L’œuvre de Gaston Jèze signifie-t-elle un repli de la doctrine publiciste française sur la technique juridique ?
On présente souvent Gaston Jèze comme l'héritier de Léon Duguit et le continuateur de l’École du service public. Cet article vise à remettre en cause une telle interprétation et à présenter Gaston Jèze comme étant celui qui a contribué, assez massivement, à délégitimer les études théoriques en droit public et à favoriser une conception du juriste mettant l'accent sur l'étude de la technique juridique. C'est ce qui ressort en tout cas de l'analyse de son programme méthologique et de sa distinction entre le point de vue technique et le point de vue politique. En d'autres termes, il s'agit ici de revaloriser l'importance et le rôle de Jèze dans l'évolution du droit public en soutenant qu'il a - hélas ! - gagné contre Duguit....
Does Gaston Jèze’s works indicate a step backward for french public law theory on legal technique ? Gaston Jèze is often introduced as the heir of Léon Duguit and the continuator of the school of public service. This paper aims to call into question such an interpretation and to present Gaston Jèze as the one who has contributed, quite massively, to delegitimize theoretical studies in public law, and to promote a conception of the jurist with an emphasis on the study of legal technique. In any case, this is what emerges of the analyses of this methodological program and of his distinction between the technical point of view and the political point of view. In other words, this article seeks to enhance the importance and the role of Jèze in the evolution of public law by arguing that he – regrettably – won over Duguit…
Bedeutet das Werk von Gaston Jèze eine Wendung der französischen Staatsrechtslehre hin zur juristischen Technik ?
L’œuvre de Gaston Jèze signifie-t-elle un repli de la doctrine publiciste française sur la technique juridique ?
Dans cet article, dit, il s’agira essentiellement de prolonger une réflexion amorcée en conclusion d’une conférence donnée à Bordeaux sur Léon Duguit et la reconstruction du droit constitutionnel. Dans celle-ci, Léon Duguit était présenté comme celui qui, à la différence d’Adhémar Esmein, a voulu construire une théorie du droit public général, adossée à une théorie de l’État de sorte que le titre de son Traité, Traité de droit constitutionnel, ne rend pas compte de son projet plus large et plus ambitieux. Sa pensée était interprétée comme étant paradoxalement plus proche de Georg Jellinek que de Carré de Malberg. La seconde thèse, plus polémique, et qui figurait seulement en conclusion de mes propos, consistait à soutenir que l’entreprise duguiste n’avait pas eu de véritable postérité dans la doctrine française. Élargissant un peu la question, je me suis demandé pourquoi Duguit et aussi Maurice Hauriou – et dans une moindre mesure, Carré de Malberg – n’ont pas eu de véritables successeurs dans la doctrine publiciste française. Des maîtres sans disciples ou des maîtres trahis ? On peut, et même, on doit se poser la question.
Par la même occasion, je suis retombé sur une interrogation plus ancienne sur les raisons pour lesquelles le droit constitutionnel de la Ve République se distinguait assez nettement de la manière dont certains juristes de la période fondatrice (IIIe République) pensaient leur objet. Plus exactement, j’avais soutenu l’idée que Joseph Barthélémy pouvait être considéré comme le responsable de ce tournant majeur de la doctrine constitutionnelle par lequel celle-ci abandonne toute élaboration théorique dans la construction du droit constitutionnel et préfère se tourner vers l’étude des faits et institutions politiques et vers les auteurs anglais (James Bryce en particulier) plutôt que vers les auteurs allemands, notamment accusés d’être « dogmatiques ». La thèse était limitée au droit constitutionnel et ne concernait pas l’ensemble du droit public, mais elle visait à décrire ce que l’on pourrait appeler le tournant « empirique » dans la doctrine publiciste française.
Mais puisque Duguit avait élargi son champ à l’ensemble du droit public, j’ai été amené à compléter le tableau en mettant en son centre une figure majeure, probablement plus importante que Joseph Barthélémy, son aîné de cinq ans : Gaston Jèze (1869-1953). C’est une figure juridique majeure de son époque et largement méconnue de nos jours, dont la doctrine mérite pourtant d’être reconsidérée. Parti de l’hypothèse confirmée par plusieurs faits, notamment d’ordre biographique, que Jèze était au droit administratif ce que Joseph Barthélémy était au droit constitutionnel, j’ai dû, à la suite de lectures plus approfondies, réviser cette hypothèse.
Il s’agira par un détour biographique de reconsidérer son rôle dans l’évolution de la doctrine publiciste française et de rappeler la place centrale qu’il a occupée parmi les juristes français du XXe siècle (I). Si l’on peut, à maints égards, considérer Jèze comme un disciple partiellement infidèle de Duguit, il faut néanmoins admettre qu’il n’a pas entièrement renoncé à une ambition de penser théoriquement le droit et l’État. En témoignent le projet de repenser l’ensemble du droit public sous l’angle de la distinction du point de vue technique et du point de vue politique – coup de force théorique notamment justifié par l’intention de plaider en faveur d’un « positivisme ouvert » – et sa défense du « jurisconsulte » contre le « légiste ». Il conviendra alors d’évaluer un positivisme qui reste ici marqué par le maintien de véritables préoccupations doctrinales (II).
I – Gaston Jèze, une figure oubliée et pourtant décisive de la doctrine publiciste française
Commençons par un paradoxe : Gaston Jèze fut la grande figure du droit public français dans l’entre-deux-guerres. Il eut également une grande renommée internationale, comme on le verra. Une telle notoriété explique sa présence dans le précieux Dictionnaire historique des juristes français. Et pourtant, il ne reste presque rien, apparemment, de son œuvre dans la doctrine. Quoi qu’il en soit, les traces sont rares. Quand il y a des développements relatifs à l’histoire de la doctrine publiciste, on passe directement de Duguit et d’Hauriou à la pensée contemporaine sans jamais marquer un arrêt à la case « Jèze ». Sans vouloir ici expliquer ce curieux effet de méconnaissance, on voudrait revenir sur l’œuvre imposante et importante d’un juriste dont la postérité s’avère très ambivalente.
A. Courte biographie intellectuelle
Lorsque Gaston Jèze meurt le 5 août 1953, les deux revues qu’il a dirigées lui consacrent un hommage très appuyé. Il fut le directeur de la Revue du droit public (RDP) de 1904 à 1953 (avec une interruption pendant la seconde guerre mondiale). En 1953, la Revue du droit public annonce son décès par un faire-part rendant hommage à son directeur qui « depuis 1904, pendant donc un demi-siècle à travers deux guerres mondiales, l’a maintenue sans interruption et sans compromission ». Dans le second hommage, plus long, rendu par la même revue, son nouveau directeur et le successeur de Jèze, Marcel Waline, écrit : « Dans le domaine du droit public, aucun juriste français, si ce n’est autrefois Duguit n’a atteint, et il s’en faut de beaucoup la renommée de Gaston Jèze. » La revue publie l’hommage vibrant rendu en Argentine par un professeur qui dit du défunt qu’il fut « le grand maître du droit public français ».
Quant à la Revue de science et de législation financière, seconde revue qu’il a dirigée, elle n’est pas en reste puisqu’elle consacre plus de soixante pages d’hommage à son fondateur. Cet hommage commence par une description de l’homme par l’économiste Charles Rist qui évoque à propos de son ancien collègue « sa personnalité si originale » marquée par deux traits fondamentaux : « l’énergie » et « le courage ». Il s’achève par l’évocation de « Jèze professeur » due à Louis Trotabas qui, en sa qualité d’ancien étudiant, raconte la chance qui fut la sienne de suivre ses cours, juste après la guerre de 1914, et qui caractérise ce privilège d’une formule synthétique : « Son enseignement enrichissait ». Le témoignage est concordant chez Jean Portemer, professeur d’histoire du droit, qui se souvient comment, jeune étudiant dans les années 30, il assista au premier cours de licence de Jèze sur les finances publiques, dans un amphithéâtre archiplein attendant « le monstre sacré ».
Mais qui était Gaston Jèze ? Pour en avoir une première et fidèle image, il suffit de reprendre le résumé de sa carrière universitaire :
Gaston Jèze naît à Toulouse en 1869. C’est dans la Ville Rose qu’il étudie le droit, puis qu’il obtient son doctorat en 1892. Comme le veut alors l’usage, il soutient deux thèses, l’une en droit romain (« Les lois agraires sous la République »), l’autre en droit civil (« L’interprétation de l’article 1408 du Code Civil »). Il essuie deux échecs au concours d’agrégation de droit, en 1897 et en 1899. Il est finalement reçu en 1901. Commence alors pour lui une brillante carrière d’universitaire qui s’étale sur plus d’un demi-siècle, et dans laquelle le droit public et la science des finances tiennent une place centrale. D’abord nommé à Lille comme chargé de cours, puis comme professeur en 1905, il intègre la faculté de Paris en 1909. Enseignant essentiellement le droit public en 3e année (en fait, le droit administratif) et les finances publiques, il y reste jusqu’en 1937.
