Le IIe Reich allemand, un empire ou un État fédératif ?
Le IIe Empire allemand, qui naît en 1871 et disparaît avec la proclamation de la République de Weimar en 1918, prend appui sur la Confédération de l’Allemagne du Nord, la première union des États allemands de type véritablement fédératif. D’emblée se pose alors la question de savoir s’il se situe dans la continuité juridique de celle-ci, et partant s’analyse lui aussi comme un État fédératif, ou si au contraire les États allemands ont donné corps à une nouvelle forme politique – un « empire » ? –, d’autant que la Prusse y occupe une place singulière, d’apparence dominante aussi bien en fait qu’en droit. Il apparaît cependant que la formation de l’Empire tout comme sa configuration institutionnelle, qui sont certes pour partie inhabituelles, ne dévient pas sensiblement du modèle classique de l’État fédératif, en toute hypothèse pas au point de le disqualifier comme tel, ce que confirme une recherche du titulaire de la souveraineté dans cette architecture juridique complexe.
Is the Second German Reich an Empire or a Federation? The Second Reich (or German Empire), which existed from 1871 until the proclamation of the Weimar Republic in 1918, takes root in the North German Confederation, the first properly federal union of the German States. This background immediately raises the question whether the Empire is the legal continuity of the previous Confederation, and can thus itself be analyzed as a federation, or if the German States have created an entirely new political form – an « empire » ? –, especially considering the singular position of Prussia, which seems to legally and factually play a dominant role. However, and notwithstanding several unusual features, it appears that the foundation of the Empire as well as its institutional set up do not distinctly deviate from the traditional model of the federation, and certainly not so much as to be disqualified as such, which is confirmed when one seeks to identify the holder of sovereignty in this complex legal architecture.
Le 28 février 1866, à la tribune de l’assemblée générale du Ministère d’État de la Prusse, le Premier ministre (Ministerpräsident) Otto von Bismarck déclarait que « la Prusse est la seule création politique viable qui a émergé des ruines de l’ancien empire allemand, et de là découle sa vocation à se placer à la tête de l’Allemagne ». Ce propos résume au plus clair la politique poursuivie par celui qui, quelques années plus tard, deviendra le premier chancelier du IIe Reich allemand, fondé en 1871 et disparu avec la proclamation de la République de Weimar en 1918 : l’unification des États allemands sous domination prussienne. Cette ambition politique et juridique était un projet de longue date et de longue haleine, qui se heurtait à trois séries de difficultés : elle supposait de surmonter la résistance des États allemands – à l’exception de Brême, Hambourg et Lübeck, tous étaient des monarchies – désireux d’unification mais hostiles à l’unitarisme qui effacerait tous les particularismes et, surtout, les priverait de leur souveraineté ; de surmonter la tension provoquée par la question de l’agencement interne que devrait réaliser l’unification, les nationaux-libéraux tenant une solution impériale pour incompatible avec l’État national ; et enfin et surtout, en amont de toute possible réalisation d’une unification, de régler durablement le dualisme austro-prussien et les prétentions concurrentes qu’il contenait. Dès les années 1850 en effet, Bismarck faisait valoir que le système de la Confédération germanique dans sa configuration actuelle ne saurait durer sans causer préjudice à la situation de la Prusse et de l’Autriche. D’un côté, la domination de la Prusse était alors assurée aussi bien sur le plan économique que territorial par la position qu’elle s’était assurée au sein de l’Union douanière (Zollverein) entrée en vigueur en 1834, d’autant plus que l’Autriche n’y était pas partie. Mais de l’autre côté la Confédération germanique, fondée en 1815 par l’acte confédéral (Deutsche Bundesakte) adopté le 8 juin 1815 lors du Congrès de Vienne et complété et consolidé par l’Acte final de Vienne du 8 juin 1820, avait aménagé une position privilégiée à l’Autriche. La résolution de la question de la position de domination sur les États allemands, aux yeux de Bismarck, se résumait dès lors dans l’alternative entre une réorganisation de la Confédération ou une remise en cause intégrale des rapports juridiques qu’elle établissait.
Le moment décisif qui permit à la Prusse de sortir définitivement de l’ombre de l’Autriche se présenta dans le cadre de la controverse autour du Schleswig-Holstein, par une succession de violations des engagements conventionnels et des obligations constitutionnelles des États de la Confédération. Le Schleswig-Holstein avait été séparé du Danemark à l’issue de la guerre des Duchés de 1864 et placé sous administration conjointe par la Prusse et l’Autriche, solution qui, compte tenu de la rivalité latente entre les deux puissances, préprogrammait déjà le conflit futur. Celui-ci éclata lorsqu’en 1866 l’Autriche proposa au Bundestag de la Confédération germanique un vote d’autodétermination destiné à régler la question du statut futur du Schleswig-Holstein. La Prusse perçut cette initiative comme une violation du condominium convenu avec l’Autriche et, faisant valoir son droit à la légitime défense, envahit le Schleswig-Holstein. Cette invasion, inversement, fut perçue comme une violation de l’Acte final de Vienne, si bien que l’Autriche demanda aussitôt au Bundestag de voter la mobilisation générale contre la Prusse. À son tour, la Prusse accusa les États de la Confédération de violer par cette décision les textes constitutifs et dénonça l’Acte final, commettant elle-même par cet acte une violation, en ce que l’article V énonçait l’indissolubilité de la Confédération et interdisait expressément à ses membres le retrait unilatéral. Si la Confédération n’en cessa donc pas d’exister en droit, il reste que la guerre entre l’Autriche et la Prusse et le « retrait » subséquent de celle-ci avait de fait conduit à sa dislocation.
Nonobstant l’isolement de la Prusse dans ce conflit, sa victoire rapide sur l’Autriche et ses alliés avait définitivement préparé le terrain pour une réorganisation des États allemands, et c’était bien là l’objectif qui avait animé la Prusse : bien sûr voulait-elle obtenir à son profit une résolution de la bataille pour la suprématie dans la collectivité des États allemands mais, comme en rend compte Laband, il s’agissait en première ligne de la résoudre « dans l’intérêt général de l’Allemagne », afin de la « délivrer de la situation politique misérable dans laquelle les traités de 1815 l’avaient plongée ». Ainsi était maintenant posée avec urgence la question de la forme que prendrait la réorganisation à réaliser, et qui conduira à la fondation de la Confédération de l’Allemagne du Nord, à laquelle succédera quelques années plus tard l’Empire allemand.
Si on a présenté d’emblée ces éléments de contexte historique, c’est qu’il apparaît impossible d’analyser justement l’Empire allemand de 1871 sans prendre appui sur les faits et rapports juridiques qui ont précédé sa formation : l’essentiel des questions à la fois politiques et juridiques est concentré dans les années 1866 à 1871, qui posent le cadre mais aussi les conditions dans lesquels l’Empire pourra émerger. De la même manière, si l’accent a aussitôt été placé sur la Prusse, c’est qu’il serait vain de tenter de comprendre l’Empire allemand sans saisir pleinement le rôle qu’a joué pour sa formation l’ambition de longue date de la Prusse, et les formes à la fois juridiques et factuelles auxquelles celle-ci a donné corps dans la configuration de l’Empire, que Roger Dufraisse qualifie d’ailleurs de « Prusse prolongée ». Car ce sont bien ces formes et la place prépondérante qu’elles garantissent à la Prusse qui conduisent à soulever la question de la nature juridique de l’Empire. Agrégation constitutionnelle de l’ensemble des États allemands, était-il un État fédératif classique, comme se voulait la Confédération de l’Allemagne du Nord qui l’a précédé, ou bien la position singulière qu’y revenait à la Prusse fait-elle obstacle à cette analyse et doit-elle conduire à envisager une forme politique concurrente, que serait l’« Empire » ?
La question que pose le titre de cette contribution, « Empire ou État fédératif ? », suppose ainsi une opération d’apparence anodine et dont les juristes sont bien familiers, celle de la qualification : à partir des caractéristiques objectives définissant une catégorie juridique, y rattacher l’objet examiné dès lors qu’il présente lesdites caractéristiques, ou un nombre suffisamment représentatif d’entre elles. Mais les difficultés apparaissent alors d’emblée, dès lors que l’alternative propose une « catégorie », celle d’Empire, à laquelle il semble précisément manquer d’être cela, en ce que n’y sont pas rattachées, du moins sûrement, ces caractéristiques juridiques objectives indispensables à sa définition. Quelles caractéristiques distingueraient en effet l’Empire de l’État, qu’il soit unitaire ou fédératif ? Et ces caractéristiques même le définiraient-elles, en tant qu’elles seraient objectives, permettant ainsi d’envisager sûrement l’Empire comme une forme politique concurrente à l’État ? Ou bien en définitive l’Empire ne serait-il rien de plus qu’une variante du modèle dominant de l’État, si dominant qu’il paraît exclusif en dépit de l’extraordinaire hétérogénéité des formes d’organisation politique ?
Car c’est bien une forme d’organisation politique singulière que présente l’Empire allemand, dans laquelle on détecte à la fois des éléments très classiques de la théorie de l’État et de la théorie du fédéralisme, mais aussi des caractères qu’au premier abord on concilie bien mal avec l’une et l’autre. Pourtant, toutes les unions d’États, affirmait Laband, et aussi divers que soient leurs organisation et finalité, peuvent être rattachées à deux catégories conceptuelles : « elles sont soit conventionnelles (de droit international), soit corporatives (de droit constitutionnel) ». La proposition est exacte, mais il reste que la complexité de la construction qu’est l’Empire met en évidence que cette alternative classique appelle au minimum à être affinée, pour rendre compte plus précisément de la singularité de certains échafaudages institutionnels et rapports juridiques. C’est ce défaut de nuance qu’avait déjà relevé Jellinek, et qui constituera le fil directeur, en quelque sorte même le défi dans son ouvrage sur les unions d’États :
Soit l’État n’est pas la seule forme de vie politique commune, comme on le pense depuis Aristote, mais seulement l’espèce d’un genre supérieur […]. Soit on reconnaît que la notion dominante d’État repose sur une induction incomplète et on tente de la redéfinir conformément aux caractéristiques observées.
Son propos n’était certes pas tourné vers une conceptualisation de l’Empire comme forme politique, c’est évidemment la fédération qui était visée, le Bundesstaat dont la théorie était alors en pleine construction, dans un paysage doctrinal où avaient encore cours des concepts comme celui de Staatenstaat, l’État d’États, ou encore ceux d’Oberstaat et Unterstaat, l’État supérieur et l’État inférieur, notions qui, on le voit, portaient déjà en creux la dynamique du fédéralisme. Il reste cependant que Jellinek identifiait là déjà un enjeu qui demeure d’actualité et qu’on peut élargir à l’analyse conceptuelle de l’Empire comme forme politique à part entière – sous la réserve que l’objet examiné ici s’y prête.
Mais rien n’est moins sûr, pour la raison déjà indiquée qu’il manque des outils conceptuels univoques pour caractériser l’empire. L’incertitude est d’ailleurs perceptible jusque dans le vocabulaire employé, puisqu’à l’« empire » français correspond dans le langage habituel le « Reich » allemand, terme unique qui recouvre des réalités qui n’ont que peu voire rien en commun, et dont la polysémie en elle-même appellerait une étude à part entière pour en préciser les sens. Rappelons notamment que la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), dès les années 1950, a rendu plusieurs décisions dans lesquelles elle déclarait la survie de l’Empire allemand (Deutsches Reich) à l’effondrement de 1945, Empire qui n’aurait sombré ni avec la capitulation ni par l’exercice de puissance étatique étrangère en Allemagne par les forces alliées d’occupation, ni encore à un moment ultérieur, ce que la Cour, en 1973, inférait du préambule de la Loi fondamentale ainsi que des articles 16, 23, 116 et 146. Elle considère ainsi que l’Empire allemand continue d’exister, qu’il possède encore la capacité juridique (Rechtsfähigkeit), mais que son défaut d’organisation en tant qu’État « global » (Gesamtstaat), en particulier l’absence d’organes institutionnalisés, le prive en revanche de son aptitude à exercer cette capacité (Handlungsfähigkeit). Partant, la République fédérale d’Allemagne n’est pas le successeur juridique de l’Empire ; il est plutôt, en tant qu’État, identique à l’État qu’est l’Empire, son étendue territoriale n’étant en revanche que partiellement identique à celle de l’Empire. La Cour, en parlant d’ « Empire », ne vise évidemment ni le IIe Reich de Bismarck ni, à plus forte raison, le IIIe Reich. Ses propos font davantage apparaître qu’elle emploie le terme en tant qu’il désigne une forme politique, et on aperçoit ici incidemment l’utilisation comme synonymes des termes Reich et Staat, l’Empire et l’État : c’est l’« Empire » qui demeure, dans les mots de la Cour, mais on comprend bien que c’est de l’existence continue de l’État qu’il s’agit.
