Recension de Idris Fassassi, La légitimité du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois aux États-Unis. Étude critique de l’argument contre-majoritaire, Paris, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », vol. 165, 2017, xxiv + 767 p.

Review of Idris Fassassi, La légitimité du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois aux États-Unis. Étude critique de l’argument contre-majoritaire, Paris, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », vol. 165, 2017, xxiv + 767 p.

L

a doctrine constitutionnelle américaine nous est moins familière qu’il n’y paraît. En dépit d’un intérêt toujours vérifié pour le système politique américain dans nos facultés, on pouvait jusqu’à il y a peu constater l’ampleur du travail à réaliser. En 2010, nous ne disposions toujours pas en français de travaux documentant dans le détail les préoccupations de la doctrine constitutionnelle américaine depuis la période de l’après-guerre. Plusieurs études se sont assurées que le public français puisse prendre connaissance de travaux de philosophie politique ou de science politique, mais cette réception s’est avérée plus sélective au sujet des œuvres juridiques. La contribution que nous offre aujourd’hui M. Fassassi constitue à cet égard un apport décisif.

Le nom de l’auteur sera familier aux lecteurs de la Revue française de droit constitutionnel (RFDC), puisque c’est à lui que l’on doit les chroniques de droit constitutionnel américain de ces dernières années. Son livre est issu d’une thèse de doctorat, dirigée par le Pr Guy Scoffoni et soutenue à la Faculté de droit d’Aix-en-Provence en octobre 2015, qui fût honorée par de nombreux prix de thèses.

Les raisons de ce regain d’intérêt pour le droit américain sont diverses et, chez notre auteur, il semble qu’il soit le fruit de la perception d’un rapprochement entre deux traditions juridiques divergentes. Une fois le droit constitutionnel français devenu à son tour un « vrai droit » doté d’un « vrai juge », de nouveaux horizons se sont ouverts à une génération de comparatistes. L’étude des juridictions constitutionnelles étrangères trouva par conséquent une assise d’une ampleur qu’elle n’avait jamais eue en France. Les questions soulevées par l’apparition du contentieux constitutionnel français pourraient alors sans doute recevoir des réponses par l’analyse de la pratique de cours jugées plus « avancées » en la matière. On sait que c’est un travail qui a été mené de longue date aux États-Unis, si bien que, comme l’écrivait Mark Tushnet, « la théorie constitutionnelle américaine réside principalement dans des théories du contrôle de constitutionnalité ».

C’est quelque part dans le sillage de ce double mouvement que l’on doit situer le travail de M. Fassassi. Il est né des préoccupations théoriques posées par le développement du contrôle de constitutionnalité en France et il s’attache au traitement de ce problème aux États-Unis. Notre auteur examine la manière dont la doctrine constitutionnelle américaine traite de « la légitimité du contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois aux États-Unis », c’est-à-dire des justifications pouvant être apportées à l’exercice de ce pouvoir. Pour cela, l’auteur a fait le choix de s’intéresser à ce qu’il est convenu d’appeler, depuis le milieu du siècle et Alexander Bickel, la « difficulté contre-majoritaire » : en assumant que le système politique américain est soumis au pouvoir de la majorité, l’exercice par certaines juridictions d’une compétence frustrant les volontés de celle-ci, le judicial review, pose un problème de légitimité, auquel les constitutionnalistes américains sont sommés de répondre. Dans toute sa généralité, cette question, qui a toujours suscité l’intérêt des juristes américains, en est venue à concentrer la plupart de leurs efforts à partir des années 1960.

M. Fassassi nous introduit de manière tout à fait remarquable à cette controverse doctrinale. Son ouvrage, toujours renseigné, parfois savant, constitue désormais une référence incontournable pour les américanistes français. Dans les pages qui suivent, nous aurons la modeste ambition d’en présenter et discuter les idées principales.

