Citoyen représentant. Une lecture de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789
Remise en discussion après les débats sur la légitimité de la Convention citoyenne pour le climat, la formule de la seconde phrase de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, qui associe « tous les citoyens personnellement » et leurs « représentants » au processus de formation de la loi, n’est pas un accident historique. Le citoyen (directement) législateur, dont l’existence fut reconnue en 1789, est pourtant sorti de notre histoire. Dans le présent article, on cherchera à faire la lumière sur la place du citoyen dans la Déclaration, mais aussi sur son escamotage ultérieur. Pour remédier à cet exil infligé au citoyen, sera proposée une lecture de l’article 6 rapprochant le citoyen et le représentant en une seule figure conceptuelle, celle du « citoyen-représentant ».
Citizens as representatives : an interpretation of article 6 of the French Declaration of 1789
Article 6 of the French Declaration of the Rights of Man and Citizen has been at the center of a controversy about the meaning of the article's second sentence that associates “all citizens personally” to legislation. This article dwelves into primary sources in order to demonstrate that this phrasing was not an accident. As a matter of fact, the quasi total rejection of the participation of citizens to legislation cannot be based on the Declaration. Condorcet, who has elaborated a concept of citizens as representatives, has shown that there was no contradiction between representative government and the participation of citizens to legislation.
PROLOGUE
I.
D
’octobre 2019 à juin 2020, s’est déroulée en France une expérience novatrice de démocratie participative et délibérative : la Convention Citoyenne pour le Climat. La nature de cette expérimentation institutionnelle n’allait pas de soi. Un débat s’en est suivi relativement à la manière dont il fallait la comprendre. Ce débat s’est en particulier cristallisé autour du sens à donner à la seconde phrase de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, que l’on cite ci-dessous en italiques :
La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation […].
Certains tenants de la démocratie participative ont trouvé dans cette disposition, qui fait partie de notre droit constitutionnel positif, une justification pour affirmer qu’une assemblée de citoyens jouissait, par ce fait même (être composée de citoyens) d’une indiscutable légitimité. Par exemple, Thierry Pech, co-président de la Convention Citoyenne pour le Climat, a pu écrire que :
l’article 6 [de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789] dispose clairement que tous les citoyens ont le droit de contribuer à la formation de la loi soit « personnellement » soit « par leurs représentants ». Ce « personnellement » peine à trouver son sens dans nos institutions et nos pratiques démocratiques en dehors de référendums auxquels nous recourons jusqu’ici avec parcimonie. À tout le moins cet article signifie-t-il que les citoyens n’abandonnent jamais la totalité de leurs compétences par la désignation de leurs représentants.
De leur côté, les adversaires de la Convention Citoyenne pour le Climat – et plus généralement ceux des observateurs qui sont restés sceptiques vis-à-vis des exercices de démocratie participative – livrent une autre interprétation de la même disposition. Ainsi Gérard Grunberg a-t-il pu critiquer la lecture de Thierry Pech. Elle contiendrait selon lui
une confusion sur le sens de « personnellement ». […] l’article 3 de notre propre constitution stipule que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Le « personnellement » ne signifie donc pas qu’un groupe réduit de citoyens peut revendiquer une quelconque légitimité politique en dehors des procédures électorales prévues par la Constitution. Les citoyens n’existent qu’en corps pour désigner leurs représentants ou voter à un référendum.
Cette controverse justifie à nos yeux une enquête sur le sens pouvant être attribué à cette seconde phrase de l’article 6. Il est frappant de voir un énoncé vieux de plus de deux siècles jouir ainsi d’une nouvelle actualité, dans un contexte que ses rédacteurs ne pouvaient pas prévoir. Il s’agit d’une controverse sérieuse, car la disposition est d’une singulière ambiguïté. Au sein de la Déclaration, cette seconde phrase de l’article 6 a en effet connu un sort particulier. Porteuse d’une promesse de participation des citoyens à la fabrique de la loi, elle est aussi tenue pour être la consécration du principe représentatif, lequel écarterait ces citoyens de la fonction législative au profit de leurs seuls représentants. On voit que l’enquête que nous proposons de conduire ici, au-delà des motifs d’actualité, nous fait entrer dans les soubassements les plus profonds mais aussi les plus contradictoires de notre culture institutionnelle.
II.
Il n’est pas inutile de commencer par examiner ce que nous apprennent les sources historiques, à commencer par les débats au sein de l’Assemblée nationale constituante. On ne fera ici que rappeler quelle fut leur trame. La genèse de l’article 6 se trouve dans le projet du Sixième bureau de l’Assemblée nationale, qui contenait un article 12 ainsi libellé :
La loi étant l’expression de la volonté générale, tout Citoyen doit avoir coopéré immédiatement ou médiatement à la formation de la loi.
Lors de la séance du 21 août 1789, cet article n’est pas directement abordé. C’est un article de synthèse proposé par Beauharnais et rassemblant les articles 11 à 15 du projet du Sixième bureau qui est mis en discussion. Ce texte « enjambe l’article 12 » du Sixième bureau en abandonnant la référence à la loi, expression de la volonté générale et en ne faisant pas mention de l’auteur de la loi. Il n’y est fait référence de ce point de vue ni aux citoyens (qui n’apparaissent que sous le rapport de leur égale admissibilité aux emplois publics) ni aux représentants. La référence à la loi comme « convention des citoyens » se formant « par la volonté générale » revient dans l’amendement proposé par Martineau. L’essentiel des débats semble avoir porté sur la question des « capacités » (dans la dernière phrase de l’article définitif) plutôt que sur la seconde phrase qui nous retient ici. Pour finir, ce fut – à l’instigation de Barnave – la rédaction proposée par Talleyrand qui s’imposa. L’évêque d’Autun offrit, dit le rédacteur du Moniteur « une rédaction plus heureuse, qui a réuni tous les suffrages à la première lecture » et fut adoptée avec « empressement ».
A. La formulation de la seconde phrase : des textes précurseurs à la rédaction définitive
Les débats et propositions d’amendements du 21 août ne sont pas la seule ressource à notre disposition s’agissant de comprendre l’article 6 de la Déclaration. Il faut leur adjoindre un ensemble de textes et projets contemporains (avant, pendant ou après le moment déclaratoire) pouvant contenir des formulations alternatives ou concurrentes de celles finalement retenues. À leur lecture, un certain nombre de conclusions s’imposent. La première est qu’à peu près tous les projets de Déclaration contiennent un article prescrivant à qui doit être attribuée la confection de la loi. Certaines rédactions sont de nature ultra-représentative : seul le représentant y est mentionné. Le citoyen n’apparaît pas. On en trouve la forme pure, par exemple, dans le projet de Boislandry, député du Tiers-État de Paris :
Art. III – (46) Le principe de toute souveraineté réside dans la Nation ; nul corps, nul individu, n’ont d’autorité que celle qui en émane expressément. (47) La nation française étant trop nombreuse pour exercer elle-même la souveraineté, a droit de déléguer ses pouvoirs à des représentants. (48) La représentation ne peut avoir lieu que par élection.
Ces formulations ultra-représentatives sont toutefois rares. La plupart des projets font, sur ce chapitre, mention du citoyen ou des citoyens. Cette place peut être seconde, sinon secondaire, comme dans la Déclaration des droits de l’homme en société de Sieyès. Conformément aux vues de l’auteur, l’article xxviii de ce projet énonce certes le principe représentatif « pur » :
La Loi ne peut être que l’expression de la volonté générale. Chez un grand peuple, elle doit être l’ouvrage d’un Corps de Représentants, choisis pour un temps court, médiatement ou immédiatement, par tous les citoyens qui ont, à la chose publique, intérêt avec capacité […].
Toutefois, cette disposition doit être lue en relation avec l’article xxx du même projet qui accorde pour sa part une certaine « influence » au citoyen :
Art. xxx : « Un citoyen ne doit pas prétendre à avoir plus d’influence qu’un autre sur la formation de la loi. »
La seconde formule altère la pureté de l’énoncé contenu dans la première. Si, dans un premier temps, le citoyen semble écarté de la fonction législative, il lui est à tout le moins reconnu, dans un second, le droit de l’influencer. Une formule approchante mais plus claire, et ne contemplant que les seuls citoyens actifs, se trouve dans le Préliminaire de la Constitution Françoise du même Sieyès : « Nul citoyen actif n’a plus de droits qu’un autre à la formation de la loi ». Le même Sieyès n’avait-il pas défini, dès janvier 1789, le citoyen comme étant celui qui prend « une part active à la formation de la loi sociale », même s’il ne s’agissait là pour lui que de garantir à ce même citoyen la « qualité représentable » ?
Là où certains projets passent donc le citoyen sous silence et ne veulent connaître que le représentant, beaucoup ne se rallient pas à ce parti. Le citoyen coexiste alors avec les représentants. La manière dont cette coexistence est mise en mots est assez variable. Les différences portent en particulier, d’une part sur la manière de prendre en compte les représentants, d’autre part sur la manière de désigner le citoyen.
Sur le premier point, la présence des représentants peut être exprimée indirectement par la référence au caractère potentiellement « médiat » de la participation des citoyens à la fonction de législation. Tel fut le parti retenu par le Sixième bureau de l’Assemblée nationale. Un doute existe cependant sur la formule exacte qui fut retenue sur ce point par le Sixième bureau, car on trouve au moins deux rédactions attribuées à cet organe. Dans une première publication contemporaine (la version de l’éditeur « Pierres », on trouve la formule suivante :
La loi étant l’expression de la volonté générale, tout citoyen doit avoir coopéré immédiatement ou médiatement à la formation de la Loi.
Dans une seconde publication (la version de l’éditeur Baudouin), on trouve une rédaction différente :
La loi étant l’expression de la volonté générale, tout Citoyen doit avoir coopéré immédiatement à la formation de la loi.
La différence est notable. L’exigence exclusive d’une coopération immédiate du citoyen à la formation de la loi, sans remettre en cause le principe représentatif, incline dans un sens beaucoup plus démocratique que l’expression qui comporte les deux adverbes (médiatement et immédiatement). Il ne semble toutefois pas assuré que la version « Baudouin » doive être retenue. Par-delà cette incertitude, force est de reconnaître que le couple « médiatement/immédiatement » se retrouve dans plusieurs autres rédactions contemporaines telles que celle avancée le 21 août par Target :
Art. 1er – La loi est l’expression de la volonté générale ; elle seule peut commander par l’organe des magistrats, et tous les citoyens y sont soumis.
Art. II – Tous les citoyens ont le droit de coopérer médiatement ou immédiatement à sa formation […].
Dans la rédaction « Talleyrand » qui finit par emporter l’adhésion, ce couple d’adverbes (« médiatement », « immédiatement ») sera remplacé par une autre alternative : « personnellement ou par leurs représentant ». Il avait peut-être le tort d’être plus abstrait et de moins bien caractériser l’alternative entre participation directe et admission du principe représentatif. D’autres formulations furent préférées par certains rédacteurs. Par exemple, Martineau, dans son amendement du 21 août dit :
Art. 1er – La loi est une convention des citoyens réunis ; elle se forme par la volonté générale. Comme il n’est personne qui n’ait concouru par soi-même ou par ses représentants à la formation de la loi, il n’est personne aussi qui ne soit obligé de s’y soumettre […].