Ces difficultés de vocabulaire nonobstant, de même que celles d’identifier des attributs univoques qui caractériseraient l’Empire comme forme politique, il reste cependant deux indices auxquels on peut tenter de raccrocher sa conceptualisation. Tel que l’Empire est entendu couramment, il désigne en effet une entité politique dans laquelle se manifestent deux tendances, « l’une à la domination (l’imperium) sur des populations réparties sur un vaste territoire ; l’autre à l’absolutisme dans l’exercice du pouvoir ». Mais la difficulté n’est alors que déplacée, dès lors qu’aussi bien la domination que l’absolutisme, en tant qu’ils expriment un rapport de puissance, d’une part peuvent être caractérisés suivant différents critères, et d’autre part peuvent parfaitement n’avoir aucun fondement juridique et néanmoins être une réalité de fait. On en vient alors à se demander si trancher la question que pose le titre de cette contribution est même possible, tant l’opération de qualification qu’elle suppose paraît hasardeuse, pour partie du moins, en ce qu’elle fait appel à des caractères et facteurs – de véritables critères ? – qui résistent à l’appréhension par le seul droit. La seule manière de surmonter la difficulté, ou en réalité plutôt la contourner, consiste alors à procéder en quelque sorte « par défaut », en prenant pour hypothèse de départ que l’Empire de 1871 serait un État fédératif, comme ses fondateurs eux-mêmes le revendiquaient, et en vérifiant l’adéquation de cette qualification avec l’objet concerné. Mais cette démarche, on l’a dit dès l’abord, ne peut s’inscrire que dans une analyse globale, qui doit nécessairement prendre appui sur le moment fondateur de l’Empire, lui-même largement commandé par les événements antérieurs et en particulier la fondation de la Confédération de l’Allemagne du Nord (I). Cette fondation ne laisse rien apparaître d’équivoque : elle confirme la nette rupture avec la confédération d’États qui a précédé la Confédération de l’Allemagne du Nord, mais ne met pas à distance l’hypothèse de l’État, a fortiori fédératif ; l’organisation constitutionnelle de l’Empire révèle en revanche des curiosités voire des anomalies dans les équilibres institutionnels et juridiques qu’établit en principe le fédéralisme (II), si bien qu’en définitive, l’élément véritablement et seul déterminant doit être recherché dans la question, qui paradoxalement est la moins délicate à trancher, de la titularité de la souveraineté (III). Fonder l’Empire, organiser l’Empire, vouloir au nom de l’Empire, voilà les trois objets qu’il s’agira d’éclairer ici.
I. Fonder l’Empire
A. Le projet d’Empire dans la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord
À la fin de la guerre de 1866 entre la Prusse et l’Autriche, le monde étatique allemand est divisé en trois « blocs » politiques, dont les lignes de partage sont tracées dans le traité de paix de Prague du 23 août 1866 : l’Autriche, le grand perdant du conflit, qui conservait son intégrité territoriale mais dut, d’une part, reconnaître la dissolution de la Confédération germanique et, surtout, consentir à une « nouvelle organisation de l’Allemagne » (Neuordnung), dont elle serait elle-même exclue. Cette « nouvelle organisation » projetée par la Prusse se dessine au regard des deux autres blocs d’États allemands, situés de part et d’autre de la ligne du Main : avec ceux situés au Nord, la Prusse entendait former une union ; ceux situés au Sud étaient libres de former leur propre union, à laquelle l’Autriche s’engageait également de ne pas faire obstacle et qui, d’après l’article IV, aurait « une existence internationale indépendante », précision dont on comprend qu’elle était destinée à la préserver de l’emprise de la Prusse. Mais le plus révélateur, compte tenu de l’évolution ultérieure de ces unions et de notre sujet d’étude, est que dès le traité de Prague et même dès le traité préliminaire, dans la même disposition mais presque de manière incidente, apparaît déjà le projet que les deux unions, celle des États du Nord et celle des États du Sud, s’unissent elles aussi. Sans surprise, compte tenu de la « question allemande » latente et de la proposition offensive formulée à partir de 1849 par l’Autriche d’une « solution grande-autrichienne », à laquelle la Prusse avait répliqué par la contre-proposition d’une « solution grande-allemande », le traité de Prague amorce donc déjà la solution « petite-allemande » à laquelle la fondation de l’Empire donna corps quelques années plus tard.
Le pas déterminant dans le sens de l’unification des États allemands sous domination prussienne fut la réalisation de l’union annoncée dans le traité de paix, sous la forme de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Elle reposait sur des traités de droit international conclus par tous les États au Nord de la ligne du Main, et dont la teneur révèle deux objectifs : d’une part, celui de former une alliance offensive et défensive, et d’autre part celui de réaliser les buts de cette alliance par une constitution fédérale (Bundesverfassung), comme l’énoncent les articles 1 et 2 du traité de Berlin du 18 août 1866. Alors que l’union ne prit donc initialement qu’une forme militaire, dont la durée était fixée à un an (article 6 du traité de Berlin), les États parties s’étaient ainsi engagés internationalement à fonder une nouvelle union, d’ores et déjà destinée à être un État de type fédératif et à prendre le relais de l’alliance exclusivement militaire. Le fondement de l’union (embryonnaire) d’États est donc localisé dans des instruments de droit international – le traité de Berlin et les traités complémentaires –, en ce que les États y avaient contracté des engagements réciproques, mais le fondement de la Confédération en tant qu’État fédératif se trouve dans la constitution que se donnèrent les États d’une union qui n’était alors encore qu’un projet, formalisé dans un rapport de droit international ; l’entrée en vigueur de la constitution constitue en ce sens l’exécution de leur engagement international, qui éteignit celui-ci et mit fin au rapport conventionnel. Cette constitution, adoptée par la Diète fédérale, publiée par chacun des membres fédérés dans une loi constitutionnelle puis promulguée au nom de l’union dans le nouveau journal officiel fédéral, entra en vigueur le 1er juillet 1867 et disposait dans son préambule que les États étaient convenu de former « une union perpétuelle pour protéger le territoire de la Confédération et le droit qui y est en vigueur, ainsi que pour assurer la prospérité du peuple allemand », et qu’elle portera le nom de « Confédération de l’Allemagne du Nord ». Mouvement constitutif en deux étapes, donc, qu’on retrouvera presque à l’identique dans la fondation de l’Empire allemand de 1871.
Conformément à ce qu’envisageait déjà le traité de Prague, les clauses finales de la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord prévoyaient en effet l’adhésion des États du Sud, et c’est par cette adhésion que fut fondé l’Empire de 1871. Encore qu’il faille, ici aussi, veiller à décomposer les actes juridiques successifs, qui sont de nature différente et, partant, de portée également différente. Pour comprendre la raison et les modalités de cet enchaînement d’actes, rappelons que Bismarck souhaitait une solution intégrale de la « question allemande », et que la Confédération tout juste fondée n’était destinée qu’à être une étape intermédiaire, la version « petite Allemagne » de l’État fédératif « grand-allemand » visé. Son ambition se heurtait cependant à la résistance de la Bavière, qui ne s’accommodait pas de la position de domination que la Prusse entendait s’octroyer, tout comme la France y était également opposée, en ce que toute solution qui réunirait les États allemands et les renforcerait en tant que puissance adversaire, unifiée, était à empêcher. Et c’est elle qui fournit à Bismarck l’occasion, entièrement orchestrée par lui, de surmonter « par le fer et le sang » la résistance de la Bavière, de conduire l’ensemble des États allemands à s’agréger aussitôt et de réaliser de cette manière l’unification souhaitée. L’anecdote est trop célèbre pour être de nouveau relatée ici, il suffit de rappeler que Bismarck exploita stratégiquement une discorde aigue entre la France et la Prusse, par l’envoi d’une dépêche aux ambassades dans laquelle Napoléon III et le parlement virent non seulement la provocation qu’elle contenait effectivement – sans en voir le piège – mais encore un casus belli, et à laquelle l’Empereur répliqua en déclarant la guerre à la Prusse. En vertu des traités d’alliance les États du Sud vinrent alors au soutien de la Prusse, et la victoire à Sedan et, par elle, l’euphorie et le sentiment national exacerbés qui en résultaient firent le reste : le terrain était devenu favorable pour réaliser le projet inscrit dans la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord, c’est-à -dire l’unité des États allemands par-delà les frontières, et surtout par-delà la ligne du Main.
B. L’engagement conventionnel de fonder un État fédératif
D’après la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord, une nouvelle œuvre constituante ne paraissait pas nécessaire pour agréger les États du Sud à l’État fédératif, autrement dit pour opérer la transformation de la Confédération en Empire. L’article 79 prévoyait en effet d’une part que les rapports entre la Confédération et les États du Sud seraient réglés par voie de traités, et d’autre part que les États du Sud, ou l’un seulement d’entre eux, pourrai(en)t adhérer à la Confédération, sur proposition de la présidence fédérale, et que cette adhésion serait réalisée par voie de législation fédérale. La constitution paraît cependant omettre la nécessaire étape internationale d’une telle adhésion : les États du Sud étant souverains, leur adhésion à la Confédération supposait nécessairement, en amont, un traité ; à elle seule, la technique de la législation fédérale n’était pas suffisante pour réaliser l’adhésion de nouveaux membres à la Confédération, dès lors que ceux-ci étaient alors des États.
C’est d’ailleurs bien ainsi, en intégrant une première étape internationale, qu’a opéré le double mécanisme de fondation de l’Empire : pour réaliser l’unité allemande il fallait en amont agréger à la Confédération les États du Sud, encore souverains, et c’est cette agrégation, dans sa dimension constitutionnelle cette fois, qui a emporté la transformation de la Confédération en Empire. L’agrégation fut réalisée au moyen des traités de novembre, conclus entre, d’une part, la Confédération de l’Allemagne du Nord et, d’autre part, chacun des États du Sud. Aucun doute quant à la nature de ces traités : conclus entre sujets du droit international, ils sont des actes de droit international et soumis en tant que tels à un pur régime de droit international.
Leur objet en revanche est moins aisé à identifier avec précision, et l’analyse des auteurs, qu’ils soient contemporains de nous ou de la conclusion de ces traités, reflète bien l’ambivalence qu’ils portent. On lit de manière quasiment univoque que par les traités de novembre les parties auraient convenu l’adhésion des États souverains du Sud à la Confédération de l’Allemagne du Nord. Le Fur soutient par exemple en ce sens que « ces traités contenaient l’obligation […] pour les États du Sud d’entrer dans le Norddeutscher Bund à partir du 1er janvier 1870 [sic], pour le Norddeutscher Bund de laisser s’effectuer cette accession dans les conditions spécifiées ». L’affirmation n’est pas tout à fait exacte, mais doit au contraire être nuancée, ou précisée : aucun de ces traités ne portait en effet expressément sur l’adhésion à la Confédération existante ; plutôt, ils avaient pour objet la fondation d’une nouvelle union, de nature étatique comme la précédente, et l’adhésion des États du Sud à la constitution de celle-ci. Cette ambivalence de la teneur et de la portée exactes des traités de novembre a contribué à alimenter une importante controverse doctrinale au sujet du rapport entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et l’Empire, opposant les défenseurs de la continuité juridique à ceux de la succession entre la Confédération et l’Empire (Rechtskontinuität et Rechtsnachfolge). Au soutien de leur thèse, les premiers avançaient notamment, d’une part, l’affirmation solennelle contenue dans le préambule de la constitution de la Confédération, d’après laquelle ses membres fondaient une « union perpétuelle », dont l’article 79 alinéa 2, d’autre part, prévoyait le possible élargissement par l’adhésion des États du Sud. Par ces dispositions, toute dissolution préalable à la fondation d’une nouvelle forme politique aurait été rendue impossible, et en toute hypothèse contraire à la constitution, même si ce verrou juridique n’aurait évidemment pu empêcher la dislocation de fait de la Confédération, de la même manière qu’elle s’était produite pour la Confédération germanique, pareillement destinée à être une union indissoluble mais de laquelle la Prusse s’était retirée unilatéralement par une dénonciation illicite de l’Acte final de 1820. Dans le même temps, s’agissant de la Confédération de l’Allemagne du Nord, le texte même des traités brouille cette analyse, en ce que le vocabulaire employé non seulement met à distance le mécanisme de l’adhésion, mais encore fait explicitement apparaître un tout autre projet, celui de proprement fonder une nouvelle forme d’union. On sait cependant la prudence des États du Sud, soucieux de leur souveraineté, à l’égard de la Confédération, et on admet aussi que le vocabulaire traduise davantage la volonté de ménager leurs populations qu’il ne reflète la réalité du projet juridique et politique qu’il exprime. Il reste toutefois que ce décalage entre le texte et son sens littéral d’une part et l’intention des parties d’autre part rend malaisée une analyse péremptoire et d’emblée univoque des traités de novembre. Une brève présentation met en évidence la difficulté qui résulte de cette ambivalence.