 

I

 

On cherchera en vain le judicial review dans le texte de 1787 : l’invention la plus célèbre du constitutionnalisme américain ne se trouve nulle part dans sa Constitution. Ce lieu commun offre le point de départ de l’étude notre auteur. Si l’interrogation menée s’étend au-delà de la seule question de ses fondements normatifs, M. Fassassi consacre un très intéressant chapitre préliminaire (p. 53-130) à la manière dont les juristes américains ont répondu au silence de la Constitution à ce sujet. Ce chapitre traite de la « difficulté originaire » posée par les fondements du contrôle de constitutionnalité, et en particulier par l’arrêt Marbury v. Madison. Il s’efforce aussi de retracer l’importation des enjeux politiques de l’exercice du judicial review au sein même du débat relatif à ses fondements. Il est alors concédé, pragmatiquement, que la question des fondements est « dépassée » (p. 109 sqq.). En effet, malgré l’intensité de la discussion doctrinale, plus personne n’avance sérieusement d’arguments historiques pour démontrer que l’exercice juridictionnel d’un contrôle de constitutionnalité des lois réside dans une usurpation de pouvoir. Depuis la Guerre de Sécession au moins, le pouvoir des juridictions d’écarter un acte pour son absence de conformité avec la Constitution forme une sorte de convention de la constitution solidement ancrée dans la culture juridique américaine, dont la contestation appelle le spectre de la division de l’Union. Le Pr Pimentel a ainsi suggéré qu’il s’agisse d’un exemple de ces « mœurs constitutionnelles », ces « situations qui, pour être consensuelles, ne relèvent pas pour autant des conventions, en ce que les acteurs institutionnels n’imagineraient même pas, ou plus, qu’elles puissent donner lieu à la moindre contestation ». Si la cause est entendue, il restait à présenter l’importante littérature consacrée au sujet, et à préciser les termes du débat sur les origines du judicial review. La discussion qu’en livre I. Fassassi est à notre connaissance sans équivalent dans la doctrine francophone, rendant notamment accessibles les plus récentes contributions au débat.

 

II

 

Dans une première partie, consacrée à présenter « la difficulté contre-majoritaire en action », l’auteur démontre l’importance prise par les décisions de la Cour depuis la fin du xixe siècle. Il en montre les soubassements, tant dans les périodes d’activisme de la Cour, qu’à travers les caractéristiques plus structurelles du régime politique américain. M. Fassassi montre que l’idée d’une difficulté contre-majoritaire n’a pu prendre forme qu’avec la succession de deux périodes d’activisme judiciaire aux caractères opposés, la jurisprudence conservatrice entravant la réforme progressiste de « l’ère Lochner » et son image inversée dans l’activisme en matière de droits civils de la Cour Warren (p. 135-234). On trouvera ainsi de grandes fresques jurisprudentielles dépeignant dans le détail l’action de ces cours, mais aussi l’orientation fédéraliste de la Cour Rehnquist et de l’actuelle Cour suprême, à majorité conservatrice, présidée par le Justice John Roberts (p. 241-294). Ce travail est de première main, et tire souvent partie de ses nombreuses chroniques à la RFDC. L’auteur nous présente la « résurgence contemporaine » de l’idée de difficulté contre-majoritaire, conséquence de l’accoutumance à l’idée d’une Cour activiste. Il discute les thèses stimulantes du constitutionnalisme populaire (Larry Kramer, Jeremy Waldron, Mark Tushnet) qui cherchent à ce problème récurrent une solution radicale, l’abolition du judicial review.

La discussion de ces éléments permet de présenter la « cristallisation » de la difficulté en doctrine (p. 226). On peut ainsi avancer que si le droit constitutionnel américain consiste principalement en une réflexion sur le contrôle de constitutionnalité, cette réflexion s’est articulée pour l’essentiel dans les termes posés par Bickel durant la « civil rights revolution ». Comme ce dernier l’écrivait brillamment, le contrôle de constitutionnalité est une « institution déviante au sein de la démocratie américaine ». Le brio de la formule tient en grande partie à son ambiguïté. Non seulement le contrôle de constitutionnalité est loin d’être le seul obstacle à la volonté de la majorité dans ce système politique, mais, de plus, le principe majoritaire ne peut pas être aisément présenté comme le principe directeur de la démocratie constitutionnelle américaine : qu’on songe à l’importance de mécanismes comme le collège électoral, au mode de scrutin sénatorial et à l’importance de ses pouvoirs, ou encore au veto présidentiel. Il serait très insatisfaisant de comprendre chacun de ces éléments comme des « institution[s] déviante[s] au sein de la démocratie américaine », puisqu’il s’agit à l’évidence de mécanismes caractéristiques de celle-ci.

