De démocratie à démocratique : le passage du nom à l’adjectif présente-t-il un enjeu en droit constitutionnel ?
Cet article s’interroge sur le sens du recours à l’adjectif « démocratique » en droit constitutionnel. N’est-il qu’une autre manière d’évoquer la démocratie ou, au contraire, une manière habile de s’en détourner ? L’article tente de faire apparaître que l’adjectif n’est pas neutre : par ses propriétés linguistiques propres il contribue à la fois à faire exister une notion par la seule force performative du langage tout en diluant le sens qui peut lui être donné ou en permettant de le façonner à sa guise.
This article questions the meaning of the use of the adjective "democratic" in constitutional law. Is it just another way to evoke democracy or, on the contrary, a clever way to turn away from it ? The article attempts to show that the adjective is not neutral : by its own linguistic properties it contributes both to bring a notion into existence by the sole performative force of language, while diluting the meaning that can be given to it or allowing to shape it as one pleases.
« Je crois que celui qui examine la situation de son esprit quand il raisonne admettra avec moi que nous n’associons pas une idée distincte et complète à chaque terme que nous employons, et qu’en parlant de gouvernement, d’église, de négociation ou de conquête, il est rare que nous déployions en notre esprit toutes les idées simples dont sont composées ces idées complexes ».
B
ien que le langage soit la matière première des juristes, ils ne semblent guère se passionner pour les questions linguistiques. Sans doute jugées trop loin de la principale question qui les intéresse d’abord, celle du régime juridique applicable à des notions qu’ils considèrent sans mystère, elles semblent contrarier l’idée qu’ils se font du droit : un domaine justement « droit » par lui-même, c’est-à-dire conçu par nature pour lever les doutes que les autres aspects de l’existence humaine n’auraient de cesse de vouloir entretenir. Son vocabulaire est donc censé répondre à des questions et non en susciter, quand bien même, s’agissant du droit constitutionnel, il serait aussi, pour partie, celui d’autres domaines de la connaissance comme la philosophie ou la théorie politiques. La question du langage semble tenue à l’écart des études de droit hormis quelques recherches spécialisées. Aussi surprenant que cela puisse paraître, se risquer à les étudier dans les disciplines juridiques a donc quelque chose d’inhabituel, d’exploratoire voire d’inconvenant y compris pour les questions relatives à la démocratie et à la représentation. Il faut donc s’enhardir à la lecture de fins auteurs pour les aborder. Dans ce type de démarche on ne sera pas surpris de trouver sur sa route J.-M. Denquin, lui qui sait voir ce que les autres négligent et s’arrêter à ce qui est considéré comme un détail insignifiant. Entre autres lièvres levés, il a observé que, dans le débat entre représentation et démocratie, le légendaire légiste de la IIIe République, A. Esmein, utilisait plutôt, dans ses écrits, l’adjectif « démocratique » que le mot, c’est-à-dire le nom « démocratie ». Il écrit :
Il ne faut pas se méprendre sur la signification de l’expression « République démocratique » […]. Une grande différence sépare, dans la mentalité de l’époque (la IIIe République), le substantif « démocratie » de l’adjectif « démocratique ». Le second n’engage pas comme le premier : euphonique, décoratif et relativement consensuel, il ménage certaines évolutions du monde, qu’Esmein évoque dans ses éditions successives, notamment sous l’angle du droit comparé, mais n’implique en rien une conversion à la démocratie telle qu’elle est aujourd’hui comprise.
Le mot démocratie semble en effet associé chez Esmein au gouvernement direct, ce qui n’est pas le cas de l’adjectif « démocratique ». À sa lecture, ce constat nous a frappé. Il nous a semblé qu’il était non seulement juste du point de vue de l’observation institutionnelle et doctrinale mais fécond du point de vue épistémologique : le recours à l’adjectif ne serait pas neutre ; il ne serait pas qu’une simple variation sémantique, un prolongement du sens du nom par un autre moyen mais contribuerait à l’influencer voire à le constituer, en l’occurrence à l’amoindrir, à amoindrir le nom, c’est-à-dire le mot « démocratie », en l’enrobant sous une couche adjectivale comme pour en réduire la portée. On se laisse d’autant plus convaincre qu’à la même époque, le détour par l’adjectif est également fréquent chez d’autres auteurs. S’il ne témoigne pas toujours de la même volonté euphémisante, il présente bien le même caractère d’indétermination. Il en va ainsi pour L. Duguit, qui fait figurer le mot « démocratie » dans la table analytique de son Traité de droit constitutionnel sans pour autant l’utiliser dans les développements auxquels ils sont censés renvoyer. Il évoque par exemple les « pays démocratiques », les « forces démocratiques », les « éléments démocratiques », les « principes démocratiques », les « traditions démocratiques » et aussi les « tendances démocratiques qui ont rempli tout le xixe siècle et qui ont abouti en France au suffrage universel direct et égalitaire » sans que l’on parvienne à savoir précisément à quoi renvoient ces notions ni en quoi consistent ces « tendances » ni les liens qui sont supposés les unir à la démocratie. M. Hauriou, qui semble mieux assumer le mot « démocratie » pour lui consacrer une place dans la table alphabétique de son Précis de droit constitutionnel, et pour souhaiter sinon son avènement du moins une combinaison du gouvernement représentatif et ce qu’il nomme le « gouvernement direct du peuple », n’use pas moins de nombreuses occurrences de l’adjectif « démocratique » formant des syntagmes ou constituant des phrases dont on ne peine pas moins à comprendre la signification : « La liberté politique […] présente successivement les formes d’une liberté aristocratique et d’une liberté démocratique ». Il semble distinguer « l’avènement de la démocratie » et celui de « la liberté démocratique » sans qu’il soit possible de saisir la réalité extra-linguistique de ces mots ni ce qui fonde leur opposition. Quant à R. Carré de Malberg qui, contrairement au toulousain, n’a pas fait figurer le mot « démocratie » dans les tables de sa Contribution à la théorie générale de l’État, il a également recours à l’adjectif pour caractériser des noms dont la signification reste pour le moins obscure.
Dépasser le stade de l’intuition suppose donc de déterminer si l’adjectif comporte des caractères propres à influer sur le sens des concepts et si son usage traduit certaines conceptions du droit constitutionnel. La question devrait présenter un intérêt évident pour les juristes qui sont censés savoir que l’univers du droit n’est lui-même qu’un univers du langage. Elle est toutefois loin de l’être puisque nombreux sont ceux qui prêtent aux concepts juridiques, et à travers eux à son vocabulaire, les vertus de trancher les problèmes épistémologiques et non de les poser, tout en refusant bien souvent de prêter attention à l’emploi de certains mots plutôt qu’à d’autres. Le constat est frappant s’agissant de la question de « la » démocratie – on ne devrait toujours parler que de la notion de démocratie tant l’article défini « la » est trompeur laissant entendre que la chose existe derrière le mot – car les différences d’emploi entre le nom et l’adjectif suggèrent que son sens se forme moins par rapport à une essence existante derrière le mot que par des usages langagiers et que ces mêmes usages non seulement contribuent à forger le sens mais s’inscrivent parfois dans une dimension de stratégie discursive.
Toute la difficulté est de parvenir à étayer cette observation géniale mais circonscrite à un auteur, et à tenter de l’étendre et de la vérifier empiriquement pour autant que cela soit possible dans l’univers des abstractions du droit. L’usage de l’adjectif « démocratique » plutôt que le nom « démocratie » révèle-t-il quelque chose en général et pour le droit constitutionnel en particulier ? Et qu’est-ce que « révéler quelque chose » pour le droit constitutionnel peut vouloir dire ? Un effet juridique, c’est-à-dire normatif, de l’usage des mots ou un effet sur le discours à prétention juridique ? Le passage de l’un à l’autre doit-il être regardé comme neutre ? Si non, quel en serait l’effet ? À quoi est-il dû ? Est-il involontaire ou trahit-il un stratagème discursif ? En quoi peut-il consister ? Existe-t-il des propriétés spécifiques à l’adjectif qui pourraient expliquer que l’on y ait recours et auxquelles le droit, en l’occurrence le droit constitutionnel, ne pourrait échapper ? Telles sont les questions qui pourraient correspondre à ce que nous avons nommé par facilité de langage « enjeu de droit constitutionnel ». Pour répondre à ces questions et illustrer leur pertinence, partons de deux constats qui pourront éclairer la légitimité du sujet et questionner les rapports entre démocratie et représentation du point de vue juridique.