Le premier d’entre eux est celui conclu le 15 novembre 1870 entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et les deux grands-duchés de Bade et de Hesse. D’emblée, si on comprend ce traité comme un instrument d’adhésion – et on n’oublie pas que les deux grands-duchés avaient à plusieurs reprises formulé des demandes d’adhésion –, la configuration paraît au minimum curieuse : il s’agit d’un traité tripartite mais dans lequel, s’il s’agissait réellement d’adhésion à la Confédération existante, ne pourraient en réalité exister que deux catégories de parties, d’un côté la Confédération à laquelle il s’agirait d’adhérer, et de l’autre ses nouveaux membres. Mais le seul titre du traité, « Protocole concernant l’accord entre la Confédération, la Bade et la Hesse relatif à la fondation de la Confédération allemande [Deutscher Bund] et à l’acceptation de la Constitution fédérale », bouscule immédiatement l’hypothèse que son objet serait l’adhésion à la Confédération de l’Allemagne du Nord, impression qui n’est que renforcée par ses dispositions : après que les parties sont entrées en négociations au sujet de la fondation d’une « Confédération allemande », « les plénipotentiaires se sont réunis à Versailles et se sont entendus […] au sujet de la constitution de la Confédération allemande ci-jointe », qui était destinée à entrer en vigueur le 1er janvier 1871 – mais qui n’était rien d’autre, à quelques modifications près pour tenir compte des nouveaux arrivés, que la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Le nom « Confédération allemande » apparaît ici pour la première fois, et quand bien même l’expression paraît indiquer une rupture avec la Confédération de l’Allemagne du Nord, il est impossible d’y voir autre chose que la réalisation de l’extension, par voie conventionnelle, de la Confédération de l’Allemagne du Nord à l’ensemble de l’Allemagne que prévoyait la constitution de la Confédération existante, soit le premier pas vers la solution petite-allemande de Bismarck.
Le deuxième traité est celui du 23 novembre 1870, conclu cette fois entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et le royaume de Bavière. Ce traité porte plus sobrement le titre « Traité avec la Bavière relatif à l’adhésion à la constitution allemande », mais son préambule fait lui aussi état du projet de fonder une « Confédération allemande ». Celle-ci prend une forme plus concrète à l’article premier, qui dispose que « les États de la Confédération de l’Allemagne du Nord et le royaume de Bavière concluent une union perpétuelle, à laquelle les grands-duchés de Bade et de Hesse ont d’ores et déjà adhéré, et à laquelle l’adhésion du royaume de Wurtemberg est prévue. Cette union s’appelle la “Confédération allemande” ». L’article 2 dispose ensuite que « la Constitution de la Confédération allemande est celle de la Confédération de l’Allemagne du Nord, modifiée de la manière suivante […] ». L’objet est donc le même que celui du premier traité, à savoir la fondation d’une nouvelle union, quand bien même elle ne serait qu’une extension territoriale de la précédente, et largement organisée par la constitution de celle-ci.
Le troisième traité, du 25 novembre 1870, est le plus surprenant, en ce qu’il est conclu entre la Confédération de l’Allemagne du Nord, la Bade et la Hesse d’une part, et le Wurtemberg d’autre part, et qu’il est « relatif à l’adhésion du Wurtemberg à la Constitution de la Confédération allemande ». Aussi bien ses parties que son objet paraissent curieux et leur articulation ne se comprend guère. Admettons en effet, mais on y reviendra, que la « Confédération allemande » n’était pas destinée à être un nouvel État mais seulement un élargissement de l’État fédératif existant qu’était déjà la Confédération de l’Allemagne du Nord. Dans ces conditions, et dans la mesure où l’adhésion de la Bade et de la Hesse à la Confédération n’est pas encore effective, que celle-ci, sous la dénomination « Confédération allemande », n’existerait juridiquement que le 1er janvier 1871, pourquoi la Bade et la Hesse étaient-elles parties au traité ? Elles étaient encore des États souverains, en cette qualité évidemment capables de conclure des traités, mais à première vue ni l’une ni l’autre n’avaient qualité pour conclure celui-ci, dès lors qu’il s’agissait de l’adhésion d’un nouveau membre à une union de laquelle elles-mêmes n’étaient pas encore membres. La seule manière juridiquement tenable d’expliquer leur participation au traité avec le Wurtemberg, mais qui se situe à contre-courant des analyses doctrinales majoritaires, consisterait à avancer que la Confédération de l’Allemagne du Nord et les États du Sud avaient non seulement l’impression mais aussi l’intention non pas simplement d’élargir la Confédération existante, mais bien de constituer une nouvelle union, une nouvelle forme politique dont la Confédération, la Bade et la Hesse auraient été les fondatrices initiales, à titre égal, et chacune d’entre elles évidemment en qualité d’État souverain. On ne saurait autrement justifier la présence de la Bade et de la Hesse dans ce traité, auquel la seule participation de la Confédération et du Wurtemberg était sinon nécessaire et suffisante. Et c’est bien cette explication que semble confirmer le préambule du traité, qui dispose que « Sa Majesté le Roi de Prusse au nom de la Confédération de l’Allemagne du Nord, son Altesse Royale le Grand-Duc de Bade et son Altesse Royale le Grand-Duc de Hesse d’une part et sa Majesté le Roi de Wurtemberg d’autre part, animés par le souhait d’étendre au Wurtemberg la portée de la constitution de la Confédération allemande convenue entre la Confédération de l’Allemagne du Nord, la Bade et la Hesse […] ». Cette explication ne se concilie cependant pas avec le fait qu’aucun des traités ne fait état de la dissolution de la Confédération de l’Allemagne du Nord, dissolution qui aurait « libéré » ses membres et les aurait ainsi rendus de nouveau souverains. Or, dès lors que les parties au traité sont d’une part la Confédération elle-même et d’autre part les États du Sud, la création conventionnelle d’une nouvelle union signifierait alors que ses membres seraient les États du Sud, individuellement, et la Confédération en tant qu’ensemble, a fortiori de nature étatique. Or, il n’en est rien : l’union qui est effectivement fondée le 1er janvier 1871 sous le nom d’« Empire allemand » compte vingt-cinq composantes, parmi lesquelles figurent chacune de celles qui composaient la Confédération de l’Allemagne du Nord : quatre royaumes (la Prusse, la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg), six grands-duchés (la Bade, la Hesse, Mecklembourg-Schwerin, Mecklembourg-Strelitz, Oldenbourg, Saxe-Weimar-Eisenach), cinq duchés (Anhalt, Brunswick, Saxe-Altenbourg, Saxe-Cobourg et Gotha, Saxe-Meiningen), sept principautés (Lippe-Detmold, Reuss branche aînée, Reuss branche cadette, Schaumbourg-Lippe, Schwarzbourg-Rudolstadt, Schwarzbourg-Sondernshausen, Waldeck-Pyrmont), trois villes libres et hanséatiques (Hambourg, Brême et Lübeck). S’il devait donc s’agir d’une union véritablement nouvelle, de nature elle aussi étatique, comment aurait-elle pu compter vingt-cinq membres, sans que ceux qui l’étaient précédemment de la Confédération de l’Allemagne du Nord ne retrouvent, au préalable, leur souveraineté – avant d’y renoncer de nouveau en fondant une collectivité politique destinée à être de nature étatique ? On ne peut alors que revenir à l’hypothèse de l’élargissement de l’État fédératif déjà existant, mais avec elle ressurgit aussi l’incompréhension de la participation de la Bade et de la Hesse au traité d’adhésion du Wurtemberg.
Le quatrième traité, moins connu, est celui du 8 décembre 1870 : conclu entre la Confédération de l’Allemagne du Nord d’une part et les quatre États du Sud d’autre part, il porte sur la constitution de la Confédération allemande, et paraît surtout destiné à permettre à chacun des États du Sud de prendre connaissance de ce que chacun des autres, individuellement, avait conclu avec la Confédération de l’Allemagne du Nord et de l’approuver. Ainsi,
[l]es plénipotentiaires […] constatent que le Wurtemberg, la Bade et la Hesse approuvent le traité conclu le 23 novembre 1870 entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et la Bavière […], et que la Bavière […] approuve la constitution de la Confédération allemande convenue entre la Confédération de l’Allemagne du Nord, la Bade et la Hesse par le traité du 15 novembre 1870 […].
C’est le seul des traités de novembre qui paraît proprement multilatéral, même s’il se présente comme n’ayant que deux catégories de parties, la Confédération de l’Allemagne du Nord et les États du Sud, et il met en évidence la prudence avec laquelle ceux-ci s’engageaient dans la nouvelle union qu’était la Confédération allemande. Proprement multilatéral, en effet, mais sa portée et sa valeur appellent quelques précisions. Haenel notamment accordait une importance particulière à ce traité qui le distinguerait des trois autres, celle de véritablement approuver et, partant, rendre juridiquement valables les adhésions convenues antérieurement. Or, ce n’est pas tant de leur validité qu’il s’agit que de leur efficacité, et plus précisément des effets légaux pour des tiers du traité conclu par la Bavière. Celle-ci avait en effet obtenu des concessions considérables à son profit, et le traité qu’elle avait conclu avec la Confédération prévoyait ainsi d’importantes modifications de sa constitution. L’« Akzeptanzvertrag » ne saurait donc être compris comme une sorte de « validation » rétroactive des différents traités d’adhésion, mécanisme qui ne se concevrait que si ceux-ci avaient contenu une disposition précisant leur conditionnalité. Plutôt, il faut y voir une confirmation par les États du Sud de leur engagement, dans les nouvelles conditions telles qu’elles résultaient du traité conclu par la Bavière. Sans cet ultime traité, les engagements contractés par les uns et les autres sur un même objet, mais dont la teneur avait pour partie évolué, ne coïncidaient pas. Sauf à y voir un traité multilatéral unique et entièrement nouveau qui se serait substitué aux traités antérieurs – et on est alors gêné par le vocabulaire employé dans ses dispositions –, il évoque davantage le mécanisme de la reconnaissance, formalisée dans ce qui ressemble bien plus à une série d’actes unilatéraux solidaires, réunis dans un même acte conventionnel multilatéral.
Il reste cependant ce qu’il y a de véritablement déterminant dans chacun de ces traités, c’est-à -dire l’engagement international des parties, par voie conventionnelle, de fonder une « Confédération allemande », d’entrer dans cette union et d’établir pour elle une constitution. Les traités de novembre contiennent donc pour leurs parties des droits et obligations réciproques, qu’il restait cependant à exécuter car une chose est certaine : contrairement aux théories célèbres de Calhoun et, en Allemagne, Seydel sur le fondement contractuel de l’État fédératif et de sa constitution, qui conduit en définitive à nier à l’« État fédératif » sa qualité d’État, les traités de novembre ne sauraient constituer la base juridique de l’Empire allemand, et encore moins de sa constitution. Traité et constitution sont de nature essentiellement différente, le traité étant un acte conventionnel, ou contractuel si l’on préfère, entre souverains, c’est-à -dire entre égaux, tandis que la constitution, en tant que type de « loi », est un acte unilatéral donné par un être légal supérieur à un ou plusieurs être légaux inférieur(s). Aucun lien juridique de causalité n’apparaît entre le rapport conventionnel noué entre les parties et la formation ultérieure de l’union fédérative, si bien qu’on ne peut guère que choisir entre deux mécanismes juridiques, qui conduisent à des résultats radicalement opposés : soit on considère que le traité subsiste, qu’il constitue en tant que tel le fondement de la « constitution » de l’union que les États se sont engagés à former, laquelle union ne peut alors être qu’un rapport conventionnel, relevant du droit international (de type confédération d’États ou organisation internationale), tandis que sa prétendue « constitution » n’est autre chose qu’un traité interétatique ; soit le traité prend fin, par l’exécution de l’engagement que les États y ont contracté, et ne peut être le fondement ni de l’union de nature fédérative formée par les parties au traité, ni de sa constitution. Il n’existe pas de voie intermédiaire, et en particulier l’hypothèse d’une sorte de « mutation » du traité – conventionnel et interétatique – en loi constitutionnelle – unilatérale et étatique – est impossible à expliquer juridiquement : dans les mots de Borel, « l’expression de “constitution contractuelle” est anti-juridique ». Il faut donc considérer que le traité, ici les traités de novembre, n’est que le mouvement juridique initial, en quelque sorte l’impetus, de la fondation d’une union de nature fédérative, en ce qu’il contient un engagement conventionnel de faire, qui après tout doit bien être localisé quelque part dès lors que l’union envisagée agrègera des États souverains. Mais c’est ensuite dans l’exécution de ce que les États se sont engagés à faire qu’on doit chercher le fondement juridique de l’union fédérative. C’est donc par l’exécution des engagements conventionnels renfermés dans les traités de novembre qu’a opéré la deuxième étape, déterminante, du mécanisme juridique fondateur de l’Empire, celle par laquelle est constitutionnellement formé celui-ci. Après le moment conventionnel, place donc au moment constitutionnel.