M. Fassassi est donc fondé à présenter la conceptualisation de la difficulté contre-majoritaire comme résultant d’un « aveuglement » (p. 231) sur le fonctionnement actuel du régime américain. Ce n’est pas tant que le professeur de Yale aurait cédé à une vision caricaturale du principe de majorité, mais plutôt que d’autres auteurs moins subtils se seraient trouvés victimes de sa facilité de plume. « [L]es termes du débat posé par Bickel ont peut-être contribué à obscurcir la réflexion » (p. 230) et, « malgré l’impressionnante littérature parue sur ce sujet, l’absence de progrès significatif sur la question de la légitimité du judicial review, de la Cour Warren à nos jours, est peut-être due, en partie, à la manière dont a été posée la question » (p. 231). L’impasse qu’évoque ici notre auteur sera explorée et éventuellement dépassée dans la seconde partie de la thèse.

Cette analyse historique et théorique est utilement complétée par une étude des raisons, politiques et institutionnelles, de la situation prépondérante de cette juridiction dans le système de gouvernement américain (p. 327-385). L’auteur évoque tant le soutien des branches politiques à l’activité de la Cour Suprême, qui s’est traduit par des réformes renforçant son statut, que la désuétude de plusieurs outils partisans visant à orienter l’action de la Cour (ce que l’auteur appelle « l’érosion des moyens de contrainte externes », p. 352).

On peut se faire une idée de l’ampleur de l’évolution en se rappelant l’état des relations entre la Cour et les branches politiques lors de la « seconde révolution américaine », opérée par l’arrivée au pouvoir de Jefferson. Après l’important réalignement des élections de 1800, le Congrès républicain était entré en lutte ouverte avec les derniers vestiges de l’appareil Fédéraliste, ayant trouvé refuge dans les cours fédérales. Le Congrès avait d’abord ajourné la Cour Suprême durant plus d’un an et demi, avant d’abroger purement et simplement la loi portant création des postes de juge de paix dans le district de Columbia, cela ayant pour effet de révoquer les juges ainsi fraîchement nommés. Dans l’affaire Stuart v. Laird, une semaine après avoir rendu son jugement dans l’arrêt Marbury v. Madison, la Cour se déclara incompétente pour juger de cette initiative, pourtant probablement inconstitutionnelle. Le Congrès mit en accusation deux juges fédéraux, révoquant l’un, alors que l’autre échappait de peu à l’impeachment. Le Président Jefferson utilisa massivement son droit de grâce à l’égard des républicains condamnés par l’administration précédente sur le fondement de l’Alien and Sedition Act de 1798. Enfin, sommé d’apparaître devant la Cour dans l’affaire l’opposant à William Marbury, James Madison lui refusa cet honneur. L’ampleur de ces moyens d’actions surprend presque le lecteur contemporain, et un tel déploiement d’hostilités à l’égard de la Cour serait assez improbable de nos jours. Il faut reconnaître que plusieurs de ces outils ne sont tout simplement plus disponibles pour les législateurs désireux de peser sur les décisions de la Cour, et c’est ce que M. Fassassi démontre dans cet intéressant chapitre.

Celui-ci s’achève sur la possibilité d’amender la Constitution en réponse à un précédent juridictionnel. Comme nous le rappelle l’auteur, si une telle séquence d’événements a pu en effet avoir lieu dans le passé (ce fut effectivement le cas des xie, xive, xviie, xixe, xxive et xxvie amendements), ces précédents ont toutefois peu de chance de se reproduire. C’est une conséquence évidente de la rigidité de la Constitution fédérale : « il s’agit du problème majeur du constitutionnalisme américain » (p. 371). La possibilité de l’amendement constitutionnel reste attachée en France aux théories du « lit de justice » et de « l’aiguilleur », où le juge constitutionnel est réputé intervenir sous le contrôle étroit du pouvoir constituant dérivé. Or sa signification est tout autre aux États-Unis, où, « dans la mesure où cette voie est en réalité obstruée, la tension, par un mécanisme presque physique, s’est diffusée par un autre moyen, et le changement s’est fait par d’autres voies » (p. 375-376). Loin de constituer une limite à son pouvoir, la rigidité de la Constitution se mue en habilitation pour la Cour. Comme le rappelle M. Fassassi, c’est donc en partie par défaut que la Cour Suprême s’est constituée en canal du changement constitutionnel informel.

