L’État moderne et sa crise
L’État moderne et sa crise précède de près de dix ans l’œuvre de Santi Romano, L’ordre juridique. Le juriste italien pose les fondements idéologiques de sa théorie pluraliste. Après avoir fait état de la crise idéologique et social que traverse selon lui l’État moderne, dont la primauté est contestée à la fois par des mouvements sociaux et par des courants idéologiques, Santi Romano propose de sortir de la crise en réaffirmant les principales caractéristiques de l’État moderne, cette « superbe création du droit », tout en reconnaissant l’existence de poussées organisationnelles légitimes dans la société civile, ayant vocations à participer à la formation du droit et à s’intégrer à l’action de l’État.
The Modern State and its CrisisL’État moderne et sa crise precedes the main work of Santi Romano, L’ordinamento giuridico, by nearly ten years. The Italian jurist lays the ideological foundations of the pluralist theory. After analysing the ideological and social crisis of the modern State, challenged by social and ideological movements, Santi Romano orchestrates a way out of the crisis. He proposes to save the main features of the modern state, this "superb creation of law," whilst simultaneously acknowledging the existence of legitimate organisations in civil society, organisations who aspire to participate in the production of the law and are destined to integrate the action of the State.
Traduction française inédite par David Soldini
Toute science présente, dans sa nature ou dans les procédés qu’elle met en œuvre, un risque possible d’erreur spécifique. Cependant, aucune sphère de la connaissance humaine ne concentre en son sein autant de sources d’illusions, si nombreuses et pérennes, que celle qui prend pour objet d’étude les institutions politiques. La description même de ces phénomènes est très difficile, à la fois parce que leur forme cache ou trahit leur contenu, et parce qu’étant le résultat d’une lutte continue et irrésolue entre des principes inconciliables, ils se présentent sous des formes multiples et fuyantes. Les prévisions qui paraissent les plus raisonnables sont, par ailleurs, fréquemment déçues par l’apparition d’éléments nouveaux qui se manifestent à l’improviste, même lorsqu’il s’agit de l’aboutissement de processus séculaires. Cela peut prendre la forme d’une rencontre et d’une fusion entre des courants jadis très éloignés, d’une répétition historique inattendue, ou d’un mirage trompeur qui nous pousse à reconnaître des institutions dont la vie est seulement fictive ou dont la mort est, au contraire, seulement apparente. Pourtant, ces phénomènes aussi sont gouvernés par des lois.
*Au sommet de ces lois, se situe le principe selon lequel le droit et la constitution d’un peuple représentent toujours le produit authentique de sa vie et de sa nature profonde. C’est, comme chacun sait, le fondateur de l’École historique du droit qui formula cette loi, au moment même où, suite au renversement imprévu de tous les rapports politiques et au formidable heurt qui avait fait voler en éclats un monde entier, naissait, comme déraciné du passé et créé ex nihilo, l’État moderne. Le choc violent de la Révolution française et ses contrecoups avaient détruit des institutions élaborées sans doute par l’esprit séculaire de différentes nations. Les institutions nouvelles qui s’érigeaient sur leurs ruines semblaient plutôt issues de la baguette magique de législateurs capricieux, comme nées sous les auspices et sous le commandement de la déesse raison : une déesse qui, dès l’abord, aurait davantage mérité le nom de déesse de l’imagination à laquelle les poètes ont su attribuer une aura céleste.
*Un esprit moins profond que celui de Savigny aurait été dérouté par l’observation suivante (qui justement a servi, très récemment, à construire une critique de sa théorie) : le plus souvent, le droit public, ainsi que parfois le droit privé, ne sont pas le produit spontané de l’évolution d’un peuple, mais naissent d’une lutte dont l’issue est déterminée uniquement par la force matérielle, qu’il s’agisse d’une lutte interne à un État ou d’une lutte entre des États dont on attend du vainqueur qu’il impose au vaincu, de façon plus ou moins voilée, le droit qui est le sien. Selon cette approche, la doctrine de Savigny, qui s’affirma au moment même où triomphaient le contingent et le fortuit, n’aurait pour origine qu’un sentiment romantique : le désir de trouver dans la débâcle généralisée un point d’appui capable de convaincre les esprits déboussolés que tout le savoir du passé n’était pas vain, et que la nouveauté pouvait encore être reliée à l’ancien ordre – un ordre ancien qui avait certes été plié par la tempête, mais n’avait pas pour autant été déraciné.
*De cette façon, Savigny aurait prouvé une nouvelle fois que les hommes ne voient jamais ce qui leur est le plus proche et ce qui se déroule sous leurs yeux, incapables qu’ils sont de détourner leur regard du spectacle, sans doute plus séduisant, des étoiles. Rousseau reprochait à Grotius de prendre appui sur les poètes ; il pourrait être reproché à Savigny d’avoir été lui-même un poète. Pourtant, jamais accusation ne fut plus imméritée que celle-ci. Le mettre en lumière apparaît particulièrement utile dans un contexte où une telle accusation pourrait revêtir un sens particulier et faire émerger un nouvel argument à utiliser, aux côtés des arguments doctrinaux et pratiques, pour prendre d’assaut l’édifice constitué par l’État moderne.
