Recension de F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur la « violation de la Constitution » sous la Ve République, Paris, LGDJ, 2013

Recension de F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur la « violation de la Constitution » sous la Ve République, Paris, LGDJ, 2013

L

a thèse de Florian Savonitto se présente comme une enquête sur une étrange disparition : celle de l’expression de « violation de la Constitution » dans les discours constitutionnels sous la Ve République. Si l’expression est ancienne, remontant même aux lois fondamentales du royaume, elle est particulièrement utilisée aux débuts de la Ve République, au point de devenir quasi-consubstantielle aux premières années du régime. Puis, l’expression de « violation de la Constitution » disparaît progressivement, sans que la pratique initiée par le Général de Gaulle ne change, la classe politique tout comme la doctrine renonçant à toute dénonciation pour se féliciter de la souplesse et de la malléabilité des institutions. Une disparition étrange, inquiétante même… Est-elle morte ? Qui l’a tuée ? Dans quelle pièce ? Avec quelle arme ? Telles sont les questions auxquelles s’attelle, avec courage, détermination et intelligence Florian Savonitto.

Encore faut-il, préalablement, identifier avec précision la disparue. En effet, et tel est l’un des points forts de la thèse de Florian Savonitto, la notion même de « violation de la Constitution » dépend étroitement de la représentation que l’on se fait de la Constitution. Comme l’explique l’auteur, selon la doctrine traditionnelle, empreinte de normativisme, la violation de la Constitution est une interprétation erronée de la Constitution, une discordance entre ce que dit le texte constitutionnel et ce qu’en retient son interprète. En revanche, selon l’approche réaliste, la Constitution est un texte vide de sens, ce qui condamne toute possibilité de penser cette discordance et donc de penser la violation de la Constitution. L’auteur propose alors de s’inscrire dans un troisième cadre, une troisième pièce, celle d’une représentation herméneutique de la Constitution, qui doit permettre de penser à nouveau la notion. Enquêtant à partir des discours constitutionnels relatifs à la « violation de la Constitution », l’auteur concède que ces derniers sont difficiles à identifier. Aussi ne s’est-il pas limité au seul matériau où figure l’expression « violation de la Constitution » mais a inclus, dans sa recherche, d’autres termes tels que ceux d’atteintes, de transgressions, de manquements, d’infractions, d’inobservations ou encore de contraventions qui apparaissent comme autant d’indices… En réalité, à travers l’expression de « violation de la Constitution », seront étudiées les hypothèses dans lesquelles est dénoncé un écart entre le sens du texte constitutionnel et son interprétation. Si l’on comprend le souci de l’auteur de déceler, derrière la terminologie, la vraie nature de la violation de la Constitution, qui réside dans cet « écart » entre le texte et son interprétation, on s’étonne néanmoins de ce que la force de l’expression même de « violation de la Constitution » n’ait pas davantage retenu son attention. Pour ancienne qu’elle soit, cette expression n’est ni neutre, ni anodine. Elle crie avec violence la violation, elle dénonce une transgression, une profanation même, elle accuse et elle incrimine… Peut-on rapprocher la « violation de la Constitution » de l’inobservation des dispositions constitutionnelles ou de l’erreur d’interprétation ? D’ailleurs, l’auteur aurait gagné à la rapprocher plus nettement, dès l’introduction, d’autres expressions qui ont pu être utilisées : détournement de procédure, détournement de Constitution, forfaiture, fraude à la Constitution, autant d'expressions qui seront utilisées, au cours de la thèse, mais qui auraient mérité d’être mieux mises en lumière… Deux remarques en découlent. Tout d’abord, n’y-a-t-il pas, quand même, derrière l’expression de « violation de la Constitution », l’idée d’une faute d’une particulière gravité ? Pour exagérer le propos, la méconnaissance de la règle de l’entonnoir est-elle de même nature que la forfaiture du recours à l’article 11 de la Constitution ? La question pourrait être balayée d’un revers de main, au motif qu’il n’y a pas d’échelle de gravité dans les inconstitutionnalités, que même la plus vénielle des inconstitutionnalités est un viol de la Constitution ou encore, pour le dire autrement, qu’il n’y a pas de petit viol de la Constitution. Reste néanmoins le sentiment que la dénonciation d’une « violation de la Constitution » est un acte politiquement et juridiquement fort et qu’y englober toutes les inconstitutionnalités tend à l’affaiblir. En second lieu, en raison précisément de la violence qui s’attache à l’expression de « violation de la Constitution », son utilisation n’est pas anodine. Elle remplit d’abord, avant une fonction constructive sur laquelle l’auteur reviendra plus tard, une fonction destructive, une fonction de dénonciation, de critique, de dé-légitimation du pouvoir. Plus encore, avant de revêtir une fonction juridique, elle remplit, avant tout, une fonction politique. Forcément, cette dimension brouille un peu les pistes, car rien ne dit que le discours, notamment le discours politique, sur la « violation de la Constitution » coïncide avec ce que le juriste désigne comme étant un écart entre le texte et son interprétation.