Ce choix de termes donne à comprendre que nul citoyen n’est jamais écarté de la formation de la loi, peut-être parce que l’élection suffit à l’y faire contribuer. D’autres auteurs de projets de déclarations, comme Sinety, font de la coopération du citoyen à la loi, non pas une nécessité logique, et par conséquent toujours accomplie, mais un véritable droit : « La loi étant l’expression de la volonté générale, tout Citoyen a droit de coopérer à sa formation, soit par lui-même, soit par des Représentants librement élus ».
En second lieu, les textes précurseurs du futur article 6 varient quant à la façon de désigner le citoyen. Les deux rédactions attribuées au Sixième bureau, comme celles qu’on vient aussi de citer (amendement Target, projet Sinety) mentionnent, ce qui n’est pas sans importance, le citoyen (au singulier) et non – comme dans la version finale – « tous les citoyens », ce qui peut se comprendre comme voulant dire : les citoyens en corps. Par ailleurs, le citoyen n’est pas toujours mentionné de manière directe. S’il apparaît parfois en son nom propre, on le rencontre parfois aussi en tant que « membre qui compose la société » (Ladebat), « associé » (Pétion de Villeneuve) ou « membre d’une société » (Duport). Parfois encore, il est masqué par des pronoms indéfinis à portée généralisatrice : « Les lois » écrit par exemple Rabaut Saint-Etienne, dans son Préliminaire de la Constitution Françoise, « doivent être librement convenues, accordées et consenties par tous ».
B. Les choix de principe et la zone d’indécision de l’article 6
La formulation consacrée par la Déclaration de 1789 ne surprend pas. Elle sélectionne et recombine des possibilités qui se retrouvent chez un grand nombre de contemporains. Ce corpus de formulations traduit autant un système de pensée commun que des désaccords de fond entre de grandes options théoriques. Les projets précurseurs et l’article 6 définitif traduisent par ailleurs tout autant une certaine capacité à trancher parmi ces possibilités que la limite de cette capacité. Autrement dit, il faut lire dans l’article 6 tout à la fois un parti pris de principe clair et une immense hésitation sur la portée à lui attribuer. Ainsi, le principe du concours du citoyen à la formation de la loi – que ce soit sous forme médiate ou immédiate, en personne ou via ses représentants, etc. – n’est guère contesté à l’été 1789. Le modèle du gouvernement représentatif pur n’en est pas moins enraciné dans la plupart des esprits. Cela se confirmera dès que l’Assemblée passera – après le 27 août – de la rédaction de la Déclaration à celle de la Constitution. Pourtant, beaucoup reconnaissent aussi la nécessité d’insérer dans la Déclaration une disposition mettant en rapport le citoyen et la loi, expression de la volonté générale. La nature et les modalités de la contribution du citoyen à la formation des lois ne sont toutefois jamais précisées, pas plus que la manière dont citoyens et représentants doivent cohabiter. Telle est la zone d’indécision contenue dans la seconde phrase de l’article 6.
C. L’axiomatique politique
Cette combinaison d’un parti pris clair et d’une immense indécision s’explique aussi d’une autre façon. Le principe du concours conjoint du citoyen et des représentants à la formation de la loi s’insère dans un réseau serré de préoccupations qui convergent dans les trois phrases de la disposition définitive. Le principe du concours du citoyen à la législation fait donc partie d’un écheveau de principes qu’il faut tenter de démêler.
La question du droit de participation des citoyens à la législation se trouve d’abord rapprochée du principe d’égalité des droits et d’égale admissibilité aux emplois publics. C’est ce dernier sujet qui échauffe, semble-t-il, le plus les esprits et qui inspire les orateurs du 21 août autant que les auteurs de projets de Déclaration. Toutefois, en ce qui concerne notre énoncé, ce sont deux autres principes connexes qui sont surtout mis en avant. Le premier principe est celui qui fait de la loi l’expression de la volonté générale. La rédaction du Sixième bureau présente ainsi l’intérêt de faire de la coopération du citoyen à l’opération législative une conséquence directe de ce principe : « la loi étant l’expression de la volonté générale, tout citoyen doit avoir coopéré… ». Ce lien logique est moins clairement exprimé dans l’amendement Target, par exemple. Des formulations proches, presque identiques dans certains cas, se retrouvent par contre dans des projets d’auteurs moins célèbres, comme le député du Quercy Gouges-Cartou. Quoi qu’il en soit, la version définitive dilue quelque peu ce lien sans le supprimer. Elle divise en deux phrases distinctes, sans lien explicite, ce que le projet du Sixième bureau avait lié par un rapport de consécution logique.
L’autre principe connexe est celui rapprochant la nécessité de la participation du citoyen à la législation de l’obligation qui lui est faite d’obéir aux lois. Qui a participé ou est censé avoir participé à la formation de la loi est dès lors tenu de s’y conformer. Comment ne pas avoir à l’esprit la proposition fameuse contenue dans le Contrat Social :
Dans le contexte du travail de préparation de l’article 6, la même idée est reprise de différentes façons. Mais elle est presque toujours présente. Ce lien entre obéissance et consentement est apparent dans l’amendement Martineau […].
Le citoyen, étant sujet des lois, doit contribuer à leur adoption ; le citoyen ayant été associé à la formation des lois doit leur obéir une fois qu’elles sont adoptées. Cette connexité entre les idées d’obéissance aux lois et de consentement à leur édiction est un lieu commun des projets contemporains, qui baignent pour la plupart dans une atmosphère contractualiste. On la rencontre par exemple dans celui contenu dans les Principes de toute Constitution de Rabaut Saint-Etienne. Chaque affirmation sert de fondation logique à l’autre. Elles existent dans une sorte de circularité démonstrative que l’on retrouve dans différentes rédactions, par exemple celle de Duport : « Art. xiii. La loi étant le résultat d’une convention réciproque entre tous les membres d’une société, est obligatoire pour chacun d’eux ».
La participation du citoyen à la fabrique de la loi apparaît dès lors comme une retombée, une implication logique, d’autres questions qui sont plus directement l’objet des attentions des auteurs de la Déclaration. Le citoyen co-législateur se voit ainsi, sans plus de précisions, rangé parmi les axiomes que les géomètres de l’Assemblée constituante jugent utile de proclamer au fondement de leur œuvre politique. Une axiomatique n’a, par nature, pas besoin d’être complète. Elle sera plus tard développée dans les démonstrations de la science aux fondements de laquelle elle préside. Pareillement, la Déclaration n’a pas besoin de spécifier la part exacte que prend le citoyen à la législation. Il appartiendra à la Constitution future de la préciser. À vrai dire, il se peut même qu’elle n’en fasse rien, car l’affirmation par la Déclaration des prérogatives du citoyen pourrait, à ce chapitre, se suffire à soi-même. Il se peut que la reconnaissance axiomatique au citoyen de cette prérogative doive lui tenir lieu de solde de tout compte. Consacré comme le détenteur d’un titre à faire la loi, le citoyen aura-t-il besoin de s’en voir confier l’exercice ? Ne pourra-t-on présenter le régime représentatif, où le citoyen n’est plus en scène, comme réalisant ce principe posé dans la Déclaration, et qui avait fait de lui l’auteur de toutes les lois ?
Il est à vrai dire difficile de dénouer le complexe écheveau de l’article 6 de la Déclaration. Égalité, volonté générale, primat de la loi, corrélation entre son adoption et l’obéissance qui lui est due… Toutes ces questions sont indissociablement liées :
Des conséquences de l’égalité, on remonte tout naturellement au principe d’égalité devant la loi ; or, pour un lecteur de Rousseau, un schéma s’impose alors à l’esprit, celui de la volonté générale qui est à la fois générale dans ses auteurs et dans son objet et ses destinataires, qui « part de tous pour s’appliquer à tous.
Ces principes peuvent indéfiniment être envisagés, les uns vis-à-vis des autres, comme des prémisses ou des déductions. Presque toutes les combinaisons paraissent possibles, et c’est cela qui est reflété dans les projets et amendements de notre corpus. Ces documents historiques ont, de ce point de vue, une valeur d’expérimentation. L’article 6 traduit avant tout la nécessité de dire ensemble les principes en question et les difficultés immenses que soulève cette opération censée ne constituer que la formulation d’évidences rationnelles. Tel est le nœud de ce qu’on pourrait appeler le problème déclaratoire. L’évidentisme philosophique du temps se confronte alors à la nécessité de dire les principes politiques sous forme de droit (voire de les dire tout court). C’est ce que la philosophe anglaise Iris Murdoch a appelé, dans un autre contexte « the running up against the limits of language… ».
III.
À l’examen des travaux préparatoires et des projets contemporains, une conclusion, à tout le moins, s’impose. La formule de la seconde phrase de l’article 6, qui associe « tous les citoyens personnellement » et leurs « représentants », n’est pas un accident historique, une formule apparue par hasard ou par simple convention sous la plume du constituant. Elle traduit un souci impérieux des contemporains. Elle nous fait entrer dans leur monde conceptuel, avec ses évidences ressenties et ses contradictions plus ou moins conscientes.
C’est ce monde conceptuel que l’on souhaiterait dorénavant explorer. On se propose, pour ce faire, d’entreprendre ce qu’on pourrait appeler une histoire interne de l’article 6. Par-là, on entend une histoire qui s’ancre dans une lecture du texte pour en comprendre le destin historique ultérieur. Mieux appréhender le monde de pensée des auteurs de la Déclaration et de leurs contemporains n’est en effet pas tout. La seconde phrase de l’article 6 nous confronte aussi aux limites de leurs idéaux, et de leur capacité à formuler ces idéaux sous forme juridique. En effet, en admettant – comme nous le pensons – que la seconde phrase posait comme principe la participation du citoyen à l’œuvre de législation, force est de constater que cette reconnaissance n’a pas été suivie d’une réalisation concrète. C’est le contraire qui s’est produit : le citoyen (directement) législateur est sorti de notre histoire. Il faut donc comprendre à la fois ce qui a été dit dans l’article 6 et ce qui n’a pas été fait dans le sillage de son édiction.
Pour ce faire, le parti pris qu’on adoptera dans le présent article est de faire la lumière sur le citoyen lui-même. Il est bel et bien présent, tant dans l’article 6 que plus généralement dans le reste de la Déclaration. Cette présence doit être reconnue. S’il faut, autrement dit, retrouver la place du citoyen (I), c’est parce que cette place a été effacée. S’est opéré un escamotage du citoyen, c'est-à-dire que nos institutions, à partir de la Révolution, ont converti sa présence en absence (II). On se demandera alors comment il peut être remédié à cet exil infligé au citoyen (III). À cette fin, sera proposée une lecture de l’article 6 de la Déclaration rapprochant le citoyen et le représentant en une seule figure conceptuelle, celle du « citoyen-représentant » (IV).