Le principe de l’État moderne
S’il était possible de décomposer en divers éléments les institutions politiques qui forment le droit public commun à la majorité des États civilisés actuels, nous pourrions les répartir en trois catégories distinctes. Parmi celles-ci, il faudrait certainement inclure, dans un sens que nous préciserons ensuite, la catégorie qui regroupe les phénomènes de réception d’un droit étranger ainsi que les influences exercées par les grands courants théoriques. Toutefois, la première catégorie devrait inclure tous les principes et toutes les institutions qui émanent directement et immédiatement des nouvelles formes de structuration sociale qui, certes, se sont manifestées et se sont imposées par des voies révolutionnaires, mais qui n’en demeurent pas moins le fruit d’un processus séculaire dont la révolution ne fut que le moment culminant et décisif. La principale caractéristique de l’État moderne et – espérons-le – la plus durable, celle qui consiste pour l’État à se présenter comme la source unique de tous les pouvoirs publics, a précisément cette origine. L’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui proclame ce principe a, en réalité, simplement reconnu une situation juridique qui émergeait déjà de manière évidente et s’imposait catégoriquement. L’État médiéval était déjà loin, tout comme ses luttes intestines qui avaient interdit la fusion de ses différentes composantes, de sorte que chacune se proclamait, par vertu et par droit originaire, dépositaire d’une fraction de la souveraineté publique.
*Dans le cadre de l’État de police, le principe, qui n’était pas encore parfaitement mûr, devait déjà paraître vigoureux : il s’est progressivement consolidé à la suite d’une longue série d’événements, entraînant d’infinies et subtiles modifications d’ordre économique ou moral de l’assemblage intime de la société, aboutissant au modèle de l’État moderne. Il s’agit du principe selon lequel l’État est une entité en soi par rapport aux individus et aux communautés qui le composent ; il unifie les divers éléments dont il est composé, mais il ne se confond avec aucun d’entre eux. Face aux éléments qui le composent, il s’érige avec sa personnalité propre et il est doté d’un pouvoir qui trouve sa source dans sa propre nature et sa propre force, c’est-à -dire la force du droit. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut dépasser l’éphémère existence des individus, bien qu’il soit composé d’hommes ; il s’élève au-dessus de leurs intérêts non-généraux, en les tempérant et en les harmonisant ; il s’occupe non seulement des générations présentes, mais également des générations futures, reliant des moments et des énergies diverses en un continuum ininterrompu de temps, d’actions et d’objectifs.
*La commune de la période du Risorgimento, grâce à une série d’institutions et par son appellation même, avait atteint cet objectif de représentation des intérêts de la collectivité entendue au sens large, mais elle n’était pas parvenue à incarner le concept, pourtant formulé par les romanistes et les canonistes du Moyen ge, selon lequel la collectivité pouvait être quelque chose de différent des individus qui la composent. Par conséquent, le système communal n’avait pas donné naissance à une entité supérieure à la collectivité même, entendue dans un sens concret. Au même titre, l’État de police n’avait pas atteint une conception si abstraite et, bien que la fusion ait paru plus avancée, il maintenait une sorte de dualisme entre l’État et le prince – ce dernier se déclarant tour à tour patron ou serviteur de l’État, en fonction des effets que pouvait avoir l’affirmation de l’ancien ou du nouveau principe.
*Le principe fondamental du droit public moderne peut se définir comme l’absence de personnalisation du pouvoir public ou, plus précisément, comme la personnification du pouvoir par l’État conçu comme personne. Une personne immatérielle, mais néanmoins réelle, une entité ni fictive ni imaginaire et qui, bien que dépourvue de corps, réussit, grâce à de délicates et merveilleuses constructions juridiques, à définir, affirmer et imposer sa propre volonté. Il ne s’agit pas d’une ombre ou d’un spectre mais d’une manifestation du principe de vie, œuvrant, si ce n’est par le biais d’un organisme entendu au sens strict, du moins grâce au concours d’un ensemble d’institutions organisées et harmonisées à cet effet. Superbe création du droit, qui semblait, selon certaines critiques faciles, n’avoir d’autre consistance que celle issue de la fantaisie poétique, mais qui, en réalité, a donné naissance à un sentiment de grandeur sociale, un sentiment – pour dire les choses de la manière la moins critiquable – plus important que tout autre et surtout plus actif et vivant, fruit d’un long et constant processus historique. C’est grâce à cela que les individus et les collectivités qui exercent la souveraineté se comportent, non comme des titulaires d’un droit qui leur serait propre, mais comme des organes de l’État, dont ils explicitent et mettent en œuvre la volonté suprême, comme autant d’offices impersonnels.
*« Sa Majesté n’a pas de pieds » observait Mirabeau en renvoyant à cette impersonnalité lorsque l’Assemblée constituante prétendait envoyer une adresse aux pieds du roi. Ni le monarque ni aucune assemblée, bien qu’elle trouve son origine dans le peuple, ne pourrait répéter la fameuse phrase de Louis XIV : « l’État c’est moi ». De la même manière, il n’existe ni individu ni communauté qui soit au-dessus ou à l’extérieur de l’État. Ce dernier apparaît et veut paraître, non comme un objet de domination, l’organe d’une classe, d’un parti, ou d’une faction devenue dominante car victorieuse ou plus puissante, mais bien comme la synthèse aboutie des diverses forces sociales, comme l’expression la plus haute de cette coopération entre individus et entre groupes d’individus sans laquelle il n’existe pas de société bien ordonnée, comme le pouvoir suprême de régulation et donc comme un puissant moyen d’équilibre. Même lorsque, dans la pratique, ses institutions se corrompent ou dégénèrent, et que le contraste inévitable entre la force objective du droit et la puissance arbitraire de celui qui détient le pouvoir tend à se résoudre en faveur de ce dernier, le simple fait de considérer qu’il s’agit d’un état de fait qui, loin d’être consacré et reconnu par l’ordre juridique, est en réalité contraire à cet ordre, constitue déjà un progrès.
Il semblerait pourtant que, depuis quelques temps, cette lumineuse conception de l’État dont il est impossible de suivre ici tous les développements, s’éclipse de plus en plus chaque jour. Tirer de mauvais présages de cette situation pourrait alors ne pas relever de la superstition.