Plutôt que de reprendre tous les éléments du dossier politique, il suffit de rappeler que Jèze fut l’un des rares professeurs de droit public à avoir défrayé la presse, en 1936, quand il défendit devant la Société des Nations la cause du Négus et de l’Éthiopie envahie par l’Italie mussolinienne. Il est alors vigoureusement attaqué par les étudiants nationalistes et royalistes qui empêchent la tenue de ses cours à plusieurs reprises. L’affaire a été remarquablement traitée par Marc Milet et il suffit d’y renvoyer le lecteur. Elle est intéressante car elle pose le problème de l’indépendance du professeur d’Université dans son activité de consultant qui peut le mettre en porte-à -faux par rapport à l’État dont il est un des fonctionnaires.
On se bornera ici, quitte à revenir un peu plus loin sur sa marginalité politique, à évoquer la dimension scientifique de sa carrière. Il s’y illustre dans deux domaines distincts : le droit administratif et les finances publiques. Concernant le droit administratif, il faut mentionner deux ouvrages qui font encore autorité aujourd’hui : d’une part, les Principes généraux du droit administratif, qui connaît trois éditions de 1904 à 1925, et qui passe d’un gros volume en 1914 à trois tomes en 1925-1929 ; d’autre part, son ouvrage sur les contrats Théorie générale des contrats de l’administration composé de quatre tomes (1927-1936), qui résulte d’une autonomisation de ses derniers volumes des Principes. En somme, Gaston Jèze a écrit un Traité de droit administratif composé de sept volumes. Par ailleurs, il a écrit non seulement quantité d’articles de droit administratif (notamment sur le statut des fonctionnaires et la responsabilité de l’État) mais aussi un nombre encore plus considérable de notes de jurisprudence. Ces articles ou notes constituent le laboratoire dans lequel il puise la matière de ses Cours de droit public et de ses livres de doctrine. Il n’y a pas eu, probablement, un auteur de droit administratif plus prolifique que lui au cours du XXe siècle.
Quant aux finances, le bilan est encore plus impressionnant. Jèze n’est ni plus ni moins que le « fondateur de la science financière en France ». Alors que la discipline vient à peine d’être créée par le décret du 24 juillet 1889, il se lance, bien que n’étant pas encore agrégé, dans la rédaction, avec son ami Max Boucart du Conseil d’État, d’un manuel, premier du genre, intitulé Éléments de la science des finances et de la législation financière française. Une telle audace lui coûtera probablement la réussite à l’agrégation car le jeune docteur avait bousculé les usages et certains n’ont pas dû apprécier l’homme pressé qu’il paraissait être. Il publie seul en 1909 la seconde édition de ce Traité qui devient le Cours élémentaire de science des finances et de législation financière française dont la sixième édition sera publiée en 1936. En 1910, il publie un important volume sur le budget de l’État. C’est la matière qu’il enseigne à la faculté de droit de Paris pendant plus de vingt-cinq ans, obtenant, en 1923, la transformation de sa « chaire de droit administratif (contentieux et finances) » en « chaire de finances publiques et de droit public », et par le même décret sa nomination à ladite chaire. C’est dans cette chaire qu’il conquiert non seulement l’estime de tous les étudiants qui doivent suivre son cours obligatoire, mais aussi des gouvernants qui font appel à lui. Avec Charles Rist, il est le seul professeur d’Université appelé par Poincaré à siéger dans le Comité des experts de 1926 qui réussit à convaincre le Gouvernement d’infléchir sa politique monétaire, contre le conservatisme de la Banque de France. Il est devenu l’expert financier de la Troisième République et la liste impressionnante de ses publications en témoigne.
L’appréciation de ses travaux dans ces deux domaines serait incomplète si l’on oubliait de mentionner que dans le domaine des finances, et à un moindre degré en droit administratif, Jèze manifestait une connaissance impressionnante de l’histoire et des droits étrangers, en particulier du droit anglais et américain.
En outre, non content de maîtriser ces deux domaines, Jèze écrit encore en droit constitutionnel des travaux importants. On connaît probablement ses écrits sur le droit public de la guerre, mais on sait peut-être moins que Jèze fut un des premiers partisans de l’introduction en France du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois, avant 1914, avant de changer radicalement d’avis en fondant désormais alors son hostilité sur le conservatisme des juges. Au cours de l’entre-deux-guerres, il se signalera par un écrit marquant sur « le dogme de la volonté nationale et la technique politique » où, retrouvant son inspiration duguiste, il passe au crible d’une critique roborative, le dogme de la volonté nationale et lui oppose la loi comme « technique politique » et définie comme « une règle (…) édictée après débat contradictoire ». Il écrit aussi en droit international public et rédige des consultations, comme on l’a vu avec l’affaire de l’Éthiopie.
Sa double spécialisation en finances et en droit public le fait devenir un expert reconnu, en France et à l’étranger, et qui profite aussi de sa situation à la Faculté de droit de Paris. Il est sollicité de toutes parts, par les gouvernants et par les entreprises privées. On l’a vu appelé par Poincaré pour réfléchir aux moyens d’obtenir la stabilisation monétaire. De même, en 1929, un nouveau plan Young (accords de Washington) est adopté pour tenter de régler le paiement des réparations de guerre par l’Allemagne. Le gouvernement de l’époque sollicite Jèze et deux de ses collègues pour savoir si ces nouveaux accords nécessitent la ratification du Parlement français. Ils concluent par la négative, estimant licite une ratification par décret. Au cours de l’entre-deux-guerres, cette activité de consultant occupera une grande partie des activités de Jèze, ce qui ne l’empêchera pas de continuer à publier de façon régulière, avec probablement moins d’originalité, pour ce qui concerne au moins le droit administratif.
En réalité, sa bibliographie est tellement imposante que l’assistant chargé de l’établir par la Revue du droit public renonce à en faire une liste exhaustive. De même, la bibliographie établie par la Revue de Science financière serait « trop limitée ». Il faut savoir que Jèze écrivit non seulement des articles savants, mais aussi des articles de presse. En effet, il donne des éditoriaux réguliers dans des journaux, que ce soient des journaux français (Journal des finances, Dépêche de Toulouse, Ouest-France) ou des journaux étrangers (The Economist et Manchester Guardian). De ce point de vue, on peut encore le comparer à Joseph Barthélémy, son alter ego dans le domaine du droit constitutionnel qui écrit beaucoup dans la presse nationale et régionale.
Si Jèze a une production scientifique impressionnante, la liste de ses activités scientifiques ne l’est pas moins. Il fut un directeur de collection actif et visionnaire (voir infra). En outre, il anime la vie scientifique par son rôle crucial dans la vie des revues juridiques. D’une part, il prend la succession, en 1904, de Ferdinand Larnaude à la direction de la Revue du droit public et de la science politique (RDP). Il y publie un nombre considérable d’articles et de notes de jurisprudence. Il la dirigera pendant quarante ans, jusqu’en 1945, même si, sous Vichy, Roger Bonnard prend seul la direction pour des raisons politiques évidentes à saisir (il est maréchaliste), mais qui ne sont pas explicitées dans le retrait annoncé de Jèze. Par ailleurs, ce dernier fonde et dirige en 1903 la Revue de science et de législation financière (RSLF) où il publie également un nombre conséquent d’études. Il cesse de faire paraître cette revue en 1940 et, après la guerre, éclaire ce choix par un éditorial d’une parfaite netteté.
Un rayonnement international et l’activité d’un médiateur – Une des preuves établissant que Gaston Jèze est l’une des grandes figures du droit public français de 1910 à 1940 est fournie par son rayonnement international. D’un côté, il « exporte » la science française du droit et de l’autre, il « importe » un nombre considérable d’auteurs étrangers en les faisant traduire ou en les traduisant lui-même.
D’abord, Jèze est probablement le juriste de droit public français qui fut le plus traduit à l’étranger, et cela dans ses deux domaines de prédilection : le droit administratif et les finances publiques. En Allemagne, deux de ses travaux ont été traduits dans cette langue. Le hasard y a joué un certain rôle car en 1909, Georg Jellinek s’est d’abord adressé à Maurice Hauriou pour écrire un manuel de droit administratif français à destination des juristes allemands. Accaparé par la préparation des Principes de droit public, le Doyen de Toulouse renonce et Jellinek se tourne vers Jèze qui accepte la mission, l’accomplissant en un temps record. Cela lui donne l’occasion de refondre la première édition de 1904 de ses Principes et de publier en 1913, en langue allemande, Le droit administratif de la République française. Il explique dans la préface allemande à ce livre qu’il a accepté après « une forte hésitation » à présenter une synthèse théorique des grands principes du droit administratif français. Mais le titre allemand ne contient pas le mot de « principes » qui figure dans l’édition française.