La palette des moyens disponibles pour influencer la Cour de nos jours est bien plus restreinte qu’aux débuts de la République. On ne devrait naturellement pas en conclure à la disparition de toute pression politique sur le travail désormais désintéressé des Justices. Le pouvoir de nomination des juges fédéraux par le Président avec l’avis et le consentement du Sénat constitue aujourd’hui la voie privilégiée de ce rôle du politique (p. 377-383). Discuter de la couleur politique des nominations aux postes de juges fédéraux est un thème de campagne présidentielle récurrent. L’émoi suscité récemment par la démission du juge Anthony Kennedy, et la ferveur avec laquelle la confirmation de son successeur est suivie, n’en est qu’une nouvelle illustration.

Ces développements permettent à l’auteur de préciser les enjeux de son sujet. Non seulement la tension posée par le judicial review est permanente plutôt que conjoncturelle, mais le problème posé est insoluble. Le contrôle de constitutionnalité des lois fédérales est devenu un vecteur essentiel de la politique américaine ; il sera toujours exercé, soit à l’encontre des majorités, soit à leur place. Dans l’hypothèse où la Cour décharge les branches politiques de la discussion d’une question de société, pour la décider dans le sens de la coalition dominante, elle ne se soustrait pas pour autant à la critique : si on ne peut plus lui reprocher de frustrer la volonté des représentants, on peut toujours désapprouver le fait d’avoir réduit au silence les lieux privilégiés d’expression du peuple.

 

III

 

La seconde partie du livre de M. Fassassi évoque les diverses solutions cherchées par la théorie constitutionnelle américaine au problème contre-majoritaire, avant d’en pointer les failles et de proposer finalement une relativisation empirique de ce problème. C’est en cela que cette thèse propose une « étude critique de l’argument contre-majoritaire ». Celui-ci prend dans ces développements une forme différente de celle jusqu’à présent convoquée. En reconnaissant l’existence pérenne du contrôle de constitutionnalité, la doctrine doit trouver des moyens de réconcilier sa pratique avec l’attachement au principe de majorité. Le problème d’ingénierie constitutionnelle se change alors en une question de théorie de l’interprétation. Comment l’interprétation juridictionnelle de la Constitution peut-elle racheter l’atteinte portée aux volontés majoritaires ? Les deux premiers chapitres de cette seconde partie s’inscrivent dans ce mouvement. L’auteur y développe principalement les arguments avancés par les courants originalistes et « processualistes ».

Notre auteur offre une discussion serrée de l’attachement originaliste au self-restraint, et une réflexion sur le tournant originaliste de plusieurs auteurs libéraux (sur ce point, voir p. 418-420, notes 143 et 144), avant de livrer une critique globale des idées de ce mouvement (p. 437-464). À la suite de plusieurs critiques, M. Fassassi avance que l’appel à différentes versions de l’intention ou de la signification originelle n’est pas une option disponible à un juge pour la résolution des controverses contemporaines. Confronté à un matériel historique épars, à des évolutions technologiques aussi imprévisibles pour les fondateurs qu’évidentes pour nous, cette théorie n’est pas une voie praticable aujourd’hui, oscillant entre une méthodologie trop exigeante pour être réalisée, ou trop malléable pour être sérieusement suivie. Il ne s’agit pas même d’une option attractive d’un point de vue historique. La preuve n’est nullement apportée que les pères fondateurs entendaient conférer à des expressions comme celles de « cruel and unusual punishments » une signification précise et arrêtée aux débats de la fin du xviiie siècle américain, ou même qu’ils aient prêté à certaines clauses l’attention qui leur est de nos jours portée. En dernier lieu, la réconciliation de cette théorie avec un système juridictionnel fondé sur le précédent est au mieux difficile. Elle ne cache pas des choix arbitraires et ne parvient théoriquement pas à convaincre de son attachement à la modestie du rôle judiciaire. Le regretté Justice Scalia l’admettait lui-même. Il confessait pouvoir uniquement se présenter comme un originaliste inconséquent ou pusillanime (« faint-hearted originalist »). L’auteur peut donc remarquer que la pensée originaliste relève plus du « masque judiciaire de la révolution conservatrice » (p. 407) que d’une réponse en ordre à un problème de théorie constitutionnelle.

Ces incohérences ne doivent pas faire perdre de vue une réalité capitale : l’originalisme constitue de nos jours le courant dominant dans les théories de l’interprétation américaines (p. 405 et note 64). Cette série de doctrines sur la nature de la constitution et son interprétation constitue plutôt aujourd’hui l’idiome dans lequel un argument constitutionnel doit être énoncé pour être audible aux États-Unis, et ce fait n’a pas encore reçu d’explication satisfaisante dans la doctrine française. L’originalisme n’est plus uniquement une théorie de l’interprétation, et c’est aussi pour cela qu’il est devenu si facile d’en critiquer la malléabilité. C’est une manière de parler de la Constitution spécifiquement américaine, et elle nous demeure en grande partie étrangère.