Les adversaires du principe de l’État moderne
Il est possible, en premier lieu, d’évoquer ces doctrines qui, bien qu’elles visent uniquement à définir et à décrire précisément l’organisation actuelle des institutions sans chercher à les modifier et indépendamment d’un quelconque objectif politique, nient le fait que l’État, tel qu’il est aujourd’hui constitué, puisse être assimilé à une entité abstraite, dotée d’une individualité et d’une personnalité propres. Il s’agirait, selon ces interprétations, d’une fiction juridique inutile et superflue : l’observation précise de la réalité révélerait toujours qu’il existe une opposition entre gouvernants et gouvernés, et que le pouvoir public demeure concentré, en fait et en droit, dans un nombre plus ou moins grand de personnes physiques, le prince, les électeurs, les élus, etc. L’entité État, véritable Briarée aux cents bras, ou plutôt aux innombrables organes, n’existerait que dans l’imagination de juristes plus ou moins philosophes, et une doctrine réellement positiviste ne pourrait admettre l’existence d’une réalité autre que celle des hommes. Il s’agit d’une étrange façon de concevoir les choses qui, pour reprendre une comparaison célèbre, pourrait correspondre au raisonnement de ceux qui nient l’existence de √2 uniquement parce qu’il n’y a rien de tel dans le monde naturel, ou de la Transfiguration de Raphaël parce que le physicien n’y verrait qu’un fragment de toile et des couleurs. Il est cependant impossible, à moins de recourir à des argumentations trop techniques, de montrer l’inanité de ces théories qui se disent empiriques mais sont seulement naïves. Quiconque souhaiterait approfondir le sujet pourra probablement s’apercevoir de l’infiltration imperceptible et inconsciente de tendances qui ne sont pas purement spéculatives et qui reflètent certains courants qui agitent la vie sociale actuelle. Il advient en effet fréquemment que le juriste, même expert, qui se propose de décrire uniquement le droit positif, quel qu’il soit, observe les institutions à travers le prisme déformant des idées et énergies qui agitent la vie sociale et exercent une pression sur ces mêmes institutions.
Il convient alors de se déplacer sur un terrain moins incertain et moins formel, et d’évoquer tout ce mouvement qui ne vise pas à saper la formule scientifique qui définit l’État moderne, mais s’attaque aux fondements sur lesquels repose son principe substantiel : un mouvement avec des finalités plus pratiques que doctrinales, bien qu’il prenne parfois appui sur la doctrine. Il est probable que le mouvement auquel nous faisons allusion soit constitué d’énergies multiples et variées, certaines étant si ténues qu’elles se discernent à peine. Cependant, ces énergies, peut-être précisément à cause de leurs faiblesses individuelles, aiment à fusionner de manière à se présenter, lorsqu’on les examine ensemble, comme un phénomène important et digne d’intérêt.
Concourt à ce mouvement, sans nécessairement contribuer à le construire ou à accélérer son développement mais en lui conférant certaines de ses caractéristiques, le sentiment renouvelé d’impérialisme, qui nie la raison d’être du droit et donc de l’État moderne – qui est avant toutes choses un État juridique – et fait de l’ordre institutionnel une sorte de code de la force. « Je dis, en vérité, que le juste est à l’avantage du plus puissant » : ces mots du sophiste Thrasymaque pourraient servir d’épigraphe aux écrits de philosophes et politiciens modernes bien connus. L’État actuel traite de manière égale, grâce au droit – il s’agit là d’une de ses caractéristiques propres –, les faibles et les forts, les humbles et les puissants, alors qu’il devrait selon cette position soutenir et refléter les instincts de conquête, l’héroïsme, la lutte entre individus, entre classes et entre races. L’objectif affiché des institutions actuelles – la recherche du bien-être collectif d’une meute qui n’en est pas digne – serait alors une erreur. En conséquence, toute constitution qui ne serait pas rigoureusement et exclusivement aristocratique ou, plus exactement, oligarchique, serait également une erreur.
*Si nous avons présenté ces doctrines dans leur formulation la plus extrême et la plus monstrueuse, il ne faut pas oublier qu’elles ont non seulement inspiré les philosophes dionysiaques, mais qu’elles se retrouvent également, sous une forme atténuée et apparemment plus positive dans certaines conceptions sociologiques, certes terre-à -terre mais néanmoins diffuses. Indépendamment de toute influence théorique, le sentiment exacerbé d’égoïsme et l’absence de notion de justice à l’origine de ces approches se retrouvent déjà dans certaines manifestations de la vie moderne, de manière inconsciente mais non moins dangereuse, et il n’est donc pas inutile de les pointer du doigt. Si notre époque a en effet vu se développer les sentiments d’équité, d’humanité et de solidarité qui sont regardés avec mépris par les défenseurs de la morale héroïque, le risque n’en demeure pas moins que ces phénomènes se révèlent inutiles précisément au moment où ils seraient le plus requis, c’est-à -dire lorsque les contrastes sociaux s’accentuent, comme c’est le cas actuellement.
En attendant, le mouvement à l’origine d’une sorte de crise de l’État moderne puise l’essentiel de sa force précisément dans ces contrastes ou, plutôt, dans la manière dont ils se manifestent. Au sein de l’État et souvent, comme nous le verrons, contre ce dernier, des organisations et associations qui tendent à leur tour à s’unir et à se lier entre elles, se multiplient et prospèrent. Elles se proposent de poursuivre des objectifs particuliers très disparates, mais elles ont toutes une caractéristique commune : regrouper des individus selon leur profession ou, au mieux, selon leur intérêt économique. Il s’agit des fédérations ou des syndicats d’ouvriers, des syndicats patronaux, industriels, marchands, agricoles, de fonctionnaires, des sociétés coopératives, des institutions mutualistes, des chambres du travail, des ligues de résistance ou de prévoyance, toutes constituées à partir de ce principe qui leur confère une physionomie commune. Naturellement, cette résurgence des tendances corporatistes à base professionnelle, autrefois si florissantes mais qui avaient presque disparu avec l’essor de l’État moderne, est considérée comme le fait majeur de l’époque contemporaine : il s’agit du moins du phénomène le plus général, celui qui apparaît le plus sûr et le plus facilement identifiable.
