohibait le mandat impératif ; la Constitution de l'an III, réputée au contraire fondée sur la souveraineté nationale, organisait le suffrage universel. Ces constructions archétypales accompagnaient l'effort des publicistes de la IIIe République pour lier la tradition révolutionnaire française, libérée de ses équivoques, à la vision d'une démocratie limitée (à cet égard, on sait que Carré de Malberg a systématisé l'interprétation faite par Esmein de la tradition révolutionnaire française par une radicale opposition entre la nation abstraite de 1791 et le peuple atomisé de 1793).
Malgré ses très nombreux mérites, l'effort accompli lors du Bicentenaire pour interroger la Révolution à partir de ses mystères et des lectures qu'elle avait suscitées depuis deux siècles avait toutefois très peu emprunté la voie de l'histoire comparée. Il existait certes à cet égard des exceptions notables sous la forme de travaux comparatistes (par exemple, Philippe Raynaud avait renouvelé le débat relatif à la différence des révolutions américaine et française) ou de travaux soucieux de dépasser l'étude franco-française (par exemple, l'ouvrage d'Élise Marienstras, consacré aux origines du nationalisme américain, avait permis de sortir d'un injuste oubli l'histoire de la Révolution américaine en montrant que les colons d'Amérique, privés d'un enracinement séculaire et n'ayant de souveraineté commune que celle du roi d'Angleterre, se sont éveillés à la conscience nationale tout à la fois en s'appuyant et en s'opposant au modèle politique anglais). Néanmoins, malgré ces dernières démarches, la littérature historiographique véhiculait majoritairement le discours patriotique d'une Révolution française unique et messianique… C'est de ce discours qu'Annie Jourdan, spécialiste de l’histoire révolutionnaire et impériale, professeur associé à l’Université d’Amsterdam, a souhaité se soustraire dans son dernier ouvrage La Révolution, une exception française ? (nouvelle édition en 2006 du texte publié chez Flammarion en 2004). En se demandant si la Révolution est une exception française, elle se propose de réévaluer la singularité de l'événement en l'inscrivant dans un ensemble de bouleversements politiques et sociaux qui, de part et d'autre de l'Atlantique, entre 1770 et 1799, agissent les uns sur les autres. Soucieuse d'« échanger la rhétorique nationaliste de l’unicité contre une logique universaliste des spécificités (p. 17) », elle place résolument le phénomène français dans une perspective européenne, en évoquant ses précédents en Angleterre, aux Pays-Bas et en Amérique, modèles concurrents, dont l’influence est jugée déterminante sur les révolutionnaires français. Si l'ensemble de l'ouvrage n'emporte pas toujours la conviction du lecteur (la première partie, consacrée à une histoire de la Révolution, est dénuée d'originalité et parfois très caricaturale dans sa présentation de l’Ancien Régime), la démarche comparative proposée est très séduisante et apparaît particulièrement recommandable à tous ceux qui souhaitent privilégier une approche historique et théorique du droit constitutionnel.
Cette posture comparatiste, dont on souhaite ici essentiellement saluer et recommander l'usage, permet de se soustraire à la croyance, propre à chacun des grands pays (et à leur discours historiographique), en un destin singulier ou messianique. En effet, l'Angleterre, les Etats-Unis et la France ont eu et ont encore souvent le sentiment de la singularité de leur histoire et de leur projet constitutionnels. Fortement intériorisé en Angleterre, ce sentiment accompagne la conviction d'avoir inventé en actes les institutions parlementaires, garantes des libertés politiques (tout en consacrant la fin de l'absolutisme royal et la prépondérance du Parlement, la Glorieuse Révolution a imposé la nécessité de la présence du roi au sommet de l'édifice politique et social). Jugée à l'aune des mouvements révolutionnaires du continent européen, la particularité britannique réside dans le fait d'avoir affirmé, à rebours de toute abstraction métaphysique, des libertés concrètes progressivement arrachées au pouvoir royal par l'instauration de contre-pouvoirs. De son côté, poursuivant l'entreprise de construction du mythe national commencée par l'œuvre tocquevilienne, l'historiographie américaine a toujours validé l'idée que « les Américains ont démocratisé la théorie anglaise de la représentation » et « ont républicanisé la Constitution anglaise » (P. Raynaud). Enfin, le récit national français a, pour sa part, toujours célébré dans 1789 l'apparition du citoyen sur la scène politique et constitutionnelle (une apparition de la nation moderne dans le bruit et la fureur qui expliquerait, en France, les décalages entre l'État et la société civile, ainsi que les conflits sur la légitimité).