Le premier constat est que, aussi surprenant que cela puisse paraître aux yeux des observateurs – et parfois des acteurs – lointains ou peu attentifs du droit et de l’histoire constitutionnelle française, la France ne se présente pas, ne s’est jamais présentée, dans ses différentes constitutions, comme une démocratie : les deux dernières, la Constitution de 1958 comme celle de 1946, se contentent de parler d’une « République démocratique », et même pas au premier titre puisqu’elle est d’abord, selon les textes constitutionnels, « indivisible et laïque » avant d’être « démocratique et sociale ». Et il est à peine besoin de préciser que les lois constitutionnelles de 1875 ignorèrent aussi bien le nom que l’adjectif qui n’entrera dans les institutions que par l’intermédiaire de la doctrine publiciste et l’évolution du vocabulaire du personnel politique. De même, le préambule de la Constitution de 1958 ne mentionne pas la démocratie mais évoque plus lointainement « l’évolution démocratique » des territoires d’outre-mer qui manifesteraient leur volonté d’adhérer à la République. Enfin, à l’article 4, on peut lire que « [la] loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation », disposition introduite dans le texte de la Constitution par la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 (art. 2) mais qui n’existait pas à l’origine. Si l’adjectif « démocratique » est donc présent trois fois dans la Constitution de 1958, et vraisemblablement avec trois significations différentes, le mot démocratie, lui, ne l’est qu’une fois à l’article 4, et seulement pour évoquer, de manière pour le moins elliptique, les « principes » de « la démocratie » que les partis politiques doivent « respecter », mais qui ne sont nullement indiqués ni caractérisés, et ce d’autant moins que ladite démocratie n’est elle-même pas mentionnée auparavant. Et pour cause, le mot « démocratie » qui fait son entrée dans la Constitution en 1958 ne le fait qu’à cet article. Il n’en est rien dit auparavant, si ce n’est, mais ce n’est pas la même chose, que le « principe » de la « République », qui n’est déjà plus explicitement « démocratique » dans l’article 2, est le « gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple ».
Est-ce un hasard ? Il serait possible de le soutenir car la démocratie ne serait pas pour autant absente de la Constitution. N’est-ce pas sa définition qui s’y exposerait à travers sa devise plutôt que par l’intermédiaire d’un mot ? En apparence seulement. La célébrité de la formule empruntée au président américain Abraham Lincoln dans son discours de Gettysburg dans l’État de Pennsylvanie (« Gettysburg address »), prononcé le 19 novembre 1863 pendant la guerre de sécession américaine, quelques mois après la grande bataille qui vit la défaite de la Confédération face à l’Union : le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple (« The government of the people, by the people, for the people »), semble avoir finalement plus de sonorité que de sens, plus sonat quam valet comme l’écrivait Montaigne. Brève et frappante il est vrai, elle est souvent mobilisée pour caractériser la démocratie alors même que Lincoln n’a pas prononcé le mot dans son discours qui n'avait pas pour objet de définir la notion mais seulement, souligne-t-on, de dresser « un portrait idéalisé du gouvernement américain ». Mais est-elle signifiante pour autant ? Et si oui, de quoi ? L’association de mots laisse songeur. Que veut-elle dire au juste une fois sortie de la déclaration d’intentions et intégrée dans la constitution d’un autre pays ? Est-elle autre chose qu’un aphorisme sonore mais dépourvu d’un sens précis et contraignant ? Quelle est la réalité extra-linguistique de ces mots ? Sur le plan du droit, quelle peut être la signification normative – si elle en a une – de cet énoncé ? « Gouvernement du peuple ? » : comme on l’observe justement « l’expression peut être prise en deux sens : gouvernement exercé sur le peuple, ou gouvernement exercé par le peuple ». Ce qui n’est pas la même chose. Et supposer que l’on retienne le second, que peut être un gouvernement, même entendu au sens de pouvoir, exercé par le peuple ? À quel régime ou à quelle procédure est-il censé renvoyer ? Un auto-gouvernement du peuple ? Mais de quelle manière ? Par la ratification référendaire de toute décision prise au nom de la collectivité ? Par son initiative ? Par la norme qui est lui imputée (et qui est donc sa volonté) par représentation ou dans le fait d’élire ses représentants ? Et comment d’ailleurs pourrait-il élire, donc exister, avant la représentation de sa volonté qui lui est donnée par les organes chargés de parler en son nom ? Enfin, « gouvernement pour le peuple ? » La formule n’est pas moins problématique : « compatible avec un système où les gouvernants agissent en principe pour le bien du peuple mais sans lui, voire contre lui : on peut qualifier un tel régime de despotisme éclairé », écrit-on encore. Quant au peuple, que désigne ce terme moins clair qu’il n’y paraît ? Un souverain constitutionnel ou un être collectif historiquement, politiquement et culturellement situé ?
À ce stade, on doit bien constater que l’article 1er de la Constitution de 1958 qui présente la République ne dit pas ce que c’est que la démocratie ; il ne dit pas non plus que la France est une démocratie mais semble dire qu’il existerait des « caractères » à la République censés être ceux de la démocratie sans être exactement elle et sans être explicitement évoqués. Bien sûr, on ne manquera pas de rétorquer que la densité historique de cette expression est telle qu’elle ne saurait être prisonnière d’un énoncé qui n’a en réalité rien de mystérieux dès lors que l’on accepte de ne pas trop chicaner : qualifier de « démocratique » un objet, en l’occurrence la République, serait bien reconnaître et faire triompher, à travers lui, « la » démocratie. Ce serait si vrai, d’ailleurs, que la première occurrence de la « République démocratique » date de la Constitution de 1848, symbolique s’il en est, puisqu’elle confirma l’introduction du suffrage universel proclamé par le décret du 5 mars de la même année après la révolution de février, censé, dit-on parfois, caractériser la démocratie. On la trouve au ii du préambule de la Constitution du 4 novembre : « La République française est démocratique, une et indivisible » et à son article 48 à travers le serment de fidélité que devait prêter le président de la République : « …je jure de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible ». Autant dire que le syntagme n’aurait rien de sibyllin. Tout serait beaucoup plus simple qu’un coupeur de cheveux juridique et sémantique en quatre voudrait le laisser entendre : « Démocratie » et « République démocratique » voudraient en réalité dire la même chose sous l’enveloppe trompeuse des mots. C’est d’ailleurs ce qu’expliquait, adjectif à l’appui, M. Hauriou pour qui il existait une « logique démocratique de la forme républicaine de l’État » même si « contrecarrée par d’autres forces », elle « n’a pas complètement triomphé jusqu’ici ». La préséance de la République sur la démocratie s’expliquerait ainsi d’un point de vue historique. En 1848, il existerait une volonté de faire primer la République sur la démocratie : la première devait passer avant la seconde car elle était la principale concurrente de la forme autoritaire ou personnelle du pouvoir auxquelles sont assimilées, selon des modalités diverses, la monarchie absolue, le Premier empire napoléonien et la Monarchie de Juillet. Mais l’adhésion à la démocratie n’en serait pas moins grande et sincère.