Le chapitre suivant (p. 465-504) discute les théories « processualistes », mais concerne à vrai dire plus particulièrement l’unique théorie du « political process » de John Hart Ely que les idées du groupe d’enseignant d’Harvard que l’on retrouve habituellement sous cette bannière (Henry Hart, Albert Sacks, Herbert Wechsler, Alexander Bickel, Harry Wellington, mais aussi Lon Fuller). Ce chapitre mérite une attention particulière du lecteur, en ce qu’il offre à l’auteur l’occasion d’évoquer les travaux de philosophie politique pouvant s’inscrire dans une perspective de réponse à la difficulté contre-majoritaire, comme ceux de Dworkin ou de Lawrence Tribe. Si ces auteurs ne font que de brèves apparitions dans le livre de M. Fassassi, cela s’explique en partie par la distance que leurs travaux établissent avec la thématique de la difficulté contre-majoritaire. Comme l’écrit l’auteur un peu plus tôt dans son livre, ces derniers ne prennent plus comme référence Lochner mais Brown, ils « s’affranchissent de la difficulté contre-majoritaire plus qu’ils ne veulent la résoudre », « [o]r on ne saurait soutenir que s’affranchir d’une question est une forme de résolution de cette question » (p. 510, note 586 ; voir aussi note 8, p. 391). Les travaux de John Hart Ely semblent plus prometteurs pour M. Fassassi, puisqu’ils savent garder contact avec le problème contre-majoritaire.

Dans son livre essentiel, Democracy and Distrust, Ely propose de favoriser, par l’exercice du judicial review, l’égal accès des citoyens aux canaux politiques. Les juridictions doivent opérer un contrôle minimum de la législation fédérale, exception faite des atteintes spécifiques à ces canaux de représentation politique, qui justifient, elles, un contrôle approfondi. L’auteur est donc attaché en priorité au principe de la décision de la majorité, et cherche à permettre à celle-ci de s’exercer de la façon la plus légitime possible. Il condamne avec force les auteurs offrant des justifications morales à la jurisprudence de la Cour Warren.

Le fondement de sa démarche a l’avantage de l’évidence : « on peut répéter autant de fois que l’on veut que les législatures ne sont pas totalement démocratiques, cela ne rendra toutefois pas les cours plus démocratiques que les législatures » (cité p. 473). Sa théorie du contrôle de constitutionnalité doit donc son attrait à sa cohérence ; elle démontre que la volonté majoritaire est illégitime si elle ne respecte pas certaines libertés caractéristiques du principe démocratique, et elle conditionne l’intervention juridictionnelle à de telles violations. Ainsi, pour Ely, la liberté d’expression est-elle principalement perçue dans sa composante politique de participation au « commerce des idées ». La présence de minorités écartées de manière permanente du système politique justifie une dérogation au fonctionnement de la politique majoritaire, de même que la restriction de leurs droits appelle à l’exercice d’un contrôle plus sévère. Le juge est alors « contre-majoritaire mais pas anti-démocratique » comme l’écrit justement M. Fassassi (p. 493).

Mais l’explication qu’il en offre est déconcertante. Ely s’élève en critique des auteurs ayant entamé travail de fondation du régime démocratique, et prétend leur opposer une théorie purement procédurale de l’activité d’une juridiction en démocratie. Souhaitant défendre le bilan de la Cour Warren, le constitutionnaliste américain rejette ainsi l’idée que celle-ci aurait poursuivi certaines « valeurs » dans la réalisation de son agenda progressiste. Il s’efforce remarquablement de maintenir une distinction rigide entre ce que les juristes américains appellent la procédure et la substance. Cette présentation n’est à l’évidence pas convaincante. Aux yeux d’un observateur extérieur, l’auteur semble fermer délibérément les yeux sur ce qu’on peut juger être l’apport principal de son propre livre.