C. L’exécution constitutionnelle de l’engagement conventionnel
L’exécution par les parties de leur engagement international s’est déroulée à deux niveaux : au niveau fédéral, celui de la Confédération de l’Allemagne du Nord d’abord, puis dans sa forme élargie, le Bundestag et le Reichstag approuvèrent les modifications qui résultaient pour la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord des traités de novembre. Les assemblées fédérales convinrent de même, sur proposition du Bundesrat et avec l’approbation des quatre États du Sud, de modifier la constitution dans le sens que l’entité qui dans les traités était appelée « Confédération allemande » porterait le nom d’« Empire allemand », et que le roi de Prusse en sa qualité de président de l’Exécutif impérial serait l’« Empereur ». Toutes ces modifications furent unifiées et résumées dans le texte publié au Journal officiel (Bundesgesetzblatt) le 31 décembre 1870, qui constitua une sorte de constitution provisoire, et entra en vigueur le lendemain, 1er janvier 1871. Mais la multitude de différents documents formant la constitution, et aussi la multitude de versions successives, rendaient nécessaire une unification : sur la base de la constitution entrée en vigueur le 1er janvier, un nouveau Reichstag fut élu le 3 mars ; celui-ci approuva le 14 avril le texte révisé de la constitution, intégré dans la Loi fédérale relative à la constitution de l’Empire allemand du 16 avril 1871 (Gesetz, betreffend die Verfassung des Deutschen Reiches). Au niveau « fédéré » cette fois, plusieurs opérations juridiques furent également nécessaires dès lors, d’une part, que les nouveaux membres, encore souverains jusqu’à l’entrée en vigueur de la constitution, devaient apporter les modifications nécessaires à leurs propres constitutions, et d’autre part que les organes de l’Empire, du moins les organes initiaux, n’avaient aucune compétence pour donner effet à la nouvelle constitution : d’où la tireraient-ils, dès lors qu’ils étaient des organes constitués mais que la constitution qui les habilitera n’avait encore aucune existence juridique ?
On pourrait être tenté de court-circuiter l’analyse de la dimension interne de la fondation de l’Empire en se bornant à énoncer que la formation d’un État fédéral, tout comme celle de l’État, n’est jamais qu’un événement factuel qui échappe à la stricte appréhension par le droit. Et dès lors qu’État et constitution sont inséparablement liés, on pose alors également la simultanéité de l’existence juridique de l’État et celle de sa constitution. On admet sans difficulté ce bref moment de vide juridique, mais l’appliquer de manière parfaitement cohérente à l’Empire n’est pas aisé. D’une part en effet, et sauf à considérer que l’Empire n’est en aucune manière identique dans sa nature à la Confédération de l’Allemagne du Nord, la fondation de l’Empire ne se pose pas sur un parfait vide juridique dès lors que la constitution de la Confédération prévoyait expressément l’adhésion des États du Sud. D’autre part, et le point précédent annonce déjà cette difficulté, comment articuler l’affirmation de la formation purement factuelle de l’Empire avec le postulat, déjà signalé, largement partagé par les auteurs, qu’il y aurait une continuité juridique (avec extension territoriale) entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et l’Empire allemand ? L’« acte de naissance » de l’État, comme l’appelle Jellinek, pour se concevoir comme purement factuel, ne suppose-t-il pas nécessairement et exclusivement la naissance d’un nouvel État ? Certains auteurs, minoritaires cela dit, analysaient et analysent encore l’Empire allemand comme un nouvel État, juridiquement parfaitement détaché de la Confédération, si bien qu’en une demi-douzaine d’années il y aurait eu succession de deux États fédéraux parfaitement indépendants l’un de l’autre. Si les arguments avancés, et en particulier celui que l’adhésion de nouveaux membres exigerait nécessairement la fondation d’un nouvel État, sont intenables, il reste qu’on peut se demander si ce n’était pas là effectivement l’intention commune des parties au traités de novembre, dont on rappelle qu’ils ne portaient pas, du moins pas explicitement, sur l’adhésion des États du Sud à la Confédération existante, mais sur la fondation (Gründung, le mot figure expressément dans les traités) d’une nouvelle confédération. La plupart des auteurs, on l’a indiqué, tenaient cependant l’Empire pour l’élargissement, sous une nouvelle appellation, de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Mais tout en adhérant à cette analyse, on reste embarrassé par une contradiction : si véritablement l’État initial demeure et n’est qu’élargi, la constitution de l’ensemble augmenté territorialement ne devrait-elle pas alors n’être qu’une modification de celle en vigueur avant l’extension ? On éprouve ici une gêne à soutenir simultanément, comme le font notamment Jellinek et Haenel, d’un côté que l’Empire se situerait dans la continuité juridique de la Confédération, qui était équipée d’une constitution, et de l’autre que son existence juridique ne serait passée d’une virtualité à la réalité que par le fonctionnement effectif et exclusivement factuel de ses institutions, qui aurait donné vie à la constitution et à l’État qu’elle organise.
Mais que l’Empire soit un nouvel État (ou autre chose) ou la continuation du précédent, il reste que les États allemands, et pas seulement ceux du Sud, devaient se « raccrocher » à sa constitution, ce qui fut fait au moyen des lois de publication prises par chacun des membres de la nouvelle union. Un vif débat opposa alors les auteurs au sujet de la valeur de ces lois et, contrairement à certaines opinions soutenues alors, une chose est certaine : le fondement juridique de la constitution de l’Empire ne saurait en aucun cas être localisé dans ces lois prises par les différents États composant l’union à constituer, même « cumulées ». Comment en effet une constitution qui se veut fédérale puiserait-elle sa validité et sa force obligatoire dans une ou plusieurs lois de ses membres fédérés ? C’est tout bonnement juridiquement impossible. En quittant cette fois l’ordre juridique étatique, il est tout aussi juridiquement impossible pour une constitution d’être de nature conventionnelle. C’est pourtant là la thèse de Meyer qui, tout en se fondant sur ces lois constitutionnelles édictées par les membres particuliers de l’Empire, avançait que la constitution serait véritablement conventionnelle, en ce qu’elle serait devenue un traité multilatéral par la conjonction des lois particulières concordantes. D’après Seydel cette fois, la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord (et on peut étendre a fortiori le raisonnement à celle de l’Empire puisque le mécanisme est identique) résulterait d’une sorte de collection ou compilation des lois concordantes particulières, par lesquelles la constitution fédérale valait uniformément comme loi sur le territoire de chacun des membres particuliers de l’union, ce qui la rétrogradait au rang législatif. Cette hypothèse était d’ailleurs peut-être alimentée par la formulation curieuse qu’on rencontrait dans certaines de ces lois, qui proclamaient la constitution comme « loi d’État », étant entendu que l’« État » ici visé était l’« État » particulier. Haenel a, le premier à notre connaissance, démontré avec force le non-sens juridique de cette construction, en faisant valoir que la constitution de l’Empire avait un « contenu impossible » pour les lois de chaque membre particulier, moyennant quoi une structure étatique fédérative et sa constitution ne peuvent jamais accéder à l’existence juridique même par l’addition des lois particulières concordantes des membres fédérés. Cette constitution-ci organisait en effet l’Empire, qui résultait d’une union d’États dont les rapports de coexistence étaient régis précisément par la constitution, tandis que les lois particulières de ses membres ne peuvent jamais organiser que ce qui est à leur disposition, c’est-à -dire eux-mêmes – et dans la mesure seulement, désormais, où ils y sont habilités. Haenel accorde une signification différente à la participation des organes délibérants des membres particuliers, qui aurait une dimension positive et une dimension négative : la dimension positive résiderait dans la vérification et approbation de ce que la constitution est bien conforme, dans sa forme et sa substance, à l’engagement international pris par les États ; la dimension négative est plus intéressante et consiste essentiellement en ceci que la publication de la constitution dans chaque membre particulier aurait pour effet d’annuler toutes les dispositions des lois particulières qui se trouveraient en contradiction avec elle. Si on admet évidemment la supériorité d’une constitution fédérale sur les normes particulières édictées par chaque membre fédéré, on reste néanmoins sceptique devant l’affirmation de ce qui serait une sorte de mécanisme d’annulation automatique et surtout implicite : quelle efficacité peut bien avoir la sanction de la non-conformité, tant que celle-ci n’est pas constatée et celle-là déclarée objectivement ?
Et surtout, encore faut-il expliquer en amont – on y revient – de quelle manière la constitution fédérale aurait acquis cette force obligatoire qui lui permettrait d’« annuler » par elle-même toute norme d’un membre particulier qui lui serait contraire, et comment situer par rapport à elle les lois édictées par ces membres particuliers. Car d’après Haenel en effet, la constitution fédérale serait parvenue à l’existence juridique dès l’instant où la confédération, par l’intermédiaire de ses « organes d’action et de volonté, prévus par la constitution préparée de concert avec le Reichstag » et qui « devaient naître spontanément et devenir une réalité », se l’appropriait « comme l’expression juridique suprême de sa propre volonté ». On perçoit immédiatement que l’argument, d’apparence tentante en ce qu’il semble prendre appui sur l’idée du fondement factuel de la formation d’un État, comporte un élément additionnel et déterminant qui le rend en réalité intenable, puisqu’il suppose deux mouvements dont la simultanéité est impossible : ou bien la constitution prévoit les organes dont l’existence effective est alors tirée d’elle, ou bien l’entité, dont l’existence n’est que factuelle et qui repose sur des organes dont le fonctionnement n’est pareillement que factuel, s’approprie par ce fonctionnement même une constitution qui n’est jusqu’alors que virtuelle et lui donne ainsi vie, mais on ne voit pas comment l’un et l’autre pourraient coïncider. C’est Laband qui, après avoir déconstruit le raisonnement de Haenel, a proposé la construction juridique la plus raffinée, « le vecteur adéquat qui communique la force obligatoire des États à l’être collectif » et qui explique ainsi, dans les mots d’Olivier Jouanjan, « que des lois soient prises, par des États qui n’ont à strictement parler aucune “règle de droit” pour contenu, aucun contenu juridique matériel, se bornant au fond à habiliter autrui (la Fédération potentielle) à se vouloir elle-même (en se constituant) ». Ce vecteur repose sur la distinction que fait Laband entre la loi matérielle et la loi formelle. Au sens matériel, la loi désigne ainsi toute loi qui porte des règles de droit assorties d’une sanction, et qui a donc en ce sens un contenu, tandis que la loi formelle ne désigne que la forme de la législation mais a un contenu parfaitement indifférent. Une loi peut donc très bien matériellement ne pas en être, mais elle n’en est pas moins exigée dans la forme, d’après Laband, chaque fois que l’expression de la volonté de l’État appelle l’approbation d’organes constitués, en l’occurrence celle de l’organe législatif. Nul doute que la fondation de l’Empire n’entrait pas dans la première catégorie, tandis qu’elle était bien un acte exprimant une volonté, celle de fonder une nouvelle forme politique, acte qui prenait bien la forme de la législation. Laband considère en ce sens que
… cette manifestation déclarée et réalisée consista en ceci que chaque État proclama publiquement sous forme de loi, c’est-à -dire d’un acte constatant l’accord de la couronne et de la représentation nationale, et du même coup autorisa et obligea son gouvernement à prendre toutes les mesures nécessaires à sa réalisation.
Et il parachève son raisonnement en avançant que le seul acte par lequel pouvait être adéquatement exprimée la volonté d’entrer dans l’union était précisément la publication de sa constitution par chacun des États particuliers, publication qui fut réalisée par la voie de législations particulières et qui, en ce qu’elle produisit l’adhésion effective des États à l’Empire, conféra à celui-ci ainsi qu’à sa constitution leur existence juridique. Ainsi était accompli le dernier acte par lequel était réalisée l’exécution intégrale des engagements internationaux qu’avaient contractés les États. Mécanisme complexe à deux temps, donc, l’un international et l’autre, véritablement constitutif, interne ; complexe mais pas inhabituel, si bien qu’à ce stade rien ne vient remettre en cause l’analyse majoritaire des auteurs contemporains de l’Empire d’après laquelle celui-ci serait un État fédératif, et c’est alors vers l’organisation constitutionnelle de l’Empire qu’il faut se tourner.
II. Organiser l’Empire
La seule lecture de la constitution fait naître immédiatement deux impressions contradictoires : la première est que l’organisation institutionnelle ainsi que celle des rapports entre le pouvoir central et les membres de l’Empire correspondent pour large partie au modèle fédératif relativement classique ; la seconde est que la Prusse occupe dans cette architecture une place centrale que ne fait qu’appuyer sa puissance de fait, si bien que l’analyse fédérative pourrait ici paraître mise à mal.