De fait, la République n’est pas un régime neutre et présente bien certaines caractéristiques voire une « cause » à défendre. Serait-ce la démocratie que l’on retrouverait dans l’adjectif malgré la préséance de la première sur la seconde ? Ne constitue-t-elle pas qu’une autre manière de proclamer une identique souveraineté du peuple dont, sur le fondement de l’article 18 de la Constitution du 4 novembre, « tous les pouvoirs quels qu’ils soient émanent » et alors que la souveraineté, aux termes de l’article 1er de la même Constitution, réside « dans l’universalité des citoyens français » ? On peut en douter. D’une part, parce que l’on sait combien l’affirmation est ambiguë sur le plan constitutionnel quel que soit le nom donné au souverain. Les républicains quarante-huitards semblent, en effet, déjà se méfier de la souveraineté du peuple entendue comme primauté du suffrage universel : revendiquée pour le principe, il est perçu comme difficilement contrôlable dans ses effets politiques, au demeurant fort divers, qui peuvent aller de la sédition ouvrière à la demande d’ordre comme le prouvera l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte. On soutient d’ailleurs qu’à cette époque, « la République combattait la Démocratie » et que certains républicains modérés, confrontés à la peur des conséquences de la fièvre révolutionnaire, étaient en réalité hostiles à « la » démocratie qu’ils assimilaient aux revendications du mouvement ouvrier, voire à ce que l’on pouvait regarder comme la sédition socialiste. Les Souvenirs de Tocqueville, contempteur du risque de « dangereux désordre » de la révolution de 1848, en témoignent. Comme ils témoignent, d’ailleurs, de son appétence pour l’usage de l’adjectif « démocratique » dont il fut un très actif pourvoyeur dans le reste de son œuvre. L’expression « République démocratique », dont le même Tocqueville fera également grand usage, a tout d’une périphrase prudente, et traduit donc peut-être déjà moins, en réalité, une adhésion à la « démocratie » par le suffrage universel qu’une protection contre elle et ses dérives redoutées, aussi menaçantes que contradictoires. D’autre part, parce que la proclamation du caractère « démocratique » d’une République dans une constitution n’a jamais empêché la mise en place d’institutions représentatives comme ce fut le cas en 1848. Marcel Prélot qui, en fin connaisseur de la période, consacre dans son manuel un chapitre à la Constitution de 1848 intitulé « La République démocratique » et qui, avec force détails et citations d’Ortolan et de Lamartine, considère, qu’à l’époque, « l’idée républicaine se confond avec la démocratie » en raison de l’instauration du suffrage universel est bien embarrassé de devoir expliquer l’écart entre le mot et la chose : « Bien que se qualifiant elle-même de démocratique, la Constitution de 1848 ne comporte aucune institution de démocratie directe ou semi-directe. Elle est entièrement fondée sur le principe représentatif de 1791 et 1795 ».On sait aussi, depuis les constitutions mises en place sous la Révolution française, que le « principe » ou comme on le dit parfois « l’essence » de la souveraineté, ne correspond guère à son exercice : « le peuple » ou « les citoyens » sont souverains parce qu’ils sont juridiquement proclamés souverains comme Être constitutionnel plus que comme entité sociale et que la proclamation du principe juridique n’implique nulle idée politique d’un gouvernement direct implicitement associé à « la » démocratie dans les représentations communes qui peuvent exister.
Un sentiment étrange ressort donc de cette première approche : un hiatus semble exister entre l’évocation de la démocratie dans la société et son association à la France présentée comme une démocratie et sa quasi absence dans le texte de ses constitutions, remplacée par un adjectif dont on peine à saisir la signification immédiate une fois dépassée la trompeuse impression de familiarité.
D’autant qu’un second constat se dessine : la preuve du caractère distinct du nom et de l’adjectif est qu’il arrive que l’on s’interroge sur le caractère plus ou moins « démocratique » de la démocratie. La question peut paraître intéressante et à certains égards saine voire justifiée ; elle n’en est pas moins intrigante. Si l’on prend la sémantique au sérieux, la formulation est étrange : sauf à entendre « démocratie » comme synonyme d’État et « démocratique » comme renvoyant aux « principes » politiques et constitutionnels qui prendraient place au sein de cet État – ce qui serait déjà curieux car pourquoi parler de « démocratie » et non d’État –, elle sous-entend non seulement, chose classique, que toutes les « formes » de démocratie (ce qui présuppose qu’elle peut en avoir plusieurs sans perdre ses caractéristiques) ne se vaudraient pas (sans préciser sur quels critères) mais aussi que la démocratie comporterait en son sein une sorte de noyau dur, une essence plus conforme à son identité que le cadre dans lequel elle se développe et que désignerait le nom « démocratie ». Or, dans les deux cas il y a là une nouvelle expression de la difficulté. Car il est frappant de constater que rarissimes sont ceux qui prennent le soin de dire ce à quoi peut renvoyer l’adjectif « démocratique » par rapport au nom « démocratie » lui-même largement indéterminé. Que désigne-t-il ? Manifestement pas seulement ce qui est « conforme à la démocratie » puisque, précisément, toutes les « démocraties », si l’on se réfère à un État, ou toutes les « formes de démocratie » si l’on se réfère à des théories, n’auraient pas le même degré de conformité à l’essence que l’adjectif est censé révéler. Une telle distinction sémantique suppose que puisse exister une démocratie qui ne serait pas démocratique ? Mais que peut-elle être alors ? Sauf à admettre que la démocratie ne serait qu’un contenant abritant en son sein un contenu qui pourrait la nier, et dans ce cas-là comment les deux mots peuvent-ils cohabiter, comment peut-on arriver à pareille absurdité logique ? On objectera que la question vise le cas des « démocraties illibérales ». Mais à supposer que le concept, qui n’a aucune correspondance dans le monde sensible, soit autre chose qu’une théorie faite pour délégitimer toute autre approche de la démocratie que celle produite par la théorie politique libérale et soit donc avant tout un discours, il n’en reste pas moins que, accusées de nier ce qui est censé constituer la démocratie, un raisonnement logique devrait leur contester le droit de se revendiquer du nom même, « la » démocratie ne pouvant pas être un contenant sans contenu. Serait-ce qu’elles sauvegarderaient seulement les apparences de la démocratie à travers des institutions constitutionnelles et des élections libres et périodiques mais que le reste ne corresponde pas au nom qu’elles prétendent se donner ? Alors, dans ce cas la dénomination fait apparaître une contradiction interne dans la théorie libérale de la démocratie qui ne parvient plus à assumer ses propres thèses énoncées dans d’autres contextes qui font du procédé électif concurrentiel le principal moyen de sa réalisation, ni à hiérarchiser entre les principes qu’elle prétend édicter. À moins donc d’avoir affaire à des choses et non à des mots, comment un tel monstre sémantique est-il concevable ? Comment le nom et l’adjectif peuvent-ils entrer aussi radicalement en opposition l’un avec l’autre tout en étant censé procéder l’un de l’autre ? Sans doute parce que, précisément, ils ne sont pas considérés comme de purs synonymes.
Toutes ces questions généralement passées sous silence, et même jamais formulées, conduisent pourtant à s’interroger. Le droit, réputé fixer le sens des concepts, ne semble pas plus étranger que d’autres domaines à la production de discours sur la démocratie. Et si dans ces discours, le rôle du langage est premier, alors il est légitime de se demander si l’adjectif y joue aussi un rôle comme « modalité énonciative » pour parler comme M. Foucault ? Le problème que nous voudrions soulever ici, à défaut d’avoir la prétention de le résoudre, est double : déterminer, à l’appui d’éclairages de la sémantique autant que du droit, si le passage du nom à l’adjectif est le produit d’un effet et s’il produit ou non un effet, si cet effet est neutre pour le droit constitutionnel et en déterminer la cause. La réponse que nous tentons d’y apporter se dessine à travers deux intuitions : la première est que l’adjectif « démocratique » renforce encore la dilution d’une notion déjà, en réalité, largement indéterminée, y compris par les juristes (I) ; la seconde est qu’il permet aussi paradoxalement sa réalisation performative tout en parvenant à en atténuer les effets quand cette dernière est associée à une signification plus précise, en particulier l’idée d’une intervention trop directe des citoyens dans le processus de décision collective (II).