De plus, il se fait connaître Outre-Rhin pour ses publications en matière financière. Il collabore, avec un article sur le crédit public, au gros Manuel de la science des finances, et surtout son livre sur le budget de 1910 est traduit en 1927. Son traducteur, Fritz Neumark, loue la qualité du travail de Jèze et considère que la traduction d’un tel essai, comble une lacune dans la littérature allemande en raison de l’analyse systématique des questions financières qui y est menée. L’auteur français fait donc ici figure aussi de pionnier en Allemagne dans le domaine du droit financier. Enfin, Gaston Jèze a été aussi traduit en anglais et en espagnol. La Fondation Carnegie a fait traduire son ouvrage sur les dépenses de guerre en France et son livre est publié aux Presses de l’Université de Yale. Quant à son grand Traité de droit administratif, les Principes, il a été traduit en Argentine en six volumes.
Par ailleurs, Jèze a été un médiateur très actif de la culture juridique européenne en faisant connaître les travaux en langue étrangère portant sur le droit public par l’intermédiaire de deux collections juridiques. Avec son ami, Max Boucart du Conseil d’État, il fonde et dirige la remarquable Bibliothèque internationale de droit public, chez Giard et Brière, avant même qu’il ne soit professeur. La collection est très prestigieuse car elle accueille les plus grands noms de la science juridique allemande (Laband, Jellinek, etc.), anglaise (Dicey, Anson) et américaine (Wilson). De même, il crée une importante collection consacrée aux finances publiques, la Bibliothèque internationale de science et de législation financière, chez le même éditeur, où il publie les auteurs étrangers qui ont écrit les œuvres les plus importantes en matière financière et fiscale.
Par ailleurs, même si on l’a un peu oublié, Jèze fut, dans sa jeunesse savante, un traducteur intrépide. Il a notamment traduit, et plutôt bien, les Federalist Papers dans l’édition préfacée par Esmein en 1902 et l’ouvrage important de Dicey, Introduction à l’étude du droit constitutionnel (avec André Batut) ainsi que le livre de Woodrow Wilson sur le Gouvernement congressionnel (1900). Il a traduit avec Albertine Jèze, Les principes du droit administratif des États-Unis de Frank Goodnow. Le jeune Jèze a donc une énergie considérable, et il a également du flair, choisissant avec goût les grands livres de droit public étranger à faire connaître en France. Cette activité de traducteur, probablement exotique pour le juriste moyen de cette époque (comme pour le juriste d’aujourd’hui), lui a probablement coûté une réussite plus précoce au concours d’agrégation, mais elle a considérablement enrichi le patrimoine du droit public disponible en français. Cette intense activité de traduction d’auteurs anglo-américains n’est pas sans signification sur son orientation intellectuelle (v. infra), et elle marque un autre point commun avec Joseph Barthélémy qui, à la même époque, devient un ami de James Bryce et fait traduire les ouvrages politiques des auteurs anglo-américains.
B. La postérité ambivalente
Ce qui frappe, c’est le relatif oubli dans lequel est tombé aujourd’hui l’œuvre de Gaston Jèze. Certes, des hommages publiés dans les deux principales revues juridiques auxquelles il a participé suivent immédiatement sa disparition. Mais après ? Il faut bien constater que, progressivement, le silence s’est fait sur son œuvre. Il faut attendre 1989 pour que soit organisé à l’Université de Paris V, dans le cadre de l’activité de l’Association pour la Revue d’histoire des facultés de droit, un colloque sur son œuvre. Certes, aussi, l’association française des finances publiques lui consacre une notice biographique très bien faite. Certes, encore, la réputation en finances publiques est telle qu’on reprend sa définition supposée de l’impôt sans la vérifier. Mais, malgré tout, quand on compare la renommée qu’a eue ce juriste de son vivant et les hommages vibrants qui lui ont été consacrés à sa mort avec sa présence aujourd’hui dans la doctrine française, on ne peut que constater un écart saisissant.
Le premier signe de cette relative absence de postérité apparaît dans le faible nombre de rééditions ou éditions de ses œuvres. Nul n’a songé à rééditer ses écrits relatifs aux finances ou à la science financière, ou à publier un recueil de ses plus importants articles, là où il fut sans conteste un pionnier. Certes, on objectera que les éditions Dalloz viennent de rééditer les Principes généraux de droit administratif dans l’ordre inverse des deux tomes, le second est publié avant le premier dont le titre indique pourtant l’ambition : La technique juridique du droit public français. Toutefois, on observera d’abord que cette réédition n’a eu aucun écho dans la doctrine contemporaine et, d’autre part, que ce sont deux praticiens réputés du droit de la fonction publique (Serge Salon et Jean Charles Savignac) qui ont été à l’origine d’une telle réédition. Il y a là un curieux retournement de situation puisque, comme on le verra (infra, II), Jèze a toujours proclamé qu’il s’adressait, dans ses écrits, moins aux praticiens qu’aux théoriciens. On notera, par ailleurs, que l’inversion de la publication des deux tomes est d’ailleurs significative : le second tome consacré au service public fut publié d’abord, en 2004, probablement parce qu’il intéresse plus le praticien du droit administratif ; alors que le premier tome, plus conceptuel, destiné à tous les publicistes, fut publié un an plus tard. Ce désintérêt de la doctrine universitaire apparaît aussi dans le fait que personne n’a jamais songé à rassembler ses innombrables notes de jurisprudence, à la différence de ce qui fut fait, jadis, pour Maurice Hauriou et, très récemment, pour Marcel Waline. Enfin, et surtout, il n’y a guère de littérature secondaire sur Gaston Jèze ; en tout cas, il n’y a pas encore la thèse de droit qu’il mériterait, l’équivalent – pour rester dans le domaine du droit administratif – de ce qui a déjà été réalisé pour Roger Bonnard, Joseph Barthélémy et Charles Eisenmann.
Comment peut-on expliquer cette relative absence de postérité intellectuelle ? Il y a probablement plusieurs raisons à cela, mais on peut déjà en proposer une : la certaine marginalité de Gaston Jèze. On a noté que le fait d’avoir publié un traité sur les finances publiques avant d’avoir été agrégé témoignait d’une véritable « audace ». Ce refus des conventions sera le signe constant de la personnalité de Jèze qui se singularise au sein de la Faculté de droit de Paris par son refus obstiné de porter la toge en cours. Enfin, il faut évidemment souligner sa marginalité politique. « Franc-maçon et radical-socialiste avéré », il a toujours irrité ses collègues de la Faculté de droit de Paris par ses positions politiques et aussi peut-être parce que sa nomination à la Faculté de droit de Paris fut imposée par le ministère radical. Lors du conflit avec les étudiants royalistes, au moment de l’affaire d’Éthiopie, la majorité des professeurs de la Faculté de droit de Paris ne lui témoigna pas d’un soutien excessif, si l’on peut user d’une litote. Jèze est un collègue embarrassant : il a du talent, travaille énormément et il a du franc-parler. Il hérisse certains de ses étudiants et de ses collègues aussi probablement.
Par ailleurs, tout indique que Jèze a eu relativement peu d’élèves, au sens où il a dirigé peu de thèses. Or, ce sont les élèves devenus professeurs qui, souvent, entretiennent l’œuvre de leur maître. Enfin, il est possible que Gaston Jèze ait progressivement délaissé l’engagement dans sa propre faculté de droit, non parce qu’il s’y sentait un peu minoritaire, mais aussi parce qu’il a inauguré un nouveau type de professeur, le « professeur-expert » constamment sollicité à l’extérieur pour faire des conférences, rédiger des rapports ou des consultations juridiques.
Toutefois, il serait erroné de déduire de cette absence de visible postérité que l’œuvre de Jèze n’a pas été durable. On voudrait montrer le contraire en soutenant l’idée qu’il y a eu une véritable postérité de Jèze dans la mesure où il a assez largement contribué à ce que la doctrine se soit éloignée des ambitions de la théorie de l’État et du droit voulue par un Duguit.
II. Du programme méthodologique de Jèze à sa distinction entre le point de vue technique et le point de vue politique
Dans leur préface à la réédition des Principes généraux du droit administratif, Serge Salon et Jean Charles Savignac estiment que Jèze « est un auteur contemporain dont on a encore beaucoup à apprendre ». Mais la question reste de savoir ce que l’on doit apprendre de lui ou ce que l’on a appris de lui. De façon délibérément réductrice, on voudrait borner notre enquête à l’examen de la part la plus « théorique » de l’œuvre de Jèze, à savoir ses idées fondamentales sur le droit public et ce qu’on appellera, sans grande rigueur, son programme méthodologique.
