Regards critiques sur la méthodologie en histoire constitutionnelle. Les destinations téléologiques des options épistémologiques
"Je ne connais pas de bonne méthode mais je connais de bons travaux" et "Les questions de méthodes n'intéressent que les mandarins". Telles sont, caricaturées, les deux propositions polémiques liminaires de cet article qui ne l’est en réalité guère. Il s’agit de montrer comment peut être, consciemment ou non, utilisée l’histoire en fonction de ce que l’on entend démontrer. C’est dire que « le discours de la méthode » est largement reconstruit après l’aboutissement des recherches.
The methodology of constitutional history: a critical overview
This article begins with two quite polemical assertions : « I do not know a good method, but I know good works ». « Questions of method are only for academic autocrats ». Yet, what the article really undertakes is to show the way in which history can be summoned differently when it comes to making different points. Every « discourse of method » expounds not so much the method than its result.
Kritische Betrachtungen über die Methode in der Verfassungsgeschichtswissenschaft. Die Teleologischen Ziele der methodologischen Optionen
,,Ich kenne keine gute Methode, aber gute Einzelstudien'' ; ,,Methodenfragen kümmern nur die Grossordinarien''. Das sind, zugespitzt formuliert, die beiden polemischen Grundideen des Aufsatzes. Er versucht zu zeigen, wie die Geschichte bewusst oder unbewusst schon vorher festgelegten Zielen einer wissenschaftlichen Analyse unterworfen wird. Der jeweilige ,,Methodendiskurs'' wird meistens nach Abschluss der wissenschaftlichen Arbeit überhaupt erst nachgeliefert.
Sollicité à faire part de ses vues lors d’une journée d’étude relative à la méthodologie en histoire constitutionnelle, l’auteur de ces lignes a décliné l’invitation au motif que cet objet ne lui semble pas pertinent. Les organisateurs néanmoins l’ont invité à exposer son réquisitoire qui peut être réduit à ces formules lapidaires : il n’y a pas de bonne méthode mais il y a de bons travaux; les questions de méthodes n’intéressent que les mandarins. Primo, appliquer telle méthode peut convenir à un objet et non à un autre, à un chercheur et non à un autre, etc. Plaquer une méthode prête à l’emploi à un objet différent de celui pour laquelle elle a été adéquate et par un chercheur qui l’utilise sans l’avoir construite est très incertain. Penser qu’il existe une ou des méthodes susceptibles d’être reproduites le semble tout autant. Secundo, le «discours de la méthode» suit un processus paradoxal. Un auteur réalise un travail novateur en maîtrisant les canons en vigueur dans sa discipline tout en s’affranchissant de ceux-ci. C’est en se sentant parfaitement libre de traiter tel sujet comme on pense qu’il doit l’être que l’on parvient à la gloire, ce qui suppose de sortir des rets d’une méthode suivie par une école ou une chapelle universitaire. A l’université, il est fréquent (et funeste) que l’on désigne le directeur de la thèse et non son auteur lorsque l’on dit : «c’est une thèse x ou y». Comme si l’on devait trouver dans cette thèse une partie de l’approche ou de la méthode du directeur. Le processus d’affranchissement ”• plus ou moins conscient et plus ou moins conflictuel ”• aboutit à ce que l’élève indocile soit celui-là même qui fera «école» et dont on imitera la méthode. De même qu’il se sera échappé de l’influence du maître en pensant ne servir que la science et, dès lors, de manière largement inconsciente, il influencera ses propres élèves en toute bonne foi. Dit de manière caricaturale : ce sont les gens libres qui asservissent... Il y a certainement un lien, la plupart du temps involontaire ou au moins dépourvu de cynisme, entre la méthodologie et le pouvoir universitaire, ou ce qu’il est convenu d’appeler en recourant au vocable péjoratif, le mandarinat. Au plan institutionnel, un universitaire ayant quelque renom crée un centre et une équipe de recherche à partir d’un champ disciplinaire inexploré, d’une approche inédite ou d’une méthodologie nouvelle, via ses «thésards» voire ses «disciples», il fait «école». Certains survivent aux «Mélanges» dont ils sont les dédicataires, d’autres peuvent y voir leur mise en bière intellectuelle.