I. L’adjectif « démocratique » et la signification de la démocratie
Quand on veut bien prêter attention aux questions sémantiques qui existent aussi dans le domaine constitutionnel on est alors frappé par deux choses : la première est que l’adjectif « démocratique » permet de démultiplier le recours à la notion de démocratie en l’appliquant à des domaines les plus variés sans qu’une définition juridique soit capable de freiner ce recours (A) ; la seconde est, dans le même temps, de permettre une dilution du sens du mot démocratie (B).
A. L’adjectif démocratique et l’éclatement du sens
Partons d’un constat empirique : la multiplication des occurrences de l’adjectif « démocratique » accolé à une foultitude quasi incalculable de notions formant des syntagmes dont certains semblent liés au droit constitutionnel au sens large. L’inventaire – non exhaustif – qu’il est possible d’en faire avec un peu d’attention impressionne tant il donne le sentiment d’être inépuisable : « régime démocratique », « système démocratique », « légitimité démocratique », « légalité démocratique », « constitution démocratique », « représentation démocratique », « constitutionnalisme démocratique », « société démocratique », « institutions démocratiques », « État démocratique », « mécanisme démocratique », « institutions démocratiques », « procédure démocratique », « vie démocratique », « volonté démocratique », « consentement démocratique », « anti-démocratique », « qualité démocratique », « opinion démocratique », « exigence démocratique », « nature démocratique », « question démocratique », « peuple démocratique », « essence démocratique », « genèse démocratique », « point de vue démocratique », « fonctionnement démocratique », « participation démocratique », « sanction démocratique », « principe démocratique », « expression démocratique », « décision démocratique », « liberté démocratique », « libertés démocratiques », « lien démocratique », « enjeu démocratique », « effets démocratiques », « rythme démocratique », « équilibre démocratique », « plan démocratique », « revitalisation démocratique », « travail démocratique », « méthode démocratique », « formes démocratiques », « cadre démocratique », « modèle démocratique », « matrice démocratique », « débat démocratique », « programme démocratique », « invention démocratique », « aspirations démocratiques », « passion démocratique », « passions démocratiques » « valeur démocratique », « valeurs démocratiques », « pays démocratique », « paysage démocratique », « ordre démocratique », « radicalité démocratique », « despotisme démocratique », « construction démocratique », « méfiance démocratique », « phénomène démocratique », « difficulté démocratique », « conscience démocratique », « convictions démocratiques », « idéal démocratique », « nature démocratique », « histoire démocratique », « démarche démocratique », « problème démocratique », « caractère(s) démocratique(s) », « fatigue démocratique », « renaissance démocratique », « pression démocratique », « économie démocratique », « instant démocratique », « moment démocratique », « expérience démocratique », « cadre démocratique », « espace démocratique », « expérimentation démocratique », « coexistence démocratique », « discipline démocratique », « acte démocratique (fort) », « outil démocratique », « activité démocratique », « pratiques démocratiques », « année démocratique », « jeu démocratique », « ère démocratique », « horizon démocratique », « attentes démocratiques », « vertu démocratique », « réponse démocratique », « coexistence démocratique », « ouverture démocratique », « promesse démocratique », « émotion démocratique », « foi démocratique », « efficience démocratique », « bouleversement démocratique », « réflexivité démocratique », « malaise démocratique », « chute démocratique », « risque démocratique », « mal démocratique », « manipulation démocratique », « corruption démocratique », « inflation démocratique », « innovation démocratique », « respiration démocratique », « mélancolie démocratique », « élan démocratique », « magie démocratique », et enfin, last but not least, ainsi que nous le suggérions plus haut « démocratie démocratique ».
Ces expressions, dont l’auteur garantit sur l’honneur qu’elles ont toutes été réellement lues ou entendues, quand elles sont mises bout à bout, peuvent difficilement ne pas provoquer un sentiment de malaise plus ou moins prononcé : leur nombre étonne et le caractère répétitif finit par amuser tant la sonorité baroque, creuse ou prétentieuse de certaines d’entre elles ressort de ce bestiaire terminologique. D’autant qu’au lieu de faire apparaître le sens, elles ont plutôt tendance à le faire perdre. Si tout est susceptible de se voir qualifier de « démocratique » alors l’on se trouve devant un dilemme : soit le mot qui est qualifié n’a pas de sens ; soit l’adjectif qui le qualifie ne veut lui-même plus rien dire. On se perd ainsi en conjectures pour savoir ce que peut être, au-delà de l’effet de style et de la formule pompeuse, une « mélancolie démocratique », une « réflexivité démocratique », un « malaise démocratique » ou même simplement une « vie démocratique », comme l’article 4 de la Constitution la fait advenir. On peut saisir (malgré les difficultés scientifiques qu’elle pose à la médecine) ce qu’est la vie, mais la « vie démocratique » ? À quoi l’adjectif « démocratique » renvoie-t-il dans ce syntagme ? Est-il descriptif ou normatif ? Est-il simplement une manière grandiloquente – que le constituant s’est sans doute figuré plus convaincante – d’évoquer la vie politique ? Mais pourquoi alors recourir à l’adjectif ? Pour se revendiquer d’un régime à travers un adjectif en disant ce qu’elle est tout en restant dans le flou de ce qu’il implique ? Pour prescrire ce qu’elle doit être mais de manière seulement implicite ? Ou seulement pour utiliser un grand mot ? Quelle peut être, sur le plan juridique cette fois, la signification normative de cet énoncé constitutionnel ?
Plus largement, l’adjectif utilisé dans les autres occurrences, est-il une qualité, la qualité de quelque chose qui serait ontologiquement « démocratique » au sens d’être une expression de la démocratie ou qui présenterait les caractères de la démocratie, ce qui suppose de pouvoir les identifier, ou sert-il à désigner un phénomène qui prend place au sein de la démocratie comme pour la perturber (ce que semble suggérer l’expression « malaise démocratique ») ? Ce n’est pas la même chose. Ce n’est déjà plus le même concept. De même, que peut être une « expérience démocratique » ? Une « expérience » qui a les qualités de la démocratie ou une expérience qui porte sur la démocratie ? Mais dans ce cas, où voir la démocratie ? Là non plus ce n’est pas la même chose même si c’est le même mot. Même problème pour la notion de « transition démocratique » : est-ce une transition vers la démocratie et si oui comment sait-on qu’elle est ce qu’elle est ? Ou est-ce une transition qui a les caractères de la démocratie et dans ce cas-là quels sont-ils et comment les connaît-on ? Ici comme ailleurs à quoi se rapporte l’adjectif ? Mêmes questions pour un « débat démocratique » ou encore une « constitution démocratique » À quoi renvoie l’adjectif ? Pour la constitution, l’adjectif renvoie-t-il à la procédure par laquelle elle a été adoptée ou à son contenu ? Être adoptée par une « procédure démocratique » mais laquelle (assemblée constituante, référendum, les deux ?) ou mettre en place des « garanties » ou des « institutions » elles-mêmes « démocratiques » ? Et alors au regard de quoi ? Du suffrage ou d’autres critères ? La réponse est délicate voire impossible une fois sorti du confort de l’implicite car l’adjectif « démocratique », pas plus que la démocratie et même, à dire vrai, encore moins, ne renvoie pas, comme beaucoup ont tendance à l’oublier, à une réalité naturelle ni même à un phénomène préexistant dont il serait possible de dessiner les contours à partir d’une signification objective, univoque et sur les fondements de laquelle on pourrait établir des comparaisons ou des vérifications comme le souligne de manière particulièrement convaincante J.-M. Denquin dans son article du présent numéro sur la relativité de l’ontologie. Cette dernière ne peut en effet se voir attribuer un sens objectif et objectivement connaissable. Quid alors de la démocratie athénienne ? Le même n’a pas de mal à démontrer que décrite froidement dans ses caractéristiques de l’époque antique, nos contemporains auraient du mal à y voir une « démocratie » telle que nous l’entendons, fut-ce implicitement, aujourd’hui. Alors la référence à l’étymologie du mot démocratie ? Comment ignorer que, à supposer que l’on sache exactement à quelle « origine » – sémantique ou historique – elle renvoie, l’étymologie n’a jamais été de nature à déterminer à elle seule le sens d’un mot comme l’a démontré, il y a longtemps déjà, F. de Saussure. Au point que l’on se demande comment il est possible d’utiliser l’adjectif avec autant de prolixité puisque, justement, il est difficile de s’accorder sur la signification du nom. À moins que. À moins que ce soit justement parce que l’on ne s’accorde pas sur la signification du nom – soit parce que l’on ne se pose pas réellement la question, soit parce que l’on souhaite masquer le débat qui peut exister sur elle – que l’adjectif est aussi largement utilisé. Car, loin de répondre à la raison d’être de l’adjectif en français qui est de caractériser quelque chose de matériel ou d’immatériel existant, tout porte à croire que l’adjectif « démocratique » participe au contraire à une dilution du sens. Plus l’adjectif est utilisé, plus le sens semble dilué ; on peut même dire que plus le propos est vide, plus le recours à l’adjectif est fréquent, voire frénétique. Réciproquement, l’usage de l’adjectif permet de se débarrasser de la question du sens donné au mot démocratie, soit pour y répondre par l’implicite, soit pour refuser d’y répondre, autre manière de ne pas poser la question de la signification précise.