En effet, comme le rappelle M. Fassassi, cette position l’expose à toutes les critiques. D’un côté, une critique fondée sur le rejet du cognitivisme éthique l’accusera d’avoir « simplement paré d’un habit procédural » une théorie ayant pourtant effectuée un tel choix axiologique, disqualifiée de ce seul fait (c’est ce que constate M. Fassassi, p. 489). Mais d’un autre côté, on pourra à l’inverse lui reprocher la superficialité de son travail, refusant de reconnaître l’enquête entreprise dans les fondements normatifs du régime démocratique. Ainsi, malgré la proximité de leurs vues, les échanges entre Ely et Dworkin témoignent d’une incompréhension mutuelle.

Cela est regrettable, car le livre d’Ely peut être considéré comme ayant entamé une réflexion sur la fondation du principe de majorité, c’est-à-dire quelque chose d’approchant un travail de philosophie politique. La démarche alors empruntée démontre qu’une réponse à la « difficulté contre-majoritaire » n’est inaccessible que tant que l’on refuse de discuter les fondements des raisonnements à l’œuvre en la matière. La théorie de la démocratie d’Ely, malgré toutes ses difficultés, est sans doute ce qui s’approche le plus d’une réponse convaincante à ce sujet, et cela en grande partie parce que, par son travail de juriste, il s’approche d’une discussion conséquente de la légitimité du principe de majorité. Mais le pas n’est pas franchi. Ses hésitations à reconnaître cet aspect de son travail sont justement très révélatrices du peu d’engagement des juristes américains au regard de ces questions fondamentales.

 

IV

 

Le raisonnement de M. Fassassi s’est jusqu’ici concentré principalement sur une conception institutionnelle de la difficulté contre-majoritaire, et a discuté plusieurs théories de l’interprétation perçues comme des réponses à cette question. Il s’est donc attaché à ce qu’il nomme clairement, à la suite de Julian Eule, une « difficulté contre représentative ». Il n’y a aucune manière de réconcilier, d’un côté, la volonté exprimée par la majorité des membres du Congrès, avec, de l’autre, un mécanisme visant foncièrement à frustrer celle-ci. À la condition de rester dans le référentiel ainsi posé, cette question ne trouve donc pas de résolution satisfaisante, et on doit soit se replier sur des solutions qui n’en sont pas (les théories évoquées à l’instant), soit admettre qu’il s’agit là d’une tension structurelle aux régimes démocratiques contemporains.

Ce n’est toutefois pas la seule manière dont I. Fassassi aborde la question. Le dernier mouvement de la thèse (son Titre II) s’attache à relativiser le caractère contre-majoritaire du judicial review. M. Fassassi choisit de procéder à une mise en perspective des périodes d’activisme de la Cour avec les mouvements de l’opinion publique. On peut raisonnablement avancer que Bickel n’avait pas envisagé une telle relativisation, n’ayant pas à l’esprit un problème d’alignement entre l’opinion publique et la volonté de certaines institutions. En cela, le questionnement se détache de l’environnement dans lequel il avait été conçu pour s’engager dans une autre direction, déjà ouverte par les travaux de Barry Friedman et recueillis dans son livre de 2009, The Will of the People.

Le déplacement de la question suppose alors ici une conception quantifiable, que l’auteur rattache à la fidélité des décisions de justice à l’égard de l’opinion du peuple lui-même, distinct de ses représentants. Il s’agit alors d’un problème de concordance entre deux corps distincts et potentiellement identifiables – le texte employant lui-même l’expression de « conception purement quantitative » (p. 249). Une fois les volontés formalisées en des nombres, l’hypothèse d’une solution devient envisageable : on pourrait en effet montrer que, sur telle question, l’opinion publique ne soutient pas la législation, mais encourage au contraire sa censure juridictionnelle. Il serait alors possible d’offrir une « double réfutation empirique » de la difficulté contre-majoritaire (p. 229).

M. Fassassi remarque d’abord que l’opposition de la Cour aux branches politiques constitue l’exception plutôt que la norme. Reprenant une célèbre remarque de Robert Dahl, il fait remarquer que la Cour suprême, en tant qu’institution politique, ne pourrait pas être rattachée à une force d’opposition ; elle doit plutôt être perçue comme faisant inévitablement partie de la coalition dominante. L’auteur opère ce constat en deux temps. Il tâche d’abord de démontrer que la Cour ne s’est pas distinguée en période de crises ; il évoque ensuite son rôle ambigu de protection des minorités. Il est procédé sur chacun de ces points à de passionnantes études de cas.