I. LA PLACE DU CITOYEN
I. Qui parle dans la Déclaration ?
Dans le texte de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, le citoyen n’est pas le locuteur. Autrement dit, ce n’est pas lui qui déclare ce qui est déclaré. À en croire le préambule de la Déclaration, ces locuteurs sont au nombre de deux. Il s’agit d’une part des « représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale » (premier paragraphe) ; et d’autre part de l’Assemblée nationale elle-même (deuxième paragraphe). Ce n’est pas, dans l’histoire de la Révolution, la première fois que l’entité qui, si l’on peut dire, prend la parole, n’est pas le ou les citoyen(s). Prenons le serment du jeu de Paume, prononcé le 20 juin 1789. Ses auteurs sont les députés du Tiers, pas « un » ou « des » citoyens. Plus exactement, on rencontre, non pas tant un énonciateur qu’une multiplicité d’entités. Si l’auteur du serment semble être « l’Assemblée nationale », celle-ci se fractionne, au bout de quelques phrases, en ses différents « membres », plus exactement « tous les membres [de l’Assemblée nationale] et chacun d’eux en particulier ». Il est ensuite affirmé que le « même serment » est prêté par « l’Assemblée » elle-même. Avec le serment du jeu de paume, nous rencontrons donc un premier exemple de texte dont l’énonciateur est démultiplié, pour ne pas dire fragmenté. Le rapport entre l’un et le multiple, chaque membre et l’assemblée elle-même, est quelque peu perturbé. Ce trouble est lié au fait que le Tiers s’est d’ores et déjà institutionnalisé en se constituant en Assemblée nationale. Le principe représentatif est déjà implanté du fait même de l’emploi de la dénomination même d’Assemblée nationale. Il l’est encore, en actes, dans le fait que les membres de cette assemblée veulent pour la nation. L’idée de représentation est inhérente à cet acte de langage qu’est le serment du Jeu de Paume. C’est donc le principe représentatif, la médiation par les représentants, qui inaugure notre histoire révolutionnaire, et non pas l’auto-affirmation d’un peuple (le We the people américain) ou celle d’une collectivité de citoyens.
Le même processus est à l’œuvre s’agissant de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Là encore, restons-en à ce que nous dit le texte. Les auteurs de la Déclaration ne sont pas « tous les citoyens », cette entité dont l’existence est pourtant consacrée dans l’article 6. Ce sont « les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée nationale ». En 1789, le citoyen voit ses droits être déclarés par un texte qui n’est, si on nous pardonne cette expression, « pas de lui ». Il n’en est pas l’auteur, mais déjà le sujet, même s’il s’agit ici d’un sujet en majesté, dont la dignité politique est affirmée avec solennité. Pour parler le langage de la linguistique, le citoyen ne porte pas la « responsabilité » de la Déclaration de 1789. L’idée de responsabilité au sens linguistique, renvoie au problème de l’imputation de ce qui est énoncé. Il s’agit de répondre à la question « qui assume la charge de l’énoncé ? ». Ici, le responsable au sens linguistique n’est pas le ou les citoyen(s). La place du citoyen est d’ores et déjà attribuée au terme d’un processus discursif dans lequel il ne joue pas le rôle de l’énonciateur. On nous dira que même dans le « We the People » américain, cette attribution au peuple n’était qu’une fiction, puisque la rédaction du texte était revenue à une convention représentative, celle qui s’était réunie à Philadelphie. Dont acte. Mais la méthode qu’on emploie ici consiste à s’en tenir à ce que nous dit le texte, dans la richesse de sa surface. La fiction américaine du peuple s’auto-attribuant l’édiction de la constitution ne se retrouve pas en France, ni en 1789 (Déclaration) ni en 1791 (où la Constitution se présente comme l’œuvre de « l’Assemblée nationale »). C’est la seule chose que l’on retient ici, pour les besoins d’une histoire écrite depuis l’intérieur des textes.
Le citoyen de la Déclaration ne dit ni « je » ni « nous ». Il ne dit pas « moi, citoyen » ou « nous les citoyens ». Il ne dit même pas « We the people ». Cela crée d’emblée un manque, un effet de retranchement. On peut le mesurer au regard des attentes de la philosophie politique, celle du moment révolutionnaire mais aussi la nôtre. Car pour la philosophie politique moderne, qui commence avec la Révolution et se poursuit en nous, le citoyen n’est pas lui-même s’il n’est point sujet, c'est-à-dire s’il ne parvient pas à s’auto-constituer. Le sujet veut son autonomie. Il requiert d’être citoyen. Il entend que son autonomie individuelle (en tant que sujet) se retranscrive dans une autonomie politique. Il lui faut donc une constitution républicaine, c'est-à-dire « Une constitution [dans laquelle] ceux qui obéissent aux lois doivent aussi en même temps par leur réunion, être législateurs ».
La formation d’une République est la condition qu’il faut satisfaire pour faire de lui un citoyen-sujet. C’est au sein de cette République que ses droits seront reconnus, ce qui est le but de la Déclaration. Car le citoyen exigera, symétriquement, d’être pleinement sujet. Dans la Déclaration, et plus particulièrement dans son article 6, il y a donc création d’une chose nouvelle : la citoyenneté du sujet des droits de l’homme. En même temps il s’y exerce une force soustractive, puisqu’il n’est pas permis au sujet de s’auto-affirmer. Il ne lui est pas permis de dire comme avant lui Saint-Paul : « je suis citoyen romain » ; ou plus tard comme Maïakovski : « je suis citoyen de l’Union Soviétique ». Dans la Déclaration, et plus particulièrement dans son article 6, il y a en même temps affirmation et négation, enrichissement et retranchement. Le citoyen est construit à partir d’additions et de soustractions.
Dans la Déclaration, le citoyen est nommé, institué, défini, reconnu. Il en est l’un des principaux sujets, même si elle ne lui attribue en propre aucune action. Dès le titre, le citoyen est dédoublé en « homme-et-citoyen ». Ce doublet se voit reconnaître, dans son unité problématique, comme étant le porteur de « droits ». Le citoyen est aussi l’un des destinataires de certains articles. Ainsi, l’article 13 établit-il que la « contribution commune » doit être « répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés », tandis que l’article 14 autorise « Tous les citoyens » à « constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique » et de la « consentir librement ». Cet énoncé de l’article 14 est intéressant pour nous en cela qu’il réplique la formule controversée de l’article 6. Là où ce dernier dit « personnellement ou par leurs représentants », l’article 14 dit « par eux-mêmes ou par leurs représentants ». Cette donnée renforce notre conclusion liminaire : la formulation finalement retenue (« personnellement ou par leurs représentants ») n’est pas accidentelle. Quoi qu’il en soit, le renvoi au citoyen n’est pas le seul procédé d’individualisation contenu dans la Déclaration, qui connaît aussi l’homme (article 9 : « tout homme »), voire le simple pronom indéfini « nul » (article 8 : « nul ne peut être puni » ; article 10 : « nul ne doit être inquiété »).
Ainsi, le citoyen prend-il place de différentes manières dans un jeu de divisions originaires qui le constituent et qui le surplombent. Tout ensemble, il est sujet des lois, il est homme, il est citoyen. Il est présent « personnellement » parmi « tous les citoyens ». Cette dernière formule, dans l’article 6, ne renvoie donc pas à un corps où les individualités seraient dissoutes. Chacun y est présent « personnellement ». Le corps des citoyens n’absorbe pas, ne réduit pas à néant, ses composantes individuelles. Le citoyen n’en est pas moins soumis à une sorte de relégation puisque cette présence est proclamée par ses représentants, c'est-à-dire à travers l’Assemblée nationale. Son existence est aussi dite en présence de ces représentants, que ce soit dans l’article 6, l’article 14, ou plus généralement dans l’ensemble de la Déclaration. Citoyens et représentants sont créés ensemble. Ils font partie du même monde.
II. Les citoyens de l’article 6
Dans l’article 6, comme d’ailleurs dans l’énoncé-miroir de l’article 14, il ne se trouve pas un mais des citoyens. La citoyenneté suppose la multiplicité des membres du corps social élevés au rang de citoyen. Le citoyen de la seconde phrase de l’article 6 n’est pas seul. Il n’existe pas dans un état d’isolement textuel et conceptuel. Imaginons une pierre lancée dans l’eau en un certain point. Elle produit à la surface des ondes de plus en plus larges. Ainsi en est-il de la référence au citoyen dans le texte de la Déclaration. On rencontre d’abord l’homme-citoyen annoncé par le titre même de la Déclaration : « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ». On rencontre ensuite différents alias, à commencer, dans le préambule, par cette entité qui a pour nom : « tous les Membres du corps social ». Il y est aussi question des « réclamations des citoyens ». De sorte que, dans le parcours du préambule, on rencontre une sorte de gradation dans la désignation des destinataires. On commence par l’homme. On continue avec le « membre du corps social », et l’on termine avec « les citoyens », en eux-mêmes ou simplement désignés par un pronom (là encore) indéfini : ce « tous » dont le « bonheur » (le « bonheur de tous ») est présenté comme la finalité de la Déclaration.
Le préambule offre donc une progression, un cheminement allant de l’homme considéré isolément à l’homme en société puis conduisant de celui-ci à l’individu participant au gouvernement du corps social. On passe de l’état de nature à l’état de société et de l’état de société au Gouvernement (individuel et collectif) de soi-même. Cette idée d’une progression de l’état de nature à un état où l’homme est en société est omniprésente dans les débats de la Constituante relatifs à la Déclaration et dans les projets de déclarations rédigés par les contemporains. Le préambule en retrace les étapes sous la forme d’une sorte de récit. Les noms successifs donnés à l’homme sont autant de stations d’un parcours de rédemption où les malheurs de l’état de nature sont remplacés par les bienfaits qu’apporte la vie en société. Ce cheminement, toutefois, n’est pas nécessairement émancipateur. Du moins, il peut être envisagé, notamment dans le cas français, comme imposant à l’homme sorti de sa « souveraineté primitive » de renoncer à la pleine extension de sa visibilité naturelle. Le 1er août, Malouet dira ainsi que dans le cas de la France, « il est nécessaire que les hommes placés par le sort dans une condition dépendante voient plutôt les justes limites que l’extension de la liberté naturelle ». La formule présage l’article 6 futur : souverain dans la nature, l’homme ne peut pas prétendre à cette pleine suprématie individuelle dans l’état de société. La législation étant, de toute nécessité, un acte de la société, il se peut que l’individu ne puisse réclamer que d’y participer en corps ou par des représentants. Cette lecture tout à la fois jusnaturaliste et conservatrice du passage à la société civile peut donc, en 1789, justifier une lecture restrictive des droits de participation des citoyens à la législation. Après tout, pour la frange conservatrice de l’Assemblée, n’est-il pas question, avec la Déclaration, d’enserrer l’individu « dans les liens de la société ». Quant à ceux qui affirment, comme Sieyès, que « l’homme entrant en société ne fait pas sacrifice d’une partie de sa liberté », jusqu’à quel point tiendront-ils cette promesse ? Quelle étendue donneront-ils à cette liberté, non seulement dans l’espace civil, mais encore dans le champ civique, celui des droits politiques du citoyen ?