B. L’adjectif « démocratique » et la dilution du sens
Les développements précédents conduisent à formuler une première hypothèse sur les conséquences d’un tel emploi dans le spectre disciplinaire du droit constitutionnel : de la même manière que quand un mot est partout, la chose, elle, risque de n’être nulle part, quand l’adjectif est partout, le nom, lui, n’est nulle part et disparaissent avec lui les difficultés conceptuelles qu’il charrie. Le recours à l’adjectif semble permettre à la fois de constituer la chose à travers le mot tout en contribuant à dissoudre la question de sa signification ou, au moins, à faire reculer l’obstacle par l’instauration d’une sorte de compromis dilatoire sémantique.
La clé de l’explication du phénomène est ici peut-être moins juridique que sémantique. Des linguistes ont en effet montré que les adjectifs ont des propriétés syntaxiques et sémantiques propres qui influent sur le fonctionnement discursif. Ils participent à la structuration de l’information et constituent des traces des opérations cognitives sous-jacentes. L’adjectif agirait comme un marqueur discursif. Parmi ces effets, on note que les adjectifs soumettent le lecteur (ou l’auditeur) à une surcharge cognitive et ont pour effet d’empiéter sur son autonomie d’interprétation, jusqu’à faire exister la chose qu’ils prétendent qualifier. Comme l’explique Gerda Hassler, professeur de linguistique théorique et appliquée à l’université de Potsdam :
L’adjectif qualificatif se définit comme un élément caractéristique du nom qui exprime une propriété intrinsèque à celui-ci. Il ne peut référer au réel extérieur à l’énoncé que par l’intermédiaire du nom auquel il est incident. Cette relation entre le nom et l’adjectif peut se réaliser par l’inclusion de l’adjectif dans le groupe nominal ou par son opposition dans laquelle il exerce une fonction en dehors des limites du groupe nominal.
Or, la difficulté de l’adjectif « démocratique » est justement de se référer à un nom lui-même polysémique – plus exactement objet de multiples discours entre lesquels il est difficile de pouvoir arbitrer sur un fondement objectif c’est-à-dire scientifiquement, historiquement, linguistiquement, politiquement, juridiquement et épistémologiquement vrai dans tout contexte – qui ne peut permettre que les apparences d’une qualification à partir du nom tout en offrant aussi, du fait de ses propriétés sémantiques, un « effet ontologisant ». Il est donc largement utilisé pour faire exister comme chose une notion sur la signification de laquelle il n’y a ni accord ni même surtout connaissance réelle puisqu’elle a fini par former une sorte de sédiment de significations tellement liées les unes aux autres qu’il est quasiment impossible d’en distinguer les sens ni surtout de savoir lequel serait le seul, le « bon » ou le « vrai ». L’adjectif ne qualifie plus, il créé. Et il est d’autant plus utilisé que le seul point commun de ses usages est d’être positif, la démocratie l’étant elle-même devenue. Avec le temps, elle s’est, en effet, moins dotée d’une signification qu’elle a donné lieu à des usages en passant d’une connotation péjorative comme elle en avait une au xviiie siècle assimilée qu’elle était au gouvernement de la plèbe, à une vision méliorative, en particulier celle liée à l’idée de l’auto-gouvernement, qu’il est devenu très difficile à tout système politique de récuser ouvertement, mais aussi à une certaine conception de la liberté politique dont on perçoit pourtant mal les limites. La combinaison de « l’assomption ontologique » et de « l’inertie du langage », selon les expressions de J.-M. Denquin, a produit un effet pour la notion et surtout pour le mot démocratie devenu aussi irrécusable que vaguement déterminé malgré de nombreuses tentatives de définition forcément vouées à l’échec. L’usage massif de l’adjectif est le produit de cette combinaison : indétermination théorique et impossibilité de ne pas s’y référer.
Mais cette performativité de l’adjectif « démocratique » n’en est pas moins d’un genre particulier : celle d’ouvrir à l’existence par la dilution du sens. Des linguistes ont aussi montré, en effet, que l’adjectif « démocratique » rendait possible la performativité dans des proportions inhabituelles, créant une sorte d’ultra-performativité, tout en conduisant à une tout aussi importante dilution du sens. Comme le montrent Hugues Constantin de Chanay et Sylvianne Rémi-Giraud, cet adjectif en particulier a des propriétés sémantiques propres. Laissons-les nous les exposer dans la plénitude de leur raisonnement car leurs explications permettent de répondre à quelques-unes des questions que nous nous sommes posées :
Comme un certain nombre de ses congénères, l’adjectif démocratique est susceptible d’avoir deux types emplois, l’un en tant qu’adjectif dit « de relation » (1) et l’autre comme adjectif qualificatif (2) :
1) [L’adjectif de relation] Qui appartient à la démocratie (doctrine ou organisation politique) : Principes, théories démocratiques. Institutions démocratiques. Régime démocratique.
2) [L’adjectif qualificatif] Qui est conforme à la démocratie : Esprit démocratique. Loi démocratique.
Sans entrer dans les propriétés syntaxiques particulières de ces deux emplois adjectivaux, on remarquera que dans le premier cas, l’adjectif ne fait qu’indiquer la relation (d’où son nom) au contenu du nom dont il dérive (les principes démocratiques sont les principes de la démocratie) alors que, dans le second cas, l’adjectif exprime les qualités propres à la démocratie (une loi démocratique est une loi qui s’inspire des valeurs de la démocratie). La frontière entre ces deux interprétations, on le voit, est fort ténue et propice au glissement de sens. Si l’on ajoute à cela le fait que l’emploi de démocratique met en jeu l’ambigüité du nom démocratie (doctrine ou organisation politique) tout en estompant ses contours – du fait qu’un adjectif exprime un prédicat, non une substance – on mesure l’aubaine que représente cette unité lexicale… De quoi parle-t-on au juste ? De doctrine, de régime politique, d’une caractéristique institutionnelle, de valeurs ? Avec ce mot, le flou devient inégalé et la tension vers l’abstraction des valeurs est maximale. C’est sans doute ce qui explique les incursions du mot hors du champ du politique […] avec des énoncés du type Ce n’est pas démocratique ! revendiquant pêle-mêle, au nom de valeurs extensibles d’égalité et de liberté, l’accès à un droit ou à tel bien de consommation, ou encore le rejet de toute tutelle jugée oppressive…
Ils poursuivent :
On voit ainsi comment le mot démocratie contient les éléments d’une montée en puissance de la dénomination à l’expression de la valeur : l’indécision de son trait définitoire et l’appel vers l’abstraction, l’absence de concurrent (parasynonymique et hyponymique), l’abondance d’antonymes lui permettant, par contraste, de brandir l’étendard des valeurs d’égalité et de liberté, enfin le grand nombre de dérivés de nature prédicative, qui conduisent le concept à se libérer plus encore de tout contour dénominatif.