A. Organisation du pouvoir central
L’organisation institutionnelle centrale est à première vue classique, en ce qu’elle procède largement, sous réserve de quelques adaptations, de celle qu’avait connue avant elle la Confédération de l’Allemagne du Nord. Trois organes incarnent ainsi le pouvoir central ; il s’agit, dans l’ordre dans lequel les place la constitution, du Conseil fédéral (Bundesrat, titre III), de la présidence de la Confédération (Präsidium [des Bundes], titre IV), et de la Chambre des députés (Reichstag). La seule dénomination des organes constitués fait incidemment apparaître que la substitution du terme « Reich » à celui de « Bund » n’est pas encore totale, la constitution portant encore de nombreuses traces à la fois de la Confédération de l’Allemagne du Nord et du projet conventionnel initial de fonder ce que les parties étaient convenues d’appeler la « Confédération allemande » ; le Bundesrat en particulier ne fut transformé en Reichsrat qu’en 1919.
Le Bundesrat n’est pas la seule particularité de la constitution de l’Empire, mais il est l’une des clés pour comprendre sa nature juridique. La constitution le place au premier rang des organes constitués, un choix qui n’a rien d’aléatoire : les fondateurs de l’Empire visaient à accentuer son rôle éminent, supérieur aux autres organes constitués sinon de droit du moins en fait ; le Bundesrat n’est cependant jamais parvenu à habiter effectivement cette place déterminante que la constitution lui réservait, son importance ne cessant de décliner au fil des années au profit du Chancelier. Il représentait l’ensemble des composantes de l’Empire, les cinquante-huit représentants prenant ainsi part à la gestion des affaires de l’Empire ; celles-ci étaient vastes compte tenu des compétences que lui confiait la constitution, et en première ligne sa participation à la fonction législative qu’en vertu de l’article 5 il exerçait conjointement avec le Reichstag, au sujet duquel on se bornera à indiquer qu’il est l’organe démocratique dans l’organisation constitutionnelle de l’Empire en tant que ses membres procédaient de l’élection au suffrage universel direct, mais que son poids institutionnel était très en retrait par rapport à celui que la constitution donnait au Bundesrat, sa principale compétence étant sa participation à la fonction législative. Mais le Bundesrat n’était nullement destiné à être une « première chambre » ou une chambre haute : il se situait plutôt dans la droite ligne de son prédécesseur le Bundestag de la Confédération de l’Allemagne du Nord, voire du Reichstag du Saint Empire, et on aperçoit alors, comme l’écrit Olivier Jouanjan, que
… le Bundesrat tient la place, équivoque, que, dans l’État particulier monarchique, le Prince occupe : il porte la puissance de l’État fédéral en son unité. La décision du Bundesrat, en tant que décision collective des États exerçant la souveraineté fédérale, est l’expression d’une puissance supérieure à chacun des États qui y participent.
Cela dit, le Bundesrat ne produisait pas seulement des décisions parfaitement collectives, ce qui enraie légèrement l’idée de cette « souveraineté fédérale » qui serait exercée collectivement par tous les membres. En vertu du dernier alinéa de l’article 7 en effet, tous les représentants des membres de l’Empire ne participaient pas à toutes les prises de décisions : lorsqu’était en cause une question qui ne concernait pas l’Empire dans son ensemble mais seulement certains de ses membres n’étaient comptées que les voix de ceux auxquels la décision prise allait s’appliquer, tout comme c’était d’ailleurs le cas au sein du Reichstag, ce qui surprend davantage compte tenu de ce que les élus qui y siégeaient représentaient le peuple allemand dans son ensemble et non pas les membres particuliers de l’Empire, de la défense des intérêts spécifiques de qui ils étaient dès lors en quelque sorte chargés.
Nonobstant cette curiosité, deux traits caractéristiques du fédéralisme apparaissent dès à présent. Le premier est que la législation produite conjointement par le Bundesrat et le Reichstag avait, comme dans un État fédératif classique, un domaine déterminé par la constitution et primait sur celle des composantes, selon le principe Reichsrecht bricht Landesrecht inscrit à l’article 2 de la constitution. Le deuxième est que le pouvoir central, et en particulier l’organe délibérant, ne disposait que d’une compétence d’attribution. Ce principe est en effet énoncé à l’article 4, en vertu duquel sont soumises au contrôle de l’Empire et de sa législation toutes les matières énumérées ; celles-ci sont larges, on en convient, mais pas au point de rendre factice l’existence individuelle des membres particuliers et leurs prérogatives, d’autant qu’ils conservaient par ailleurs une vaste marge d’administration autonome (Selbstverwaltung), sous la seule réserve qu’ils l’exerçassent conformément à leurs obligations constitutionnelles, faute de quoi le Bundesrat pouvait décider contre le membre défaillant l’exécution fédérale (Bundesexekution).
L’article 11 de la constitution confie la présidence de l’Empire au roi de Prusse, « qui porte le nom d’Empereur allemand ». La précision nominative n’est pas négligeable, quand on observe que l’éminence de l’« Empereur » dans le texte de la constitution a rapidement et presque entièrement effacé la notion de « présidence » : l’architecture institutionnelle pointe vers la dignité impériale et non vers la présidence en tant que telle, et d’après le texte constitutionnel l’Empereur concentrait l’essentiel du pouvoir exécutif de l’Empire, en étant investi des compétences exécutives très classiques. Cette éminence, on y viendra, ne fut toutefois pas effective dès lors que la fonction impériale était largement isolée, en tant qu’elle était liée à la couronne de Prusse qui conservait un statut particulier : l’union constitutionnelle de la dignité impériale et de la couronne de Prusse avait ainsi produit une sorte de scission des attributions, si bien que la puissance impériale était à peu près creuse et largement symbolique.
Le plus haut fonctionnaire de la présidence – mais non pas un organe constitué distinct – était le Chancelier, qui entretenait avec l’Empereur une relation complexe, sans commune mesure avec la répartition actuelle des compétences entre Président de la Fédération et Chancelier fédéral. D’après la constitution de l’Empire ils avaient plutôt une mission commune, celle d’exercer le pouvoir exécutif impérial, quand bien même le texte plaçait l’Empereur dans une position éminente alors que le Chancelier n’y apparaissait que de manière incidente. Formellement, le Chancelier était ainsi subordonné à l’Empereur : d’abord, en tant qu’il était nommé par lui, qui mettait aussi fin à ses fonctions, sans participation aucune du Reichstag, si bien que la tête du gouvernement impérial ne dépendait donc d’aucune manière de la représentation du peuple, avec les questions que cela soulève en termes de responsabilité – c’est le deuxième facteur de cette subordination. La constitution exigeait en effet que les actes pris par l’Empereur en vertu de son pouvoir réglementaire fussent contresignés par le Chancelier, mécanisme classique par lequel celui-ci endossait ainsi la responsabilité pour ces actes, ce que l’article 17 avait le mérite d’énoncer expressément. Ces deux seuls aspects font nettement apparaître la dépendance dans laquelle se situait le Chancelier par rapport à l’Empereur. En même temps, au-delà de cette seule précision, la question de la responsabilité du Chancelier restait largement floue : la constitution étant elliptique à ce sujet, elle laissait la nature du régime politique largement indéterminée. Assurément, en vertu de l’article 17, la responsabilité opérait devant l’Empereur, mais qu’elle existait également devant le Reichstag est plus douteux, d’autant que celui-ci ne participait pas même à la nomination du Chancelier. Dans les faits en tout cas, celui-ci n’a jamais engagé sa responsabilité devant la représentation nationale (Bismarck récusait même expressément l’idée que cette responsabilité existât en droit), qui inversement n’a jamais cherché à mettre en œuvre ce mécanisme pour obliger – ou plutôt contraindre, dès lors qu’il était sans fondement juridique – le Chancelier à démissionner. Ce n’est qu’en 1918, à l’extrême fin de l’Empire, que la constitution fut révisée (ce qu’on a appelé Oktoberverfassung) afin de consacrer expressément le régime parlementaire, en liant le maintien en fonction du Chancelier à la confiance du Reichstag.
Cette organisation fait déjà apparaître que l’Empire disposait pour la formation et l’expression de sa volonté d’organes propres, centralisés, qui étaient autre chose que la réunion des organes délibérants de ses membres, et n’étaient pas non plus des organes communs des gouvernements et populations de ceux-ci, comme ce fut le cas dans l’Union douanière. Le traité du 8 juillet 1867 relatif à la continuité de l’Union douanière par exemple, conclu entre la Confédération de l’Allemagne du Nord, la Bavière, le Wurtemberg, la Bade et la Hesse après la fondation de la Confédération (dont l’existence excluait désormais que chacun de ses membres fût individuellement membre de l’Union douanière), disposait dans son article 7 que la législation était produite par le Bundesrat de l’Union « en tant qu’organe commun des gouvernements » et par « le parlement douanier en tant que représentation commune des populations ». L’Empire au contraire, incarné par les organes du pouvoir central, disposait donc bien de droits et pouvoirs évidemment tirés de la constitution, mais entièrement indépendants de ses membres. Entièrement indépendants des membres, certes, mais encore faut-il cerner maintenant la singulière position de la Prusse, dont le statut prépondérant, adossé à une puissance inégalée dans l’Empire, révèle une position qu’on est tenté de qualifier d’hégémonique.
B. Omniprésence et prépondérance dans le pouvoir central
Disons-le d’emblée, la position de la Prusse dans l’Empire est la part d’ombre dans la constitution d’une collectivité politique que rien jusqu’à présent, du point de vue juridique, ne disqualifiait nécessairement d’État fédératif. Et pourtant, le poids « physique » de la Prusse, dont le budget était supérieur à celui de l’Empire mais surtout la relation particulière, constitutionnellement garantie, qu’elle entretenait avec l’Empire n’avait d’égale dans aucun autre État fédératif de la même époque, quand bien même cette position singulière était fortement en retrait par rapport aux ambitions initiales de la Prusse et aux projets successifs qui avaient accompagné le mouvement d’unification nationale.
a. Maîtrise du Bundesrat
L’éminence de la Prusse dans le Bundesrat apparaît doublement : d’abord, elle y avait une importante force d’impulsion en ce que la constitution prévoyait que la présidence du Bundesrat revenait au Chancelier. Si on verra que le processus de prise de décision ne pouvait pas pour autant être accaparé par elle, il reste que cette fonction donnait au Chancelier sa maîtrise, et au minimum sa direction.
Ensuite, l’article 6 qui disposait que le Bundesrat est « composé des représentants des membres de la fédération » précisait également la répartition des votes au sein du Bundesrat, au nombre total de cinquante-huit : à la Prusse revenaient dix-sept votes, à la Bavière six, la Saxe et le Wurtemberg en avaient chacun quatre, la Bade et la Hesse trois, Mecklenburg-Schwerin et Braunschweig deux, tandis que les dix-sept autres membres ne disposaient que d’un vote chacun. Inégalité frappante, mais pas déterminante en soi, au regard de la règle de la majorité au sein de l’organe collégial de représentation des membres, typique de l’État fédératif au point d’être systématique. Mais la question est davantage celle de sa portée : d’après Olivier Beaud, cette technique est essentiellement un « outil au service de la fédération », en ce qu’elle « illustre sa nature corporative » : « la majorité est perçue comme une technique permettant de faire advenir une décision dans un groupement collectif qui a des organes, où les membres sont représentés institutionnellement ». Il se situe en ce sens dans la droite ligne de Gierke, se reportant aux conclusions de celui-ci d’après lesquelles « la prééminence de la volonté majoritaire [est] un principe spécifiquement corporatif », en ce qu’on ne le rencontre qu’au sein d’entités dans lesquelles un organe de représentation est conçu collégialement, la technique visant alors précisément à garantir qu’aucune de ses composantes ne puisse, par sa seule volonté, faire obstacle à celle, concordante, des autres. Et c’est bien ce qu’on observe dans le fonctionnement du Bundesrat de l’Empire allemand : la procédure législative supposait une adoption à la majorité simple aussi bien au Bundesrat qu’au Reichstag, et les dix-sept votes de la Prusse ne lui permettaient donc pas la « captation » de la procédure pour faire adopter une loi, même si l’influence d’une initiative prussienne en était fatalement forte et qu’on constate d’ailleurs que les lois d’Empire avaient une forte coloration prussienne.