Un des moyens économiques de procéder consiste à traiter du rapport de Jèze à Duguit qu’on définira de manière un peu provocante comme celui d’un disciple infidèle. Disciple de Duguit, c’est le plus souvent ce qu’on retient de la figure intellectuelle de Jèze, car il partage avec son maître l’idée de faire une théorie du droit public, une théorie générale qui surmonte la coupure entre les disciplines (entre le droit constitutionnel, le droit administratif et les finances publiques) et de surcroît une théorie fondée sur la notion du service public. La parenté est frappante quand on examine, de près, certaines notions centrales du droit public. Elle vaut aussi pour le programme méthodologique de Jèze, en grande partie, décalqué de celui de Duguit et de son ouverture du droit vers la société. Mais en même temps, c’est un disciple un peu particulier au sens où il s’est passablement éloigné de son maître, par exemple, en investissant un nouveau domaine, celui des finances publiques ou bien encore en s’écartant du sociologisme de son maître par la revalorisation du rôle politique des gouvernants. Mais ce qui retiendra notre attention, c’est le fait qu’il se démarque de la théorie du droit et de l’État proposée par Léon Duguit. On étudiera ce point en examinant de façon détaillée l’introduction à la première édition des Principes de 1904 et d’autre part, sa grande invention méthodologique qui est la distinction entre le point de vue technique et le point de vue politique.
A. Le plaidoyer en faveur de la « méthode expérimentale » (1904) ou le programme méthodologique de Jèze
L’Introduction à la première édition des Principes de droit public de 1904 n’est jamais citée car elle a disparu des deux éditions ultérieures pour des raisons qui sont inconnues, sans qu’on puisse toutefois affirmer que Jèze aurait voulu la renier. Il n’est pourtant pas inutile de s’y référer car elle pose les bases de son programme méthodologique et constitue, en tout cas, un document de référence pour examiner la façon dont Jèze conçoit sa relation par rapport à Duguit.
Dans ce texte, qui n’est d’ailleurs pas très long (quatre pages), Jèze dresse un état des lieux de la science du droit public interne et du droit administratif français. Il commence par donner une définition de la science du droit public qui reste justement centrée sur l’État : « La science du droit public – celle du droit juridique en particulier – n’est pas autre chose que l’étude des règles auxquelles obéissent les manifestations de l’activité de l’État. » La présentation se poursuit alors par une critique de la littérature de droit administratif du XIXe siècle qui aurait été incapable de faire autre chose que de présenter « des solutions pratiques sans en faire la théorie d’ensemble » et qui aurait appliqué la méthode exégétique au droit administratif. Et Gaston Jèze de saluer alors la naissance d’un nouveau stade du droit administratif avec « des hommes nouveaux » qui « ont surgi avec des méthodes nouvelles ». Dès lors, explique-t-il, il faut partir du constat qui lui permet de faire le diagnostic suivant : « le droit public interne (…) est dans une période de transition », ce qui signifie que les publicistes sont à la croisée des chemins et qu’ils ne doivent pas se tromper d’orientation. Ils ont le choix, poursuit-il, entre deux écoles différentes : la méthode idéaliste ou la « méthode expérimentale ». Gaston Jèze plaide en faveur de celle-ci qu’il associe à l’œuvre de Duguit. Mais voyons d’abord comment il discrédite l’autre méthode qu’il présente comme étant idéaliste, déductive ou encore scolastique :
Les uns se préoccupent avant tout d’élever des édifices élégants, « artistes » ; la fiction est leur procédé favori ; les comparaisons sont fréquentes ; chez eux, les images abondent. « Les choses se passent comme si… » telle est la formule favorite. Les faits doivent entrer dans les catégories établies. Ces juristes sont les doctrinaires du droit administratif.
Contre cette méthode a priori et largement « d’allure métaphysique », Jèze fait l’apologie de la méthode empirique qu’il appelle la « méthode expérimentale » et qu’il décrit ainsi :
D’autres cherchent la construction qui explique, sans la forcer, tous les faits sociaux. La méthode d’observation est leur procédé favori. De l’observation attentive des faits, ils essaient de dégager des idées générales ; les conséquences qu’ils en tirent sont ensuite soigneusement rapprochées des faits et minutieusement contrôlées. Le résultat de ce rapprochement sera soit la confirmation de l’idée générale, soit sa modification. En aucun cas, les faits ne seront tordus en vue de les introduire de gré ou de force dans les cadres préfixés d’un système a priori.
Il faut ici s’arrêter sur la longue note de bas de page annoncée à la fin de ce texte car elle contient une longue discussion de son rapport à Léon Duguit qui est plus complexe qu’on ne le croit d’ordinaire. Certes, la note en question commence par un éloge appuyé du Doyen de Bordeaux, mais elle contient également l’amorce d’une critique de grande portée :
Au premier rang des jurisconsultes de cette dernière école, que l’on peut appeler l’école positiviste, l’école des faits, se place l’éminent professeur de Droit constitutionnel et public à l’Université de Bordeaux, Léon Duguit. Dans deux volumes qui ont fait sensation et dont l’influence sera profonde sur les jurisconsultes qui s’occupent de droit public, sont étudiés et résolus d’après cette méthode d’observation les problèmes fondamentaux du droit administratif que nous avons signalés au début de cet essai. Les deux livres ont pour titre : le tome I, L’État, le droit objectif et la loi positive ; le tome II, l’État, les gouvernants et les agents.
On ne saurait trop rendre hommage à la conscience et à la bonne foi scientifique qui ont inspiré la rédaction de ces deux ouvrages. Il faut aussi admirer l’effort immense que témoignent les développements consacrés à l’exposé des doctrines allemandes. S’il m’était permis de formuler une observation, je demanderais à mon excellent maître pourquoi il s’est presque exclusivement cantonné dans les doctrines allemandes, pourquoi il n’a pas mis davantage à contribution les ouvrages de langue anglaise. Serait-ce parce qu’il trouvait surtout chez les écrivains d’Outre-Rhin les théories décevantes qu’il voulait ruiner ? – Je sais bien qu’on a fait aux auteurs anglais et américains la réputation de dédaigner les théories. Le reproche est fondé si l’on veut soutenir que les Anglo-saxons répugnent aux constructions nébulo-métaphysiques, que l’esprit anglo-saxon ne se plaît point à ces jeux de l’esprit où tel professeur germanique contemporain brille au premier rang. Mais c’est une erreur de croire qu’il n’existe pas, en Amérique et en Angleterre, des publicistes capables de synthèse juridique. Le professeur Woodrow Wilson de l’Université de Princeton aux États-Unis, les professeurs Sir W.R. Anson et A.V. Dicey de All Souls College à Oxford, le professeur américain Goodnow de Columbia College à New York – pour ne parler que des plus connus – eussent fourni à M. Duguit des informations théoriques d’importance non négligeable. Cela l’eût confirmé dans ses solutions ; par là eût été mis en lumière ce fait – qui me semble incontestable – que les juristes français, épris de clarté et de vérité, ont plus d’affinités avec les jurisconsultes anglo-saxons, adeptes fervents du positivisme juridique et partisans convaincus de la méthode expérimentale, qu’avec les légistes d’Outre-Rhin, pour qui toute question prend une allure métaphysique et auxquels plaisent les méthodes a priori.
D’un côté, cette note est une reconnaissance publique de la dette que Jèze a contractée à l’égard de Duguit à qui il attribue le mérite d’avoir révolutionné la science du droit public. Celui-ci est présenté comme un pionnier et Jèze entend poursuivre dans la direction indiquée par le refondateur de la discipline. Mais d’un autre côté, il lui reproche d’avoir eu le tort de lire les juristes allemands qui sont ici rangés entièrement dans le camp des « doctrinaires » alors qu’il vaudrait mieux lire les juristes anglais et américains qui, eux, ont le sens de cette « synthèse critique » dont on verra qu’elle constitue le cœur de la méthodologie jézienne.
Cette Introduction de 1904 contient une sorte d’abrégé de la pensée de Jèze sur la façon de penser le droit et l’État. Elle préfigure largement les idées ultérieures à partir de cette opposition centrale entre la méthode dogmatique, dite métaphysique, ou la méthode a priori, et la méthode expérimentale, d’observation des faits, dans laquelle les faits seront représentés par le droit positif, l’ensemble des solutions de droit. Le juriste est donc là , selon Jèze, pour mieux rendre compte du droit positif. L’apologie qu’il fait de « la méthode expérimentale » est une transposition de la méthode des sciences modernes appliquées à la nature qui indique une démarche qui procède par hypothèse théorique et vérification ou réfutation par la confrontation de ces hypothèses par l’expérience qui traque les faits. La seule différence tient à ce que, en droit, les « faits » sont les solutions de droit positif.
Jèze va reprendre sa réflexion dans les deux différentes préfaces aux seconde et troisième éditions des Principes qui se substituent à l’Introduction de 1904. Même si le socle initial (la méthode expérimentale) reste inchangé, ces deux préfaces, dont l’accent programmatique est marqué, témoignent de quelques inflexions de sa pensée qui méritent d’être discutées.