Les meilleurs travaux sont souvent ceux qui ne suivent d’autre méthode que celle que leurs auteurs construisent en réalisant la recherche. La méthode n’est pas un préalable, elle est souvent un aboutissement. Il y a donc des raisons de penser que la méthode n’existe pas en elle-même : en fonction d’un résultat à obtenir, l’auteur va se doter de moyens et de stratégies de recherche dont la variété est infinie.
Pour défendre cette conviction s’agissant de la recherche en histoire constitutionnelle, il ne sera pas puisé dans le présent de l’histoire constitutionnelle. En effet, si l’on croit que les méthodes ne peuvent être évaluées et que l’on ne peut juger que des travaux, parler des recherches conduites aujourd’hui consisterait à porter des jugements qualitatifs ad hominem, ce qui ne serait pas décent. On se tournera donc vers l’histoire de l’histoire constitutionnelle.
Avant la Révolution française, les arguments convaincants sinon décisifs en matière constitutionnelle sont de nature historique. C’est pourquoi les recherches menées sur le passé de telle institution ou de telle règle sont toutes, peu ou prou, marquées d’une intention politique ou polémique. Pouvoir se prévaloir de l’ancienneté d’une institution et de l’ancienneté des prérogatives qui lui sont reconnues est certainement le meilleur moyen de maintenir ou d’élargir son influence. D’un certain point de vue, l’histoire constitutionnelle est dès sa naissance une matière qui poursuit une finalité politique pour le présent. Le passé est composé pour le présent constitutionnel. Mais après 1789, le temps des arguments historiques est révolu : la constitution n’est plus dans l’histoire ou dans l’épaisseur des siècles, elle est dans un texte résultant du génie créateur et de la raison du Souverain c’est-à -dire du Constituant. Si la raison se substitue à l’épaisseur de la prescription coutumière, la recherche en histoire constitutionnelle cesse d’être tributaire d’une finalité polémique ou politique : elle peut être un objet d’étude axiologiquement neutre. Tel n’est pourtant pas le cas : l’ancienneté d’une règle ou d’une institution n’est plus en elle-même un facteur légitimant mais la sélection des moments sur lesquels on va conduire la recherche mais aussi la méthode déployée sont déterminées par la finalité poursuivie. Sous l’Ancien Régime, l’histoire constitutionnelle est conçue comme un corpus de règles tandis qu’elle devient, avec la Révolution, une collection ou un recueil d’arguments.
I. L’histoire constitutionnelle comme corpus des règles
Avant l’ère des constitutions écrites (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de documents écrits), les règles du droit politique de l’ancienne France, de nature coutumière, sont incertaines. Certaines moins que d’autres : ce que l’on appelle au sens étroit du terme les lois fondamentales du royaume qui concernent la dévolution de la Couronne et le Domaine royal présentent un niveau d’incertitude assez faible, encore qu’il ait fallu que ces dernières soient couchées par écrit dans trois édits de Moulins de 1566 afin de lever les ambiguïtés. Mais il est de nombreuses autres règles d’attribution de compétence, de garanties de droits, de libertés ou de privilèges ou encore de procédures accoutumées qui font l’objet d’âpres controverses. L’histoire constitutionnelle ici a toute son importance. Pour administrer la preuve de l’existence de telle règle, que ce soit pour défendre la réunion régulière des Etats généraux, le consentement à l’impôt, le rôle actif des Parlements et des Cours souveraines dans le processus législatif ou encore le respect dû à tels privilèges provinciaux, le meilleur moyen reste d’avoir recours à l’histoire. Dans une société fondée sur la tradition, le temps qui passe est un temps corrupteur, il faut donc toujours tenter de retrouver l’originelle et l’originaire pureté de la règle qui est en même temps une attestation de son authenticité.
Il reste que les méthodes ont plus qu’évolué entre un XVIe siècle où l’on procède par affirmations désordonnées et peu étayées et un XVIIIe siècle au cours duquel les auteurs vont avoir un véritable souci scientifique. Souci scientifique au sens où l’on renvoie aux textes pertinents dans des notes infrapaginales désormais nombreuses ou des citations identifiées et non au sens où l’on aurait la volonté d’être objectif. En effet, si on laisse la parole aux textes et aux thèses défavorables, c’est moins par souci d’objectivité que pour mieux convaincre un public désormais plus exigeant : dans cet art, les jansénistes excelleront.