Reste que l’expression a progressivement disparu et tel est le point de départ de la thèse de Florian Savonitto. L’expression est pourtant ancienne et apparaît même comme l’une des antiennes, voire des constantes de l’histoire constitutionnelle française, surtout après 1875. Le thème de la « violation de la Constitution » a été considérablement développé dans les premières années de la Ve République, puis disparaît progressivement du discours tenu tant par l’opposition politique que par la doctrine constitutionnelle, Florian Savonitto situant le tournant au début des années 1980. Cette affirmation, importante puisqu’elle conditionne le point de départ de la thèse, aurait mérité d’être étayée. Certes, on n’assiste plus aux converses constitutionnelles qui ont animé les débuts de la Ve République ou, plus tard, la cohabitation. Reste que le thème de la « violation de la Constitution » a pu resurgir récemment, comme en témoigne l’hyperprésidentialisme ou la « monarchie présidentielle » dénoncée sous la présidence de Sarkozy. D’ailleurs, la thèse de Florian Savonitto incite à se poser la question de savoir si le thème de la violation de la Constitution ne surgit pas à certains moments d’un régime politique, à ses débuts notamment lorsque l’interprétation du texte constitutionnel n’est pas encore fixée – on y reviendra –, dans certaines situations difficiles ou imprévues, par exemple la cohabitation sous la Ve République, ou encore dans certaines situations de crise, et l’on a pu dénoncer la violation de la Constitution commise par le Président Hollande lors de son discours devant le Parlement réuni en Congrès du 16 novembre. L’affirmation de la disparition de la « violation de la Constitution » aurait encore mérité d’être étayée dès lors qu’elle semble, au contraire, devenue un lieu commun. En effet, l’expression est aujourd’hui très largement banalisée, comme en conviendra d’ailleurs l’auteur bien plus loin dans sa thèse : on parle quotidiennement ou presque des violations de la Constitution pour commenter des décisions de censure rendues par le Conseil constitutionnel, de sorte que l’on a l’impression que l’expression s’est davantage galvaudée que ce qu’elle a disparu. D’ailleurs, là encore, la thèse de Florian Savonitto invite à se poser la question de savoir si l’on n’assiste non pas à une disparition, mais plutôt à une mutation de l’expression de « violation de la Constitution ». Utilisée aujourd’hui épisodiquement pour dénoncer telle ou telle pratique constitutionnelle, elle est surtout employée quasi systématiquement pour désigner les atteintes au texte constitutionnel telles que censurée par le Conseil constitutionnel. Comment interpréter cette évolution ? On concède que tel n’est pas l’objectif de la thèse, qui vise surtout à s’interroger sur la disparition de la « violation de la Constitution » en tant qu’écart entre l’énoncé constitutionnel et sa pratique ou son interprétation. Il ne s’agit pas, non plus, de plaider pour une vision purement contentieuse de la notion de violation de la Constitution, que l’auteur a, au contraire, écartée pour privilégier une conception institutionnelle de la notion, tout en intégrant, dans son champ d’étude, le Conseil constitutionnel et sa jurisprudence. Mais on doit néanmoins remarquer un glissement évident, d’une vision purement politique ou presque aux débuts de la Ve République à une vision de plus en plus contentieuse… Là encore, il ne s’agit pas d’imposer la « mode » contentieuse, mais de convenir que la « violation de la Constitution » a aujourd’hui perdu de sa force, pour devenir l’expression d’une mécanique contentieuse. On relèvera d’ailleurs que le Conseil constitutionnel n’utilise qu’exceptionnellement, dans ses décisions, cette terminologie du viol et que c’est essentiellement la doctrine et la classe politique qui, analysant les décisions du Conseil constitutionnel, parlent de « violation de la Constitution » pour désigner les inconstitutionnalités relevées…