Le préambule annonce la conversion de l’homme en citoyen. Puisqu’il était question plus haut de la proximité entre la philosophie de 1789 et la philosophie politique « normative » contemporaine, comment ne pas être tenté de résumer ce déroulement inscrit dans le préambule par la phrase synthétique mais forte de John Rawls : « a person is someone who can be a citizen ». Cette promesse d’une conversion de l’homme en citoyen donne son sens au titre de la Déclaration. En se voyant reconnaître des droits, et tout particulièrement en étant associé au pouvoir politique, l’homme naturel deviendra citoyen. Cette promesse se retrouve aussi dans l’article 6, qu’il est permis de considérer comme la disposition matricielle de la Déclaration en ce qui concerne la citoyenneté. Dans l’article 6, de quel citoyen est-il question ? La réponse est qu’il s’en trouve au moins deux. Il y a pour commencer le citoyen de notre seconde phrase : « Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. » Ce citoyen-là s’apparente au citoyen actif de 1791, celui qui prend, dit Sieyès « une part active dans la formation des pouvoirs publics ». Dans le même sens, Lally-Tolendal affirmait refuser « de faire faire la loi par celui que la loi (ou les mœurs) enchaînent ».
Il y a ensuite le citoyen de la troisième phrase de l’article 6, sur laquelle nous ne nous sommes pas encore penchés :
Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
Ce personnage-ci ressemble fort au citoyen passif, cet être falot, mais plus concret, qui, dira le même Sieyès « peu[t] jouir des avantages de la société » mais « ne doi[t] point influer activement sur la chose publique ». Mais n’anticipons pas. L’article 6 ne sait rien (ou ne veut rien savoir) de la scission qui se créera bientôt entre le citoyen actif et le citoyen passif. Du citoyen, il ne contemple que la figure pleine. Cette plénitude est garantie par l’identification du citoyen avec l’homme des droits de l’homme. Dans la Déclaration, l’homme n’est pas coupé du citoyen. L’homme-et-citoyen de 1789, ce doublet qui est le vrai sujet de la Déclaration, est le destinataire des promesses qu’elle contient, l’acteur de l’avenir qu’elle esquisse. En ne scindant pas la facette active et la facette passive de la citoyenneté, la Déclaration contient l’horizon d’une émancipation politique plus complète.
Ce qu’offrait le moment déclaratoire de 1789, au travers de l’article 6, c’était ainsi la réunion de ces deux figures du citoyen. Même en 1791, d’ailleurs, citoyen actif et passif ne sont pas si éloignés que cela. Le citoyen passif est un citoyen actif en puissance, une fois levés les obstacles qui s’opposent à sa pleine participation à la vie civique. Comme l’a démontré Patrice Guéniffey, la citoyenneté passive de 1791 n’emportait que la suspension des droits politiques à l’encontre de ceux qui restaient encore incapables de l’exercer du fait de leur subordination matérielle (domestiques, pauvres) ou de leur dépendance (mineurs). Le citoyen passif est un citoyen virtuellement actif « suspendu dans l’exercice de son droit ». La citoyenneté passive ne faisait que caractériser temporairement « l’état actuel d’un corps politique reposant virtuellement sur le suffrage universel ». Et ceci d’autant plus que « les sociétés modernes, égalitaires, en permettant aux individus de développer leurs facultés » verraient cet écart se résorber tôt ou tard.
Quoi qu’il en soit, cette scission entre les figures active et passive du citoyen n’apparaît pas dans la Déclaration. L’article 6 ouvrait donc un horizon de perfectionnement dédoublé. Il s’agit d’abord de l’extension à venir du corps électoral, de manière à ce que la totalité des citoyens « actifs » s’étende progressivement à l’universalité de tous les citoyens, par la suppression de la catégorie résiduelle des citoyens passifs. En un mot : le passage au suffrage universel. Il s’agit ensuite de la reconnaissance au citoyen pris individuellement de la possibilité de participer « par lui-même » à l’adoption de la loi. Avec le recul, nous pouvons constater que la première des promesses émancipatrices, l’extension du suffrage universel, a bien été tenue. Mais le second de ces horizons de perfectionnement, celui d’une participation effective à la fonction législative, a été refermé.
II. LE CITOYEN EFFACÉ
Il n’est guère étonnant que l’article 6 de la Déclaration de 1789 suscite encore de nos jours la controverse. N’est-il pas un des témoignages les plus flagrants de la « fragilité du discours (moderne) sur la représentation, qui coexiste en permanence, dans une ambiguïté jamais élucidée, avec des valeurs purement démocratiques » ? C’est cette ambiguité jamais élucidée qui nous retient ici. Car une ambiguïté, voire une contradiction, n’est pas un silence. C’est une parole dont le double sens doit être interprété. Ce qui appelle l’exégèse ici, c’est bien « l’anomalie principale du texte » de la Déclaration, à savoir « l’ouverture démocratique de la formule évoquant le concours personnel des citoyens à la formation de la volonté générale, pour le moins étonnant de la part de gens qui s’apprêtent à établir un système censitaire de suffrage »… et, pourrait-on ajouter, de refuser par l’instauration du régime représentatif « pur », cette virtualité démocratique qu’ils n’ont voulu ni affirmer avec clarté, ni taire de façon radicale.
L’énoncé que recèle la seconde phrase de l’article 6 n’est, nous l’avons vu, pas le fruit du hasard. On en retrouve des variantes avant, pendant, et après l’adoption de la Déclaration. Dans certaines versions, cependant, le citoyen est d’ores et déjà passé sous silence, car le principe représentatif est affirmé de manière exclusive. Il est pensé comme étant incompatible avec la participation en personne du ou des citoyens à l’activité de législation. L’affirmation du principe représentatif pur s’opère, on l’a vu également, précocement dans la période révolutionnaire. Très tôt, la Révolution connaît l’affirmation de points de vue dans lesquels le citoyen n’est pas envisagé comme un gouvernant effectif. Qu’on pense au Rapport sur les sociétés populaires de Le Chapelier (29 septembre 1791) :
Quand une nation change la forme de son gouvernement, chaque citoyen est magistrat ; tous délibèrent et doivent délibérer sur la chose publique […]. Mais, lorsque la Révolution est terminée, lorsque la Constitution […] est fixée, lorsqu’elle a délégué tous les pouvoirs publics […] alors il faut […] que rien n’entrave l’action des pouvoirs constitués, que la délibération et la puissance ne soient plus que là où la Constitution les a placées et que chacun respecte assez et ses droits de citoyen et les fonctions déléguées, pour ne pas excéder les uns et n’attenter jamais aux autres. […]
Ceux qui, revêtus […] de la confiance publique viennent exercer les pouvoirs que nous avons établis […] croiront sans doute qu’ils ne doivent discuter les grands intérêts de l’empire que comme législateurs, et non comme simples citoyens.
De fait, le principe représentatif domine les commencements de la Révolution française. Il imprègne la conception même qu’on se fait alors du citoyen et de la citoyenneté. On a pu dire que « sous la Révolution, la citoyenneté, c’est avant tout la représentation », à savoir « le droit d’être représenté et donc de participer par l’élection à la composition du Corps législatif au sein duquel se forme la volonté générale ». La législation ne se conçoit pas, alors, séparément de l’idée d’expression de la volonté générale, cette dernière étant pour sa part appréhendée comme la volonté commune du corps politique tout entier. La représentation est ce qui rend possible une conception unitaire et inaliénable de la souveraineté, telle qu’elle sera exprimée dans la Constitution de 1791 :
La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice.
Cet article 1er du titre iii de la Constitution de 1791 semble contredire directement la seconde phrase de l’article 6 de la Déclaration. Là où celle-ci admet sur la scène politique et institutionnelle le citoyen « personnellement », la disposition de 1791 semble lui refuser toute part à la souveraineté. Certainement, les interprétations « neutralisantes » de l’article 6 pourront s’appuyer sur cette formulation, comme sur nombre de formules des contemporains, pour montrer qu’il n’a jamais été question de faire place au citoyen pris individuellement dans l’œuvre de législation. Toutefois, deux choses sont à remarquer à la lecture de cet article de la Constitution de 1791. D’une part, la « nation » de la Révolution française est une nation de citoyens. Eux seuls la composent. Par ailleurs, le principe d’inaliénabilité de la souveraineté nationale ici affirmé – et sans cesse répété dans nos textes constitutionnels – ne vise expressément que l’exercice de la souveraineté, et non le titre. C’est pourquoi, jusque dans les affirmations les plus solennelles du principe représentatif « pur », on trouve encore, bien souvent, la reconnaissance plus ou moins claire, plus ou moins facilement concédée, du fait qu’il est impossible de réduire le citoyen à l’électeur.
Le gouvernement représentatif permet au citoyen de se rapprocher de la législation, d’y « participer » ou d’y « concourir » par l’élection. Pourtant, déjà, on voit bien que ce procédé ne suffit pas. Il en faut plus pour parvenir à une reconnaissance complète du droit de participation du citoyen à la législation. La seconde phrase de l’article 6 exprime peut-être une virtualité irréalisée. Mais elle n’est pas une sorte d’erreur de plume, sauf à dire que ce lapsus, ce mot de trop, est porteur d’un sens qui dépasse les intentions des auteurs de la déclaration et même, comme le montrent les ressources interprétatives que nous avons consultées, de toute une époque.
L’article 6 tel qu’il fut adopté nous place donc devant une difficulté. On ne peut pas omettre, ou tenir pour non écrite, la formule « personnellement ou par leurs représentants », mais elle recèle une ambiguïté, peut-être une contradiction, qui doit retenir notre attention. On pourrait faire entrer la seconde phrase de l’article 6 au nombre des promesses du constitutionnalisme qui ne furent pas tenues au moment où elles furent faites, voire même qui furent directement contredites par des affirmations et des principes également consacrés. La représentation pure contredit la participation immédiate du citoyen à la législation. Reste que reconnaître l’existence d’une contradiction ne signifie pas qu’on puisse ou doive supprimer l’un des termes qui la composent. Cette contradiction doit être admise, d’autant plus qu’elle a été, comme le montrent les quatre mots de l’article 6 qui nous retiennent dans ces pages (« personnellement ou par leurs représentants ») gravée dans le marbre. La contradiction est là. Il faut la reconnaître et interpréter, à travers elle, le sens de la Déclaration et du projet constitutionnel révolutionnaire. Elle domine aussi la dynamique ultérieure du constitutionnalisme français, car elle éclaire ses crises et ses moments créatifs, ses impasses autant que sa productivité historique dans la longue durée. Si le citoyen a été réduit en 1789 à n’être que celui qui désigne ses représentants, il a aussi été défini comme un individu dont le rôle ne pouvait pas être limité à cette fonction. Il a été reconnu, d’emblée, comme un personnage à part entière de sa propre histoire et non comme un simple comparse ou une figure d’arrière-plan.
I. Priorité logique du représenté
Dans l’article 6, la référence à « tous les citoyens personnellement » ne doit pas être comprise comme constituant une attribution de compétence, désignant de manière précise la place des citoyens dans la procédure législative. La Déclaration est certes envisagée comme le préalable à la future Constitution. Mais aucun écho de l’article 6 de la Déclaration ne se fait entendre dans la manière dont la Constitution de 1791 envisagera le processus législatif. La grande querelle de 1791 portera, on le sait, sur la part respective du monarque et de l’Assemblée nationale dans la fabrique de la loi. Le citoyen a quitté la scène. Même en 1789, il semble bien que ce qui est dit dans l’article 6 relève des principes supérieurs de la politique constitutionnelle et non d’une répartition effective des pouvoirs. Il faut envisager cette formule comme touchant à la nature de la relation entre représentés et représentants. À elle seule, la seconde phrase de l’article 6 est porteuse d’importantes implications.