*Il ne s’agit pas d’un mouvement artificiel, alimenté par des doctrines plus ou moins séduisantes : ces dernières jouent ici un rôle parfaitement secondaire. Le mouvement trouve son fondement dans le besoin d’une cohésion sociale plus solide et plus organique. Ce besoin, perçu de tous, mais qui acquiert une consistance et une coloration différentes en fonction de la manière dont on essaie de le satisfaire, est également stimulé de toutes parts et secondé par tous les partis. Ceux qui visent à subvertir l’ordre social actuel le promeuvent ; ceux qui, bien que condamnant les moyens inconstitutionnels, souhaitent des réformes profondes et radicales, le regardent avec sympathie ; l’Église catholique le promeut officiellement, en particulier avec son encyclique Rerum novarum, dans laquelle elle se révèle clairement favorable au système corporatiste. De la sorte, si l’on veut adopter le terme syndicalisme pour désigner ce phénomène, il faut l’employer en un sens très large et non pour désigner uniquement les organisations ouvrières, ni, bien entendu, au sein de ces organisations, celles qui ont un caractère plus ou moins révolutionnaire. Le mouvement, quelle que soit son origine, s’est désormais étendu et généralisé. Si certaines caractéristiques originaires ont été conservées, ce n’est, selon toute vraisemblance, que de manière purement contingente. En d’autres termes, le syndicalisme dit intégral, qui conserve pourtant, légitimement ou non, son ancien nom, et qui peut être reconduit, du moins pour certaines de ses caractéristiques, à ses anciennes manifestations, a acquis des formes toujours plus larges et complexes.
L’État moderne face au phénomène corporatiste
Il n’est pas dans notre intention de retracer les origines historiques ou le fondement économique, certainement prépondérant, du phénomène. Il nous intéresse uniquement en raison des conséquences qu’il produit directement sur la structure constitutionnelle de l’État. Pour autant, son affirmation implique nécessairement d’accepter un présupposé : le besoin d’organisations neuves et complémentaires à l’organisation étatique actuelle révèle une insuffisance. Le constat est désormais ancien et évident. L’organisation politique née de la Révolution française, comme du reste tout produit d’un bouleversement catastrophique, porte en elle son péché originel : être excessivement simple. Fruit d’une réaction portée à ses conséquences les plus extrêmes, cette organisation politique délaisse une quantité importante de forces sociales, considérées comme de simples survivances historiques sans importance qui seraient destinées à disparaître dans un temps très bref ou seraient déjà disparues. Pire encore, elle n’a pas voulu reconnaître l’existence de forces qui démontraient encore une vitalité indestructible, uniquement par peur que cette reconnaissance puisse encourager et servir de prétexte à la reconstruction du passé. Les foyers sociaux et les corporations ont été supprimés et ont disparu, les communes ont été réduites à leur plus simple expression, seul l’individu étant réellement pris en compte par l’État : un individu, en apparence armé d’un nombre infini de droits emphatiquement et généreusement proclamés, mais dont les intérêts légitimes sont dans les faits rarement protégés.
*L’État moderne, qui s’est affirmé en tant qu’unique pouvoir souverain et a ainsi, sans aucun doute, fidèlement reflété la nouvelle structure sociale, s’est rapidement montré parfaitement incapable de réguler les groupements sociaux, ne parvenant pas même à reconnaître l’existence de ces groupements pourtant nécessaires dans toute société ayant atteint un niveau élevé de développement. On comprend alors que la vie sociale, qui n’est jamais dominée par les règles juridiques, ait continué à évoluer seule, jusqu’à entrer en contradiction avec un système inadapté, accentuant peut-être au-delà du nécessaire, comme cela arrive souvent, le conflit entre la vie sociale et le système institutionnel.
D’ailleurs, si cela avait été possible dans le cadre de cette brève contribution, il aurait été intéressant de mettre en lumière la manière dont, petit à petit et parfois de manière imperceptible, le droit moderne a ici ou là cédé – par le biais de modifications ou d’interprétations de dispositions floues qui, parfois au détriment de la précision nécessaire, servent à ne pas entretenir une lutte qui risque de tourner au désavantage de l’État. On pourrait à ce sujet rappeler les controverses sur la légitimité des syndicats industriels, qui relèvent du droit privé mais qui sont motivées par des questions d’ordre public, et qui se résolvent aujourd’hui en faveur de la reconnaissance de la légitimité des syndicats. On pourrait également remarquer qu’en Italie des associations de fonctionnaires publics, y compris, par exemple, de magistrats, se constituent et se développent tranquillement alors qu’il paraît justifier de douter de leur légitimité. Sous bien des aspects, l’attitude du droit positif français vis-à -vis du syndicalisme est à la fois typique et caractéristique. Le droit français, comme cela est bien connu, a conservé jusqu’à récemment, les principes qui, dès 1791, avaient justifié la dissolution des corporations d’artisans et des corps de métiers et interdisaient leur reconstitution sous quelque forme que ce soit. Pourtant, le fait que les organisations ouvrières se soient développées aussi vivement a eu pour effet d’atténuer la portée de ces dispositions restrictives qu’il était impossible d’appliquer sans sanctionner pénalement un très grand nombre de personnes. Lorsque le législateur n’a pas agi, c’est la jurisprudence qui est progressivement intervenue par le biais d’interprétations larges mais douteuses. Ainsi, alors qu’une opinion doctrinale influente considère que les syndicats de fonctionnaires ne sont pas autorisés par la loi du 1er juillet 1901, ils fleurissent en grand nombre, le gouvernement reconnaît leur caractère légal au sein du Parlement et le Conseil d’État va jusqu’à reconnaître à ces associations la capacité d’ester en justice contre une décision de l’autorité publique relative au statut juridique d’un de leur membre.