A titre d’illustration, on peut évoquer l’étude (qui sert encore à de nombreux chercheurs) intitulée les Treze livres des parlements de France : plus de 900 pages publiées en 1617 que Bernard de La Roche-Flavin consacre à l’histoire du parlement de Paris puis de son démembrement dans différentes provinces, aux usages, à l’organisation et au fonctionnement de ces cours, aux règles disciplinaires qui concernent les magistrats, aux manières d’être et de faire des juges, aux protocoles, aux décors, aux habits, etc. Trente ans de recherches dans les archives du Palais de justice mais aussi dans toutes sortes d’ouvrages de doctrine. Ce livre, véritable trésor d’érudition et de science, est aussi un travail d’histoire. Pas toujours tendre avec ses propres collègues du parlement de Toulouse, La Roche-Flavin, qui préside la chambre des requêtes, sera destitué pour un an et son livre condamné à être rompu et lacéré. Cet ouvrage d’histoire constitutionnelle parait trente ans avant la Fronde, à la veille de la période absolutiste de la monarchie française. Pendant cette phase absolutiste, le rôle des parlements en matière législative sera fortement réduit. Il le sera jusqu’à la mort de Louis XIV. Jadis conseiller du monarque, participant activement à l’élaboration, à l’adoption et à l’application des lois tout en étant une cour de justice, les parlements voient leurs prérogatives contestées et effectivement réduites alors que la monarchie change de visage sous Henri IV un peu, Louis XIII davantage et Louis XIV considérablement. Au XVIIIe siècle, il demeure un discours absolutiste profondément hostile au concours des juges souverains dans le processus législatif mais dans les faits, sous Louis XV et sous Louis XVI, les parlements y participent, d’ailleurs moins dans un esprit de coopération que dans une opposition parfois systématique. La Roche-Flavin écrit donc au début de la période absolutiste, à une époque charnière et déterminante. Epoque qui achève un siècle d’éloignement des parlementaires vis-à -vis de la monarchie depuis la réorganisation, par un édit de Charles VIII d’août 1497 du Grand Conseil, haut tribunal à de nombreux égards d’exception, saisi par voie d’évocation, qui dispose d’un personnel et d’une compétence qui rogne celles du parlement.
Ce texte comporte des parties proprement historiques, sur la naissance de l’institution parlementaire au XIIIe siècle où il s’extrait comme un démembrement de la curia regis, des parties descriptives par exemple sur les costumes et habits des parlementaires mais qui s’appuient sur des données historiques (rappelant les précédents et ordonnances anciennes). Ce texte est également émaillé de citations d’auteurs classiques, un panthéon dans lequel Cicéron siège en bonne place. La sollicitation de ces auctoritates n’est pas motivée par un souci historique au sens chronologique : La Roche-Flavin ne songe pas à démontrer que telle institution de la monarchie moderne est née en Grèce ou à Rome. En revanche, il les convoque parce que, comme on recevait les oracles, ces auteurs anciens véhiculent une certaine forme de raison et de vérité anhistorique ou atemporelle. En ce sens, l’institution n’est pas née à Rome mais elle y a, d’une certaine manière, des racines. Dans ces conditions, plus n’est besoin de chronologie mais de hiérarchie. Cicéron ou Platon valent plus Aulu-Gelle ou Démosthène. Il y a donc deux manières d’utiliser l’histoire : l’une qui est chronologique (ce qui a duré est solide) et l’autre hiérarchique (ce qui est ancien est supérieur). Notons enfin que, sur ces méthodes, La Roche-Flavin ne se distingue pas particulièrement des autres écrivains humanistes, jurisconsultes ou non, qui sont ses contemporains.
Cette méthode est très adaptée aux objectifs poursuivis par l’auteur. On retiendra deux illustrations qui correspondent aux deux manières repérées d’utiliser l’histoire : l’idée que le parlement est né avec la monarchie et l’idée que le parlement est le sénat de France.