En toute hypothèse, il est manifeste que la Prusse avait un « surpoids » en disposant à elle seule de près d’un tiers de votes, alors que la deuxième plus forte représentation, celle de la Bavière et de la Saxe, n’était que de six votes. Cette inégalité et surtout l’écart de représentation sont peu habituels, mais sont-ils pour autant incompatibles avec l’essence du fédéralisme ? La théorie de l’État fédéral (ou de la fédération) n’impose nullement une stricte égalité des membres en termes de votes ; elle est seulement attachée à ce que les membres de la fédération soient représentés dans une assemblée distincte de celle qui représente le peuple. C’est cet organe collégial de représentation des membres, la Diète, qui caractérise véritablement l’État fédéral. Il est vrai cependant que de nombreux États fédératifs contemporains sont attachés à une forme d’égalité de leurs membres dans l’organe qui les représente, et de ce point de vue on éprouverait des difficultés à s’accommoder de la position dominante de la Prusse dans l’Empire allemand : l’exemple le plus représentatif est le Sénat des États-Unis, où chacun des membres fédérés est représenté par deux sénateurs. Mais si on a écrit « une forme d’égalité », c’est que l’égalité ne répond évidemment pas à un critère unique qui la qualifierait – et pour aller plus loin, rien n’impose même une forme quelconque d’égalité de représentation. C’est ainsi qu’en République fédérale d’Allemagne s’expriment soixante-neuf votes au Bundesrat, ventilés d’après la population dans les différents Länder : ceux dont la population est supérieure à sept millions d’habitants disposent de six votes, ceux dont la population compte entre six et sept millions d’habitants en ont cinq, quatre votes reviennent aux Länder dont la population se situe entre deux et six millions d’habitants, et enfin trois votes pour ceux qui ont une population de moins de deux millions d’habitants – l’égalité est ici d’ailleurs toute relative, puisqu’on constate immédiatement une surreprésentation des Länder plus faiblement habités. On relativise alors aussitôt ce qu’on était au premier abord tenté de qualifier de position dominante de la Prusse, ou plus justement privilégiée ou prépondérante car, on l’a dit, la Prusse ne pouvait dominer, à elle seule, les délibérations du Bundesrat. Par ailleurs, gardons à l’esprit la composition territoriale et démographique de l’Empire, où la Prusse occupait environ les trois cinquièmes du territoire et représentait, en 1871, les quatre cinquièmes de sa population. L’impression de déséquilibre dans la répartition des voix se dissipe aussitôt, et au contraire il faut bien constater que les dix-sept votes de la Prusse sont disproportionnément peu par rapport à la population globale de l’Empire qu’elle représente. On doit donc à ce stade se contenter de prendre acte de cette inégalité de représentation, tout en concédant qu’elle n’est nullement incompatible avec l’essence du fédéralisme.
b. Dédoublement organique et fonctionnel
Mais la Prusse, et c’est plus curieux, est également inséparable des organes exécutifs de l’Empire, ce que garantit un double lien. Celui, d’abord, entre l’Empereur et le roi de Prusse, déjà signalé : la constitution disposait que la présidence de l’Empire revenait au roi de Prusse, qui en sa qualité d’organe de l’Empire portait le titre d’Empereur. Ce dédoublement produisait deux effets, qui scellaient en quelque sorte l’interdépendance entre l’Empire et la Prusse : d’un côté, il assurait, dans l’intérêt de l’Empire, que le roi de Prusse ne poursuive pas une politique substantiellement différente de celle de l’Empereur. De l’autre côté cependant, et cette fois dans l’intérêt de la Prusse, il accordait nécessairement à celle-ci une protection dont aucun autre membre ne pouvait bénéficier : l’Empereur, après tout, n’était pas susceptible d’oublier qu’il était roi de Prusse. Mais cela signifiait aussi que le contrôle que l’Empire exerçait sur ses membres était largement factice ou au minimum complaisant à l’égard de la Prusse, au point même de faire dire à Triepel qu’« il n’existe plus d’exécution fédérale contre la Prusse – même dans les manuels ».
Union ensuite également entre le Chancelier impérial et le président du Conseil des ministres de la Prusse. Elle ne surprend guère – et par deux reprises, sous Bismarck et Caprivi, la tentative d’une scission entre les deux a échoué – mais renforce le lien organique très fort entre la Prusse et l’Exécutif de l’Empire, conduisant à ce que, de fait, le Chancelier ne pouvait pas mener la politique de l’Empire sans y lier celle de la Prusse. La fonction de Chancelier était constitutionnellement « isolée », en ce qu’il n’existait pas de ministres d’Empire, et officiellement pas non plus de gouvernement. Le Chancelier était le seul ministre de l’Empire, il n’avait autour de lui aucun organe collégial, du moins pas d’organe qui aurait une existence juridique : Bismarck avait veillé à ce que le pouvoir exécutif soit presque entièrement concentré entre les mains de la Prusse, même si de fait une logique de cabinet s’était naturellement développée – Bismarck ayant toutefois interdit l’emploi de l’expression « gouvernement de l’Empire » (Reichsregierung), qui toutefois s’était répandue notamment dans les relations avec les États étrangers –, les membres de ce cabinet étant choisis pour la plus grande part parmi les ministres d’État prussiens. L’union ainsi forgée avait en particulier pour effet que l’Empereur n’avait en toute hypothèse pas d’autre choix que de se concerter avec le gouvernement prussien, avant toute initiative adressée au Bundesrat, au risque sinon de s’exposer au discrédit qu’aurait provoqué un vote défavorable de la Prusse. Il reste qu’on ne peut pas tirer de conclusions sûres au sujet de la nature de ce lien à la fois organique et fonctionnel entre l’Exécutif impérial et l’Exécutif prussien tant l’union est étrangement construite, et tant aussi ses raisons, on le verra, sont pragmatiques. Il ne semble pas qu’on puisse parler, en toute rigueur, d’une union personnelle : la Constitution disposait que l’Empereur était le roi de Prusse, mais la fonction impériale n’était pas rattachée à la personne du roi ; elle était bien plus liée à la fonction royale. On se contentera donc d’observer la similitude de ce lien avec ce que Georges Scelle, un peu plus tard, a appelé le « dédoublement fonctionnel », du moins en ce qui concerne la coïncidence entre la titularité de la couronne de Prusse et celle de la dignité impériale.
En définitive cependant, la place que réservait la constitution à la Prusse était très en retrait par rapport à ce qu’avait prévu son projet (lui-même déjà considérablement affaibli comparé au projet de constitution pour la Confédération de l’Allemagne du Nord) et qui, dans les mots de Haenel, « réalisait l’hégémonie prussienne dans une concentration forte et simple » moyennant trois « positions » cardinales : « la titularité du pouvoir exécutif pour la fédération, avec ou sans le concours du Bundesrat, la présidence du Bundesrat et la position privilégiée en son sein ». En effet, la transformation du projet conduisit au transfert des deux premières fonctions au pouvoir central tandis que la Prusse en tant que membre fédéré ne conservait que sa position forte au sein du Bundesrat. Avec cette reconfiguration apparaissait la question de savoir si le lien entre la puissance législative et la puissance exécutive était suffisamment fort. Or, comme le soulignait Haenel, la situation telle qu’elle résultait de la constitution n’était pas satisfaisante pour la Prusse, dont il estimait d’ailleurs, comme nombre d’auteurs, que c’est à bon droit, au regard du « poids lourd physique et de sa capacité politique », qu’elle revendiquait une place privilégiée. D’après l’article 19 de la constitution par exemple, elle participait certes, en sa qualité de membre représenté au Bundesrat, à la décision de procéder à l’exécution fédérale. Par comparaison cependant, le projet de constitution confiait cette décision au commandant fédéral (Bundesfeldherr)… qui n’était autre que le roi de Prusse. On y voit donc que le projet n’envisageait pas même l’hypothèse que la Prusse aurait pu être amenée à prononcer l’exécution fédérale contre elle-même. Dans la situation telle qu’elle résultait de la constitution en vigueur, en revanche, c’est précisément le rattachement organique et fonctionnel à la puissance impériale qui garantissait l’exécution par la Prusse de ses obligations constitutionnelles, en ce qu’elle assurait que sa politique ne fût pas en contradiction avec ses obligations envers l’Empereur et l’Empire. Dédoublement fonctionnel au premier abord curieux, donc, mais qui est en réalité assez remarquablement ficelé, au regard des rouages qui animaient cette union et qui forgeaient une interdépendance qui, tout autant qu’elle aurait pu paralyser l’Empire, garantissait inversement, et très habilement, sa cohérence et sa pérennité. Mais dès lors que les intérêts de l’Empire et ceux de la Prusse convergeaient nécessairement, au risque sinon de les affaiblir l’un et l’autre, dès lors aussi que leurs volontés étaient, sinon identiques, au minimum convergentes, se pose alors une ultime question, dont la réponse commandera celle apportée à la question que soulève le titre de cette contribution : de qui la volonté était-elle déterminante ?
III. Vouloir au nom de l’Empire
En définitive, les observations qui précèdent pointent toutes vers une dernière question : qui, dans cette structure à maints égards singulière, est souverain ? L’Empire en tant qu’être légal « global »? Le pouvoir central, c’est-à -dire (en supposant qu’on puisse le nommer ainsi) le niveau fédéral ? Les membres particuliers ? Ou bien même l’un seulement d’entre eux, et on pense évidemment à la Prusse ? La fondation de l’Empire, et avant elle celle de la Confédération de l’Allemagne du Nord, a placé cette question au centre des préoccupations : celles, pratiques, des États qui devenaient membres de l’une puis de l’autre union, et celles surtout, juridiques, des auteurs qui en étaient contemporains. Mais paradoxalement, alors que ce thème fut sans aucun doute le plus sensible et controversé au temps de l’Empire, il est l’un des plus aisés à aborder du point de vue actuel, en ce que le regard rétrospectif est nourri d’analyses doctrinales qui sont aujourd’hui beaucoup plus fixées et univoques qu’elles ne l’étaient en 1871, où la théorie de l’État et celle du fédéralisme bourgeonnaient tout juste.
A. Termes et enjeux du débat de la souveraineté
Le thème de la souveraineté n’a véritablement surgi dans l’histoire constitutionnelle allemande qu’à partir de la dissolution du Saint Empire romain-germanique en 1806, par laquelle les territoires allemands accédaient pour la première fois à la souveraineté. Celle-ci ne fut pas compromise par la Confédération germanique qui exista de 1815 à 1866, en tant qu’elle était une confédération d’États relevant du droit international. Cela dit, même cette union présentait certains traits difficilement conciliables avec la souveraineté des États confédérés, et en particulier en matière de prise de décision : si l’unanimité était bien la règle, certaines questions jugées mineures étaient décidées à la majorité, moyennant quoi les membres se voyaient alors obligés par une décision à la formation de laquelle ils n’avaient pas contribué, ce qui ne s’accommodait d’aucune manière de leur souveraineté. La fondation de la Confédération de l’Allemagne du Nord raviva d’autant plus le débat que l’échec de la révolution de 1848 avait éteint l’espoir de la formation d’un État national par l’impulsion des peuples : celui-ci ne pourrait advenir qu’en tant qu’il procéderait de la volonté des monarques allemands, ce qui donna alors naissance au dilemme de la souveraineté. Comment en effet fonder un État national de type fédératif, qui ne se concevait que souverain, tout en ménageant dans le même temps la souveraineté monarchique des royaumes appelés à en être les membres ?
Une première réponse, pratique et politique, a été celle des principaux acteurs de la fondation d’abord de la Confédération de l’Allemagne du Nord puis de l’Empire. L’enjeu pour eux était surtout d’apparences et les apparences, c’est manifeste à la seule lecture de la constitution de l’Empire, étaient sauves : celle-ci laissait largement indéterminée la question de la souveraineté, indétermination très commode et qui procédait d’un choix délibéré du principal promoteur de l’Empire, Bismarck, parfaitement conscient de ce que le succès de son projet d’État national dépendait de l’occultation du seul thème au sujet duquel les monarques, en particulier ceux des États du Sud, ne transigeraient pas. Ce « mensonge de la souveraineté », comme l’appelle Dieter Grimm, était par ailleurs alimenté par voire fondé sur la distinction doctrinale apparue peu auparavant entre la titularité de la souveraineté et son exercice. Elle n’est évidemment pas à rejeter en soi tant il est évident que si la souveraineté, en tant qu’abstraction, réside dans l’État, celui-ci, en ce qu’il est pareillement une abstraction, ne peut l’exercer que par l’intermédiaire d’un ou plusieurs organe(s), ou par le monarque comme les auteurs le faisaient alors valoir. Il reste que cette distinction fut habilement exploitée lors de la fondation de l’Empire pour apaiser les inquiétudes des monarques. C’était sans compter toutefois que ce n’était là que retarder la difficulté, dès lors que l’Empire était porté par une multitude de monarchies, et partant par une multitude de monarques aux prétentions concurrentes.