Le droit public moderne ne domine donc pas, il est au contraire dominé par un mouvement social auquel il s’adapte péniblement et qui entre temps s’organise selon des lois qui lui sont propres. Tandis que les écrivains politiques s’abandonnent, selon leurs inclinations respectives, aux visions ou aux discussions critiques, alors que l’on s’interroge sur le fait de savoir s’il s’agit d’une sorte de retour historique aux corporations médiévales, pendant que l’on hésite sur la possibilité pour les syndicats modernes de déchaîner la lutte sociale et sur ses conséquences sur le pouvoir des individus, sur le fonctionnement des pouvoirs publics, sur l’avenir du collectivisme et sur l’évolution générale du monde économique, les organisations des différentes classes se multiplient de manière prodigieuse. Or, de nombreuses organisations adoptent, de manière larvée ou plus ouvertement, une attitude antagoniste vis-à -vis de l’État. Le courant le plus modéré et conservateur, qui affirme que les corps professionnels doivent se développer sous la garantie et le contrôle de l’État, considère également qu’ils ne doivent jamais devenir ses instruments officiels, accentuant ainsi, si ce n’est leur opposition, du moins leur indépendance. Sous d’autres aspects, concernant leur attitude pratique, il est superflu de remarquer qu’au sein de toutes les associations de ce type, comme par exemple celles des fonctionnaires, est ancrée l’idée qu’il leur faut acquérir une puissance matérielle suffisante pour faire pression sur les pouvoirs publics, de manière à obtenir, grâce à la force de l’union, ce que l’État, écoutant la seule voix de la justice, pourrait ne pas concéder. Parfois même, sans aucune réserve ni sous-entendu, il s’agit de promouvoir le remplacement de l’État par le syndicat. C’est précisément ce programme, présenté sous sa forme la plus radicale et révolutionnaire, qui est défendu par le syndicalisme ouvrier au sens étroit du terme. Ainsi, en France, les syndicats de fonctionnaires publics réclament avec insistance de participer à la fédération générale du travail, précisément parce que, bien qu’ils aient des intérêts divergents, ils partagent la même orientation antiétatique. Il suffit de se rappeler du fameux manifeste des instituteurs syndicalistes du 24 novembre 1905, qui affirme que « les syndicats doivent se préparer à constituer les cadres des futures organisations autonomes auxquelles l’État remettra le soin d’assurer, sous son contrôle et sous leur contrôle réciproque, les services progressivement socialisés ».
Pour autant, s’il est intéressant d’identifier les points de convergence du mouvement corporatiste, il est tout aussi erroné de ne pas distinguer en son sein deux courants tous deux alimentés, comme nous l’avons déjà remarqué, par des réalités d’ordre économique. Cependant, le premier courant les accentue et les exagère au-delà de toute mesure afin d’en tirer des conséquences extrêmes, tandis que le second, s’appuie sur un idéalisme sain et n’oublie pas que – par-delà les éléments économiques – d’autres facteurs déterminent et consolident chacune des conquêtes de l’humanité. Le premier courant est, naturellement, le plus simple, voire le plus simpliste, et, dans sa logique, il ne tient pas compte du principe cave a consequentiariis. C’est, en d’autres termes, la conception du « droit économique » de Proudhon, qui se superpose au « droit politique » sur lequel il revendique une sorte de primogéniture qui serait passée inaperçue uniquement du fait d’une illusion historique. Le principe et la fin de toutes les organisations sociales seraient l’économie publique. Se préoccuper de ces questions serait alors non seulement nécessaire – ce que personne ne conteste –, mais suffisant. Ainsi, cette approche conduirait à la décomposition de l’État moderne, comme cela est du reste affiché sans aucune réserve par les partisans de ces théories. L’unité et la souveraineté de l’État moderne n’auraient aucune raison d’exister et seraient destinées à disparaître. Tout un ensemble de voix, particulièrement en France, s’élève en ce sens et reprend le cri lancé jadis par Proudhon. Ce dernier avait préconisé de substituer la souveraineté abstraite de l’État par « une souveraineté effective des masses travailleuses, régnantes, gouvernantes, d’abord, dans les réunions de bienfaisance, dans les chambres de commerce, dans les corporations d’arts et métiers, dans les compagnies de travailleurs ; dans les bourses, dans les marchés, dans les académies, dans les écoles, dans les comices agricoles ; et finalement dans les convocations électorales, dans les assemblées parlementaires et les conseils d’État, dans les gardes nationales, et jusque dans les églises et les temples ». L’organisation sociale serait constituée, d’une part, par la fédération de ces groupes mutualistes et, d’autre part, par celle des communes et des provinces.