Ils ajoutent à propos de « la théorie de l’argumentation dans la langue » que :
les mots du lexique sont des réservoirs de topoi, sortes d’arguments tout faits et implicites (au même titre que des traits sémantiques), cristallisés dans la compétence collective, et qui conditionnent des paradigmes d’enchainements discursifs visibles dans les énoncés [de sorte que] [D]émocratie et démocratique tendent ainsi largement à s’émanciper de la terminologie pour devenir des vecteurs de points de vue dans la langue standard. Ces points de vue peuvent se ramener à une opposition binaire que l’on peut trouver assez pauvre, mais qui n’en est pas moins, en gros : d, c’est bien vs non-d, c’est mal.
Ainsi que les auteurs l’expliquent dans le titre même de leur article, l’adjectif démocratique n’est pas seulement une dénomination mais devient un « argument sans réplique ». Comment répliquer en effet pour contester le caractère « démocratique » de tel ou tel phénomène ou institution puisque le référent extérieur n’est pas défini ou fait l’objet d’une définition contradictoire et, à supposer qu’il donne lieu à une définition ou à une théorie cohérente, n’est pas scientifiquement vérifiable ?
Prenons l’exemple de la contradiction souvent soulignée entre « démocratie » et « État de droit » (laquelle suppose que l’on soit capable d’expliquer scientifiquement en quoi elles seraient des essences ou du moins des théories contradictoires sur le seul fondement des mots qui les désignent) : si l’on postule que la démocratie se caractérise comme le régime de souveraineté du peuple (quand bien même les effets juridiques de ce postulat sont difficiles à déterminer car ils ne sauraient se limiter à la règle majoritaire) alors « la » démocratie s’oppose à « l’ »État de droit qui lui, au contraire, se définit plutôt comme une limitation de la puissance d’une au moins des trois faces de la souveraineté par la soumission au droit des organes de l’État. Si l’on postule, au contraire, que la démocratie s’entend d’abord comme la défense des « minorités » face à « l’oppression » de la majorité c’est-à-dire de sa règle et aux moyens juridiques de permettre cette défense, alors l’État de droit est le moyen de la démocratie voire sa réalisation. Quelle thèse est la bonne ? Difficile et même en réalité impossible de le dire d’une manière scientifiquement exacte comme l’analyse avec une clarté inégalée sur ce sujet complexe J.-M. Denquin dans ce numéro de Jus Politicum. Avec la démocratie – comme avec la représentation – nous n’avons pas affaire à des choses mais à des mots, la notion de démocratie étant faussement réputée plus accessible au prétexte qu’elle ferait « référence à une réalité connaissable, qu’elle serait interprétable étymologiquement et enracinée dans une histoire », alors qu’il n’en est rien puisqu’elle ne renvoie à aucune réalité empirique préexistante à l’aune de laquelle il est possible d’établir des comparaisons. Comment, dès lors, prétendre concilier les deux puisqu’on ne sait pas donner de fondement scientifique à leur opposition ?
C’est ce que certains auteurs ont néanmoins tenté de faire à l’image d’E.-W. Böckenförde à travers le concept de « l’État de droit démocratique ». Mais, malgré l’immense intérêt de ses écrits et la subtilité de ses théories, une interrogation demeure : sur quel fondement soutient-il que ce qui est démocratique est démocratique ? Que veut dire ou seulement à quoi renvoie l’adjectif « démocratique » de l’État de droit « démocratique » ? Aux caractères de la démocratie donnés à l’État de droit ? Mais lesquels ? Quels caractères est censé apporter l’adjectif que ne donnerait pas le nom ? Issu d’une traduction de l’allemand, langue dans laquelle l’adjectif se trouve toujours devant le nom, ce qui ne simplifie pas l’approche en français, il part de l’idée que les deux concepts sont « distincts ». Comme l’explique O. Jouanjan :
Ils ne signifient pas la même chose. La notion de démocratie se rapporte à la question du sujet de la légitimation du pouvoir politique. La notion d’État de droit concerne les limites procédurales et substantielles à l’exercice du pouvoir.
De fait, on perçoit sans peine ce que veut dire le juriste allemand du moins dans la version française :
Les garanties de l’État de droit forment des limites à la volonté populaire mais elles sont en même temps les conditions de formation de cette volonté. C’est ainsi que l’on peut traduire le fait que le rapport entre démocratie et État de droit n’est pas seulement négatif mais aussi positif [au point que l’État de droit devient une] condition de la démocratie moderne.
Mais dans ce cas, qu’est-ce qui atteste du caractère démocratique de l’État de droit si c’est la démocratie qui est censée se plier aux exigences de l’État de droit dès lors que l’on ne peut pas prouver les significations données aux mots ni les hiérarchies qui en sont déduites autrement que par une démonstration interne au langage ?
On comprend pourquoi l’indétermination de l’adjectif peut se révéler fort utile d’un point de vue discursif dans une certaine perspective : faire exister la démocratie par le recours à l’adjectif sans avoir à en assumer une théorie particulière ou, si c’est le cas, sans avoir à s’en justifier. Et même bien plus : donner l’illusion de l’existence d’une chose derrière le mot tout en entretenant le flou à la fois sur sa signification et sur la justification de cette signification afin d’en déterminer le sens à son profit lequel s’inscrit toujours dans une dialectique de légitimation/déligitimation.
II. L’adjectif « démocratique » et la réalisation performative de la démocratie
Une observation attentive mais aussi intuitive des usages conduit à constater que l’adjectif « démocratique » ne semble pas seulement qualifier le nom auquel il est associé mais fusionner avec lui et même le constituer dans un phénomène purement interne au langage. Le recours au mot ne produit pas seulement de la dilution, il produit paradoxalement aussi de la consistance ou plus exactement donne l’illusion d’en produire face à un référent difficilement saisissable comme si l’adjectif faisait disparaître le mot démocratie et les difficultés qu’il charrie en qualifiant ce qu’elle est censée être. Ce n’est plus la démocratie qui est adjectivée c’est l’adjectif qui remplace le substantif. Ce n’est sans doute pas un hasard si le linguiste Ferdinand Brunot prenait comme exemple le syntagme « victoire démocratique » pour illustrer le « tour » linguistique qui place le complément subjectif dans un adjectif. Et faute de pouvoir recevoir une signification objective ni surtout objectivable puisque l’usage du mot « demeure libre et subjectif comme les mots du langage ordinaire », le recours à l’adjectif est utile à leur donner les caractères de cette idée sans forcément en assumer toutes les dimensions tout en insistant sur celles que l’on prétend promouvoir implicitement et servir ainsi une véritable stratégie discursive (A) en permettant de se revendiquer de la démocratie en lui donnant le sens qu’il sera jugé opportun de lui donner (B).
A. Le recours à l’adjectif « démocratique » comme élément d’une stratégie discursive
Le mot démocratie est plurivoque et ne correspond en réalité à aucune essence. Mais il n’en est pas moins désormais doté, pour des raisons évoquées plus haut, d’une forte connotation positive. Or, comme l’observent encore des linguistes :
Les emplois courants de démocratie, démocratique semblent montrer que ces mots, ayant acquis une axiologie positive stable, se trouvent davantage du côté de la caractérisation (ils disent la « bonne » valeur) que de la catégorisation (repérage « objectif » au sein d’autres régimes ou États possibles). De là le statut argumentatif d’énoncés tels que ce n’est pas démocratique, qui ne peuvent fonctionner que comme critiques. De là également, en face d’une relative désémantisation du mot dans le champ politique, la faveur nouvelle dont il jouit dans des champs auxquels initialement rien ne le liait. Il est devenu une sorte de sésame linguistique, tel ces mot « dictames » dont parlait Brunot, qui intiment d’accepter sans discussion les arguments qu’ils servent – paradoxe de ce mot de démocratie, qui tranche alors avec une autorité que l’on peut trouver bien peu « démocratique ».