Ce sont ensuite les juristes qui se sont emparés de la question, avec une rigueur d’autant plus grande qu’elle était débarrassée de ces considérations politiques. Ils prirent largement appui sur deux thèses formulées une vingtaine d’années plus tôt, à un moment où la question était encore largement abstraite : la première thèse, prenant la souveraineté monarchique comme caractéristique essentielle de la monarchie, déclarait juridiquement impossible un État fédératif composé de monarchies, tandis que la seconde ne voyait aucun inconvénient à une telle structure et concluait à la nature étatique aussi bien de l’entité globale que de ses membres, ce qui signifiait alors une double souveraineté dès lors que l’« État » était nécessairement souverain. Pour Waitz, cette double souveraineté, ou souveraineté partagée, serait même l’essence de l’État fédératif, puisqu’il tenait qu’« [i]l n’y a État fédéral que lorsque la souveraineté n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais bien à tous les deux, à l’État collectif (puissance centrale) et à l’État particulier (puissance d’État particulière), chacun dans sa sphère ».
Mais tout dépend alors de ce qu’on entend par souveraineté, et des caractéristiques qu’on lui reconnaît. Depuis longtemps déjà avait été sophistiquée l’acception qui avait cours pendant le Moyen Age, où la souveraineté désignait essentiellement le pouvoir du « dernier mot » ; sa titularité et son exercice coïncidaient ainsi nécessairement, de la même manière qu’elle était concrète et possiblement multiple, et partant relative, dès lors que chaque titulaire n’était souverain que dans sa sphère de compétence. Cette conception dérivait largement d’une autre, à savoir que la souveraineté en tant que summum imperium ou suprema potestas aurait en quelque sorte un « contenu » positif, ce qui revient à dire, grossièrement, qu’elle serait une quantité de puissance. Et là est bien le biais, en ce qu’il conduit à définir la souveraineté par ce qui n’est que sa conséquence : l’État n’est pas souverain parce qu’il détient certains droits et pouvoirs caractéristiques, c’est parce qu’il est souverain qu’il possède ces pouvoirs. On perçoit alors mieux que la souveraineté, loin d’être une quantité, rend davantage compte d’une qualité ; autrement dit, il est plus juste de renverser exactement la proposition de la suprema potestas, comme l’a formulé Jean Combacau : « la souveraineté n’est pas la puissance suprême mais la suprématie de la puissance ».
En dépit de ces flottements et approximations dans la construction doctrinale d’une définition de la souveraineté, il reste cependant que depuis Bodin déjà elle était largement entendue comme étant indivisible, indivisibilité qui signifiait également celle de la titularité. Mais d’autres distinctions, caractérisations et précisions apparurent progressivement, et on s’aperçoit qu’elles revenaient toutes à reconnaître une forme de divisibilité : c’est ainsi que Réal distinguait la souveraineté parfaite et la souveraineté imparfaite, en identifiant quatre degrés d’imperfection tandis que la souveraineté parfaite serait celle où le souverain n’aurait « ni supérieur ni égal » ; d’une manière semblable, Neyron parlait d’États du premier et du second ordre, tandis que Moser forgea le concept de « demi-souveraineté », expression et théorie qui irritèrent particulièrement Jellinek, qui fustigea la notion comme étant un « terme insensé ». Mais c’est en définitive toujours la question de la divisibilité de la souveraineté qui est sous-jacente, même si elle l’est sous un autre vocabulaire : qu’est-ce dire, en effet, qu’une souveraineté serait « imparfaite » ou qu’un souverain ne le serait « qu’à demi » sinon que postuler que la souveraineté pourrait se diviser, dès lors que l’imperfection ou la présence d’une « moitié » signifie nécessairement que le fragment restant se trouve localisé ailleurs ? À notre sens, c’est Laband qui a le mieux rendu compte de l’impossibilité conceptuelle d’une souveraineté qui serait autre chose qu’absolue et qui s’envisagerait autrement qu’en termes qualitatifs et non pas quantitatifs :
… la souveraineté est une qualité d’un caractère absolu, qui n’admet ni augmentation ni diminution, qui est ou n’est pas. […] Il n’y a pas de demi-souveraineté, pas de souveraineté partagée, diminuée, dépendante, relative, il n’y a que souveraineté ou non-souveraineté.
Mais que faire alors, à côté de la nomenclature classique et raisonnablement confortable – État unitaire et confédération d’États –, de cette structure nouvellement apparue, plus complexe, qu’est ce qu’on appellera l’État fédératif ? Sa théorisation, et la résolution de la question de savoir comment pouvaient être simultanément souverains l’État fédératif et ses composantes, dépendait presque toute entière de la question de la divisibilité ou de l’indivisibilité de la souveraineté, qui fut cependant assez unanimement tranchée tout en conduisant les auteurs à des positions nettement opposées. Un an seulement après la fondation de l’Empire paraissait déjà l’étude de Seydel sur la notion d’État fédératif, très fortement adossée à l’œuvre de Calhoun, dans laquelle il démontrait que l’État était inconciliable avec l’idée d’une souveraineté partagée, d’où il résultait logiquement que l’État fédératif ne pouvait abriter simultanément plusieurs souverains. On n’éprouvera aucune difficulté à adhérer à cette proposition, mais on peut être gêné par la conclusion radicale qu’en tirait Seydel : d’après lui, et dès lors que la souveraineté est l’attribut essentiel de l’État, qu’il ne peut cependant exister deux souverainetés dans la même forme politique, il s’ensuivrait que l’État fédératif serait une construction juridique impossible. L’auteur revenait ainsi à l’alternative habituelle : il s’agirait soit d’un État unitaire (plus ou moins fortement décentralisé), soit d’une confédération d’États. Son principal (et en définitive seul) adhérent, Zorn, trancha en concluant que l’Empire allemand était un État unitaire, dont les membres disparaissaient nécessairement en tant qu’États. Seydel, à l’opposé, l’analysait comme une confédération d’États dès lors que, on l’a vu, il localisait le fondement juridique des unions d’États dans les traités conclus entre eux : si ces traités révélaient une renonciation par les États à leur souveraineté, alors ils avaient formé un État (unitaire) ; si au contraire une telle renonciation y faisait défaut, alors on n’avait affaire qu’à une confédération d’États. Les traités de novembre ne faisant apparaître d’aucune manière la volonté des États à sacrifier leur souveraineté pour fonder un État, fût-il fédératif, l’Empire ne pouvait donc être qu’une continuation remodelée non pas de la Confédération de l’Allemagne du Nord, mais bien plus de la Confédération germanique qui s’était éteinte en 1866.
Cette thèse resta cependant très isolée, la plupart des auteurs n’éprouvant guère de difficulté à concilier l’indivisibilité de la souveraineté, l’État fédératif, et la nature étatique aussi bien de l’être collectif que de ses composantes. Une telle approche, on l’aperçoit immédiatement, ne se conçoit cependant qu’en détachant la souveraineté de la forme étatique, de laquelle elle ne serait donc pas l’attribut essentiel. Laband considérait ainsi que par l’entrée des États dans l’union qu’était l’Empire, ces nouveaux membres n’auraient perdu ni leur individualité ni leur nature juridique, qu’ils auraient certes renoncé à leur souveraineté mais pas à leur qualité d’État, qui constituerait le fondement de l’être fédératif global ; par conséquent, au moyen de sa théorie de la médiatisation, essentielle selon lui à l’État fédératif, « l’Empire allemand n’est pas une personne juridique de 50 millions de membres, mais de 25 membres », vingt-cinq membres qui « sont souverains en tant que collectivité ». De même Jellinek, qui dans sa Théorie des unions d’États traitait encore comme inséparables la souveraineté et la qualité d’État, mais qui récusait plus tard cette association dans sa Théorie générale de l’État, faisant valoir qu’« [u]n État conserve son caractère d’État quand, par suite d’une capitis diminutio, de souverain il devient non-souverain. En accédant à une confédération, l’autorité de l’État perd son caractère souverain, mais garde tous les caractères essentiels de l’État » ; il résulte de cette considération, spécifiquement appliquée à l’Empire, que « les États de l’Allemagne du Sud, […] en accédant à l’Empire, sont restés identiquement les mêmes qu’auparavant ».
Du point de vue contemporain, que ce soit celui du droit international ou du droit constitutionnel, cette déconnexion entre l’État et la souveraineté ne saurait être admise : la souveraineté est la caractéristique essentielle de l’État, celle qui, dans l’ordre international, le distingue de tous les autres sujets du droit international. L’idée d’un État non souverain est alors une contradictio in adjecto. Mais tout autre était le panorama juridique contemporain de l’Empire, où la théorie de l’État et celle du fédéralisme commençaient à prendre corps mais où, d’une part, le langage courant compromettait la rigueur des analyses (on parlait d’« État » vassal, d’« État » membre d’un État fédératif, de même que la notion de suzeraineté côtoyait encore la souveraineté, etc.), et où d’autre part survivaient encore des notions aujourd’hui inconcevables et dénuées de sens, telle que celle d’État d’États (Staatenstaat), parfois même employée comme synonyme du terme Bundesstaat. C’est Jellinek en particulier qui bâtit une vaste théorie rendant compte des différentes formes d’unions d’États, perfectionnée et révisée au fil des années et des critiques qui en furent faites. Elle repose sur le postulat que la souveraineté ne serait pas l’essence de l’État mais seulement l’un de ses possibles attributs ; l’essence de l’État au contraire serait le pouvoir d’État, c’est-à -dire le « pouvoir de commander à raison de son droit propre et, par suite, d’après son droit propre ». Cette conception, centrée sur l’idée de droit propre, c’est-à -dire « un droit juridiquement incontrôlable », est intrinsèquement rattachée à la théorie de l’autolimitation (Selbstverpflichtung), essentielle à l’État en ce que celui-ci, en tant que « pensée d’une relation, d’un centre de relations, de rapports de droit possibles », ne se conçoit ni hors du droit ni soustrait au droit. « Verpflichtung durch eigenen Willen », l’obligation par la volonté propre, voilà ce qui, pour Jellinek, caractérise encore l’État dans sa Théorie des unions d’États. Le paradoxe de la proposition, maintes fois souligné, n’est qu’apparent et le « cercle vicieux » ne l’est pas réellement car, comme l’écrit Olivier Jouanjan,
… l’important est qu’il y ait cercle, c’est-à -dire que le système soit bouclé et c’est cette boucle qui noue la théorie de l’autolimitation : l’État, pour pouvoir être pensé dans l’ordre du devoir-être (et pas dans celui de l’être) doit être pensé comme bouclé dans un ordre juridique qui fait système clos ; il peut bien changer toute règle de l’ordre juridique à la condition de respecter la règle qui l’autorise à changer cette règle.
Et c’est sur cette base que Jellinek considérait encore en 1882 que la souveraineté serait « le caractère d’un État en vertu duquel celui-ci ne peut être lié juridiquement que par sa propre volonté ». Cette définition, à ce stade encore toute entière articulée autour de l’idée d’autolimitation, sera sophistiquée au fil des travaux de Jellinek, jusqu’à l’aboutissement qu’est sa Théorie juridique de l’État : à l’autolimitation s’ajoutait alors un autre élément, si bien que la souveraineté sera désormais définie comme « le caractère d’une puissance étatique en vertu duquel elle possède la capacité exclusive de se déterminer et se limiter juridiquement elle-même ». Sa théorie ainsi parachevée, il en résulte que ce qui distingue un État d’un non-État n’est nullement l’étendue de ses compétences, mais sa capacité à les fixer librement, et incidemment à fixer celles des membres qui le composent :
… l’État souverain seul peut, dans les limites qu’il a lui-même établies ou reconnues, régler en toute liberté le contenu de sa compétence. […] Se déterminer ou s’obliger par sa propre volonté, voilà le signe distinctif de toute puissance de commandement indépendante.
Mais voilà aussi qu’on aperçoit, par l’apparition de la notion d’autodétermination dorénavant juxtaposée à celle d’autolimitation, que Jellinek en est venu à adhérer à une conception largement partagée à cette époque, mais qu’il récusait encore pour partie précédemment : celle que la caractéristique de la souveraineté réside dans le pouvoir d’un État de décider lui-même de sa compétence – autrement dit, ce qu’on désigne dans le langage juridique sous le raccourci peu heureux de « compétence de la compétence ». Et c’est donc elle qu’il s’agit à présent d’identifier dans l’Empire allemand, dès lors qu’une chose est certaine : peu importe la répartition des compétences entre le pouvoir central et les membres particuliers, peu importe aussi l’ampleur de ces compétences respectives, ni l’une ni l’autre ne porte atteinte à la souveraineté dès lors qu’elle résulte précisément d’une libre détermination et limitation par le souverain. L’élément déterminant, et le seul, pour localiser la souveraineté, et incidemment répondre à la question de la titularité de la souveraineté que nous posions dès la première phrase de cette troisième partie, est la compétence de décider de sa compétence. Où est-elle logée ? Dans la puissance centrale d’Empire ? Chez les membres particuliers, chacun d’entre eux ? Chez l’un seulement d’entre eux ? Dans le premier cas, on aurait affaire à un État, a fortiori fédératif, dans le deuxième à une confédération, et dans le troisième enfin, c’est l’hypothèse de l’empire comme forme politique qui se préciserait alors.