La première de ces implications consiste dans ce qu’on pourrait appeler la priorité logique du représenté. Dans son étude classique sur la représentation, Hanna Pitkin écrit que « le mot “député” suggère que l’électorat détenait auparavant un office ou avait certaines fonctions officielles et que ces fonctions ou cet office furent ensuite attribués à leur représentant ». On pourrait dire la même chose du mot « représentant » employé dans l’article 6. La formulation de l’article 6 traduit ce que Pitkin appelle la « priorité logique » du représenté, dont l’existence est présupposée quand il est question du représentant. En effet, un représentant est toujours représentant de… à savoir d’une certaine entité, d’une certaine personne, voire d’une certaine idée. Ce que ferait la formule de la seconde phrase de l’article 6, c’est de nous dire à quoi renvoie ce génitif présent implicitement (du fait que le représentant ne peut pas exister sans un représenté). Elle répondrait à la question : représentant de quoi ou de qui ? On pourrait réécrire sur cette base l’article 6 en ajoutant l’énoncé suivant : « Le représentant est représentant des citoyens ». Bien sûr, ce n’est pas nécessairement seulement le ou les citoyens qui sont représentés. Il faut en effet prendre en compte le principe de la souveraineté nationale, et l’idée révolutionnaire selon laquelle c’est par le moyen du gouvernement représentatif qu’est représentée la Nation. Mais on ne peut pas refuser non plus sa place au citoyen. Lui aussi, nous dit l’article 6, est « représenté ». On le voit à l’emploi du pronom personnel « leur » (« par eux-mêmes et par leurs représentants ») dans la seconde phrase de l’article 6. Cet énoncé affirme donc la priorité logique du citoyen-représenté sur le représentant. Cette priorité logique revêt un sens politique. Force était d’admettre, en raison du principe de la souveraineté nationale, que l’État devait s’envisager comme un État de citoyens, c’est-à-dire dans lequel les citoyens étaient, à un titre ou à un autre, des détenteurs du pouvoir, ou au moins des participants à l’exercice du pouvoir.
Cette priorité du représenté est indissociable de l’idée que c’est la nation – comprise comme l’universalité des citoyens – qui est, avant toute chose, le titulaire de la souveraineté. De cette prémisse, il se déduit assez logiquement que les citoyens détiennent au moins le titre de souveraineté, et donc qu’en principe il leur reviendrait de faire les lois : « La loi, par rapport à la société civile, n’étant que la volonté générale, la puissance législative appartient originairement à tous ».
On ne pouvait pas en rester là. Il fallut bien aussi, dans un second temps, concéder que le gouvernement était devenu représentatif. L’article 6 lui-même le dit à travers l’emploi du mot même de « représentant ». La Constitution de 1791, le moment venu, énoncera expressément ce principe du caractère représentatif du gouvernement. En 1789, la seconde phrase de l’article 6 se borne à poser le concept de la représentation. Ce n’est pourtant pas peu de choses. Faire ainsi entrer sur la scène le représentant, c’était de toute nécessité y admettre aussi l’idée de la représentation politique. En d’autres termes, l’article 6 exprime la dépendance logique entre le représenté (qui a besoin d’un représentant) et du représentant (qui doit bien être représentant de quelqu’un, quand ce n’est pas de quelque chose). La formule « tous les citoyens […] personnellement » implique ainsi que le citoyen est présent en arrière-plan de l’acte de représentation et de l’exercice de la puissance législative. Le citoyen, seul ou en corps, ne peut pas être totalement ignoré. Il reçoit là son moment de reconnaissance. Cette nécessité appelle une traduction constitutionnelle ou légale dans le droit positif de l’avenir. La Déclaration joue donc ici un rôle d’invocation d’une positivité future. Elle contient l’annonce d’institutions politiques à venir. Elle formule une nécessité conceptuelle (du type de celles auxquelles croyaient encore ses rédacteurs) qu’on pourrait formuler de la façon suivante : le représentant suppose le citoyen.
II. L’effacement doctrinal du citoyen : Carré de Malberg
On doit donc reconnaître une priorité logique au citoyen : le concept de représentant suppose un concept antécédent qui, dans le cas qui nous occupe, est celui de citoyen. Mais une priorité logique n’implique pas une priorité concrète. Ici, c’est même plutôt le contraire qui se produit. Nous le savons, et les discussions contemporaines sur la démocratie participative nous le rappellent : non seulement, la promesse de l’article 6 n’a pas été tenue, mais encore nombreux sont celles et ceux qui se refusent à y voir une promesse. C’est ce que nous proposons d’appeler (à la suite de Pierre Avril) l’escamotage du citoyen de l’article 6.
Comment le « citoyen personnellement » voire pour reprendre la formule exacte de l’article 6 (qui a son importance) « tous les citoyens […] personnellement » ont-ils été retirés de la photographie ? On pourrait raconter cette histoire de différentes façons. Il faudrait écrire ici une histoire complète du principe représentatif dans notre histoire constitutionnelle. Ce n’est évidemment pas ce qui peut être fait dans ces pages. Mais l’histoire intérieure de la seconde phrase de l’article 6 qu’on s’est proposé d’esquisser ici peut être, en lieu et place, continuée à travers un examen des lectures ultérieures de la disposition qui nous occupe. On le fera ici en partant d’un moment précis de l’histoire doctrinale : l’œuvre de Raymond Carré de Malberg. Il n’est pas le seul à la manœuvre s’agissant de réécrire l’article 6 d’une façon compatible avec ses positions doctrinales personnelles. Mais chez lui, l’opération est réalisée au grand jour. Dans la Contribution à la Théorie Générale de l’État (1920-22), l’auteur strasbourgeois reconnaît que l’article 6 « atteste » l’existence d’un « droit de citoyen », c'est-à-dire d’un droit « d’être, en tant que citoyen, reconnu et traité comme membre ou partie composante de la nation et par conséquent du souverain ». Pourtant, la Contribution opère bel et bien l’escamotage de l’individu, du citoyen-sujet appréhendé dans la plénitude de son individualité. Cette opération est réalisée à travers plusieurs procédés.
D’abord, Carré de Malberg prend presque toujours pour point de départ la Constitution de 1791, et non la Déclaration de 1789. Dans la Contribution, par ailleurs, et du moment qu’il y est tout de même question de la Déclaration, l’article 6 ne joue pas un rôle central. Les principaux développements que consacre Carré de Malberg à cet article se trouvent dans le passage dévolu à la fonction électorale, et non dans les développements relatifs à la fonction législative. La scène est donc dressée. Le citoyen n’aura qu’un rôle assez limité à jouer. Il est convoqué pour élire les représentants, c'est-à-dire pour exercer sa fonction électorale. Ensuite, il se retire et, comme le dit Saint-Simon des nobles tombés en disgrâce à la Cour, il retombe dans le néant.
Ensuite, Carré de Malberg fait prévaloir la souveraineté nationale sur le droit des citoyens de concourir à la formation de la loi. C’est dans le cadre dessiné par le principe de la souveraineté nationale que le citoyen peut agir. Or, dit-il, « La souveraineté étant placée d’une façon indivisible dans l’ensemble de la collectivité nationale, [elle] « n’appartient pas personnellement à chacun des citoyens ». Le propos est remarquable : ici, par l’effet de la souveraineté nationale, non seulement le droit « personnel », du citoyen est renié, mais encore l’article 6 subit-il une réécriture sous la forme remarquable de l’ajout d’une négation : la souveraineté, dit Carré de Malberg, « n’appartient pas personnellement (sic) à chaque citoyen ».
D’ailleurs, s’il y a selon Carré de Malberg un « sujet propre » ou un « sujet unique » de la souveraineté, c’est de la « nation » et d’elle seule qu’il s’agit. Comme s’il était hanté par ce fantôme du citoyen individuel qu’il vient de révoquer, de jeter aux oubliettes, Carré de Malberg lui jette un dernier et bref regard :
Si [les citoyens] peuvent se dire souverains, c’est seulement en tant que parties intégrantes et inséparables du tout ». Génétiquement parlant « la souveraineté n’a pas commencé à se former dans les nationaux, avant d’appartenir à la nation. Tout au contraire, elle naît en celle-ci, et de la nation elle se communique aux citoyens.
Enfin, on le sait, Carré de Malberg oppose, comme deux réalités incompatibles, la démocratie et le régime représentatif. Dans le « pur » système représentatif, une formule qui lui tient à cœur, Carré de Malberg énonce que « l’élection ne devait être qu’un acte de nomination du représentant ». L’électeur n’est pas associé à la délibération : seul le législateur y participe. La raison est refusée au citoyen-électeur. Il n’a pour lui que sa volonté.
Dans La Loi, Expression de la Volonté Générale (1931), Carré de Malberg poursuit l’escamotage du citoyen. L’auteur y supprime avec un soin remarquable le mot « personnellement » lorsqu’il cite l’article 6 de la Déclaration. Pour faire apparaître cet escamotage, nous avons dans ce qui suit mis l’adverbe « personnellement » sous rature, comme si nous avions pu reproduire le trait de plume apposé sur ce mot apparemment si gênant. Voici par exemple ce que dit l’auteur au paragraphe no 14 :
Le premier de ces textes, qui, à lui seul, a déjà une portée capitale, parce qu’il résume en quelques mots toutes les idées qui vont désormais servir de base à la notion moderne de loi et qui serviront ensuite, dans la Constitution de 1791, à exalter la loi et sa puissance, c’est l’article 6 de la Déclaration de 1789, lequel débutait par la proposition devenue fameuse : « La loi est l’expression de la volonté générale ». Et le même article 6 mettait aussitôt en pleine lumière les raisons qui font que la loi doit être envisagée comme l’œuvre de la volonté générale : c’est, disait-il, que « par leurs représentants », c'est-à-dire par l’assemblée élue des députés, « tous les citoyens » [
personnellement] exercent, ou tout au moins sont considérés idéalement comme exerçant « le droit de concourir à sa formation. »
Carré de Malberg s’attèle enfin à la même tâche dans son fameux article de 1931 : « Considérations théoriques sur la question de la combinaison du référendum avec le parlementarisme ». Lorsque notre auteur y aborde l’article 6 de la Déclaration, il omet tout d’abord notre seconde phrase à laquelle il substitue… une citation tirée du discours prononcé par Sieyès le 7 septembre 1789. Quand tout de même Carré cite la seconde phrase, il oublie opportunément d’y reproduire l’adverbe « personnellement » et ce qu’il implique. Si, en 1789, écrit Carré de Malberg, « la puissance des législatures a été exaltée, la Déclaration de 1789 spécifiait que c’était en considération des droits du corps national, et notamment du « droit » qu’ont « les citoyens de concourir [personnellement] à la formation de la loi », tout au moins par « leur représentants ».