La naissance simultanée de la monarchie et du parlement (même si celui-ci porte un autre nom) à l’époque franque est une affaire très importante. Si tel est le cas, le parlement peut se dire pars corporis regis, du corps même du souverain, ce qui ruine la prétention des absolutistes à regarder ce parlement comme une création royale située généralement à l’époque de Philippe le Bel. Parce qu’une institution qui a été créée est une institution qui peut être supprimée et qui est, en tout état de cause, une simple créature. Par contre, si les deux institutions sont nées simultanément, elles sont proprement consubstantielles : le parlement n’est plus une créature de la monarchie, et surtout, la monarchie ne peut pas être sans parlement, sans lui, et spécialement sans son rôle éminent en matière législative, elle n’est que tyrannie. C’est dire que la querelle de la naissance simultanée ou non de la monarchie et du parlement, querelle a priori simplement historique véhicule, en réalité, un enjeu constitutionnel majeur. Sur la méthode proprement dite, on a recours aux grands chroniqueurs et aux textes de l’époque carolingienne qui, d’ailleurs, brillent par leur rareté. Les défenseurs des thèses parlementaires comme leurs opposants ne regorgent pas de matériaux et reconstruisent beaucoup, un peu à l’image des actuels historiens de l’Antiquité ou de l’époque franque qui échafaudent des théories et interprétations à partir de sources rares et difficiles… jusqu’à ce qu’elles ne soient contredites par d’autres textes et d’autres historiens.
L’autre argument développé par La Roche-Flavin est que le parlement est le «Sénat de France». On est ici dans l’histoire sans temps, dans l’intemporel. Toute république, tout Etat, tout royaume bien constitué est doté d’un sénat ou d’une institution qui fait office de sénat où l’on vérifie que les lois sont conformes à la justice et à l’utilité publique. Cet argument est également historique au sens chronologique, les premiers rois francs ont imité les romains en soumettant leurs lois au sénat. La Roche-Flavin écrit : «Jadis, en France, comme autrefois à Rome, nulle loi n’était proposée au peuple, qu’il n’en fut premièrement parlé au Sénat, et qu’il n’en fut l’auteur. Les édits et ordonnances se délibéraient par le Roi avec son Parlement, et par son avis étaient faits et publiés. Depuis a été observé à Rome qu’il fallait que la loi fut confirmée par le Sénat, pour avoir autorité : ce que Romulus avait par ses premières lois ordonné. Et en France telle a toujours été la commune observance, fondée sur les anciennes lois du royaume, que le roi adresse ses édits et Ordonnances à ses cours souveraines». En occupant le terrain de l’ancienneté de l’institution apparue avec la monarchie mais aussi celui de l’héritage romain aussi bien républicain qu’impérial, toute initiative royale à l’encontre du parlement apparaîtrait comme une nouveauté ou une innovation, autant de choses dangereuses dans les esprits éminemment conservateurs des hommes de l’Ancien Régime.
Ce n’est pas à dire que La Roche-Flavin ait définitivement raison sur les droits et prérogatives des parlements, mais il faudra que les sectateurs d’une monarchie absolutiste s’emploient pour démontrer que ces arguments historiques sont incertains, que le parlement est une création royale, que les juges sont subordonnés et qu’ils n’ont pas à s’entremettre des affaires de l’Etat et spécialement de la législation. Ce conflit constitutionnel se joue sur fond de controverse historique : il ne sera jamais véritablement tranché ou plutôt, il ne le sera que par la chute conjointe de la monarchie et des parlements.
En guise d’épilogue sur cette utilisation systématique de l’histoire à des fins doctrinales, voyons avec quelle ironie Sieyès traite de cette question au soir de l’Ancien Régime. La question posée est celle de savoir à quel titre le Tiers-état serait dans la servitude tandis que la noblesse l’y maintiendrait. Une des réponses avancée par des gens comme Henri de Boulainvilliers (thèse dite germaniste, très anti-absolutiste par ailleurs) est celle de la conquête : les nobles seraient les Francs vainqueur des Gallo-romains, devenus le Tiers-état. Le titre dont disposerait la noblesse, descendants des Francs, serait fondé sur le droit de conquête. Sieyès subvertit l’argument : «[…] si les aristocrates entreprennent […] de retenir le peuple dans l’oppression, [le Tiers-état] osera demander à quel titre. Si l’on répond à titre de conquête, […] ce sera vouloir remonter un peu haut. Mais le tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête.» Compte tenu de la force du Tiers-état en 1788, Sieyès suggère : «Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à des droits de conquête».