En premier lieu, la Cour Suprême a donc maintenu une position remarquablement déférente durant plusieurs périodes de tensions intérieures. Ainsi de la lutte contre l’« ennemi intérieur » durant la Première Guerre mondiale (p. 532-536), de l’enfermement des populations japonaises à l’Ouest après l’entrée en guerre des États-Unis en 1941 (p. 536-539), des sévères restrictions de la liberté d’expression durant la chasse aux sorcières (p. 540-543) et, plus récemment, de la lutte contre le terrorisme (p. 544-546). Notre auteur fait encore remarquer qu’après quelques coups d’éclats, la rétention des combattants illégalement détenus de manière continue à Guantanamo n’a pas connu de sort favorable devant les cours fédérales, la Cour Suprême refusant d’octroyer un writ of certiorari aux requérants faisant appel des décisions défavorables à leur encontre (p. 546-551). Comme l’écrit M. Fassassi, « c’est parce que la justification du contrôle de constitutionnalité repose en partie sur l’idée que la Cour permet d’assurer les garanties de la Constitution dans les moments de crise que le constat de son échec est révélateur » (p. 551).

En second lieu, la Cour a aussi maintenu une position largement ambiguë à l’égard des minorités (p. 551-569). Suivant la formule de l’auteur, « la Cour suprême n’a protégé la minorité noire que lorsque la protection de cette dernière est devenue un élément du consensus majoritaire » (p. 552). Après avoir rappelé que la Cour a en effet longtemps sanctionné l’esclavagisme et la ségrégation, quitte à le faire parfois avec réticence, l’auteur évoque le contexte favorable du mouvement de déségrégation des années 1950. Au niveau fédéral, ce mouvement a en effet été essentiellement à l’initiative des juridictions, et l’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka de 1954 représente encore pour la doctrine libérale « l’incarnation de la dimension contre-majoritaire positive » de la Cour (p. 553). M. Fassassi fait pourtant remarquer que, à la date de l’arrêt, la ségrégation n’était plus imposée que dans dix-sept états sur quarante-huit et, majoritairement condamnée par les élites politiques, elle devenait un fardeau encombrant pour les leaders du « monde libre ». En effet, dans la perspective de la guerre froide, le traitement des Afro-américains nourrissait l’argumentaire soviétique (p. 565). On ne peut pas dire que la Cour opère alors un geste souverain pour sauver les Américains d’eux-mêmes. Nous devrions plutôt chercher à y voir une solution à l’inertie imposée par les dissensions du parti démocrate, où personne ne pouvait se permettre de perdre le soutien du Sud ségrégationniste. « En d’autres termes, dans Brown, la Cour a davantage imposé un consensus majoritaire à une minorité récalcitrante – les États du Sud – qu’elle n’a agi comme une force contre-majoritaire. La Cour n’est pas allée à l’encontre de la « coalition dominante », elle en a relayé l’action » (p. 567).

Ce développement s’achève sur quelques lignes suggestives. Faisant écho aux travaux de G. Rosenberg et M. Klarman, M. Fassassi évoque enfin l’échec de ces décisions à amener le changement qu’elles désiraient : en 1964, dix ans après l’arrêt Brown, la ségrégation concernait toujours l’immense majorité des écoliers noirs, et elle est aujourd’hui en hausse, ramenant la situation à ce qu’elle était dans les années 1970 (p. 553, note 784). L’activisme de la Cour Warren a peut-être permis de trouver une résolution à la division du parti démocrate. Elle a validé la position désormais majoritaire selon laquelle le xive amendement imposait la déségrégation, réduisant ainsi le coût du rapprochement politique des démocrates sudistes vers leurs collègues du Nord. Mais comme le rappelle notre auteur, cette prise de position de la Cour Suprême est beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît, et a pu au contraire mobiliser l’opposition à la déségrégation dans le Sud, traditionnellement hostile à toute intervention politique fédérale (voir p. 618, note 1094). Il s’agissait d’ailleurs d’une des mises en garde qu’Hannah Arendt adressait aux libéraux dans son texte contesté sur les émeutes de Little Rock. La présentation de cette hypothèse du « retour de flamme » (« backlash »), très bienvenue, constitue une donnée importante pour la réflexion sur la situation institutionnelle des cours, comme pour la théorie constitutionnelle plus généralement.