Qui sont les coupables, avec quelles armes ? Comment expliquer l’effacement de la notion de « violation de la Constitution » des discours constitutionnels ? Dans cette première partie de la thèse, Florian Savonitto propose de distinguer entre les coupables de l’effacement relatif de la notion de « violation de la Constitution », qui n’en parlent plus tout en continuant à la penser, et les coupables de l’effacement définitif ou radical de la notion de « violation de la Constitution », qui n’en parlent pas, car ils ne la pensent pas. Les premiers sont les constitutionnalistes et les politiques qui ont, en quelque sorte, « maquillé » le corps de la victime pour le faire disparaître : ils ont alors substitué à la « violation de la Constitution » d’autres expressions telles que celles « d’esprit de la Constitution » ou encore de règles non écrites. Encore faut-il relever que si le recours à l’esprit de la Constitution ou encore aux règles non-écrites fait disparaître la « violation de la Constitution » des discours constitutionnels, il permet surtout de fonder et de légitimer la pratique litigieuse. De fait, la « violation de la Constitution » ne disparaît pas seulement du discours constitutionnel, qui est l’objet de l’étude de Florian Savonitto, mais elle s’évanouit purement et simplement, puisqu’elle devient fondée juridiquement. Ainsi, lorsque le Général de Gaulle défend une lecture de la Constitution conforme à son esprit plus qu’à sa lettre, il n’efface pas seulement la violation de la Constitution du discours, il la nie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Il n’y a pas seulement un glissement sémantique, mais aussi un tour de passe-passe juridique. Il en va de même du recours aux règles non écrites : qu’elles soient coutumes ou conventions de la Constitution, l’auteur soutenant d’ailleurs l’artificialité et la vanité de la distinction entre les deux, elles n’ont pas seulement pour objet d’écarter la violation de la Constitution du discours politique ou doctrinal, mais bien de faire disparaître purement et simplement la « violation de la Constitution », en lui donnant, tout au moins en apparence, un fondement juridique.

Plus redoutables encore sont les coupables qui ont participé à l’effacement absolu de la notion de « violation de la Constitution », en rendant cette dernière « impensable ». Parmi eux, l’analyse politiste du droit, qui insiste sur l’impuissance du texte constitutionnel à contraindre effectivement les pouvoirs publics. Face à l’incapacité de la règle de droit à régir les comportements institutionnels et à prévoir de réelles sanctions juridictionnelles, l’analyse politiste renonce à dénoncer, plus encore à penser nous dit l’auteur, la « violation de la Constitution ». Au mieux, l’analyse politiste explique les entorses à la Constitution, notamment lorsqu’elle adopte une analyse stratégique, mais elle ne les condamne jamais. Parmi les coupables, encore, l’analyse réaliste du droit, plus exactement l’analyse réaliste telle que proposée par Michel Troper, qui ne permet plus ni de concevoir la « violation de la Constitution », ni même d’en parler. Le coup est double. L’approche réaliste ne peut pas penser la « violation de la Constitution », car elle gomme toute possibilité d’un écart entre le texte et son sens, le texte étant, en soi, dépourvu de signification ; à supposer même qu’elle la pense, elle ne pourrait, de toutes les façons, pas en parler, puisqu’elle refuse aussi, au nom d’une conception de la science du droit, toute critique ou jugement de valeur. Cette enquête est passionnante et l’on suit l’auteur pas à pas dans sa recherche des suspects, de leurs motivations, de leurs éventuels alibis et dans la désignation des coupables. Reste que l’analyse peut parfois sembler un peu caricaturale, notamment sur l’analyse politiste, de même qu’elle peut paraître singulièrement désincarnée. Certes, la thèse de Florian Savonitto porte sur les « discours constitutionnels » sur les violations et non pas sur les violations elles-mêmes. Mais le propos manque parfois de chair et l’on aurait aimé voir vivre davantage les grandes querelles constitutionnelles, sentir la vivacité voire la violence des propos et des controverses et palper, au-delà des discours, la puissance du discours, c’est-à-dire du verbe…