L’important est ici de voir à quel point l’ancienneté de telle institution ou règle est indifférente pour Sieyès : le temps est un fait et, dans une logique linéaire newtonienne, tout moment peut être substitué à tout autre. En opposant à un moment un autre moment plus favorable à sa cause, on plaide dans le vide, on ne démontre rien. Le temps présent est libre de tout passé.
Peut-on encore, dans ces conditions, faire de l’histoire constitutionnelle ? Celle-ci n’informera plus directement le présent du droit constitutionnel. Ou elle l’informera autrement. Pour autant, l’idée selon laquelle la méthode retenue dépend essentiellement de ce que l’on veut démontrer demeure, ce qui est une autre façon de dire que la méthode n’existe pas véritablement.
II. L’histoire constitutionnelle comme laboratoire d’arguments
Dans ce développement, il ne sera pas question des sectateurs des thèses contre-révolutionnaires qui, à l’image de Bonald, continuent à faire de l’histoire constitutionnelle pour y puiser quelque normativité substantielle. Mais ces contre-révolutionnaires sont confrontés à une épine de taille : il leur faut «renouer la chaîne des temps» comme l’a fait fictivement Louis XVIII dans le préambule de la Charte de 1814. Si l’histoire constitutionnelle est un grand livre dans lequel on peut recueillir, à travers la continuité des institutions et l’épaisseur de la prescription, les règles constitutionnelles, la discontinuité que provoque la Révolution est au sens le plus fort du terme impensable. D’où d’ailleurs la porte de sortie de Maistre considérant la Révolution comme une punition régénératrice de Dieu : une sortie de l’histoire par la théologie. Il ne sera pas davantage question de l’école historique allemande et de ses réceptions en France, dont celle de l’un des fondateurs du droit constitutionnel comparé, Edouard Laboulaye, qui par ailleurs est l’un des fondateurs de la Revue historique de droit français et étranger qui demeure un important canal de la diffusion de la recherche en histoire du droit aujourd’hui. Pour les tenants de l’école historique et spécialement de Savigny, que Laboulaye fait mieux connaître en France en 1842, la vérité du droit est dans l’histoire : le législateur recueille la loi plus qu’il ne la fait. D’où cette recherche en histoire du droit qui est le moyen privilégié de la recherche en droit positif. D’où également son indignation devant le volontarisme constitutionnel dans son long article à la Revue de législation et de jurisprudence en juillet 1848.
Même pour ceux qui refusent de saisir immédiatement quelque normativité dans l’étude de l’histoire comme sous l’Ancien Régime, ceux qui, au XIXe et au début du XXe siècle s’intéressent à l’histoire constitutionnelle, ne le font pas de manière désintéressée. Il s’agit de saisir le présent en l’interprétant grâce au passé. Mais dans ce travail, la méthode retenue est tributaire de la cause que l’on entend servir.
Ainsi en est-il de la remarquable controverse entre Jellinek et Boutmy de 1902 relative à la valeur et à la portée de la déclaration de 1789. Le premier considère que la déclaration française est de facture assez lockienne, conçue pour être juridiquement opposable à l’instar des déclarations qui précèdent les constitutions de certains Etats américains. Sa démonstration consiste à exposer le tribut de la déclaration française aux déclarations américaines, puis le tribut des déclarations américaines aux doctrines luthériennes, enfin le tribut des doctrines luthériennes à l’âme et à l’esprit de liberté des anciens Germains. Et de loin en loin, le lecteur de son essai intitulé La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen - contribution à l'histoire du droit constitutionnel moderne, est invité à penser que la déclaration française est d’origine allemande. Ce qui dans le climat nationaliste revanchard du tournant des XIXe et XXe siècles tient de la provocation. Provocation ou non, le texte est de haute tenue intellectuelle : c’est pourquoi une réplique indignée ne saurait suffire. Emile Boutmy doit s’employer pour réduire les arguments de l’Allemand et feindre de laisser de côté l’enjeu de la fierté nationale. Dans la réponse qu'il donne aux Annales de l’Ecole libre des Sciences politiques, Boutmy écrit élégamment : «Je n’examine point si M. Jellinek n’a pas obéi, sans s’en douter, au désir bien naturel de faire remonter à une source allemande la plus éclatante manifestation de l’esprit latin à la fin du XVIIIe siècle. Le savant le plus sincère est parfois la dupe de ces sortes de suggestions, dont la cause se cache dans nos instincts, au-delà ou au-dessous de la conscience».