En règle générale, Carré de Malberg se concentre, dans la lecture de l’article 6, sur la première phrase, celle qui fait de la loi « l’expression de la volonté générale ». Alors même qu’il dénonce le procédé par lequel « l’idée de souveraineté de la volonté générale a été retournée contre ceux-là même de qui peut émaner l’expression de cette volonté » à savoir selon lui le « corps national des citoyens », il offre une lecture assez singulière de l’article 6, de laquelle l’adverbe « personnellement » est absent. Cette disparition de l’adverbe « personnellement » est frappante. On en prend la mesure à la lecture du passage suivant, qu’on cite dans son intégralité :
[une] seconde idée […] en France particulièrement a été mise en avant pour exalter les pouvoirs du Parlement. Cette idée, qui, à l’origine de la réédification de notre droit public, a été solennellement inscrite dans l’article 6 de la Déclaration des Droits de 1789, c’est que « la loi est l’expression de la volonté générale » : par quoi il faut entendre, comme l’ajoutait aussitôt ce texte, que le fondement de la force propre à la loi réside dans le fait qu’elle est l’œuvre de « tous les citoyens » [
personnellement], en ce sens au moins que « tous les citoyens » [personnellement] ont droit de concourir à sa formation.
Et si la chose n’était pas suffisamment claire, le professeur strasbourgeois conclut par les mots suivants :
Si les lois adoptées par la Législature gardent pour fondement de leur force la volonté générale, alors qu’elles ne sont l’œuvre que de quelques centaines de députés, c’est, comme le dit encore le même article 6, pour la raison que, dans la Législature, « tous les citoyens » [
personnellement] trouvent « par leurs représentants », leur médiatisation.
Si Raymond Carré de Malberg a ainsi rayé d’un trait de plume l’adverbe « personnellement » dans les citations qu’il a faites de l’article 6 de la Déclaration, cela ne peut nous laisser indifférent. Il faut en comprendre la raison. Il est l’un des professeurs de droit public les plus importants de la Troisième République, et certainement celui qui fut le plus attaché à restaurer le sens de la tradition révolutionnaire. Ces passages frappent donc par la façon dont il y réécrit l’article 6. À chaque fois, le professeur strasbourgeois opère par voie de soustraction, c'est-à-dire par le retranchement de l’adverbe « personnellement ». Cela ne peut pas être accidentel, anodin ou dépourvu de signification. Et ce n’est pas tout. La philosophie des institutions de Carré de Malberg a changé au début des années 1930. Du moment que cet auteur a pris le parti de constater que la souveraineté absolue du Parlement n’était pas une solution viable, il n’a pas pour autant mis fin à l’escamotage du citoyen. Il n’a pas restauré, dans ses citations de l’article 6, le mot « personnellement ». Au contraire, il n’a envisagé pour mettre fin au parlementarisme absolu que le passage d’une forme de « médiatisation » à une autre. Autrement dit : il a considéré que la seule voie d’expression pour les citoyens face à leurs représentants, et alternativement à eux, consisterait dans le procédé du référendum. Carré de Malberg – et avec lui la culture constitutionnelle de la Troisième République – n’a jamais consenti de place à l’individu démocratique moderne, celui qui ne se réduit pas à la fonction électorale ou à d’autres formes de médiatisation de sa volonté. D’ailleurs, il n’est question dans ces discussions que de la volonté et de sa manifestation. Les autres figures imaginables de participation à la vie publique sont ignorées. Carré de Malberg n’envisage ainsi aucune forme de participation individuelle du citoyen à la production du contenu législatif, par exemple par voie de délibération. Dans tous les cas, si le citoyen a droit de cité, c’est seulement en sa qualité d’électeur. L’électorat est bien considéré comme « faculté individuelle de procéder à la nomination des autorités ». Mais cette réduction du citoyen à l’électeur emporte des conséquences très lourdes. Carré de Malberg approuve ainsi la façon dont Sieyès interprète le terme « concours » dans la Déclaration comme signifiant un concours médiat. Passée l’élection, le citoyen n’a plus droit de cité dans sa propre république. La théorie de l’électorat-fonction prolonge donc l’escamotage du citoyen.
III. DEVENIR CITOYEN
La mise à l’écart du citoyen peut-elle être complète ? Peut-on remiser la seconde phrase de l’article 6 dans l’« enfer » de notre bibliothèque de dispositions constitutionnelles, ce lieu terrible où l’on rangerait les formules qu’il faut tenir pour non écrites, telles ces clauses contractuelles invalides censurées par le juge judiciaire ? Faut-il du moins ranger notre phrase au nombre de celles incapables de toute mise en œuvre concrète ? Celles auxquelles on ne peut pas donner de réalisation institutionnelle et qui restent des vœux pieux, ou peut-être même des espérances impies ? Nous ne le pensons pas. On va donc proposer de partir à la recherche de ce que dit la seconde phrase de l’article 6, ce que, dit très trivialement, nous pouvons en tirer. Ce que nous proposons d’en extraire, donc, c’est un double principe, négatif et positif. Dans sa formulation négative, il s’agit d’un principe d’interdiction de la représentation absolue. Sa réalisation positive, on le verra, est plus complexe.
La seconde phrase de l’article 6 fait échec à ce que le principe représentatif soit compris de manière absolue. Certes, ce sont en principe les représentants qui font la loi. Mais quoi que disent les constitutions positives – qu’elles prévoient ou non des mécanismes permettant sa participation individuelle à la « chose publique » – le citoyen conserve le droit de concourir à la formation de la loi. Disons peut-être plutôt, selon une formule fameuse, qu’il en conserve « le droit au droit ».
Au sujet de cet énoncé, on pourrait parler d’un « principe négatif » au sens où Michel Troper avait identifié un principe négatif de séparation des pouvoirs. Ici, la formule complète de cette injonction pourrait prendre plusieurs formes. On pourrait dire : « il n’est pas permis aux représentants de s’approprier l’intégralité des compétences normatives de l’État ». Ou bien : « il n’est pas admissible de laisser le citoyen totalement à l’écart de la participation à la chose publique » ou « de la participation à la fonction législative ». Ou enfin : « il est toujours licite » ou « il ne peut pas être anticonstitutionnel d’associer les citoyens » à la chose publique ou à la législation. On voit ici que le principe négatif peut être diversement formulé. C’est le propre d’un principe…
Ce principe négatif, celui de la prohibition de la représentation absolue, comment le convertir en principe positif ? Comment faire en sorte que le principe représentatif ne soit pas incompatible avec l’existence de citoyens qui ne sont pas purement passifs, mais qui sont des sujets de leur propre autonomie ? La technique du référendum, souvent envisagée comme solution à ce problème, n’est pas celle que l’on voudrait considérer ici. Carré de Malberg, dans son article de 1931, enferme, comme il sait si bien le faire, son lecteur dans une alternative qui nous semble fausse : ce serait, soit le « parlementarisme », soit le référendum. Soit le Parlement voterait seul la loi, soit cette compétence serait transférée au corps électoral. Or il peut exister de tierces solutions que Carré de Malberg passe sous silence. Dans l’article 6, si le citoyen « concourt » à la « formation » de la « loi, expression de la volonté générale », cela permet de considérer qu’il a pouvoir de « vouloir pour la nation », c'est-à-dire la faculté d’en exprimer la « volonté légale ». Cela fait de lui un représentant. Cela ne signifie donc pas de manière inévitable qu’un choix de principe a été effectué dans le sens de la démocratie « pure » ou de la démocratie « directe ».
L’article 6 dit certes : « personnellement, ou par leurs Représentants ». Faut-il en déduire que les termes de l’alternative sont mutuellement exclusifs : soit « tous les citoyens », soit le Parlement ? Nous ne le pensons pas, et cela pour deux raisons. La première raison est la reconnaissance par l’article 6 d’un droit personnel. Il est remarquable que dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, il ne soit nulle part question d’assemblées primaires, comme dans la Constitution de 1791 ou le projet Girondin de 1793 ; ni non plus du référendum, c'est-à-dire d’un mode de participation directe des citoyens à la formation de la loi. N’est visée en 1789 que la participation personnelle. Le cœur du sujet est atteint d’emblée. L’article 6 est le premier à nous dire du citoyen-sujet moderne qu’il détient la faculté de concourir « personnellement » à la formation de la loi. Nous pourrions renverser la phrase de Rawls sur les rapports entre personne et citoyen en disant que tout citoyen est avant tout une personne, c'est-à-dire qu’il doit pouvoir agir personnellement. L’homme-et-citoyen de la Déclaration est porteur d’une faculté de participation à la formation du couple loi-volonté générale. Le citoyen n’est pas écarté de la fonction normative par excellence, la formation de la loi, elle-même mode cardinal d’expression de la volonté générale.
La deuxième raison de penser que participation directe du citoyen et intervention des représentants ne sont pas incompatibles est que rien ne fait en réalité obstacle à leur coexistence. Sur le principe, représentant et représenté appartiennent, dirait un philosophe, au même plan d’immanence. Ce n’est pas toujours le cas en droit constitutionnel. Par exemple dans la théorie constitutionnelle classique, pouvoir constituant et pouvoir législatif ordinaire n’appartiennent pas à un même plan d’immanence. Sous la plume de Sieyès, dans le chapitre v de Qu’est-ce que le Tiers-État ?, le pouvoir constituant relève du droit naturel, tandis que le pouvoir législatif ordinaire relève du droit positif. Chez Carré de Malberg, le pouvoir constituant relève du fait, tandis que le pouvoir législatif relève du droit. Chez Carl Schmitt, l’un relève de la situation d’exception, l’autre de la situation normale. Ce sont là des ontologies constitutionnelles dualistes, à arrière-plan métaphysique. Les deux dimensions qui composent la réalité envisagée y sont mutuellement incompatibles : l’apparition de l’une suppose la disparition de l’autre. L’ontologie des rapports entre citoyen et représentant n’a aucune raison d’être telle. Elle est fondamentalement moniste. Représentant et représenté habitent le même monde. Un monde unique, un unique plan d’immanence, peut certes comporter des compartiments, des cloisonnements. Il peut s’accommoder de rapports d’absence et de présence. Dans un tel monde, il y a un « ici » et un « là-bas ». Mais cet ici n’est pas un « ici-bas » que l’on opposerait à un « au-delà ».
On objectera que le représentant est celui qui rend présent celui qui est absent. La présence du représentant n’implique-t-elle alors pas l’absence du représenté ? On pourrait faire la comparaison avec une demeure unique, mais composée de plusieurs pièces. Le représentant et le représenté doivent habiter la même maison. Peuvent-ils se retrouver dans la même pièce ? L’analogie prend une figure historique concrète quand on pense aux différentes manifestations, sous la Révolution, d’une tendance à des entités ou mouvements externes aux assemblées de manifester une volonté « populaire » en dehors d’elle et de faire pression sur elles. On pense ainsi au Club des Jacobins, dont Desmoulins avait dit en février 1791 qu’il exerçait « le ministère public auprès de l’Assemblée nationale. C’est dans son sein que viennent se déposer les doléances des opprimés avant d’être portées à l’auguste Assemblée ». On pense aussi aux journées révolutionnaires au cours desquelles « le peuple » parisien a manifesté sa présence à proximité des assemblées pour peser sur elles, voire aux moments explosifs où des manifestants ont pénétré dans l’enceinte de ces assemblées. Avant même que cela ne se produise, la menace n’a cessé d’en planer : « il faut, dit Augustin Robespierre en avril 1793, que tous les bons citoyens se réunissent dans leurs sections […] et qu’ils viennent à la barre de la Convention nous forcer de mettre en état d’arrestation nos députés infidèles ».