Ces pages sont parmi les plus intéressantes de l’ouvrage. Elles allient le traitement critique de plusieurs grands arrêts de la Cour à une riche mise en contexte très profitable au lecteur. M. Fassassi y joint des développements parallèles sur la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles. Il souligne la rapide évolution de cette question depuis les années 1980 jusqu’à la récente reconnaissance par les cours fédérales de la constitutionnalité du mariage entre les personnes de même sexe (p. 569-597). Il développe, là aussi, la thèse des réactions populaires initialement hostiles à un changement mené par les Cours (p. 578-580). Mais le développement est ici moins pessimiste quant aux possibilités d’inflexion de l’opinion publique. Ces éléments permettent de fonder le jugement selon lequel la Cour n’est pas à proprement parler une institution contre-majoritaire dans la démocratie américaine.

Par une sorte de réfutation empirique, M. Fassassi montre que si la Cour a pu entretenir des relations conflictuelles avec les branches politiques, leur caractère parfois spectaculaire ne doit pas faire oublier que celles-ci ont non seulement été rares, mais qu’elles ont aussi été rapidement résolues.

 

V

 

On peut dès lors lire le dernier chapitre du livre comme une manière pour l’auteur de tirer les conclusions théoriques de ses développements (p. 621-652). La démonstration s’attache à défendre son approche « réaliste » du judicial review, dont nous pouvons retracer le développement général. I. Fassassi rappelle que, dès lors que l’indétermination du droit condamne la possibilité d’une interprétation présentée comme un acte de connaissance, il faut admettre que celle-ci est un acte de volonté. Cependant, dans « la configuration actuelle du rapport du droit à la politique » (p. 624), on ne peut présenter le juge comme un acteur politique parmi d’autres. Les efforts doctrinaux allant dans ce sens ne sauraient réussir, dans la mesure où ils viseraient ainsi à « remettre en cause le modèle même de l’État de droit » (p. 650). Il faut alors amender le constat de la liberté de l’interprète pour adopter une approche stratégique de celui-ci, mieux à même de rendre compte des contraintes pesant sur son action. Cette posture ouvrirait pour l’auteur « des perspectives profondes pour mieux comprendre ce que font les juges » (p. 646), en échappant aux écueils réciproques des travaux béhavioristes et formalistes. L’adoption de ce modèle condamne toutes les propositions doctrinales visant à résoudre la difficulté contre-majoritaire. En effet, la configuration ayant permis Brown est la même que celle qui a mené à Lochner. La liberté de l’interprète est une réalité irréductible dont on ne peut se garder par des vœux pieux.

Comme M. Fassassi l’écrit dans les dernières lignes de sa thèse (p. 672) :

Au fur et à mesure de notre recherche et de nos développements, un scepticisme croissant à l’égard des théories souvent présentées pour justifier le judicial review s’est ainsi fait jour. Plus précisément, ce scepticisme s’est construit en réaction aux théories doctrinales prétendant résoudre la difficulté contre-majoritaire par une théorie unique et unificatrice. […] L’essentiel des approches doctrinales américaines ont succombé à l’appel de la « grande théorie ». Et si l’on peut partager nos pensées finales, celles-ci s’attachent à mettre en lumière la nécessité d’une approche plus pragmatique, plus mesurée. Les défenses du contrôle de constitutionnalité des lois seront d’autant plus convaincantes qu’elles s’inscrivent dans la réalité de ce que fait le juge constitutionnel.

Une position « réaliste » nous conduit à nier la possibilité d’une quelconque solution définitive au problème de la légitimité du juge. Son aspect institutionnel est apparemment insoluble, et ses difficultés pratiques insurmontables dans une société pluraliste. Tout au plus pouvons-nous relativiser ces jugements au regard des rapports entre la Cour et l’opinion publique. Telles sont les conclusions ressortant clairement d’une lecture de cette thèse.

Comme on peut le voir, ce travail, très riche tant en informations qu’en pistes de réflexions, soulève de nombreuses questions, et il devrait se prêter à la discussion. Ce n’est sans doute pas là le moindre de ses mérites.

 

Aurélien de Travy

Doctorant à l’Université Paris II, Panthéon-Assas, Institut Michel Villey

 

Pour citer cet article :

Aurélien De Travy « La théorie constitutionnelle américaine et la difficulté contre-majoritaire : À propos de la thèse d’Idris Fassassi », Jus Politicum, n°21 [https://juspoliticum.com/articles/La-theorie-constitutionnelle-americaine-et-la-difficulte-contre-majoritaire-A-propos-de-la-these-d-Idris-Fassassi]