Il est impossible de disputer du niveau de nationalisme qui anime l’un et l’autre auteurs. Pas davantage du niveau de conscience de ces arrière-pensées nationalistes si l'on pense qu’elles existent. Disons simplement qu’elles ne sont vraisemblablement pas plus évidentes chez l’un que chez l’autre. En revanche, on peut noter à quel point des stratégies méthodologiques souvent différentes permettent d’aboutir à un résultat opposé. Dans cette controverse, on ne pratique pas le contournement : quasiment tous les arguments de Jellinek sont combattus par Boutmy mais la méthode de l’un s’opposant le plus souvent à celle de l’autre, les résultats s’opposent également.
Jellinek commence, dans une approche très exégétique et donc anhistorique, à dénier toute inspiration rousseauiste à la déclaration française. Dans ce passage, sa démarche est celle d’un philosophe plus que celle d’un historien du droit. Dans sa réplique et selon la même méthode, Boutmy s’efforcera d’établir qu’un lien attache la déclaration à Rousseau même s’il n’est pas exclusif. Il convient que les influences vont au-delà de l’auteur du Contrat social : elles sont dans «le grand mouvement des esprits du XVIIIe siècle».
C’est davantage en historien que Jellinek tente de démontrer que la déclaration française est inspirée par les « bills of rights » des Etats particuliers d’Amérique du Nord (chap. III). On feuillette avec l’auteur quelques pages des Archives parlementaires et quelques textes américains, un petit nombre étant disponibles en allemand dès le XIXe siècle. Sur ce point, Boutmy, malicieux, remarque que Lafayette, bien placé à la Constituante pour cela, ne se prévaut pas des précédents américains, ce qui affaiblit évidemment la thèse de l’influence américaine.
Vient ensuite chez le juriste allemand une étude synoptique et un rapprochement entre des déclarations américaines et la déclaration française, spécialement celle de Virginie. De nouveau, l’approche est plus herméneutique qu’historique. Jellinek tente de démontrer que tel morceau de telle déclaration a influencé celle de 1789 : la chose est difficile à établir, tout au plus peut-on en déduire que des textes se ressemblent, qu’ils peuvent être mis en parallèle, mais le propre des parallèles est de ne jamais se rejoindre. Lorsqu’on se place sur le terrain de l’influence d’une doctrine sur une autre ou d’événements sur d’autres événements, les thèses sont toujours plus difficiles à étayer. Il faut que les acteurs assument leurs influences, ce qu’ils ne font pas toujours. Ce qui est le cas en l’espèce. Et Boutmy observe que si les ressemblances sont scrupuleusement notées par Jellinek, les dissemblances, qui sont plus nombreuses, sont étrangement tues.
Jellinek perçoit bien des dissemblances mais non entre les textes américains et français mais entre les déclarations américaines et les bills anglais. Etude de texte à nouveau qui montre que les chartes et bills anglais sont des compromis historiques et circonstanciels et que les textes américains se présentent comme ayant une portée universelle et intemporelle. Pas de parenté possible quant au fond. Cependant, Jellinek n’étudie pas la question de l’influence possible des vues anglaises sur les déclarations américaines ce qui est surprenant, quitte à ce que cette influence soit négative, qu’elle fasse l’effet d’un repoussoir. Et Boutmy lui oppose que les déclarations américaines sont influencées quant au fond par l’Angleterre : mais il faut puiser non dans les Bills les plus célèbres mais bien dans le Common Law qui, parce qu’il n’est pas écrit ou enfoui dans la jurisprudence, ne figure pas dans une déclaration solennelle.