B. Les seconde et troisième préfaces des Principes : entre éloge de la « théorie » et inflexion positiviste du programme méthodologique
En lisant ces deux préfaces, le juriste d’aujourd’hui est frappé par l’ambivalence du propos de Jèze. Celui-ci se révèle un fervent partisan de la « théorie » en droit, mais en même temps, il n’a que mépris pour la philosophie du droit et l’histoire du droit qu’il considère comme inutiles.
a) L’éloge de la théorie chez Jèze ou la préface à la seconde édition
Il y a un paradoxe, selon nous, chez Gaston Jèze : alors qu’il refuse le droit naturel, la philosophie du droit et la méthode historique, il n’a pourtant, sa vie durant, cessé de plaider en faveur de la théorie en droit. C’est ce que signale Marcel Waline à la fin de son hommage de 1953, où il cite la formule que Jèze aimait à faire devant ses étudiants : « Faire fi de la théorie, c’est avoir l’outrecuidance de soutenir qu’il est inutile de savoir ce que l’on dit quand on parle, de savoir ce que l’on fait quand on agit. » Une telle formule résumait « son attitude devant les problèmes juridiques » et elle signale l’ambition du propos de Jèze qui souligne l’importance de la connaissance dans l’action. À la fin de la préface à la seconde édition des Principes, il confesse sans fards : « J’ai constamment visé haut. Que ce soit mon excuse, si trop souvent j’ai manqué le but. » Autrement dit, Jèze a voulu théoriser le droit positif. Voyons donc maintenant dans quel sens il fait œuvre théorique.
Dans la Préface à la seconde édition des Principes (1914), la plus dense selon nous, il résume ce que doit contenir un ouvrage de droit et par là même il décrit ce que doit être l’office du juriste de doctrine :
Un ouvrage de droit doit contenir l’exposé des règles que le législateur, l’opinion publique des juristes et, en particulier, l’opinion des tribunaux, déclarent, dans un pays donné, à un moment donné, être justes et utiles. Le rôle du théoricien est avant tout, quel que soit son avis personnel, de dégager ces règles, de les classer, de leur donner une forme claire et précise. Il doit aussi expliquer leurs origines, montrer leur développement historique, sous la pression des faits sociaux, économiques, politiques. Toute théorie juridique qui n’a pas pour point de départ l’observation minutieuse des faits et qui n’en est pas la synthèse exacte et adéquate est dénuée de valeur. La parfaite conformité aux faits est le critérium des théories. [Je souligne. O.B.] Voilà pourquoi les théories doivent se transformer avec les changements qui se produisent dans la mentalité des hommes, dans la technique industrielle, dans l’organisation des forces politiques ou sociales. C’est un point qui ne doit jamais être perdu de vue, que le Droit n’est pas un recueil de formules pour la solution de problèmes de mathématiques et de logique pure. Le théoricien ne doit jamais oublier que le Droit sert à résoudre des problèmes sociaux, économiques, politiques, et c’est la vie qui les pose. Il n’a donc pas à imaginer des espèces. C’est la vie qui les lui apporte, avec toute sa complexité, avec tous les conflits d’intérêts, des passions qui forment la trame des sociétés humaines. »
L’office du juriste, de celui qu’il appelle le « théoricien », et qu’on préfère appeler le juriste de doctrine ou le juriste-savant, est donc défini par rapport à ce qu’on considère être le droit. Ce juriste doit « théoriser » le droit positif. Autrement dit, il y a une donnée de fait qui est le matériau de la pensée de ce juriste, matériau composé de l’ensemble des solutions juridiques. Celles-ci ne sont pas créées par le juriste de doctrine de sorte que son rôle est forcément limité par cet objet duquel il ne peut jamais s’émanciper. La théorisation est donc un va-et-vient constant entre le droit en vigueur et la réflexion sur ce droit par le juriste qui l’observe et le pense. Le parallélisme avec la méthode expérimentale tient justement à la possibilité de vérifier les intuitions théoriques du juriste-savant. « La parfaite conformité aux faits est le critérium des théories » : si une doctrine juridique s’écarte des faits, du droit positif donc, elle n’a plus de valeur et devient une opinion subjective coupée du réel et témoigne d’une méconnaissance de la réalité. Ou si l’on veut : dans ce cas, le juriste prend ses désirs pour la réalité et tord le droit pour faire prévaloir ses idées personnelles.
Le premier corollaire de cette conception du droit et de la doctrine est ce qu’on pourrait appeler une sorte de vitalisme juridique chez Jèze. Le droit est toujours en mouvement car il reflète les évolutions de la société, du « milieu ». C’est par là qu’il se distingue des sciences dures, de la mathématique ou de la logique, car le substrat du droit est un substrat social, donc vivant. Le changement est donc inscrit dans la nature du droit et cette dimension dynamique du droit en constitue une des spécificités remarquables. Il en résulte une osmose étroite entre le droit et les faits sociaux qui était déjà soulignée par Duguit et que Jèze reprend entièrement à son compte.
Le second corollaire est relatif à l’office du juriste de doctrine qui est plus difficile que l’on croit. Jèze ne considère pas que celui-ci doive se limiter à « décrire » le droit positif. Il doit au contraire le « travailler » ou le retravailler, même s’il n’a pas à l’évaluer. Il intervient donc pour ordonner ce matériau (le droit positif) qui serait, sinon, incompréhensible. Cette mise en forme implique un double travail qui consiste, d’une part, à rassembler les matériaux, c’est-à -dire les données du droit positif, et d’autre part, à les systématiser. En effet, Jèze rejette l’idée selon laquelle « le théoricien » devrait se borner « à recueillir des faits, à les classer, à les expliquer ». Il n’est pas un compilateur, ni un collectionneur ni même un classificateur. Il est un systématisateur, si l’on peut dire. C’est-à -dire qu’il doit être en mesure de s’élever au niveau de la « synthèse critique ». Il faut laisser ici la parole à Jèze :
J’entends par là qu’il appartient au théoricien non seulement de montrer sous l’apparente diversité des solutions de détails, les principes dont, ils ne sont en réalité, que des applications, mais encore de rechercher dans quelle mesure tel ou tel principe pratique, dans un pays donné, à un moment donné, est en conformité avec les autres principes juridiques, et correspond au sentiment de justice relative de l’époque et du milieu, aux besoins sociaux, économiques, politiques.
C’est par cette « synthèse critique » que le juriste de doctrine dépasse la seule description du droit. C’est par là aussi qu’il se distingue du praticien. Certes, Jèze prend la précaution de dire que « la mission du théoricien vient compléter celle du praticien », mais il ajoute tout de suite que, en raison de son travail de systématisation, « l’avantage du théoricien sur le praticien paraît certain ». En effet, grâce à son recul et à sa distance, le théoricien peut mieux rendre compte de la multiplicité des règles et de leurs origines dues à l’interaction entre le droit et la société, et des idées qui gouvernent l’évolution du droit. Pour illustrer cette thèse, il donne ensuite alors le nom du théoricien par excellence du droit administratif français : Édouard Laferrière, « l’exemple du grand jurisconsulte ». « Son immense mérite a été de chercher les idées générales, les principes généraux qui se trouvent derrière toutes ces solutions. » La systématisation, c’est une induction généralisante, et qui doit être contrôlée par la confrontation des principes dégagés avec les faits. Il faudrait approfondir cette question cruciale et voir ce qui rapproche ou éloigne la position d’un Jèze de celle d’un Eisenmann car il n’est pas du tout certain que la systématisation soit perçue de la même manière par les deux auteurs.
On comprend mieux aussi pourquoi Jèze a tenu à désigner son Traité les « Principes généraux » du droit administratif car l’objet essentiel du juriste-théoricien est de dégager de tels principes qui ne sont pas immédiatement perceptibles, mais qui ne sauraient être découverts que par le talent du juriste qui confronte le droit positif avec le milieu social ambiant. Il déclare très nettement qu’il a voulu « découvrir les principes juridiques qui dominent l’ensemble du Droit administratif français : moyens de la technique juridique (...), théorie du procédé du service public, par opposition au procédé de droit privé, théorie générale de la fonction publique, théorie générale du domaine ; moyens juridiques pour assurer la création, l’organisation, le fonctionnement régulier des services publics (…) ». Une telle tâche suppose évidemment d’admettre qu’il y a des principes non-écrits ou des principes immanents au droit en vigueur que le juriste doit être en mesure de déceler et d’exposer.
b) La défense du jurisconsulte vis-à -vis du légiste ou les inflexions de la préface à la troisième édition
Il est probable que Jèze a modifié son point de vue dans la troisième édition où l’on trouve non pas vraiment de nouvelles thèses, mais des inflexions qui consistent, d’une part, dans le renforcement de l’énonciation de sa thèse centrale sur la méthode d’observation, et d’autre part, une sorte de prise de distance par rapport à son concept de « synthèse critique ». La préface de 1925 débute par la réitération un peu emphatique de l’idée que « la bonne méthode » en droit, « c’est la méthode d’observation des faits ». C’est dans la description de ces fameux « faits » que Jèze fait l’éloge non seulement du « jurisconsulte » par rapport au « légiste », du « savant » par rapport au praticien, mais aussi des facultés de droit par rapport aux écoles professionnelles du droit. À l’heure où « les professionnels du droit » reprochent – évidemment à mots couverts – aux facultés de droit de mal former leurs étudiants, il n’est pas inutile de rappeler la position de Jèze qui correspond à celle toujours adoptée par les plus grands professeurs de droit :
L’essentiel pour un juriste, est-il d’observer les faits économiques, sociaux, politiques, le milieu dans lequel naissent, se développent et s’appliquent les règles de conduite sociale dont l’ensemble constitue le droit d’un pays donné à un moment donné ? Ou bien est-ce d’étudier les textes qui formulent les règles existantes et d’en rechercher le sens précis ? Les Facultés ont-elles pour mission de former des jurisconsultes ou bien de préparer des avocats, des juges, des notaires, des hommes de loi, connaissant admirablement « leur Droit » et bien entraînés à faire leur « métier » de praticiens ? Sont-elles les foyers de recherches scientifiques ou des écoles professionnelles ?