L’adjectif démocratique permet ainsi de se réclamer de la démocratie tout en gommant les contours de la notion et, dans le même temps, de constituer un argument sans réplique :
Et c’est pourquoi nul ne peut se déclarer non démocrate : le « démocratique » est un passage argumentatif obligé, un crédit préalable a priori pour la position défendue. Sa valeur peut être hiérarchisée diversement par rapport à d’autres valeurs, mais son caractère positif ne peut être contesté. C’est en ce sens que l’argument « ça n’est pas démocratique » peut être dit sans réplique. Ce que l’on peut contester, en revanche, c’est le droit de l’adversaire à l’argument, en jetant la suspicion sur le bien-fondé du caractère démocratique qu’il revendique.
Inversement, qualifier une théorie, un concept, une procédure de « démocratique » revient à lui accorder le bénéfice de la référence au mot démocratie tout en se voyant dispensé de toute obligation de définition et surtout de justification de la définition. Parler ainsi, apparemment de manière purement descriptive, de « méthode démocratique » ou de « processus démocratique » à propos de telle ou telle procédure, revient déjà à postuler un caractère et gratifier un processus, sur lequel on s’interroge pourtant, du bénéfice d’un adjectif qui a pour premier effet de le rendre moins suspect puisque se référant à un mot connoté positivement. Par exemple à propos de la privatisation des aéroports de Paris en 2019. Si l’expression de « processus démocratique de la privatisation », naïve et passablement obscure au regard de ce qui semblait vouloir être démontré, ne doit être entendue que comme description d’un processus dans ses aspects de détermination de la volonté collective, en l’occurrence quand une procédure référendaire contestée y a été associée, pourquoi le gratifier dès le départ de l’adjectif « démocratique » indépendamment de toute démonstration et même de toute identification du sens ? Pour le rendre plus convaincant ? Parce que l’adjectif est disponible et qu’il faut bien l’utiliser ? Parce qu’existe un rapport avec l’idée que l’on se fait de la démocratie ? Pour faire savant ? À cause du référendum ? Mais alors pourquoi, dans ce cas, parler aussi la plupart du temps de « processus démocratique » pour des élections voire à propos de la défense de droits fondamentaux ? Si le domaine visé est la question des enjeux politiques de la privatisation de biens publics pourquoi ne pas employer le mot ? Que peut vouloir dire « processus démocratique de la privatisation » si l’expression se borne à distinguer des « enjeux généraux » et des « enjeux particuliers de privatisation » sans préciser à quoi renvoie l’adjectif ? De deux choses l’une ici : soit la référence à la démocratie à travers son adjectif se veut neutre et alors il est possible de qualifier de « démocratique » tout « processus » de détermination de la volonté collective sans que le mot ne puisse traduire aucune spécificité, ce qui le vide de tout contenu ; soit la référence à la démocratie à travers l’adjectif est une reconnaissance de la « nature » de la procédure ou du domaine concerné et alors il faut être en mesure de le prouver sur des critères précis, explicites, objectifs et donc objectivables et non seulement de le postuler. Pourquoi ne pas parler plus simplement, et plus précisément, de la contestation référendaire de la privatisation ? Parce que ce n’est pas assez fort ? Parce qu’un référendum, quelle que soit ses modalités de mise en œuvre, ne peut être que « démocratique » ? On le conteste pourtant pour celui-là… Parce que cela ne rend pas compte de l’objet du propos ? Mais en quoi l’usage de l’adjectif, lancé à la cantonade, permet-il de le déterminer plus clairement sinon en raison de présupposés implicites ? On comprend pourquoi, avec l’adjectif « démocratique », des linguistes viennent à parler de « doxa incrustée dans la langue (et régnant sur les discours) ». Doxa au service de la double identité d’un mot à la fois très flou et très connoté car il permet d’introduire une référence à la démocratie comme point de départ alors qu’elle ne devrait être qu’un point d’arrivée tout en se sentant dispensé de tout travail sérieux de démonstration théorique.
L’adjectif « démocratique » sert à l’imposer tout en se voyant délié de toute obligation de justification puisque le locuteur n’a de motivation à fournir qu’au regard de ses propres conceptions. Comme l’écrit encore J.-M. Denquin, la référence à la démocratie par le nom mais selon nous aussi par l’adjectif « ne se réduit jamais à un jugement de fait mais implique toujours un jugement de valeur, subjectif par nature ».
On voit ici que la dimension discursive de ce phénomène joue à plein en droit constitutionnel. On saisit sans peine, aussi, tout l’intérêt qui peut être tiré du recours à l’adjectif auquel il peut être fait appel précisément pour ne pas avoir à assumer une définition ou une théorie trop précise de la démocratie tout en évoquant le mot à travers l’adjectif. Les raisons sont diverses. Elles peuvent aller du simple fait de jouer sur les effets d’un mot sonore sans trop chercher à déterminer son sens autrement qu’implicitement, à celui de ne pas avoir à se fonder sur une théorie juridique scientifiquement prouvable et parfois surtout de ne pas chercher à le faire, voire de profiter de la connotation positive du mot lié à une de ses significations les plus communément admises, en l’occurrence faire reposer la décision des gouvernants sur la volonté des gouvernés, pour défendre une approche diamétralement contraire : la promotion d’une vision élitiste et rationnelle de la détermination de la règle commune moins faite pour correspondre à la volonté des gouvernés qu’à l’avis des experts, à commencer par les juges, non seulement producteurs de normes mais aussi promoteurs de principes moraux.
En témoignent certains syntagmes en vogue comme la « gouvernance mondiale démocratique » dont de célèbres auteurs font une intense promotion. Que peut vouloir dire cette expression ? Donner les caractères de la démocratie à la « gouvernance mondiale » ? Mais lesquels ? Et qu’est-ce que la « gouvernance mondiale » ? Un constat ou un souhait ? Cela suppose à la fois de considérer les caractères des deux objets comme connus et les deux termes compatibles alors que leur accouplement n’a rien d’une évidence d’après ce que l’on peut savoir de ladite « gouvernance » théorisée précisément, dit-on, pour contourner la démocratie entendue comme le régime fondé sur le droit subjectif des gouvernés à être consultés sur les décisions qui les concernent, et non la réaliser. L’adjectif semble donc utilisé pour lever les doutes sur une contradiction dans les termes et même à la faire disparaître. Certes, la démarche de l’auteur, qui prescrit la « gouvernance mondiale démocratique » comme l’avenir radieux de l’humanité, a sa part de logique ; elle s’appuie sur certains éléments présentés comme objectifs : le monde a changé et certains concepts comme la souveraineté de la nation ou même la hiérarchie des normes ne sont plus aptes à rendre compte de la production du droit dans le monde tel qu’il fonctionne fait d’interactions entre les États, d’échanges marchands mondialisés, de standardisation des modes de vie, de mouvements de populations, d’internationalisation du droit et de rapports de système. On peut partager une partie du constat s’il n’était que cela. Mais l’abandon souhaité du concept de souveraineté au niveau national est loin de se borner à un diagnostic car il est en réalité plus prescriptif que descriptif. Il ne s’impose guère, en outre, avec la force tranquille de l’évidence, de nombreux arguments pouvant être mobilisés pour le contredire. Surtout, si la souveraineté des États et/ou des peuples comme la gouvernance « mondiale » ou « globale » ne sont pas des choses dont on pourrait démontrer l’opposition à partir de données de la nature, elles sont bien, en revanche, deux théories du pouvoir et leur examen intellectuel permet de les considérer potentiellement contradictoires. La première entend fonder les décisions collectives sur l’avis subjectif de ceux à qui elles s’appliquent ce qui est sans doute la plus connue, sans être la seule, des théories de la démocratie ; la seconde entend faire reposer les décisions collectives sur la rationalité supposément supérieure de quelques autorités qui finissent par devenir leur propre fin, à commencer par les juges, gratifiés de la qualité dans ce schéma de gouvernance globale « d’acteurs principaux du constitutionnalisme transnational ». La contradiction est donc patente. Un système fondé sur la supériorité des décisions des citoyens en tant qu’ils sont le souverain, malgré toutes les difficultés juridiques concrètes de mise en œuvre de cette idée abstraite, n’est pas de même nature qu’un système fondé sur la supériorité des organes juridictionnels en tant qu’ils sont plus « rationnels ». L’adjonction de l’adjectif « démocratique » à « gouvernance mondiale » remplit donc une fonction rhétorique précieuse pour ceux qui préfèrent la « gouvernance mondiale » à « la » démocratie : donner le sentiment d’une conciliation possible de l’inconciliable et rassurer sur la nature de cette « gouvernance mondiale » précisément soupçonnée de vouloir en finir avec la démocratie tout en jouant sur la plus populaire des significations possibles du mot et en ménageant une autre vertu discursive : déterminer à loisir la signification du concept sans risque d’être contredit.