Boutmy ajoute un élément intéressant quant à la méthode. Pourquoi les bills anglais consistent-ils en une réduction des prérogatives des monarques et les déclarations américaines à une préservation des droits des citoyens? La réponse est celle d’un historien attaché aux faits : parce que, tout simplement, les Américains n’ont pas à réduire les pouvoirs du monarque car ils n’en ont pas. Peu importe ici la validité de l’argument mais il traduit une approche pragmatique en vertu de laquelle les actes constitutionnels ne font que satisfaire des besoins à un moment donné. Pour Boutmy, la recherche consistant à voir telle influence étrangère n’est pas convaincante. Les œuvres constitutionnelles sont le fruit des besoins de chaque peuple, de chaque nation à un moment donné. Sans doute les déclarations américaines et françaises puisent-elles à un même fond d’idées qui circulent partout au XVIIIe siècle mais il semble à Boutmy alambiqué et incertain de refuser l’influence de Rousseau pour préférer une influence américaine, laquelle ne serait pas modelée par le patrimoine juridique anglais mais plutôt par un fonds luthérano-germanique.
Finalement, pour revendiquer la lointaine paternité allemande de la déclaration française, Jellinek utilise la méthode de l’histoire constitutionnelle comparée et étudie le jeu des influences idéologiques transfrontalières. Ceci est mis au service de l’idée selon laquelle la déclaration française ne s’adresse pas seulement aux Français mais à l’Homme en général. Boutmy au contraire minimise les poids des influences doctrinales transfrontalières préférant l’idée d’érection sui generis des monuments constitutionnels à raison des nécessités et des circonstances. Il est vrai qu’il n’a pas les mêmes besoins. Démontrer que la déclaration française est française ne suppose pas d’avoir recours à l’histoire constitutionnelle comparée. Mais il n’empêche qu’elle s’adresse à l’Homme en général. Boutmy tranche alors par un argument, par ailleurs largement utilisé pour justifier l’expansion coloniale : la déclaration est bien française même si ce qu’elle énonce est une vérité pour toute l’humanité.
Cette controverse est instructive au regard de la méthode en histoire constitutionnelle. Il n’est plus question de rechercher dans l’histoire une normativité immédiate. L’histoire vient étayer ou conforter une interprétation animée par des objectifs actuels. Ce n’est pas à dire qu’il y ait une instrumentalisation à outrance de la méthode et une malhonnêteté au regard des sources. Il n’y a pas de raison de mettre en doute la bonne foi de Jellinek et de Boutmy. On peut même trouver que l’une et l’autre thèses ont leur genre de beauté. Simplement, la méthode n’existe pas en elle-même, elle est une stratégie au service d’une conviction comme en est une autre la rhétorique.
L’idée selon laquelle la méthode en histoire constitutionnelle est largement déterminée par la démonstration à laquelle on veut aboutir est sans doute malaisément soutenable dans le cadre académique qui est le nôtre. La déontologie minimale consiste à refuser les préjugés et à arborer une virginale pureté en approchant un nouvel objet de recherche. Cela ne fait aucun doute aujourd’hui mais pourquoi douter que Boutmy et Jellinek étaient animés par cette même conviction? En outre, cela ne résout pas le problème de savoir si telle manière de faire de l’histoire constitutionnelle influe sur les résultats de la recherche, et ceci n’est pas incompatible avec l’honnêteté et l’absence d’a priori.