L’article 6, pour sa part, fait cohabiter, sous le même toit en quelque sorte, à la fois « tous les citoyens […] personnellement » et « leurs représentants ». L’opposition entre les deux personnages ne doit pas être exagérée. Ainsi le représentant élu est-il de toute nécessité, pendant la révolution, un représentant-citoyen. Lucien Jaume a pu décrire le clubiste jacobin comme un tel être bifrons. Au sein de la société des amis de la Constitution, « établie auprès de l’Assemblée nationale […] ce n’est pas au titre de député qu’il prend la parole, mais bien en tant que citoyen-éclairé ». Dans ses commencements, avant la scission « Feuillante », de juillet 1791, les membres du Club jouaient de cette ambiguïté et effectuaient de constants aller-retours entre l’intérieur et l’extérieur de l’Assemblée. Mais revenons à notre texte. La coexistence, dans l’article 6, du citoyen saisi dans sa personne et du représentant semble a minima, on l’a dit, prohiber la représentation absolue, c'est-à-dire la condamnation du représenté à une absence permanente, à un exil définitif. Elle pose ainsi une question délicate : comment permettre au représentant de cohabiter concrètement avec le représentant ?
À vrai dire, la question est posée de façon quelque peu trompeuse. Le citoyen qui n’est investi que d’une simple fonction électorale, celui qui se contente de désigner son représentant par l’élection, ne peut pas cohabiter avec ce représentant. Il ne le peut pas, au minimum, d’un point de vue logique. Car si tel était le cas, il se produirait deux choses. D’une part, le représentant cesserait d’être représentant : son rôle même serait annulé, puisque serait présent celui dont l’absence justifie l’opération de représentation. Le représentant existe parce que le représenté est absent. La présence du représenté semble rejeter le représentant dans le non-être. D’autre part, et corrélativement, le représenté cesserait d’être représenté. Soit il se trouverait dans une position pure et simple d’autogouvernement direct, c'est-à-dire sans représentation. C’est la position du souverain rousseauiste. Elle n’est peut-être tout simplement pas possible et peut-être pas non plus souhaitable. Mais, au minimum, Rousseau a posé là un extrême logique : la situation dans laquelle le détenteur du pouvoir politique est si présent, si parfaitement doté d’existence, d’une existence si complète, que sa présence, son existence, ne tolèrent pas de représentation. La souveraineté, ce serait alors la pleine actualité de la puissance politique, celle qui ne peut se voir retirer aucune parcelle par un démembrement au profit de quiconque. Soit le représenté deviendrait lui-même son propre représentant ou le représentant des autres citoyens dans le cas où ces derniers ne sont pas tous présents. Le paradoxe est alors que ce citoyen-électeur peut se voir reconnaître une fraction de souveraineté, un « droit de souveraineté ». Cela est fort prestigieux. Ce faisant, pourtant, on le retire de la scène. On le rejette dans un « là-bas » transcendant, parce qu’on réduit au minimum, c'est-à-dire au vote, l’exercice de cette souveraineté. L’article 6 de la Déclaration ne permet pas cet amenuisement des prérogatives du citoyen. Le citoyen de l’article 6, celui qui est mis en position de concourir à la formation de la loi ne peut pas être écarté totalement de la formulation de la volonté étatique. On ne peut pas « vouloir pour la nation » sans lui. L’escamotage ne peut pas être complet. Inversement, la « prise de pouvoir par le citoyen » ne peut pas être intégrale. En effet, le principe négatif joue tout aussi bien vis-à-vis du citoyen lui-même. La formule de l’article 6 interdit tout autant la mise à l’écart de toute représentation, à supposer celle-ci possible.
Citoyen et représentant : l’un ne se conçoit pas sans l’autre. Il faut pour le comprendre, écarter l’opposition entre souveraineté et gouvernement représentatif. Dire que le citoyen individuel détient une part de souveraineté nous éloigne de la solution au problème, c'est-à-dire du déploiement correct des principes contenus dans l’article 6. Nous sommes enfermés dans une vision des choses où le souverain ne peut agir parce qu’il n’est pas représentant, et où le représentant qui agit n’est pas le souverain. Pour sortir de cet enfermement, il faut envisager un citoyen qui serait en même temps représentant.
IV. CITOYEN-REPRÉSENTANT
I. Le problème théorique : constituer le citoyen en représentant
Rien n’impose de tenir pour irréductible l’opposition entre le principe représentatif et la formule « tous les citoyens […] personnellement » énoncée dans l’article 6 de la Déclaration de 1789. Ainsi, l’article 6 pourrait-il se comprendre, non pas comme l’expression d’un principe pur de démocratie directe ou au contraire de gouvernement représentatif intégral, mais au contraire comme signifiant que chaque citoyen (« personnellement ») est un représentant ou du moins qu’il a vocation à le devenir. En tout cas, il ne peut pas se voir refuser par principe d’en être un. Admettons qu’existe un procédé institutionnel permettant d’associer « tous les citoyens […] personnellement » à la législation, ce procédé donnerait une réalité concrète à ce droit dont le titre est reconnu au citoyen par l’article 6. Il en permettrait l’exercice. Et, par-là, le citoyen-souverain serait d’emblée envisagé comme un citoyen-représentant. On mesure bien le risque de contradiction que contient un tel rapprochement, dans la personne du citoyen, entre le droit de souveraineté et la qualité de représentant. Il semble toutefois possible d’envisager que la participation du citoyen à la souveraineté, ce droit de concourir à la formation de la loi que lui attribue l’article 6, ne se ramène pas à la détention d’un titre de souveraineté mais impose au contraire à une forme de participation à l’activité politique de l’État dans des institutions et selon des procédures appropriées. On peut donc dire, en espérant ne pas dire une chose contradictoire, que le citoyen qui ne serait pas escamoté, celui qui serait rétabli dans l’exercice de son droit sa participation à la souveraineté d’une façon qui réconcilie son autonomie individuelle et sa participation à l’autonomie collective, celui-là on peut l’appeler « citoyen-représentant ».
II. Le moment Condorcet
Il semble aujourd’hui utile, dans le cadre des discussions sur les expériences de démocratie participative, de reconnaître que le citoyen peut être envisagé comme citoyen-représentant. La réflexion sur ce sujet ne part pas de rien. Comme on a eu l’occasion de le voir, l’escamotage du citoyen a emprunté de nombreuses voies tout au long de notre histoire constitutionnelle. L’une d’entre elles a consisté dans la mise à l’écart de propositions qui rendaient envisageables l’entrée en scène d’un citoyen contribuant personnellement à la formation de la loi. Un des moments clés de cette mise à l’écart tient au triomphe des idées jacobines en 1793. Les idées du parti girondin ont alors, bien évidemment, connu un discrédit. Au nombre de ces projets qui ne furent plus d’actualité se trouvent les solutions proposées par Condorcet en vue de faire reconnaitre la participation individuelle du citoyen à la souveraineté. Condorcet ne semble pas avoir varié dans son vœu de reconnaître au citoyen de manière explicite et primordiale (avant toute référence aux représentants) le droit de contribuer à la confection des lois. Il le dit dès 1786 et l’embryon de déclaration contenue dans les premières pages de son ouvrage consacré à L’Influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe :
3° L’homme a le droit de n’être soumis […] qu’à des lois générales, s’étendant à l’universalité des citoyens, dont l’interprétation ne puisse être arbitraire […]
4° […] le droit de contribuer, soit immédiatement, soit par des représentants, à la confection de ces lois et à tous les actes faits au nom de la société, est une conséquence nécessaire de l’égalité naturelle […] de l’homme, et l’on doit regarder une jouissance égale de ce droit pour chaque homme […] comme le terme duquel on doit chercher à se rapprocher. Tant qu’on ne l’a pas atteint, on ne peut pas dire que les citoyens jouissent de ce droit […]
Un an plus tard, dans l’Essai sur les Assemblées Provinciales, Condorcet définit le « droit de cité » comme « le droit que donne la nature à tout homme qui habite un pays de contribuer à la formation de règles auxquelles tous les habitants de ce pays doivent s’assujettir pour le maintien des droits de chacun ». Le citoyen est désormais ce sujet des lois qui se gouverne lui-même en contribuant à leur édiction. Condorcet est un des premiers à le dire avec autant de netteté.
Le marquis de Caritat le répète encore dans la seconde des deux Déclarations qu’il rédige en 1789. Dans sa partie ayant pour titre « Pour le droit d’égalité naturelle », celle-ci énonce que :
Tout citoyen doit jouir également du droit de Cité ; en conséquence chacun doit exercer une influence égale dans la partie de l’établissement d’une puissance publique & de la confection des lois à laquelle tous les citoyens concourent immédiatement ; & chacun doit contribuer également à l’élection des représentants chargés d’exercer les autres parties de ces fonctions […]
Plus tard, en aout 1792, Condorcet rédige un Projet d’adresse au peuple français sur l’exercice des droits de souveraineté dans lequel il remet en cause la capacité des sections parisiennes à « déclarer l’expression de la volonté nationale ». Au contraire, il appelle de ses vœux la formation d’assemblées de citoyens opérant selon « des formes légales ». Dans l’instruction sur le droit de souveraineté, il écrivait par ailleurs :
On ne doit pas s’étonner […] de voir les citoyens n’attendre leur salut que d’eux-mêmes, et chercher une dernière ressource dans l’exercice de cette souveraineté inaliénable du peuple ; droit qu’il tient de la nature, et qu’aucune loi légitime ne peut lui ravir. […] Les représentants du peuple ont dû compter au nombre de leurs devoirs, le soin de le prémunir contre ces suggestions et ces erreurs, et de lui exposer quelle est cette souveraineté dont il s’est réservé l’exercice ; comment il peut user de cette portion de ses droits que la loi, adoptée par lui-même, lui a réservée tout entière […].
En février 1793, Condorcet, dans son discours de présentation de la Constitution girondine, reconnaît encore aux « citoyens » la possibilité pour eux d’exercer « leurs droits de membres du souverain ». On voit ainsi émerger chez lui la figure du citoyen-représentant : celui qui, dans les assemblées primaires, « vote, dit Condorcet, non pour lui seul, mais pour la nation entière ».
Pour lui, le citoyen détient « un droit de souveraineté […] » c'est-à-dire qu’il peut participer à l’exercice de la souveraineté de la Nation. « Et cela, … », ajoute Condorcet, qui a donc parfaitement vu le problème, « …même sous une constitution représentative ». Ce droit doit prendre la forme d’un « exercice immédiat » qui en rappelle « aux citoyens l’existence et la réalité ». Cette formule, et surtout l’adjectif immédiat, n’est pas sans rappeler certaines des formulations préliminaires proposées pour ce qui deviendra l’article 6 de la Déclaration (cf. infra p. 2-6).