B. L’adjectif « démocratique » et la libre détermination du sens
La « gouvernance mondiale démocratique » est loin d’être la plus ancienne des notions jouant sur la force performative et en même temps « dissolvante » de l’adjectif « démocratique » afin d’entretenir l’ambiguïté sur sa signification. Le concept issu du droit européen « société démocratique » la manifestait avant elle, et de manière déjà éclatante. Elle semble correspondre à l’idée que la volonté souveraine du peuple ne saurait être une fin en soi si elle est oppressive et liberticide et qu’elle consiste moins en la proclamation de la souveraineté de la majorité qu’en la défense de la voire des minorités. La notion est présente huit fois dans le texte de la Convention européenne des droits de l’homme et jamais – chose frappante – à propos des manifestations collectives de volonté (élections ou référendums) mais à propos de ce qui caractérise une « société ouverte » telle que Karl Popper avaient pu en dessiner les fondements : droit à un procès équitable (art. 6), droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 9), la liberté d’expression (art. 10), la liberté de réunion et d’association (art. 11), la liberté de circulation (art. 2 du protocole no 4), droit à la vie et abolition de la peine de mort (préambule du protocole no 13). Or, quand bien même considèrerait-on que le sens donné au mot démocratie ne peut être prouvé scientifiquement, on doit bien convenir aussi que l’un des sens les plus communément partagés à propos de ce mot est l’idée d’auto-gouvernement du peuple : guère plus explicite et pas plus prouvable, elle n’en est pas moins plus voyante que les autres significations en raison du poids de l’étymologie et de « l’inertie du langage » évoquée par J.-M. Denquin. Elle établit un lien direct entre le fait de recueillir l’avis du plus grand nombre et de s’y soumettre en tant que cet avis est souverain. Or, le passage dans les concepts du droit européen, largement entendu, de la « démocratie » (bien que l’Union européenne reconnaisse depuis toujours à la faveur d’une douteuse autocritique un « déficit démocratique ») à la « société démocratique » a tout d’un tour de passe-passe sémantique : la référence à la démocratie demeure par la présence de l’adjectif mais l’idée centrale de la supériorité de la décision collective en tant qu’elle est une expression de souveraineté et non en tant qu’elle doit se conformer à certains principes moraux ou procéduraux, elle, a totalement disparu. Le contenant semble toujours là par la présence de l’adjectif mais le contenu n’est plus le même. Bien sûr, on pourra rétorquer qu’il ne saurait exister de souveraineté de la décision des gouvernés sans conditions permettant de la garantir, de celles qui sont justement mentionnées dans la convention européenne des droits de l’homme. Mais ici ces conditions ne sont pas énoncées comme devant permettre d’aboutir à la démocratie mais comme constitutive de la société démocratique, ce qui est bien différent même s’il n’existe pas de référent extérieur au langage permettant de déterminer laquelle des deux visions est la bonne. L’adjectif « démocratique », plus encore que le nom démocratie, fait ainsi partie des mots auxquels il est possible de faire dire quelque chose de radicalement différent d’une certaine signification la plus communément partagée tout en se revendiquant de l’autre sens pourtant jugé dépassé. Il est également idéal pour faire référence à la démocratie sans devoir assumer ouvertement le régime attaché au mot où la souveraineté des gouvernés l’emporte sur l’expertise des gouvernants.
Comme l’expliquait Paul Veyne, qui vient de mourir, « le danger le plus sournois est celui des mots qui suscitent dans notre esprit de fausses essences et qui peuplent l’histoire d’universaux qui n’existent pas ». Si le mot démocratie est l’un d’eux, l’adjectif démocratique ne l’est pas moins, mais d’une autre manière. Lui ne fabrique pas de l’essentialisation mais dans un paradoxal phénomène donne l’illusion de la consistance, c’est-à-dire l’illusion de l’être tout en produisant du flou. Il contribue à esquiver les interrogations sur ce qui fonde son usage et celui du nom. Il est un adjectif dilatoire comme il y a des compromis dilatoires. Il n’est donc pas neutre. Loin d’éclairer la notion de démocratie, son usage l’obscurcit en la dilatant encore un peu plus et en repoussant la question de la signification du nom par la formation d’un écran entre ce qu’il est possible de dire du mot et ce que l’on veut lui faire dire. Il ne revêt pas seulement la signification de ce qui est conforme ou à trait à la démocratie mais remplit en quelque sorte un rôle performatif pour donner le sentiment que la chose existe là où l’on pourrait suspecter son absence pour des raisons tenant à l’histoire du mot démocratie et aux significations qui lui sont les plus communément données. De ce point de vue, compte tenu de certains de ses usages, l’adjectif « démocratique » donne très souvent le sentiment d’être la tenue de camouflage sémantique idéale des partisans de certaines théories de la démocratie qu’ils veulent liée à la représentation, c’est-à-dire celles de « la » démocratie dite « représentative ». Il présente l’avantage de faire exister le nom « démocratie » et l’imaginaire qu’il est censé charrier tout en tenant à distance aussi bien sa définition que certaines conséquences institutionnelles concrètes qui pourraient en être tirées à l’aune de ce que l’histoire et le sens commun nous disent de sa signification. Avec « démocratique », le grand mot est lâché. Il peut dès lors être utilisé comme brevet de moralité pour tout système qui se trouverait en quête de légitimité de ce point de vue.
L’inverse n’est toutefois pas moins vrai : le flou de l’adjectif fonctionne dans les deux sens et permet aussi d’armer une critique contre le fonctionnement de tout « régime politique » et même, bien plus largement, contre toute prise de décision collective ou toute condition de prise de décision au regard d’un référent négatif qui n’est pas plus annoncé et donc pas plus probant que le positif à travers l’accusation de « ne pas être démocratique ». Si donc l’usage de l’adjectif « démocratique » ne présente pas à proprement parler un enjeu de droit constitutionnel si l’on entend par là « avoir une conséquence de droit » comme le propose J.-M. Denquin, il y a en revanche tout lieu de penser qu’il présente bien un enjeu majeur dans les discours du et sur le droit constitutionnel car il contribue à le peupler d’universaux qui en constituent à la fois la substance et l’illusion.
Bruno Daugeron
Professeur à l’université Paris Cité, Directeur du Centre Maurice Hauriou (URP 1515).
Pour citer cet article :
Bruno Daugeron « De démocratie à démocratique : le passage du nom à l’adjectif présente-t-il un enjeu en droit constitutionnel ? », Jus Politicum, n°29 [https://juspoliticum.com/articles/De-democratie-a-democratique-le-passage-du-nom-a-l-adjectif-presente-t-il-un-enjeu-en-droit-constitutionnel]