À mon avis, l’hésitation n’est pas possible. Il faut faire de la science, et non de la préparation professionnelle. L’éducation scientifique est d’ailleurs la meilleure de toutes les préparations professionnelles. Le danger pratique pour celui qui ne connaît que les règles existantes, c’est que, à chaque changement de la législation ou de la jurisprudence, le plus gros de ses connaissances s’évanouisse. C’est l’éponge passée sur l’ardoise. Il n’y reste plus rien. C’est une instruction à refaire.
(…) L’essentiel dans l’étude du Droit, c’est la recherche des conditions dans lesquelles se posent les problèmes juridiques. Voilà ce qui importe, beaucoup plus même que la solution qui prévaut momentanément à l’époque actuelle.
Cet éloge de la formation par les facultés de droit et de la science du droit va de pair néanmoins avec une conception ouverte, progressiste, de la formation des juristes qui ne doivent pas connaître seulement le droit, mais aussi le reste qui environne le droit. D’où l’évolution la plus notable de cette préface de 1925 dont le changement de centre de gravité n’est plus la « synthèse critique » opérée par le juriste, mais la question du rapport entre le milieu social et le droit. Selon la thèse qu’il martèle désormais, « l’étude du milieu actuel est le principal », ce qui peut être exprimé par une autre formule : « Les études économiques, sociologiques, politiques doivent être à la base des études juridiques. »
Pour des raisons qui mériteraient d’être creusées, cette préface de 1925 a pour principal objectif de limiter le rôle de l’histoire du droit. On a vu déjà que la conception « jézienne » du droit reposait sur l’idée d’un droit « vivant », c’est-à -dire mobile et changeant. Il en résulte que le juriste (de doctrine) devrait toujours accorder la priorité à ce qui est actuel, au présent juridique (au droit en vigueur) par rapport au passé, qui est considéré comme dépassé. Il en découle un véritable renversement principiel dans la conception même du droit : « Les études, économiques, sociologiques, politiques doivent être à la base des études juridiques. Sans elles, on forme bien des légistes, mais non des jurisconsultes. » Les expressions de « légistes » et de « jurisconsultes » ont un sens polémique : le légiste est le mauvais juriste, le jurisconsulte est le bon, mais Jèze redonne à ces anciens mots un sens nouveau et moderne. Le « légiste » est le juriste trop marqué par le droit romain, donc par un enseignement jugé comme « scolastique » car dominé par la dogmatique juridique et par le jusnaturalisme, tandis que le « jurisconsulte » est celui qui met son savoir d’expert au service de l’évolution de la société et qui est conscient de la dépendance du droit par rapport aux faits.
C’est pourquoi le cœur de cette préface à la troisième édition réside dans l’attaque lancée par Jèze contre l’histoire du droit et ceux qui défendent l’enseignement du droit romain. Les historiens du droit se berceraient d’illusion en se croyant capables de restituer fidèlement l’ancien droit et en particulier le droit romain. Ainsi, son plaidoyer pour une méthode réaliste d’observation des faits conduit à discréditer l’histoire au moyen d’une épistémologie sceptique par rapport à une histoire positive. Selon Jèze, on ne peut jamais expliquer rétrospectivement les anciennes mentalités. Le droit romain est du droit mort, et c’est injuste que d’infliger aux étudiants l’étude de ce droit mort. Contre cette vision du droit qu’il juge passéiste, il se présente comme un moderne qui entend faire prévaloir la primauté de l’étude du droit positif – du droit vivant.
Ce déplacement de perspective vers une critique de l’histoire du droit s’accompagne d’une absence de prise en considération de la justice. Tout indique que dans la préface de 1925, Jèze a remplacé entièrement l’idée de « justice relative », présente dans la seconde édition, par l’empire du « milieu » social. Autrement dit, ce qui disparaît par rapport à la seconde édition de 1914, c’est « la partie politique » du droit qui portait sur les idées, les valeurs, l’axiologie. D’un mot, on voudrait ici souligner la radicalisation positiviste du propos en 1925 qui peut s’expliquer peut-être par une réaction à l’égard d’une renaissance du droit naturel provoquée par la guerre de 1914-1918 : la France incarnant la justice et le droit naturel contre l’Allemagne qui aurait bafoué de telles valeurs.
C. La distinction entre la technique et la politique et ses effets sur la construction de l’État (et du droit)
On voudrait ici soutenir que Jèze fonde sa réflexion d’ensemble sur le droit public autour d’une distinction matricielle entre la « politique » et la « technique » dont il faut essayer de dégager le sens et la portée.
Jèze introduit cette distinction dans la seconde édition des Principes généraux du droit administratif, œuvre maîtresse en ce domaine, qui est structurée en trois parties : la première porte sur la technique juridique, la deuxième sur la notion de service public, et la troisième sur la fonction publique. Chaque partie deviendra, dans la troisième et dernière édition, un livre autonome. Jèze a trouvé ici la forme achevée de son « Traité » de droit public dont l’épine dorsale est la partie sur la technique juridique qui structure sa théorie de l’État et du droit. Il introduit la première partie, qui traite des notions générales, par l’exposé de la « distinction de la politique et de la technique juridique ». Il faut cependant comprendre qu’il s’agit d’une différence de points de vue, selon donc une sorte de perspectivisme :
Les problèmes du droit administratif doivent être étudiés en se plaçant à deux points de vue : 1 o le point de vue de la technique juridique ; 2o le point de vue politique.
1. Il faut toujours rechercher le besoin social, politique, économique, auquel correspond telle institution : les conditions économiques, sociales, politiques dans lesquelles fonctionne tel ou tel service public, le rendement pratique, au point de vue social, politique, économique du service.
2. Il faut aussi examiner les procédés juridiques au moyen desquels tel but est poursuivi et atteint ; par lesquels tel service public fonctionne. C’est le point de vue de la technique juridique.
Jèze va ensuite donner des exemples pour illustrer cette idée du double point de vue à partir duquel on examine le même objet. Ainsi, le recrutement des fonctionnaires publics peut être analysé à partir du point de vue politique en confrontant les trois solutions possibles de l’élection, de la nomination « pure et simple » (discrétionnaire) et de la nomination conditionnée. Mais il peut aussi être examiné du point de vue de la technique juridique et alors le juriste doit distinguer les différents « procédés de recrutement » en dégageant aussi bien l’opération de recrutement que ses effets juridiques. Il prend deux autres exemples à propos de la police sanitaire et de l’assistance aux vieillards.
Mais cette différence de points de vue ne signifie pas une séparation des deux domaines, technique et politique, ou même une ignorance de l’autre point de vue, bien au contraire. En théorie, il y a certes distinction, mais aussi interpénétration ou bien complémentarité. En 1914, Jèze plaide en faveur de l’éclairage du point de vue technique par le point de vue politique :
Ce n’est pas à dire toutefois qu’entre le point de vue politique et la technique juridique, il n’y ait aucun point de contact, et que le domaine politique soit complètement séparé du technique. Ce serait une erreur grave. Bien des points de technique juridique s’éclairent à la lumière du point de vue politique. Par exemple, en ce qui concerne le recrutement de la fonction publique, l’idée politique est que l’intérêt public est la seule chose à prendre en considération dans l’organisation de la fonction publique. Cette idée influe beaucoup sur l’adoption de tel ou tel procédé technique plutôt que tel autre. Par exemple, pour l’entrée au service public, on peut hésiter entre deux procédés techniques : la nomination unilatérale, le contrat. (…) Pour résoudre cette question de pure technique juridique puisqu’il s’agit de rechercher le régime applicable, le juriste devra s’inquiéter du point de vue politique. La dominante politique de l’époque est-elle que l’on a voulu donner plus de souplesse à la fonction publique, que l’on a voulu se préserver les moyens de l’adapter facilement et immédiatement aux besoins sociaux, aux nécessités de l’intérêt public ? Le juriste en conclura que le procédé technique employé par le législateur est celui de la nomination unilatérale et de la révocation unilatérale. La nature juridique du procédé technique aura, on le voit, été découverte grâce à l’étude des données politiques.