*Aujourd’hui, on voudrait aller plus loin encore et la commune elle-même, cette association politique élémentaire que nous avons toujours instinctivement considérée comme nécessaire et à laquelle nous sommes liés par des attaches solides et naturelles, devrait ne pas échapper à la destruction. Ainsi, selon Duguit, elle aurait cessé d’être un « groupe social cohérent ». Dès lors, les associations professionnelles ne devraient pas se développer parallèlement aux organisations définies par les liens au territoire ou par la nationalité – en d’autres termes aux côtés des organisations politiques, entendues au sens strictement étymologique du terme –, mais elles pourraient et devraient même se substituer à ces dernières qui n’auraient qu’une valeur géographique. Ce ne sont pas le lieu de naissance, la présence d’un fleuve ou d’une montagne qui devraient déterminer l’existence d’une collectivité et donc d’une cohésion entre individus. La collectivité devrait être fondée sur la force productive, le métier, l’activité économique. Le pouvoir central, s’il devait demeurer nécessaire, serait alors réduit, dans un avenir proche, à une simple activité de contrôle et de surveillance. Cela serait rendu possible par le fait que le mouvement syndical, après une période plus ou moins longue de perturbations et peut-être de conflits, aura permis à la société politique et économique de demain d’atteindre un niveau de cohésion que notre société n’a pas connu pendant des siècles. Il convient de remarquer que ces idées sont partagées par ceux qui restreignent le phénomène du syndicalisme aux classes ouvrières, mais également par ceux qui ont une conception plus complexe et intégrale du syndicalisme, étendu à toutes les classes, c’est-à -dire à tous les groupes formés par les individus appartenant à une société donnée et qui, du fait qu’ils remplissent la même fonction dans le système de division du travail social, sont liés entre eux par un degré d’interdépendance particulièrement fort.
Nous pourrions aisément poursuivre cette présentation, certainement intéressante, des différentes prévisions, fruits d’imaginations plus ou moins fertiles, qui s’accumulent de jour en jour au sujet de l’organisation corporative de la société future. Si certains auteurs, soucieux de ne pas reconstruire la cité d’Utopie, déclarent ne pas vouloir aller trop loin dans la précision des détails d’une telle organisation, d’autres oublient les leçons de l’expérience, qui enseignent que la vie de tout mouvement social ne suit jamais la voie tracée à l’origine, mais évolue au fur et à mesure de son développement dont il est impossible de prévoir la fin. Il faut pourtant reconnaître que la vérité est une déesse plutôt capricieuse qui aime souvent se dissimuler sous les apparences les plus fantasques et qui ne manque jamais l’occasion d’apparaître subrepticement, même un très court instant, au milieu des fantasmes et des chimères. Il est donc préférable de ne pas délaisser ces derniers pour essayer de voir ce qu’ils dissimulent.
S’il est une vérité indiscutable, à l’origine des tendances modernes au développement du système corporatif, elle consiste à admettre que les rapports entre les individus d’une part, l’État et les collectivités territoriales mineures de l’autre, ne sont pas les seuls rapports sociaux à intéresser directement le droit public. Si l’on ne saurait délaisser les collectivités territoriales sans que cela apparaisse en parfaite contradiction avec les processus historiques qui fondent notre civilisation, cela est également vrai de la nécessité de prendre en compte les organisations sociales qui dérivent de liens autres que territoriaux. Parmi ces dernières, les plus solides et spontanées, ou plutôt les plus nécessaires, sont aujourd’hui définies par l’intérêt économique des individus qui les composent. La division de la société en classes est, du reste, un phénomène qui est simplement atténué durant les périodes transitoires, mais qui ne disparaît jamais complètement. Cette division a pu paraître dangereuse et contraire à l’ordre public en des moments où, d’une part, la lutte entre les différentes classes apparaissait vive et, d’autre part, lors desquels les fondements même de chacune des classes étaient considérés détruits ou dépassés. Pourtant, la division de la société en classes est l’un de ces phénomènes nécessaires qui se renouvellent inéluctablement.
*Les exigences économiques de la vie moderne ont entraîné la renaissance de formes d’organisation des individus qui existaient précédemment, mais dotées de caractéristiques et de finalités différentes. Il s’agit, substantiellement, d’une nouvelle phase d’affirmation d’une exigence sociale ancienne et pérenne. De ce point de vue, le système corporatif, considéré dans son développement normal et abstraction faite de ces dégénérescences, apparaît naturel. Il peut servir à limiter les conséquences dommageables d’un individualisme excessif, source de contrastes et de luttes, à développer le sentiment de solidarité entre individus et le sentiment de respect mutuel entre les différents groupes d’individus, contribuant ainsi à une organisation sociale plus complète et compacte.
*En ce qui concerne la constitution politique, on peut même espérer que le mouvement corporatif soit en mesure, non de détruire l’État qui s’est affirmé par le droit moderne, mais de pallier ses déficiences et ses lacunes qui, comme nous l’avons vu, sont des conséquences nécessaires de la genèse de l’État moderne. On ne peut en effet ignorer que plusieurs principes du droit public actuel ne sont pas la traduction exacte d’exigences sociales impérieuses et claires. Ils sont au contraire la conséquence d’une absence de prise en compte de ces exigences sociales que l’on a refusé de reconnaître, ou qui n’ont pas réussi à s’affirmer, soit parce qu’elles ont été occultées, soit parce qu’elles se présentent sous des formes trompeuses à la suite de fortes perturbations sociales. C’est précisément pour cette raison que pour compléter l’édifice de l’État moderne, on a eu recours, d’un côté, à l’adoption d’institutions étrangères – croyant pouvoir transplanter ou imiter le droit public anglais – et, de l’autre, au soutien fragile de principes doctrinaux qui apparaissaient alors comme des axiomes de l’indiscutable raison naturelle. Fort heureusement, en vertu de la loi selon laquelle il n’y a pas de vrai droit qui ne reflète une condition sociale effective et qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire superficiellement, n’a, dans ce cas également, pas manqué de se réaliser, la conséquence ne fut pas la création d’institutions contraires aux nouvelles exigences et aux nouveaux besoins, mais simplement l’illusion d’avoir donné naissance à des institutions juridiques parfaites. En réalité, nous avons uniquement obtenu des formes vides de contenu, des schèmes qui doivent toujours être remplis.