La victime peut-elle renaître ? Telle est la partie sans doute la plus stimulante du travail proposé par Florian Savonitto, qui plaide en faveur de la renaissance/reconnaissance de la notion de « violation de la constitution » dans les discours constitutionnels et propose de la repenser à partir d’une vision herméneutique de la Constitution. Dans cette seconde partie de sa thèse, l’auteur commence par poser les conditions de cette renaissance. En effet, il montre que, malgré les efforts pour ne plus parler de la « violation de la Constitution » ou pour ne plus la penser, cette notion n’a pas définitivement disparu du discours constitutionnel. Il propose d’en retrouver les traces tant dans l’écriture même de la Constitution que dans le contrôle de constitutionnalité des lois. L’auteur explique ainsi que l’écrit constitutionnel a pour fonction la dénonciation des violations de la Constitution et revient ici sur des thèmes connus. Plus encore, nous dit l’auteur, sous la Ve République, le constituant a intégré la possibilité même d’une violation de la Constitution, en lui désignant des gardiens, notamment le Président de la République et le Conseil constitutionnel. Ces développements, très classiques, auraient gagné à être approfondis, notamment dans les relations de concurrence/complémentarité qui peuvent s’instaurer entre les gardiens. Ils auraient également pu s’enrichir d’un éclairage comparatiste, certaines Constitutions confiant au juge constitutionnel la mission de juger des « violations fautives » du droit par les organes suprêmes de l’État ou encore des « attentats à la Constitution ». De même, les développements consacrés au contrôle de constitutionnalité des lois auraient pu être creusés. Certes, l’objet du contrôle de la constitutionnalité des lois est la violation de la Constitution ; certes, l’expression de « violation de la Constitution » est réapparue avec le contrôle de constitutionnalité des lois, qui a ainsi eu pour effet de la banaliser. Mais l’expression de « violation de la Constitution » a-t-elle le même sens que celui qu’elle avait ? Elle est aujourd’hui assimilée à une inconstitutionnalité censurée par le Conseil constitutionnel ; ce faisant, ne perd-elle pas son sens le plus fort ? N’est-elle pas galvaudée ? De plus en plus juridictionnalisée, quelle place laisse-t-elle à la dénonciation de l’écart entre l’interprétation et la pratique institutionnelle ? Autant de questions que suscite la lecture de la thèse de Florian Savonitto.

Dans le dernier titre de l’ouvrage, l’auteur invite à une « reconnaissance reformulée de la notion de “violation de la Constitution” ». Délaissant les représentations normative et réaliste, l’auteur propose de retenir une vision herméneutique de la Constitution, qui reconnaît au texte non pas un vrai sens, non pas aucun sens, mais une pluralité de sens, qui se déploient au fur et à mesure du chemin parcouru par le texte, depuis son écriture à son interprétation, depuis l’auteur jusqu’au lecteur. Mais la véritable audace de Florian Savonitto est de proposer d’adjoindre un troisième acteur : à l’auteur du texte et au lecteur s’ajoute désormais l’auditoire, ce qui implique alors de raisonner non plus en deux, mais en trois temps : l’écriture, la lecture, la réception. Dans cette perspective herméneutique revisitée, s’appuyant notamment sur les travaux de Paul Ricœur et de Charles Perelman, Florian Savonitto propose une nouvelle vision de la « violation de la Constitution ». Pour reprendre les propos de l’auteur, celle-ci se présente « lorsqu’il existe une discordance d’interprétation entre l’interprète et l’auditoire sur le “monde” du texte, c’est-à-dire sur le sens conféré aux mots inscrits dans le texte constitutionnel ». De fait, dans le cadre retenu, « la violation de la Constitution sera comprise, non pas comme une discordance entre la règle et son application, mais comme une discordance entre deux interprétations du “monde” du texte, celle de l’interprète et celle de l’auditoire ».