Et Jèze de conclure par un vibrant plaidoyer en faveur de l’étude conjointe des deux points de vue, technique et politique :
Négliger l’un ou l’autre point de vue – le technique ou le politique – c’est à mon avis, laisser de côté un des éléments essentiels du problème en examen ; c’est ne s’occuper que d’une face de la question ; celui qui décrit les institutions, les services publics du seul point de vue politique ou du seul point de vue juridique, les défigure. Encore une fois, tout exposé est incomplet qui ne met pas en relief : 1 o le but à atteindre et le milieu (social, politique, économique) (point de vue politique) ; 2 o les moyens juridiques employés pour atteindre le but (point de vue technique) ; 3 o les résultats pratiques de l’institution étudiée ; ces résultats montrent dans quelle mesure les moyens juridiques employés étaient adéquats au but poursuivi et au milieu.
Il faudrait évidemment creuser le sens de cette distinction qui pourrait de prime abord, apparaître un peu simpliste : la technique correspond aux moyens et la politique aux fins. Mais, en réalité, la « politique » correspond d’une part, aux finalités du droit public (dimension axiologique) et d’autre part, au « milieu » (dimension sociologique). Dans cette seconde acception, le terme de politique n’est pas du tout péjoratif chez Jèze. Il n’y a donc pas d’homogénéité dans cette notion du « politique » alors que la notion de « technique » juridique renvoie aux « procédés techniques » qui relèvent soit du type des actes juridiques, soit du régime applicable, et qui appartiennent à ce qu’on peut appeler le droit positif. Il n’est donc pas du tout étonnant que le premier tome des Principes intitulé « La technique juridique du droit public français » contienne un chapitre fondamental sur les actes juridiques largement inspiré de Léon Duguit.
La question se pose, néanmoins, de savoir si Jèze est resté fidèle à sa méthode, c’est-à -dire s’il a toujours, au moins dans le domaine du droit administratif, essayé de combiner les deux points de vue, technique et politique. Sous réserve d’une enquête plus systématique, on serait plutôt enclin à répondre par la négative ; il semble qu’il aurait davantage insisté sur la distinction des deux points de vue et les effets d’exclusion qu’elle suscite, et en outre privilégié la dimension technique dans cette séparation.
La thèse que nous voudrions ici soutenir est que cette distinction officiellement défendue entre les « points de vue » technique et politique n’a pas toujours le sens « perspectiviste » que Jèze prétend lui donner. Il lui fait jouer un rôle discriminant qui en fait une arme polémique dirigée contre les thèses doctrinales avec lesquelles il est en désaccord. De ce point de vue, il y a une similitude frappante entre la démarche de Jèze et celle de Kelsen qui ne manque jamais d’opposer le « rechtspolitisch » au « rechtstechnich », la « politique juridique » à la « technique juridique » pour discréditer les thèses de ses adversaires. Elle apparaît chez Jèze comme le moyen, d’une part, de condamner la théorie de la personnalité juridique de l’État, et d’autre part, de réfuter le jusnaturalisme.
a) La condamnation de la personnalité morale de l’État « réactualisée » au nom de la distinction entre technique et politique
Retournons en arrière et voyons comment dans la première édition des Principes, Jèze étudie la question de l’État dans un premier chapitre consacré à « La notion de l’État. Qu’est-ce que l’État ? » Il examine, en réalité, la seule question de savoir si l’on doit ou non concevoir l’État comme une personne juridique, comme une personne morale. Comme Duguit, il entreprend de combattre « l’axiome juridique qu’il ne peut exister de droits sans sujet ». Il renvoie dos-à -dos les deux théories juridiques de la personnalité morale de l’État (fictive ou réelle) et il se fonde largement sur Duguit. Puis, il entend démontrer qu’aucune de ces théories n’est capable d’expliquer pourquoi l’État est une puissance de commandement légitime, pourquoi « cette prétendue personne collective – dont la volonté a, dit-on, pour caractère essentiel d’être une volonté commandante – possède le droit de commander ». Enfin, il relève l’insuffisance de toutes les théories techniques qui ont essayé de penser la limitation de l’État souverain, ne s’avouant ni satisfait par la théorie des droits « naturels et individuels » de l’homme (rejet du jusnaturalisme), ni convaincu par la théorie de l’autolimitation promue par Georg Jellinek, ni par la double théorie de la personnalité de l’État (de droit public pour l’autorité commandante et de droit privé pour l’État contractant) défendue notamment par Hauriou. Après l’ensemble de ces négations qui constituent la première section du chapitre, Jèze énonce alors ce qu’est « la notion d’État d’après la méthode d’observation ». Il reprend la thèse duguiste de l’État comme phénomène de différenciation entre les gouvernants et gouvernés, qui est couplée avec l’idée d’une « force plus grande des gouvernants », ainsi que les critiques dévastatrices qu’a faites Duguit des différentes théories légitimantes de l’État (souveraineté du peuple, représentation) dans son premier tome des Études de droit public, abondamment cité. En réalité, Jèze reprend la thèse duguiste selon laquelle la légitimité du pouvoir politique s’éprouve par l’exercice du pouvoir et ne peut jamais être déduite de l’origine de celui-ci. Il se livre d’ailleurs, chemin faisant, à un vibrant éloge du droit d’insurrection révolutionnaire et à une apologie de la Révolution française dans un style très républicain de l’époque. Dans la conclusion de ce chapitre, la conception réaliste de l’État est alors ramassée et il en ressort que l’État « est constitué par ceux qui gouvernent » tandis que « l’intérêt général est le fondement et la mesure du pouvoir technique des gouvernants ».
Il n’y a donc rien de véritablement original dans ce premier chapitre de 1904 sur l’État par rapport à la position d’un Duguit. Mais si on compare la première édition de 1904 avec la seconde édition de 1914, on s’aperçoit que Jèze « recycle » ou actualise sa critique de la personnalité de l’État en s’aidant cette fois de la distinction entre le technique et le politique. Il critique la théorie de la personnalité morale de l’État au motif qu’il s’agit d’une théorie politique et non pas d’une théorie technique. Autrement dit, la distinction entre le « technique » et le « politique » permet à Jèze d’écarter la question de la personnalité morale de l’État.
Suivons ici brièvement son argumentation. Comme il l’avoue lui-même, il ne « croit » pas à la « théorie des personnes morales », c’est-à -dire à la théorie générale de la personnalité collective. Il la rejette en plaçant le débat au niveau des jugements de valeur : « C’est là un dogme, une religion à laquelle je ne crois pas (2). Je n’ai pas la foi ; cette religion me paraît avoir fait son temps. Dans le cours de cet ouvrage, on verra que le Droit public et administratif peut être exposé sans recourir à la fiction des personnes morales. » La condamnation est encore plus nette pour la personnalité morale de l’État, mais cette fois Jèze mobilise sa distinction discriminante entre technique et politique:
À mon avis, c’est une théorie exclusivement politique : ce n’est pas une théorie de technique juridique. Elle a servi et sert encore à mettre en relief des idées politiques capitales, à savoir que les agents publics qui font des actes techniques n’agissent pas pour leur compte personnel ; ils doivent toujours se souvenir qu’ils n’ont de pouvoirs que parce qu’ils ont à satisfaire l’intérêt général et qu’ils doivent avoir la préoccupation non seulement du présent, mais de l’avenir, des générations futures (continuité de l’État). Mais ce ne sont pas là des idées de technique juridique.
Avec ce plaidoyer en faveur d’une vision réaliste du droit et de la politique, il renoue avec Duguit et son combat contre les usages de la fiction, ou de la poésie. On ne s’arrêtera pas sur la question de fond posée par cette réfutation par Jèze de la personnalité morale de l’État, car il suffit de renvoyer à la critique faite par Léon Michoud (dévastatrice selon nous) à l’encontre de Léon Duguit (et donc de Jèze) en ce qui concerne leur conception réaliste de l’État et du droit.
Si l’on voulait être complet, on ajouterait que Jèze éprouve à l’égard de la théorie de la souveraineté, la même hostilité qu’à l’égard de la personnalité. Il l’identifie hâtivement à l’idéologie nationaliste. On peut donc se demander si cette distinction entre le point de vue technique et le point de vue politique n’a pas également pour raison d’être la volonté d’écarter une conception de l’État jugée autoritaire car elle est assimilée à une puissance de domination. Si la personnalité de l’État signifie l’existence de droits subjectifs de domination au profit des gouvernants (théorie de la Herrschaft) et la souveraineté un pouvoir absolu et incontrôlable, on peut alors mobiliser la distinction de points de vue en disant que de telles doctrines juridiques relèvent uniquement de la politique juridique et non pas de la technique juridique. On doit en tout cas noter que Jèze passe, subrepticement, de la différence de points de vue à une différence d’idées, parlant de manière assez curieuse de véritables « idées de technique juridique ». Ainsi, la technique déborde le seul cadre des « procédés » ou des « moyens » et englobe aussi des idées et des théories…
b) L’effet d’exclusion de la distinction entre technique et politique : une arme de combat contre le jusnaturalisme
Par ailleurs, tout laisse penser que cette distinction entre la technique juridique et le politique, entre deux points de vue différents et complémentaires, joue un autre rôle, polémique, qui permet de discréditer la théorie honnie du jusnaturalisme. Comme l’a finement vu David Maslarski, « tout comme son rejet de la métaphysique, cette distinction [entre technique juridique et politique] permet (...) à Jèze de combattre les théories qu’il juge inadéquates ; elle provient aussi d’une mise à l’écart délibérée des valeurs (et, plus encore, des jugements sur les valeurs) au profit d’une étude portant sur les seuls faits (que ceux-ci soient juridiques, économiques, financiers, sociaux…) ».