*Les constitutions modernes ont eu la prétention de consacrer dans le texte tous les principes fondamentaux du droit public, mais dans la plupart des cas elles n’ont fait qu’esquisser des institutions sans les réguler, se limitant à rédiger des têtes de chapitres dont le corps n’est pas même ébauché. Elles souffrent, en conséquence, d’une série de lacunes bien plus importantes que ce que l’on croit généralement. C’est une bonne chose car la lutte qui semble actuellement se diriger contre les constitutions pourrait ainsi revêtir un caractère différent dès lors que les parties opposées constateront que la bataille se déroule sur un terrain où il n’existe aucune tranchée à détruire, mais uniquement des défenses à construire. Construire et non détruire : voilà , par-dessus tout, le devoir que peut et doit se donner, par rapport à l’ordre politique, la société actuelle. Quand elle aura construit, il se peut que les nouveaux édifices ne contrastent pas avec la solide et sévère architecture de l’État moderne, mais reposent sur les mêmes bases et en constituent une partie intégrante.
De la représentation politique
*Il existe par exemple dans le droit public commun des États actuels une institution que l’on observe avec un sentiment plutôt curieux : avec la croyance, d’une part, qu’elle est à la fois nécessaire et vitale et la conscience, d’autre part, que son objectif ne sera jamais atteint. Aucun parti, ou presque, ne pourrait s’en passer, mais tous en sont également mécontents. Il s’agit du concept de représentation politique, qu’il convient de mentionner ici, comme étant celui qui, plus que tout autre, se rapporte à notre sujet. Il a en effet précisément pour objectif de mettre en contact direct l’État avec la société, les institutions avec les éléments mobiles et fluctuants de la vie publique. L’attention des partisans du système corporatif est constamment rivée sur ce phénomène. Ils ne sont cependant pas toujours conscients du sens qu’il convient de donner à ce sentiment général auquel nous avons fait allusion : la représentation politique n’a pas besoin d’être déracinée des fondements sur lesquels elle repose, mais elle doit encore acquérir un contenu positif. Elle se propose un objectif qui est et qui doit être le sien, mais qu’elle n’est pas capable d’atteindre. Le principe est juste, mais l’institution n’est pas organisée de manière pratique et efficace.
*Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la représentation politique est née et a acquis sa physionomie propre en Angleterre, c’est-à -dire dans un système qui, jusqu’à une époque récente, connaissait la division de la société en classes et qui en conserve de profondes traces. Toutefois, transportées dans un climat politique différent, ces caractéristiques de la représentation politique, autrefois décisives, ont progressivement disparu. Comme cela est bien connu, l’opinion la plus diffuse affirme aujourd’hui que l’usage des termes « représentation politique » est inexact, ou plus précisément qu’il s’agirait d’une fiction juridique, car la manière dont elle est organisée ne donne lieu à aucun véritable rapport de représentation entre élus et électeurs. Il s’agit peut-être de théories excessives et inexactes, mais cela ne signifie en aucun cas qu’elles ne contiennent une grande part de vérité. En substance, on a attribué au principe démocratique une valeur uniquement négative : il s’oppose au principe royal et aristocratique en niant que le peuple puisse être le sujet d’un seul homme ou d’un groupe restreint. Son aspect positif est en revanche toujours demeuré dans l’ombre, et il convient de s’accorder sur le fait que les systèmes électoraux actuels sont des expédients assez médiocres, certes préférables au tirage au sort adopté dans certaines anciennes démocraties comme par exemple la démocratie athénienne, mais encore très éloignés de l’objectif poursuivi.
*Il est peu probable que les parlements puissent devenir les fidèles oracles de la volonté populaire lorsque l’élu est, entre deux élections, indépendant de ses électeurs, lorsque la représentation organique des minorités n’est garantie ni par des mécanismes élaborés ad hoc, ni par la technique empirique de la spécialisation du peuple en collège, et lorsque les représentés sont des milliers de personnes regroupées au hasard, qui pensent différemment et qui ont des intérêts, des cultures et donc des volontés divergentes. L’observation d’un brillant écrivain selon laquelle plus le nombre d’électeurs éclairés augmente, plus la conscience civile et politique des individus se développe est sans aucun doute vraie. En d’autres termes, plus la civilisation grandit, moins il est possible que l’élu représente des groupes aussi peu homogènes et aussi importants. La composition des chambres électives a quelque chose d’extrêmement artificiel et fictif. Par ailleurs, on ne saurait nier que tout un ensemble de causes diverses et variées a conduit à reconnaître au peuple une force politique qui n’a de cesse de s’accroître : l’amélioration des conditions économiques, la diffusion de l’opinion publique et de l’esprit critique et investigateur, l’élargissement de la culture, la presse quotidienne, la plus grande facilité de se réunir et s’associer, les contacts provoqués par le travail industriel moderne qui réunit les ouvriers autour des machines, la rapidité des moyens de communication qui ont aboli la vie sédentaire et représentent un puissant moyen de rapprochement. Ainsi, souvent, il advient que la presse ou d’autres manifestations énergiques des forces sociales devancent la tribune parlementaire et l’action des partis, en exerçant sur le travail législatif une influence bien plus importante que ces derniers. Il est également vrai qu’à côté de la responsabilité juridique et politique du gouvernement s’est développée une sorte de responsabilité sociale des ministres plus efficace que les anciennes formes de responsabilité. Se passant du Parlement, elle crée un contact direct entre le peuple et le gouvernement. L’existence même d’une presse officieuse peut éventuellement être déplorée, il n’empêche qu’elle met également en évidence le développement de cet aspect extra-juridique de la vie publique contemporaine.