Condorcet, dans le même discours, poursuit par un développement remarquable sur « la marche d’une assemblée représentative ». La question est de savoir comment réconcilier cette souveraineté du citoyen avec l’expression « réelle » de la volonté générale. En résumé, la réflexion individuelle du citoyen n’est pas aboutie, elle n’est pas une décision. Elle reste sur le plan de l’opinion. Mais elle peut et doit s’insérer dans une discussion collective où se forment « un petit nombre d’opinions plus générales » et où émergent des questions formulées de façon telle que « chaque individu en répondant oui ou non à chacune d’elles, eut vraiment émis son vœu ». Cela suppose de ne pas en rester à « l’homme isolé » mais d’en passer à ce que Condorcet appelle les « assemblées primaires ». On y délibère. Un vœu commun s’y forme. Elles peuvent former des décisions, des vœux. À certaines conditions, il sera alors possible, dit Condorcet, de « former un vœu général [à partir] du vœu particulier de plusieurs assemblées isolées ».
Ce qu’esquisse Condorcet, c’est un schème d’ensemble allant de la souveraineté individuelle du citoyen jusqu’à la formation de décisions par des regroupements partiels de citoyens (dont les vœux sont ensuite agrégés) aptes à exprimer la volonté générale, sans devenir fractionnaires, sans non plus rester l’expression d’intérêts particuliers. Par la suite, Condorcet insistera sur le fait que le citoyen, s’il détient un droit de souveraineté, ne le détient qu’en tant que membre du peuple tout entier. Le citoyen « fait partie » de l’assemblée primaire, mais « il vote non pour lui seul mais pour la nation entière ».
On nous dira que Condorcet n’aurait pas parlé de « représentants » à propos de ces citoyens siégeant dans les assemblées primaires. C’est exact : il réserve ce terme aux membres du corps législatif (national). Mais quand il est dit que le citoyen « vote […] pour la nation entière » qu’est-il, sinon un citoyen-représentant ? Condorcet envisage des types de compétences spécifiques pour donner une teneur concrète à cette participation : par exemple un droit de réclamation vis-à-vis du corps législatif en vue d’obliger celui-ci à « un examen réfléchi », donc à délibérer mieux une seconde fois. On retrouve cette typologie dans le projet Girondin lui-même :
Les Citoyens français doivent également se réunir en Assemblées primaires pour délibérer sur des objets qui concernent l’intérêt général de la République, comme : 1° Lorsque il s’agit d’accepter ou de refuser un projet de Constitution ou un changement quelconque à la Constitution acceptée ; 2° Lorsqu’on propose la convocation d’une Convention nationale ; 3° Lorsque le Corps législatif provoque sur une question qui intéresse la République entière, l’émission du vœu de tous les Citoyens ; 4° Enfin, lorsqu’il s’agit, soit de requérir le Corps législatif à prendre un objet en considération, soit d’exercer sur les actes de la représentation nationale, la censure du Peuple, suivant le mode et d’après les règles fixées par la Constitution.
Sans doute, cette prérogative de réclamation confère-t-elle au citoyen une portion assez modeste du pouvoir législatif. Mais il ne faut pas en sous-estimer l’importance. Elle garantit le pouvoir du citoyen de remettre en question les lois établies et d’œuvrer ainsi à leur perfectionnement rationnel.
Dans la Constitution girondine, Condorcet entend réconcilier l’autorité de l’organe législatif avec la reconnaissance d’un droit de participation des citoyens à la formation de la loi. Cette réconciliation se fait en particulier au moyen du procédé des assemblées primaires et du droit de réclamation des citoyens contre les lois déjà votées. Rien de tout cela n’était contradictoire. De tels mécanismes ne bafouaient pour lui ni le primat de la volonté générale, ni le règne de la souveraineté nationale. De ce point de vue, le projet girondin était tout à fait compatible avec ce qu’avait dit en 1789 l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Il ne faisait pas autre chose que d’en développer le sens. Le problème qu’il vise à résoudre a été formulé ainsi par Keith Michael Baker : « Comment faire en sorte que le corps représentatif puisse être responsable devant la volonté nationale sans permettre à une partie de la population d’usurper le droit de parler au nom de tous ? ». La solution, à notre sens tout à fait compatible avec l’article 6 de la Déclaration de 1789, consiste à doter les assemblées primaires d’un « rôle politique étendu » et ne se limitant pas à l’élection de l’assemblée nationale. Entraient notamment dans leurs attributions : le filtrage des amendements constitutionnels (article 5 du titre ix) ; l’initiative de référendums populaires abrogatifs (appelés « censures du peuple sur les actes de la représentation nationale » : objet du titre viii du projet girondin) ; et enfin l’initiative d’une « demande d’action législative ».
Tout ce dispositif visait à faire des assemblées primaires le lieu où le citoyen est associé – sans risquer de céder aux passions politiques mais aussi sans danger de se voir confisquer ses prérogatives – à la formation de « la volonté rationnelle du peuple ». On y rencontrera « des citoyens pacifiques et industrieux » pouvant délibérer utilement grâce à des formes adéquates (questions simples, mandat de courte durée). Cette ambition trouve une expression assez claire dans la disposition qui, dans le projet de Déclaration des droits qui accompagne la constitution girondine, prend en quelque sorte la place qui était auparavant celle de l’article 6 dans la Déclaration de 1789. Il s’agit de l’article 27 :
[la souveraineté] réside essentiellement dans le peuple entier, et chaque citoyen a un droit égal à concourir à son exercice.
Par-là, on préviendra les risques de confiscation violente du pouvoir par le « peuple » des journées révolutionnaires parisiennes et l’on permettra au vrai peuple, celui des citoyens réunis dans les assemblées primaires de s’exprimer sous « une forme légale et paisible ».
Pour des raisons qui tiennent peut-être à la grande peur qu’ont eu les Girondins du « droit revendiqué par le peuple de Paris d’exercer directement la souveraineté du peuple », Condorcet limitait par toute une série de moyens la part du citoyen à la vie collective. Il le faisait au moyen d’une cascade d’assemblées (assemblée primaire de la commune, réunion des assemblées primaires de chefs-lieux d’arrondissement, assemblée primaire du département, et enfin l’assemblée législative). Ce procédé n’était pas sans rappeler le dispositif envisagé dès 1788 par le même Condorcet dans son Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales. Tout cela fut, quoi qu’il en soit, balayé par ce que les Girondins craignaient le plus : l’insurrection populaire, en l’occurrence celle du 2 juin 1793.
Le projet de Condorcet n’était pas sans faiblesses. Sa complexité le rendait peu praticable. Sur le fond, il doit être replacé dans une philosophie du politique qui remonte au moins à Turgot. Ce qui doit prévaloir en politique, en particulier dans le processus de législation, c’est la raison. La loi doit être une œuvre de raison, un acte rationnel. Le citoyen est dès lors nécessairement quelque peu instrumentalisé. Il est l’agent d’une raison objective. Dans un autre texte de 1792, Condorcet écrivait : « Je dois d’après ma raison même, chercher un caractère indépendant d’elle, auquel je doive attacher l’obligation de me soumettre ; et ce caractère, je le trouve dans le vœu de la majorité. » Le principe de majorité issu du vote n’est donc chez lui, comme l’a dit Jaume, qu’un « signe probabilitaire de la vérité ». Ensuite, Condorcet limite assez fortement le pouvoir des assemblées de citoyens. Essentiellement, elles approuvent la constitution et elles détiennent une faculté de réclamation contre des lois déjà votées. Là s’arrêtent leurs prérogatives. Mais par-delà ces difficultés, la pensée institutionnelle girondine conserve son importance et peut-être son actualité. Il n’est en effet pas interdit d’envisager Condorcet comme véritable ancêtre de la Convention Citoyenne pour le Climat. Au moment où une partie de la gauche française a réactivé son fond de jacobinisme, on voit là au contraire comme la trace d’un esprit néo-girondin qui commande, au sein de notre régime représentatif, de rechercher un surcroît de rationalité gouvernementale au moyen d’une participation accrue des citoyens à la décision politique.
Conclusion
La seconde phrase de l’article 6 se présente donc, au terme de cette étude, comme n’étant porteuse ni d’une pleine actualisation de la participation individuelle du citoyen à la législation, ni d’une complète négation de celle-ci. Si la référence inaugurale à la loi, expression de la volonté générale comportait en elle-même la « croyance optimiste du volontarisme français » selon laquelle « la liberté des individus naturels trouve son redoublement dans un pouvoir né de leur consentement et de leur participation collective », le caractère collectif du consentement au travers du processus électoral ne pouvait pas constituer un point d’arrêt du processus de construction du régime politique. Autrement dit : le citoyen était présent à travers « tous les citoyens personnellement ». Si la finalité de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 était de « constituer le pouvoir » afin de réunir « l’individuel » et « l’universel », cette constitution du pouvoir devait se prolonger jusque dans le chef du citoyen. Si le projet révolutionnaire a pu être défini par l’intention de fonder « l’association politique [sur] l’autonomie des hommes », il était nécessaire de montrer quel était le lien qui, en régime de liberté et d’égalité, nouerait ensemble l’autonomie individuelle et l’autonomie collective. Ce lien était le droit de participation personnelle du citoyen à la formation des lois.
Admettons que l’amendement de Talleyrand ayant inséré les mots « tous les citoyens personnellement » dans l’article 6 n’ait pas été adopté. Ou que l’article 6 n’ait pas existé du tout et que n’ait été adoptée que la clause de la Constitution de 1791 déclarant celle-ci comme étant de nature « représentative ». Que serait-il arrivé ? Quelque chose aurait manqué dans la formation du lien politique. Ce contenu manquant est ce que l’on désigne par l’idée d’autonomie. Le projet révolutionnaire supposait une mise en rapport en quelque façon harmonieuse de l’autonomie politique de l’individu et de l’autonomie politique collective de la Nation. L’article 6, avec ses maladresses, ses impensés et la part de contingence ayant présidé à sa rédaction, opère sans aucun doute possible cette mise en rapport à travers la figure du citoyen. Le citoyen est celui qui réunit en soi l’autonomie individuelle et l’autonomie politique. Cela ne signifie pas que cette reconnaissance du citoyen dans l’article 6 ait été parfaite. Pour employer le mot d’Etienne Balibar, elle a « excédé sa propre institution ». Ou peut-être l’institutionnalisation ultérieure par le droit est-elle restée en deçà de l’acte déclaratoire. Le droit est resté en deçà des droits. Peut-être est-ce la Déclaration qui en a trop dit ou les constitutions ultérieures qui n’en ont pas fait assez. Peut-être les auteurs de la Déclaration ne savaient-ils pas tout ce qu’ils disaient ; ou peut-être en ont-ils dit plus que ce qu’ils voulaient. Ce qui a été dit, quoi qu’il en soit, a été dit.
Denis Baranger
Denis Baranger est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas et di- recteur de l’Institut Michel Villey. Derniers ouvrages parus : Penser la loi (Gallimard, 2018) et La constitution. Sources, interprétations, raisonnements (Dalloz, 2022).
Pour citer cet article :
Denis Baranger « Citoyen représentant. Une lecture de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 », Jus Politicum, n°29 [https://juspoliticum.com/articles/Citoyen-representant-Une-lecture-de-l-article-6-de-la-Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789]