B. Localisation du pouvoir de déterminer la compétence de l’Empire
Le pouvoir d’un État de se déterminer librement, qu’on exprime habituellement par l’idée que l’État a la compétence de décider de sa compétence, voilà ce qui caractérise sa souveraineté, ce qui est inhérent à l’État souverain et à lui seul. Mais dissipons d’emblée un malentendu : on attribue couramment la paternité de la théorie de la « compétence de la compétence » à Jellinek, chez qui on lit par exemple que « la souveraineté renferme le pouvoir suprême et indépendant. Il en découle que l’État souverain, dans le cadre des limites tracées par sa nature, peut décider de ses compétences ». Mais d’une part, s’il est vrai qu’elle apparaît au cœur de sa Théorie juridique de l’État, elle n’y est essentielle qu’à la souveraineté et non pas à la qualité d’État, puisque l’auteur tenait qu’en élargissant ses compétences, l’État fédéral pourrait en arriver à priver peu à peu les membres fédérés de leur qualité d’États, y compris au degré extrême où ils la perdraient intégralement. D’autre part, le concept et la théorisation de la compétence de fixer la compétence sont antérieurs et même étrangers à Jellinek et n’apparaissent dans ses travaux que tardivement. À notre connaissance, parmi les auteurs qui s’attachaient à l’idée de libre détermination, y compris des compétences, c’est Haenel qui a, le premier, articulé autour d’elle la réflexion sur la souveraineté et la nature étatique, qui a le plus sophistiqué cette approche et le raisonnement sur lequel elle repose, et c’est encore chez lui qu’apparaît pour la première fois le « diminutif » encore très en vogue aujourd’hui de Kompetenz-Kompetenz, lui aussi à tort souvent attribué à Jellinek, et qui selon Haenel se résume dans « le pouvoir légal [de l’État] d’élargir [« modifier » eût été plus juste] ses compétences constitutionnelles dans les modalités constitutionnellement prévues de la révision de la constitution ». Ainsi, on lit dès 1873 dans son traité de droit constitutionnel en deux tomes que la « puissance suprême [de l’État…] correspond au pouvoir légal de libre détermination de sa compétence ». Et l’auteur d’expliquer que l’État qui modifie ses compétences, soit en les augmentant soit en les diminuant, n’est certes pas délié du droit, mais qu’il ne reçoit jamais ces limites (modifiées) de sa compétence d’une autorité qui lui serait supérieure, qu’au contraire il se les pose lui-même dans les formes constitutionnellement prévues de formation de sa volonté. Ce qui distingue ainsi l’État de tous les autres sujets de droit est précisément ce pouvoir-là de déterminer ses propres compétences : « À tous les sujets au sein de l’État s’applique le principe : personne ne peut élargir ses propres compétences. Mais il ne s’applique pas à l’État lui-même ». Haenel en tire la seule conclusion possible au regard de la question de la titularité de la souveraineté : « C’est dans ce pouvoir de l’État sur sa compétence que réside la condition suprême de l’autosuffisance [Selbstgenugsamkeit], le noyau de la souveraineté ». Compétence de déterminer la compétence, souveraineté, État – la construction intellectuelle conduisant à la qualification de l’État est ainsi parachevée.
La valeur actuelle de sa théorie réside entre autres en ceci que Haenel faisait partie des rares auteurs à considérer la souveraineté comme l’attribut essentiel de l’État, celui sans lequel un État ne peut être, et en effet c’est bien encore cette conception, inséparable de celle de la compétence pour un État de déterminer sa compétence, qui est aujourd’hui à peu près unanimement admise. Il reste qu’elle était davantage controversée à l’époque de l’Empire, ce qui se comprend compte tenu des approches fortement divergentes de la souveraineté, de l’État, et de la déconnexion entre les deux : Seidler par exemple renvoyait bien à la « compétence de la compétence au sens de Haenel » [« die Kompetenz-Kompetenz im Sinne Haenels »], tout en la rejetant en tant que critère de la souveraineté, ce qui ne l’empêchait pas de reconnaître à l’Empire la qualité étatique en raison précisément de l’article 78 de sa constitution qui porte sur la révision. Jellinek lui aussi discutait la proposition mais, à l’époque de sa Théorie des unions d’États du moins, considérait encore comme parfaitement dissociables la souveraineté et la compétence d’un État de déterminer sa propre compétence, énonçant même que la théorie de Haenel « s’approche de la vérité, mais ne l’atteint pas », en ce qu’elle ne permettrait pas de saisir la face internationale de la souveraineté. Laband lui aussi citait longuement Haenel, tout en centrant la réflexion davantage sur les rapports de domination (Herrschaft), considérant que ce qui caractérise un État serait de posséder des droits de domination qu’une autre collectivité n’aurait pas, fût-elle plus grande et importante que la première. En même temps, c’est aussi Laband qui, dans la foulée de Haenel, énonça le plus clairement l’importance de la localisation de la compétence de déterminer la compétence pour résoudre la question de la titularité de la souveraineté. Et puisque la répartition des compétences repose dans la constitution, que ce n’est que par une révision de celle-ci qu’elle peut être modifiée, la réponse doit donc naturellement être recherchée dans les modalités de la révision. C’est là la principale innovation de la constitution de 1871 par rapport à celle de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Mais avant de l’examiner plus avant, un premier élément de réponse peut être donné d’emblée, à la seule lecture de l’article 78 qui énonçait que la révision de la constitution prenait la forme d’une loi d’Empire : en aucune manière ne procédait-elle donc d’un accord conventionnel entre les membres de l’union, et c’est donc là la première confirmation de ce que les membres de l’union n’étaient pas souverains. Mais la procédure de révision n’en sème pas moins le trouble en ce qu’elle fait apparaître un déséquilibre spectaculaire entre les différents membres, qui s’exprime nécessairement par un rapport de forces dont il faut alors apprécier l’implication juridique.
La procédure de révision de la constitution n’a cessé d’être alourdie depuis 1867, où une révision était encore acquise par un vote à la majorité des deux tiers au Bundesrat : dans la version provisoire de la constitution du 31 décembre 1870, entrée en vigueur le 1er janvier 1871, l’article 78 renforçait cette majorité en exigeant une adoption par trois quarts des votes ; la constitution révisée par la loi fédérale du 16 avril 1871, enfin, augmentait encore la difficulté, en inversant dans son article 78 la formulation de la majorité requise : « [la révision] est réputée rejetée si quatorze votes au Bundesrat sont exprimées en sa défaveur ». Si on retourne l’exigence à sa formulation positive habituelle, on s’aperçoit qu’il faut donc au minimum quarante-cinq votes favorables (sur cinquante-huit) pour faire adopter une révision, ce qui en réalité correspond à à peine plus qu’une majorité des trois quarts, comme dans la version provisoire de la constitution. Il reste que le renversement de la formulation est significatif : au lieu d’énoncer la majorité qualifiée requise, l’énonciation de l’obstacle – qui reste évidemment le même d’un point de vue juridique – est inversée si bien que, ne serait-ce que dans l’apparence, l’accent est placé sur la possibilité de rejeter une révision au lieu de son adoption, en identifiant expressément la minorité de blocage.
L’exigence minimale de quatorze votes n’est évidemment pas anodine. En termes de communauté d’intérêts trois « blocs » existaient dans cet Empire, dont deux uniquement sur la base d’alliances : la Prusse constituait à elle seule le premier, avec ses dix-sept votes ; venait ensuite le bloc composé des trois autres royaumes que sont la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg, qui réunissent à eux trois exactement quatorze votes ; le dernier bloc enfin était composé des plus petites fractions de l’Empire qu’étaient les six grands-duchés, les cinq duchés et les trois villes libres et hanséatiques, qui réunissaient vingt-sept votes. Les auteurs ont souvent insisté sur ce que les renforcements successifs de la majorité pour l’adoption d’une révision de la constitution répondaient à un souhait de la Prusse, mais le choix de fixer la minorité de blocage à quatorze voix est peut-être plus complexe : il s’agissait évidemment d’accommoder le souhait de la Prusse d’obtenir – mais pour elle seule – un véritable droit de veto, mais aussi celui des autres alliances d’être mis en mesure d’obtenir le même résultat qu’un droit de veto qu’aucun autre membre de l’Empire ne pouvait espérer se voir accorder à titre individuel. En ce sens, la fixation de la minorité de blocage à quatorze voix revient à accorder au bloc des trois royaumes un pouvoir équivalent à celui de la Prusse, celui de faire obstacle à l’adoption d’une révision, qu’ils ne pouvaient cependant exercer utilement qu’en coopérant. Dans une perspective positive, on constate alors bien qu’aucune « alliance » ne pouvait à elle seule faire adopter une révision, si une autre y est opposée ; la dimension en quelque sorte active de la compétence de fixer la compétence échappait donc bien aux membres fédérés. Mais comment s’accommoder alors de la perspective inverse, négative ou passive, celle de l’opposition à une révision ? Car en effet, dans cette configuration de répartition très inégalitaire des votes, la Prusse à elle seule pouvait empêcher toute révision qui aurait remis en cause l’équilibre juridique et institutionnel de l’Empire d’une manière contraire à ses intérêts – concrètement, qui aurait enrayé sa position hégémonique. Treitschke, qui tout en étant hostile à l’idée et au nom d’« Empire » avait milité depuis les années 1860 pour un État national sous domination prussienne, en arrivait d’ailleurs pour cette raison à la conclusion – intenable au demeurant – que de tous les membres fédérés de l’Empire, seule la Prusse n’avait pas perdu sa souveraineté. Sans adhérer à cette proposition, on doit au minimum constater que la face négative ou passive de la compétence de fixer la compétence, si elle n’est pas aux mains exclusives de la Prusse dès lors que n’importe quels quatorze votes pouvaient empêcher l’adoption d’une révision, était cependant inextricablement liée à la volonté de la Prusse.
Et c’est bien la question plus subtile que soulève cette procédure de révision, celle de savoir si la volonté de l’Empire, exprimée par le Bundesrat, était véritablement indépendante. Laband lui donne une réponse univoque, considérant que « la volonté de l’Empire n’est pas la somme des volontés des États particuliers, ni même la majorité de ces volontés ». On peut cependant être quelque peu gêné par la présentation donnée de l’article 78, en ce que Laband ne paraissait envisager une révision que dans le sens d’un élargissement des compétences de l’Empire – ce qui indiquerait qu’il évolue vers l’unitarisme – alors que, potentiellement du moins, rien n’empêchait l’Empire de distendre les rapports fédéraux et donc de réduire ses compétences. Cette présentation conduit à passer entièrement sous silence la capacité de la Prusse, à elle seule, de maîtriser la réussite ou l’échec d’un projet de révision. Et là est bien l'hiatus, entre la titularité par la puissance centrale du pouvoir légal de déterminer sa propre compétence et la capacité d’exercice de ce pouvoir, qui était dans la dépendance de l’une seulement de ses composantes. L’Empire avait incontestablement une volonté propre, qu’il exprimait par ses organes propres ; la qualifier d’indépendante en revanche paraît plus malaisé, dès lors que sa formation était, au moins pour partie, maîtrisée par une autre volonté, et une seule. Mais en définitive, rien de cela, d’un point de vue juridique en tout cas, n’est véritablement déterminant : la procédure de révision confirme la position hégémonique de la Prusse, certes, mais celle-ci n’enraie en rien l’analyse juridique de la titularité de la souveraineté dans l’Empire. Que la Prusse seule ou une alliance de plusieurs membres avait le pouvoir de faire obstacle à une révision de la constitution, ce n’était que l’implication logique de la règle de la majorité. Or, c’est bien elle qui est essentielle à l’identification du titulaire de la compétence de déterminer la compétence, en ce que, contrairement à l’implication de la règle de l’unanimité, elle signifie qu’il n’était aucune matière, aucun pouvoir, aucun droit des membres particuliers qui n’aurait été, virtuellement du moins, à la disposition de l’Empire. Et cela – on rejoint ici pleinement Laband dans la conclusion qu’il en tire, en tranchant dans le même temps l’alternative « Empire ou État fédératif ? » en faveur du second –, c’est « la négation du droit exclusif de se déterminer soi-même, de la souveraineté des États particuliers, et l’affirmation de la souveraineté de l’Empire ».
Andrea Hamann est Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, où elle dirige le Master 2 EUCOR Droits européens - Droit comparé.
Pour citer cet article :
Andrea Hamann « Le IIe Reich allemand, un empire ou un État fédératif ? », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/le-iie-reich-allemand-un-empire-ou-un-etat-federatif-976]