Refusant de rajouter un chapitre à ce roman national et écartant toute mémoire chauvine — toute « complaisance franco-centriste » —, Annie Jourdan se propose de replacer la Révolution française dans la perspective du XVIIIe siècle et de l'étudier au regard des modèles anglo-saxons. Les affinités culturelles indéniables entre les pays occidentaux étudiés (en effet, dans l'ensemble de ces derniers, « le moment machiavélien se double progressivement d'un moment lockien quand sont introduits les principes abstraits et les droits naturels (p. 338) ») s'accompagnent d'un héritage propre à chaque pays qui contribue à créer des solutions spécifiques et à créer différentes configurations. À cet égard, il est démontré, par exemple, que l'institutionnalisation du conflit et d'une culture du dialogue contradictoire, propre à la Grande-Bretagne, est inconcevable pour les Français de la fin du XVIIIe siècle qui s'inscrivent, à l'inverse, dans une culture politique inspirée de Bodin et de Bossuet, initiée par Richelieu et Louis XIV, qui est une culture de l'exclusion ou du conflit. Sous l'influence de profondes habitudes mentales (culture du monisme versus pluralisme protestant), les affaires politiques demeurent, en France du « domaine du mystère de l'État », là où, aux Etats-Unis et en Angleterre, elles sont du domaine public. Concernant la question de la dangerosité des factions au sein d'une démocratie, après avoir rappelé que Sieyès souhaite les effacer dans l'unité de la volonté générale grâce à la représentation alors que les Pères Fondateurs y voient un mal nécessaire qu'il suffit de multiplier pour en corriger les effets, Annie Jourdan écrit justement qu'« à l'optimisme de la volonté et à l'utopie de l'unité, propres aux révolutionnaires français, [les insurgés américains] substituent le pessimisme de l'intérêt (p. 343) ». Plus loin, il est justement souligné qu'« en Amérique, la loi est vue comme imparfaite et la société comme devant être protégée de l'État (et donc de la loi) ; en France, la loi est vue comme parfaite, et la société comme devant être protégée par l'État (et donc par la loi) (p. 356) ».
Si les révolutions anglaise et américaine offrent le contrepoint nécessaire au mythe de la singularité française, leur étude permet toutefois à Annie Jourdan de souligner la particularité du phénomène français, celle-ci résultant, selon elle, non de la nouveauté des gestes et des idées, mais de leur caractère radical (à l'extrême envers de la culture anglaise du compromis) et de leurs aspirations universelles. L’exception française se voyant ainsi ravalée à sa fonction identitaire de ciment de la cohésion nationale, le caractère unique de l'événement révolutionnaire se réduit alors au « gouvernement révolutionnaire et [à ] sa répression, qui s’inscrivent dans une tradition nationale d’intolérance ».