On peut repérer, parmi d’autres sans doute, un objectif qui anime la recherche en histoire constitutionnelle actuelle. Il s’agit de l’enrichissement et de l’approfondissement de la discipline académique «droit constitutionnel» (et non de la discipline «histoire») : l’histoire y est un laboratoire d’expériences, qui sont abordées de manière axiologiquement neutre, qui permettent de nourrir et d’approfondir le trésor des idées. Deux illustrations en forme d’idéaux-types qui n’existent jamais à l’état pur et qui ne sont exclusifs d’aucun autre : ceux que l’on pourrait appeler les modélisateurs et les archéologues. S’agissant des modélisateurs, il n’est pas utile d’illustrer le propos, chacun pourra s’y reconnaître ou non. Cette histoire constitutionnelle-là peut n’être guère une histoire : on ne recherche pas tant la vérité de l’histoire que la vérité du droit et la vérité du fonctionnement de telle institution : on cherche à créer un modèle qui fonctionnerait quand même les contingences historiques n’existeraient pas. On porte son regard plus volontiers sur les ressemblances que sur les différences, on néglige les exceptions précisément parce qu’elles en sont. Dans cet art, on peut avoir plus ou moins de talent mais l’objectif est toujours d’avoir créé la belle théorie, le beau paradigme qui éclaire le complexe et qui sera cité trente ans plus tard comme la référence indépassable et indépassée. Pour parvenir à cela, il faut négliger un peu l’histoire proprement dite, les contingences politiques, sauf lorsqu’elles expliquent que telle situation n’entre pas dans le cadre fixé. On fait de l’histoire du droit constitutionnel plus que l’on ne fait de l’histoire politique et constitutionnelle ou de l’histoire de la vie constitutionnelle. Cette manière de faire était peu pratiquée jusque dans les années 1980 tant les règles constitutionnelles étaient tributaires des rapports de force politiques. Pour dire les choses autrement : si, comme au XIXe siècle, chaque programme politique est aussi un programme constitutionnel, il faut étudier davantage les idées politiques car il n’y a pas d’autonomie des idées constitutionnelles. Les archéologues, quant à eux, ont une manière de faire assez opposée : on recherche la différence plus que la ressemblance, la particularité plus que la généralité, l’extrême diversité et la radicale complexité des causes plus que leur unité et leur rationalité. On renonce parfois à penser qu’il y a de la logique ou de la lisibilité dans les faits constitutionnels. Un exemple récent permet d’illustrer ce propos : Jean-Louis Mestre a donné un article pour les Mélanges Favoreu en 2007 dans lequel il établit que le contrôle diffus de la constitutionnalité des lois a existé en France. Sa démonstration est difficilement contestable : il s’agit de deux arrêts rendus par la cour de cassation de 1851, Gauthier et Gent. Cette découverte ruine l’idée que le contrôle de constitutionnalité des lois n’a jamais existé avant 1958 ou 1971 mais elle ne permet pas d’affirmer qu’il a véritablement existé étant entendu que ces deux arrêts sont très isolés et que leur isolement s’explique par des raisons purement historiques d'ailleurs admirablement éclairées par Jean-Louis Mestre. Démarche et méthode d’historien qui est très différente de celle des modélisateurs, qui lui est extrêmement utile car elle lui rappelle qu’un modèle ne peut pas souffrir trop d’exceptions pour être opératoire. Et qu’il faut se garder de la tentation de conformer l’histoire réelle au modèle. Les modélisateurs rappellent quant à eux aux archéologues que l’histoire constitutionnelle n’est pas achevée une fois que les faits sont établis. Cette opposition renvoie à une observation que fait Edmund Burke dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau de 1757 : «l’esprit humain a naturellement plus d’ardeur et de satisfaction à observer des ressemblances qu’à chercher des différences; parce qu’en établissant des ressemblances, nous produisons de nouvelles images; nous unissons, nous créons, nous enrichissons le trésor de nos idées : au lieu qu’en faisant des distinctions, nous n’offrons aucune nourriture à l’imagination; la tâche même est plus pénible et moins agréable. […] De là vient que les hommes sont naturellement plus portés à la crédulité qu’au sentiment contraire». Les modélisateurs courent le risque de la crédulité tandis que les archéologues courent celui du dessèchement.
Ces idéaux-types de méthodes ne sont pas hiérarchisables mais les travaux qui les utilisent plus ou moins en fonction de l’objet de la recherche le sont. Ajoutons que n’importe quel chercheur peut choisir une méthode ou une autre, il aura toutes les chances d’obtenir des résultats. Mais les résultats détermineront largement le choix de la méthode.
François Saint-Bonnet est professeur d'histoire du droit à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas. Il est l'auteur notamment de : L'état
d'exception, PUF, "Léviathan", 2001 et Histoire des institutions avant 1789, (en collaboration avec Yves Sassier), Montchrestien, précis Domat, 2008.
Pour citer cet article :
François Saint-Bonnet « Regards critiques sur la méthodologie en histoire constitutionnelle. Les destinations téléologiques des options épistémologiques », Jus Politicum, n°2 [https://juspoliticum.com/articles/regards-critiques-sur-la-methodologie-en-histoire-constitutionnelle.-les-destinations-teleologiques-des-options-epistemologiques-78]