Le premier exemple de cette instrumentalisation de la distinction se trouve dans le rapport sur les libertés individuelles fait à l’Institut international de droit public dans lequel Jèze s’interroge notamment sur les meilleurs moyens de défendre les libertés en question. Et il rejette catégoriquement le droit d’insurrection (qu’il défendait encore en 1904) en s’aidant de l’opposition entre le juridique (le technique) et le politique. Il écrit notamment : « Le recours à la violence n’est pas un moyen juridique à inscrire dans une Constitution. La révolution n’est pas un procédé régulier de défense des libertés individuelles. Ce n’est pas un recours juridique. C’est une affaire purement politique. C’est un cas de guerre civile entre la force publique nationale et la force privée des individus, avec tous les aléas et périls de la guerre. » On voit ici le moyen juridique, de technique juridique, opposé non pas à un autre moyen ou à un autre besoin, mais à une « affaire politique ».
Le second exemple de l’instrumentalisation de la distinction provient de la réserve de plus en plus vivement manifestée par Jèze à l’égard du contrôle de constitutionnalité des lois par les juges, quel que soit d’ailleurs le juge, alors même qu’il était à l’origine favorable à une solution diffuse, déconcentrée de l’exception d’inconstitutionnalité. Dans le débat qui a suivi le rapport de Kelsen sur la garantie juridictionnelle de la Constitution (en 1928), Jèze défend l’idée selon laquelle le meilleur garant de la Constitution reste le Parlement. Il se méfie des juges et des juristes, car ils sont « traditionalistes » et il aurait ajouté : « il est dangereux de leur confier la mission de dire le droit en matière politique ».
Enfin, la mise en avant de la distinction entre technique et juridique par Jèze est une preuve supplémentaire de la distance qu’il prend par rapport à Duguit dans la mesure où non seulement elle lui sert à discréditer le droit naturel, mais également à reprocher à son maître une sorte de « crypto-jusnaturalisme » : « La règle de droit de Duguit a beaucoup d’analogies avec le Droit naturel le plus simpliste. » Jèze lui reproche de faire prévaloir le « droit idéal » sur le « droit positif » alors que le juriste doit se borner à faire évoluer le droit positif en faveur de ce droit idéal, considéré comme celui que « conçoit la mentalité des individus ou la conscience des individus composant le pays au moment présent ».
En voulant séparer les questions d’ordre politique des questions d’ordre technique, Jèze propose une méthode analytique d’exposé des données juridiques. Mais, par une tendance inhérente à sa pensée, il assimile progressivement le « technique » au « juridique » et expulse le politique du juridique de sorte qu’on peut donner raison au professeur argentin Bielsa lorsqu’il constate : « ce qui domine et est essentiel dans l’œuvre de Jèze, c’est la technique juridique (…) ». C’est une autre manière de dire que Jèze n’a pas été complètement fidèle à son programme méthodologique. Le pouvait-il d’ailleurs ? C’est une autre question que nous laissons à d’autres le soin d’examiner.
Pour conclure ces développements, on voudrait souligner le fait que cette distinction des deux points de vue, politique et technique, figure également dans les écrits de Jèze sur les finances. Dans son opus magnum, il prend bien soin de distinguer les « principes » des finances de la « technique financière ». Plus exactement, il considère qu’une véritable analyse scientifique des finances suppose de combiner l’examen des deux domaines, « les principes généraux des finances » d’un côté et les « procédés d’application et de réalisation, de la technique financière » de l’autre. Dans ce domaine financier, il ne cesse de réévaluer le facteur politique par opposition aux économistes qui semblent le sous-estimer. Ce qui est frappant, quand on lit ses écrits de finances, c’est sa volonté de saisir le phénomène financier dans sa globalité, en multipliant les points de vue. Il se rattache à l’école de ceux qui, comme Wagner, « considèrent les phénomènes financiers, tels qu’ils se présentent, en fait, dans leur milieu social, politique, économique, et juridique ; ils les étudient comme des phénomènes complexes, avec tous les facteurs qui les conditionnent. » Il faudrait une autre étude plus complète pour examiner si, et dans quelle mesure, sa réflexion sur la science des finances n’a pas largement déterminé ses études de droit administratif.
Tentons de résumer notre argument : perçue à l’origine comme moyen de distinguer deux points de vue différents, la distinction entre la politique et la technique apparaît, après examen, comme étant utilisée par Jèze dans un sens unilatéral de réduction du droit à la technique juridique, c’est-à -dire de réduction du droit public à la technique juridique. Si l’on voulait être absolument complet, il faudrait ajouter que l’œuvre de Jèze révèle aussi une réduction du droit public au droit administratif et aux finances publiques et aboutit à une occultation du droit constitutionnel. Plus exactement, et cela nous permet de revenir à Duguit, la théorie « jézienne » du droit public revient à donner de l’État une vision purement administrativiste et très mutilée par rapport à la conception classique de l’État.
Il aurait fallu probablement une étude plus détaillée pour aboutir à une conclusion plus ferme, mais l’obligation de « rendre sa copie » conduit à dresser un bilan contrasté de l’œuvre de Jèze dont il est, en fin de compte, difficile de dire qu’elle a constitué une sorte de repli frileux sur l’étude du droit positif. En effet, comment peut-on concilier cette thèse avec, d’une part, la défense vigoureuse, par Jèze, des facultés de droit comme lieux de production de la science du droit par opposition aux écoles professionnelles du droit et d’autre part, sa distinction corrélative entre le « jurisconsulte » et le « légiste » ? Sur ce point précis, la filiation avec l’œuvre duguiste est évidente car on connaît la défense vigoureuse du Doyen de Bordeaux des Facultés de droit comme « Faculté de sciences sociales » contre « l’École de droit ». Par ailleurs, les arguments avancés dans la seconde partie de cet article peuvent appuyer la thèse inverse, formulée dans un courrier électronique par Fabrice Melleray qui verrait plutôt chez Jèze « le dernier des classiques ». Enfin, la consultation aux Archives Nationales du dossier administratif de ce dernier m’a fait découvrir une note de sa main sur La police à l’intérieur des Facultés, rédigée en janvier-février 1936 lors des troubles à la Faculté de droit de Paris perturbant le déroulement de son cours. Il y propose une distinction très judicieuse entre « le pouvoir de police proprement dit » et « le pouvoir de police disciplinaire » qui serait, selon lui, méconnue par les « non techniciens du droit public » qui useraient « d’une mauvaise terminologie ». Cette curieuse expression de « non techniciens du droit public » fait mieux ressortir par contraste le sens du « technicien du droit public » et de la « technique juridique » chez Jèze. En réalité, le « technicien du droit public » désigne tout simplement le jurisconsulte, à savoir le bon juriste capable non seulement d’identifier les problèmes juridiques, mais de les résoudre au moyen d’une conceptualisation adéquate (avec une attention portée à la terminologie et à l’emploi des notions), tout en ayant conscience de la spécificité du droit public par rapport au droit privé. Ainsi, la « technique juridique » apparaît comme bien autre chose que la simple découverte du bon procédé juridique pour obtenir un résultat ; elle équivaut à la parfaite maîtrise de l’art du droit.
Ces dernières notations témoignent, certes, des doutes sur la bonne interprétation que l’on peut faire de la pensée de Jèze. Cependant, ces doutes ou ces oscillations ne reflèteraient-elles pas, tout bonnement, les contradictions internes à l’œuvre de Jèze elle-même ? N’est-il pas un auteur constamment déchiré entre son ambition théorique et sa propension à se disperser dans des activités de plus en plus pratiques ? Un juriste qui veut ouvrir le droit vers le milieu social, vers l’étude des faits politiques, économiques et sociaux, mais qui, en droit administratif, a progressivement privilégié les éléments les plus techniques de la discipline ? Bref, au risque de conclure par une formule un peu creuse, son œuvre juridique doit être considérée comme « une œuvre de l’entre-deux ».
Olivier Beaud est professeur de droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et membre sénior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Il est l’auteur notamment aux PUF (coll. « Léviathan ») de La puissance de l’État (1994) et de Théorie de la Fédération (2007) et chez Dalloz de Les libertés universitaires à l’abandon ? (2010).
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « L’œuvre de Gaston Jèze signifie-t-elle un repli de la doctrine publiciste française sur la technique juridique ? », Jus Politicum, n°11 [https://juspoliticum.com/articles/L-oeuvre-de-Gaston-Jeze-signifie-t-elle-un-repli-de-la-doctrine-publiciste-francaise-sur-la-technique-juridique]