L'objet de cette note de lecture n'est pas assurément de discuter cette dernière thèse (ce qui reviendrait à s'inscrire dans l'infini débat relatif à l'énigme de la Terreur), mais de souligner le grand profit qu'il est possible de tirer d'une méthode scientifique — ici au service du projet de placer la Révolution française à la lumière des mouvements qui l’ont précédée et de faire droit aux spécificités respectives de ces derniers — qui, appliquée à l'étude historique et théorique du droit constitutionnel, pourrait révéler toutes ses ressources. En effet, acquise à la nécessité d’une telle approche comparative, l'étude des formes et des concepts constitutionnels apparaît particulièrement fructueuse. D'une part, elle permet de compléter ou d'éclairer les interprétations historiographiques classiques en proposant une lecture juridique des évènements étudiés : par exemple, concernant la période révolutionnaire, elle peut avantageusement seconder les tentatives d'élucidation du mystère de la Terreur en montrant que le refus de la conception américaine des checks and balances et de la subordination de la loi aux droits individuels est largement responsable de l'"exception française" (la manière d'appréhender la constitution, la souveraineté ou la représentation explique l'impuissance à concevoir un contrôle du pouvoir ; à l'inverse, aux Etats-Unis, la structure fédérale a commandé une définition de la souveraineté propre à écarter toute sacralisation du pouvoir législatif). D'autre part, l'histoire constitutionnelle comparée permet de faire apparaître tout à fois la diversité et la communauté des formes et théories constitutionnelles : par exemple, dès avant le Bicentenaire de 1989, les premières livraisons de la revue Droits avaient rappelé que, par-delà l'affirmation commune de droits inaliénables de l'individu limitant le pouvoir de l'État, l'économie des déclarations de droits de la fin du XVIIIe siècle n'était pas la même de part et d'autre de l'Atlantique : à l'opposé des déclarations américaines où le droit positif renvoie au droit naturel comme à un ordre distinct de lui auquel il se subordonne, la Déclaration du 26 août 1789 témoigne d'une « absorption du droit naturel dans le droit positif » (P. Wachsmann) au nom d'une volonté politique vertueuse soucieuse de redresser une société civile pensée comme corrompue.
Étudier, par-delà le prisme des interprétations nationales, l'histoire constitutionnelle ne consiste pas uniquement à faire l'examen des textes et moments constituants, mais également à considérer les relations d'interdépendance qui existent entre ces textes et l'état réel du corps social qu'ils fondent (à cet égard, apparaît manifeste la dette de cette approche comparative à l'endroit des monographies consacrées au droit, à l'histoire ou à la théorie constitutionnelles d'un pays étranger). Par l'articulation subtile entre l'histoire des formes et idées constitutionnelles et celle de leurs migrations ou de leurs réemplois dans d'autres aires culturelles qu'elle propose, l'approche attentive au droit constitutionnel apparaît à double distance d'une histoire institutionnelle ou culturelle souvent indifférente à la singularité des élaborations conceptuelles et d'une histoire purement intellectuelle soucieuse de la seule part réfléchie et consciente des actions et des discours. Certes, cette approche comparative n'est pas à inventer : dans la postérité de Jellinek, d'Esmein, de Carré de Malberg ou de Mirkine-Guetzevitch, des travaux animés par un souci comparatiste ont déjà montré toutes ses potentialités (à l'instar de P. Häberle en Allemagne, C. Grewe et H. Ruiz Fabri ont invité à une interrogation sur l'existence en Europe d'un fonds constitutionnel commun ; P. Lauvaux a proposé une analyse des fondements institutionnels des démocraties contemporaines ; L. Heuschling, dans une approche plus théorique, a embrassé dans leur profondeur historique les doctrines du Rechtsstaat, de la Rule of Law et de l'État de droit). À l'heure de la reconnaissance d'un "patrimoine constitutionnel européen", cette démarche comparative doit toutefois être poursuivie, encouragée et plus largement reconnue. D'autres objets doivent être investis afin de donner à lire des travaux de recherche qui, attentifs aux notions et aux mécanismes juridiques, invitent à relire l'histoire politique des pays occidentaux à la lumière des diverses langues dans lesquelles s'est exprimé et s'exprime le droit constitutionnel.
Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à l'Université Rennes I
Pour citer cet article :
Jacky Hummel « Annie Jourdan, La révolution, une exception française, Flammarion, 2006 », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/annie-jourdan-la-revolution-une-exception-francaise-flammarion-2006-35]