Cette thèse audacieuse et originale que défend l’auteur ouvre un vaste champ de réflexion et suscite toute une série de questions nouvelles. Qui est cet auditoire, comment l’identifier ? L’auteur distingue plusieurs cercles d’auditoires possibles et la typologie ainsi esquissée mériterait d’être affinée par des travaux ultérieurs. Car on ne peut s’empêcher de penser qu’au sein de l’auditoire, appréhendé de façon très large par l’auteur, certaines voix ont plus importance que d’autres : quoi de commun entre la « violation de la Constitution » dénoncée par le quidam et celle dénoncée par le Président du Sénat ou par le Président du Conseil constitutionnel ? Que fait l’auditoire ? Comme l’explique l’auteur, son rôle est double puisqu’il reçoit ce que fait l’interprète, mais qu’il est également interprète des dispositions constitutionnelles. C’est alors dans l’écart entre l’interprétation de l’interprète-acteur et, finalement, l’interprétation de l’interprète-spectateur que se dévoile la violation de la Constitution. Mais qu’est ce qui sépare l’interprète de l’auditoire ? L’interprétation de l’interprète est-elle la même que celle de l’auditoire ? Autre question : qui est l’interprète ? Dans la vision défendue par Florian Savonitto, l’interprète est, en réalité, l’acteur, c’est-à-dire celui qui applique – ou n’applique pas d’ailleurs, puisque la violation de la Constitution peut également résulter d’une abstention comme le souligne l’auteur – la disposition constitutionnelle litigieuse. Y-a-t-il plusieurs interprètes ? Y-a-t-il une/des hiérarchies entre eux, une répartition des rôles ? Autre question : qui dévoile l’écart d’interprétation, qui crie à la violation de la Constitution ? Cette question a été peu abordée par l’auteur, alors même qu’en s’intéressant aux discours constitutionnels, il s’intéresse à des interprètes particuliers : l’opposition politique, qui a intérêt à délégitimer le pouvoir en place et qui a vocation à exercer le pouvoir et donc à appliquer à son tour les dispositions constitutionnelles ; la doctrine constitutionnaliste qui se donne pour objet d’étude ces dispositions constitutionnelles. Où est le juge ? Peut-il être interprète, et à ce titre, violer lui aussi la Constitution, et auditoire ? Est-il un pont entre les deux ?