On peut alors considérer que la crise de l’État actuel est caractérisée par la convergence de deux phénomènes qui se renforcent mutuellement : d’une part, l’organisation progressive de la société sur le fondement d’intérêts particuliers qui fait progressivement perdre à la société son caractère atomiste ; d’autre part, l’insuffisance de moyens juridiques et institutionnels permettant de refléter cette structuration de la société et de la faire valoir au sein de l’État. Cette déficience peut servir à expliquer pourquoi même les associations et les groupements qui, par nature et par intérêts, ne sont pas destinés pas s’opposer à l’État, tendent parfois à faire cause commune avec ceux qui se battent pour une transformation radicale et révolutionnaire des pouvoirs publics. C’est entre autre pour cette raison qu’a pris corps une certaine défiance, extrêmement dommageable, envers la possibilité de trouver dans les institutions créées par l’État et encadrées par son ordre la solution recherchée. Par un curieux hasard, dès qu’une institution fait converger les sympathies et les espoirs du plus grand nombre, se diffuse progressivement l’opinion que cette institution est contraire aux principes de l’État moderne, même lorsque cela est parfaitement injustifié.
*Ainsi, par exemple, bien que nous ne sachions pas et que nous ne souhaitions pas ici mener l’enquête pour savoir si la représentation politique peut être renouvelée et atteindre son objectif grâce à la représentation des intérêts, il s’agit d’un système qui, à première vue, semble correspondre au développement de la division de notre société en classes et corporations, et qui pourrait certainement redonner à cette ancienne institution son sens premier. Pourtant, il est d’opinion commune que cela reviendrait à attribuer une fraction de souveraineté à chaque groupe ou classe, et que cela serait donc, par nature, incompatible avec le principe d’unification et de réunion de l’ensemble des pouvoirs publics. Or, si les adversaires du système corporatif utilisent cet argument pour le combattre, certains de ses partisans s’en tiennent avec complaisance à cette prétendue incompatibilité afin de développer et renforcer leurs idées anti-étatiques. La vérité semble assez différente et, mise à part la difficulté pratique de concilier les intérêts particuliers de chacun des groupes avec les intérêts généraux, la représentation des premiers n’est pas incompatible avec la défense des seconds, de même que l’actuelle division en collèges électoraux n’est pas une négation de l’unité de l’État et du caractère organique de ses intérêts.
*Récemment, on assiste à la renaissance de l’idée, déjà proposée par John Stuart Mill, d’instituer une série de parlements spéciaux pour chacun des domaines législatifs concernant directement tel ou tel groupe social. Alors que certains voudraient leur attribuer de simples fonctions consultatives, d’autres croient, en revanche, que ces nouveaux organes devraient posséder une véritable compétence législative, capable de limiter la compétence du Parlement central, et de devenir ainsi une sorte de bureau de contrôle, approuvant ou posant son veto. D’autres encore proposent de ne pas toucher à la Chambre élective actuelle, ou de la modifier en fonction du système de représentation des minorités, mais de réformer le Sénat en le transformant en une Chambre dont les composantes seraient élues par des collèges professionnels.
La nécessaire réaffirmation du principe de l’État moderne
Quelle que soit l’option retenue parmi les diverses propositions qui fleurissent à l’heure actuelle, un principe nous semble toujours plus nécessaire et indispensable : l’existence d’une organisation supérieure capable d’unir, de tempérer et d’harmoniser les organisations mineures. Cette organisation supérieure peut demeurer encore pendant longtemps l’État moderne, qui est capable de conserver presque intacte la forme qu’il possède actuellement. De par sa nature substantielle, il n’est déjà pas un instrument de classes, comme il peut parfois apparaître à certains ; il n’est pas une hypocrisie monstrueuse derrière laquelle se dissimule la domination d’un nombre plus ou moins grand de personnes, une illusion devant laquelle, selon l’expression de Nietzsche, seuls les myopes peuvent s’agenouiller. Il s’est érigé, quoi que l’on puisse en dire, en poursuivant une finalité inverse ; il a la capacité de s’affirmer comme un organisme pouvant dépasser les intérêts partiels et contingents, de faire valoir une volonté qu’il est possible de désigner comme une volonté générale. Dans tous les cas, il s’agit de la seule institution connue de l’humanité qui soit susceptible de donner naissance à un système politique où la future société corporative ne serait pas qu’un simple retour vers une constitution corporative féodale.
*Plus se développeront les contrastes ayant pour origine la division des forces sociales, le développement et l’organisation de leur puissance, plus il apparaîtra nécessaire d’affirmer le principe selon lequel le pouvoir public ne peut se montrer indivisible que si la participation des différentes classes sociales à son fonctionnement est importante et adéquate. L’État est non seulement le symbole, mais encore l’entité réelle au sein de laquelle ce principe s’affirmera de manière toujours plus forte. Rendu plus puissant et actif, l’État, véritable personnification d’une collectivité ample et intégrale qu’une crise momentanée peut parfois éclipser, est destiné à acquérir dans le temps toujours plus de cohérence et de consistance. Bien entendu, personne ne peut aujourd’hui croire que notre vie constitutionnelle ait trouvé les formes grâce auxquelles l’État pourra indéfiniment évoluer. De nouvelles formes naîtront et les anciennes seront transformées. Pourtant personne ne peut sérieusement prétendre savoir ce que l’avenir nous réserve, et nous devons nous limiter à contempler d’un œil vigilant et confiant le grain semé. Naturellement, toutes les semences ne donneront pas de fruit, mais certaines paraissent d’ores et déjà prendre racine. Mais en attendant, dans ces moments où l’on pourrait être saisi de perplexité face à l’accumulation d’éléments contraires qui semblent relever de prises de parti, il est encore possible de trouver un certain apaisement en cultivant l’espoir que le bon grain est toujours, tôt ou tard, fécondé par la patiente œuvre humaine – une œuvre humaine qui, indifférente aux illusions fallacieuses ou aux intérêts égoïstes, sache reconnaître de façon intuitive ou consciente les idéaux purs et élevés qu’elle est appelée à générer.
Pour citer cet article :
Santi Romano « L’État moderne et sa crise », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/L-Etat-moderne-et-sa-crise]