On mesure, à l’aune de ces questions, toute l’ambition, l’originalité et la richesse de la thèse de Florian Savonitto. Reste qu’en refermant l’ouvrage et en reconsidérant la démonstration menée par l’auteur, on s’aperçoit que quelques doutes n’ont pas été totalement dissipés. Sur la notion même de violation de la Constitution, d’abord, telle qu’elle est proposée par l’auteur. Celui-ci explique, dès le départ, que l’expression désigne un « écart entre la règle et la pratique » (p. 1) qui devient rapidement « l’écart entre la règle et son interprétation ». Le glissement semble justifié, dès lors que l’auteur localise le fondement de la violation de la Constitution dans cet écart et que, pour appliquer une disposition constitutionnelle, il faut nécessairement l’avoir interprétée. Mais n’est-il pas un peu schématique, peut-être même naïf, d’assimiler une pratique contraire à la Constitution à une erreur d’interprétation ? Ne peut-on pas penser que la violation de la Constitution résulte d’abord d’une action ou d’une abstention, quitte à rechercher ensuite, dans le texte constitutionnel ou dans des principes non écrits, de quoi légitimer la pratique adoptée et à la déguiser ainsi en une question d’interprétation ? On peut également douter des raisons de la disparition de l’expression. Selon l’auteur, la contestation et la dénonciation de la violation de la Constitution persistent jusqu’en 1981, date de l’alternance, à partir de laquelle aussi bien la doctrine que l’opposition politique ne parlent plus de la « violation de la Constitution ». Les critiques sont massivement concentrées sur la période gaullienne et, plus particulièrement, sur le premier septennat, qui a cristallisé bon nombre de querelles constitutionnelles. Mais cela n’étonne guère car, en raisonnant à partir de la définition de la violation de la Constitution proposée par l’auteur, le risque d’un écart entre le texte constitutionnel et son interprétation est démultiplié dans les premières années d’application et donc d’interprétation d’une Constitution. Progressivement, il est évident que le risque d’écart s’amenuise. Dans une perspective classique, ce risque s’affaiblit car, quand bien même le « vrai sens » serait malmené par la pratique, cette dernière pourra toujours être fondée autrement, par l’esprit ou par la coutume comme l’a d’ailleurs souligné l’auteur. Dans une perspective réaliste, le risque s’affaiblit aussi dans la mesure où un sens est dégagé par l’interprète, qui devient lié, tout au moins dans une certaine mesure, par ce dernier, de même que pourront l’être ses successeurs. Autrement dit, la liberté de l’interprète se détruit au fur et à mesure qu’elle s’exerce. Dans la perspective herméneutique défendue par l’auteur, le risque s’amenuise également, dans la mesure où le « monde de sens » ouvert par le texte se précise au fur et à mesure de la vie des dispositions constitutionnelles, ce qui ne l’empêche pas d’évoluer. Autrement dit, la disparition n’est pas si étonnante que cela, même si l’on conçoit que l’intérêt de la recherche réside davantage dans l’identification des coupables, des pièces, des armes, que dans la victime proprement dite... On pourrait également s’interroger sur le tournant de l’alternance, dégagé par l’auteur. Car une bonne partie de ceux qui dénoncent la violation de la Constitution est dans l’opposition politique. Tant qu’il n’y a pas d’alternance, l’opposition a politiquement intérêt à dénoncer la violation de la Constitution pour délégitimer le pouvoir en place, de même qu’elle a aussi intérêt à le faire pour proposer, voire imposer, sa propre vision des institutions. Il n’est donc guère étonnant que l’expression de violation de la Constitution se concentre dans les premières années du régime et perdure jusqu’au tournant de l’alternance. Quant aux hypothèses que l’on peut échafauder pour expliquer cette disparition, elles pourraient être creusées. Est-ce que, comme feint de s’interroger l’auteur, la disparition de l’expression signifie que la Constitution est désormais pleinement et totalement respectée et jamais violée ? À l’apparente naïveté de la question, l’auteur apporte une réponse courageuse : il faut, en réalité, repenser la violation de la Constitution, qui sera alors définie comme le point d’arrivée d’une construction intellectuelle qui oppose deux interprétations, celle de l’interprète et celle de l’auditoire sur le « monde » offert par le texte. Ainsi redéfinie, la « violation de la Constitution » est-elle ravivée pour autant ? La conclusion proposée par l’auteur laisse, de ce point de vue, un peu perplexe : « la reformulation de la notion de violation de la Constitution impliquerait « continuellement que l’interprète et l’auditoire, c’est-à-dire l’ensemble de la communauté issue de la Constitution, partagent la même représentation du “monde” du texte, la même interprétation des mots inscrits par le Constituant, sans quoi c’est s’exposer à ce qu’il soit “parlé” à nouveau de violation de la Constitution ». Mais la redéfinition de la notion implique-t-elle nécessairement un renouveau de la parole ? À supposer que la violation de la Constitution réside effectivement dans ce décalage entre l’interprétation de l’acteur et celle de l’auditoire, ce dernier peut-il réellement prendre la parole ? Comment ? Pourquoi ? Jusqu’où ? Autant de questions suscitées par la thèse de Florian Savonitto, soulignant la densité et la fécondité de ses réflexions, qu’il convient de saluer.

 

Ariane Vidal-Naquet est professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille, ILF-GERJC, UMR 7318.

Pour citer cet article :

Ariane Vidal-Naquet « F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur la « violation de la Constitution » sous la Ve République, Paris, LGDJ, 2013 », Jus Politicum, n°16 [https://juspoliticum.com/articles/F-Savonitto-Les-discours-constitutionnels-sur-la-violation-de-la-Constitution-sous-la-Ve-Republique-Paris-LGDJ-2013]