Le concours des organes politique et juridictionnel à la garantie des droits. Regard sur une modélisation alternative de la justice constitutionnelle
La doctrine anglo-saxonne et américaine oppose traditionnellement un modèle de « constitutionnalisme juridique » (legal constitutionalism) faisant du juge un acteur principal dans la protection des droits, et un « constitutionnalisme politique » (political constitutionalism) qui repose sur le principe de la souveraineté du législateur et laisse au politique le contrôle de la garantie des droits. Cette modélisation binaire entre la suprématie judiciaire et la souveraineté du législateur a largement été renouvelée afin de prendre en compte les évolutions contemporaines des systèmes juridiques issus du Commonwealth. Cette nouvelle forme « faible » de constitutionnalisme englobe les systèmes juridiques ayant récemment adopté un Bill of Rights et qui prévoient un mécanisme associant un contrôle juridictionnel des droits au « dernier mot » du législateur. L’objet de cette étude est de présenter et de discuter cette modélisation alternative de la justice constitutionnelle.
The Role of Political Actors in Constitutional Review. Reflections on Alternative Models of Constitutional Review It is common in the Anglo-American literature to oppose “legal constitutionalism” – which considers the judge as the main actor in the protection of rights – and “political constitutionalism” – which relies on the principle of the sovereignty of the legislator and entrusts the guarantee of individual rights to the political sphere. This binary opposition between judicial supremacy and legislative supremacy has undergone a renewal in order to take into account the development in contemporary legal systems of Commonwealth countries of what have been called “weak forms” of constitutional review. The main purpose of this paper is to discuss the contemporary models of constitutional review when it includes countries which have recently adopted a Bill of Rights, and which ensure an atypical form of guarantee of rights and liberties. Indeed, these systems of “weak constitutionalism” maintain the decisive role of political control prior – and posterior – to the legal and judicial guarantee of rights.
This case is decided upon an economic theory which a large part of the country does not entertain. If it were a question whether I agreed with that theory, I should desire to study it further and long before making up my mind. But I do not conceive that to be my duty, because I strongly believe that my agreement or disagreement has nothing to do with the right of a majority to embody their opinions in law. […]
[A constitution] is made for people of fundamentally differing views, and the accident of our finding certain opinions natural and familiar or novel and even shocking ought not to conclude our judgment upon the question whether statutes embodying them conflict with the Constitution of the United States.
Olivier Wendell Holmes, Opinion dissidente, CS, Lochner v. New York, 198, U.S. 45 (1905)
Le rôle laissé aux organes politiques dans la garantie des droits suscite des réactions opposées ; certains pointent sa défaillance, certains, au contraire, le valorisent en réaction contre une vision contemporaine qui serait trop centrée sur le juge. Dans ce débat souvent embrumé, opposer trop nettement le droit à la politique sert des conclusions opposées sans que l’on sache toujours si ces deux termes renvoient à une simple distinction entre organes ou plutôt à une distinction entre deux manières de prendre une décision. Quelques récentes décisions juridictionnelles relatives au mariage de couple de même sexe offrent un aperçu intéressant sur la diversité des manières de placer le curseur entre la décision du juge et celle du législateur selon les cultures constitutionnelles. La Cour suprême indienne dans sa décision du 11 décembre 2013 renverse le jugement rendu quatre ans auparavant par la Haute Cour de Delhi qui censurait la disposition législative pénalisant les rapports entre couples de même sexe. Dans son jugement, la Cour fixe certaines directives destinées à cadrer le contrôle de constitutionnalité pour mieux préserver le rôle du législateur ; elle retient non seulement l’existence d’une « présomption de constitutionnalité » entourant les lois du Parlement mais aussi le principe de « self restraint » afin de réserver l’hypothèse d’une annulation de la loi à un dernier recours. Dans un sens similaire, la décision de la Haute Cour Australienne du 12 décembre 2013 invalide la loi autorisant le mariage des couples de même sexe (Marriage Equality Act) adoptée par le Territoire de la Capitale Australienne (Australian Capitole Territory) et invoque la compétence exclusive du législateur fédéral. En circonscrivant son raisonnement dans un strict rapport d’adéquation de la loi du Territoire à la loi fédérale, elle se place sur l’unique terrain de la séparation verticale des pouvoirs, et non sur celui de l’interprétation des droits. À l’inverse, la Cour constitutionnelle sud-africaine dans sa décision du 1er décembre 2005 invalide la loi réservant le mariage aux unions entre un homme et une femme en se fondant sur les principes constitutionnels d’égalité et de dignité humaine. Cependant, plutôt que de prononcer une censure à effet immédiat, la Cour diffère le jugement d’une année, afin de laisser le temps au législateur d’intervenir, ce qu’il fit lors du Civil Union Act de 2006. De manière plus engagée, la Cour suprême du Canada, saisie de la proposition de loi concernant le mariage des couples de même sexe, retient la compétence du législateur fédéral et considère la proposition conforme à la Charte des droits et libertés. Observant l’indétermination constitutionnelle de la question du mariage homosexuel, la Cour défend une interprétation évolutive de la Constitution, à l’image d’un « arbre vivant » (living tree), afin de l’adapter aux réalités nouvelles. Enfin, en France, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 17 mai 2013 relative à la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe refuse de consacrer un principe fondamental reconnu par les lois de la république qui limiterait le mariage à l’union d’un homme et d’une femme et invoque la liberté d’appréciation du législateur. Qu’elles maintiennent le statu quo, qu’elles consacrent une interprétation évolutive ou qu’elles oscillent entre interprétation des droits et déférence envers l’appréciation du législateur, ces récentes décisions de justice révèlent différentes conceptions de l’espace qui doit être laissé à la décision politique sur une question de société impliquant les droits et libertés.
La modélisation contemporaine des formes de judicial review se nourrit précisément de cette question des rapports entre la décision du législateur et la décision juridictionnelle. Diffusée dans la doctrine américaine et anglo-saxonne depuis une vingtaine d’années, cette modélisation tire les conséquences du développement récent d’une protection renforcée des droits, à la fin du XXe siècle, principalement dans les systèmes issus du Commonwealth. Celle-ci se manifeste à travers l’adoption d’un Bill of Rights assorti d’un mécanisme permettant au législateur d’imposer en dernier lieu son interprétation en matière de protection des droits. Présentée sous une terminologie variée, cette forme « faible » du contrôle de constitutionnalité, ou ce « nouveau modèle du Commonwealth », appelé aussi « dialogique », « parlementaire », ou « interprétatif », ou encore ce « quasi-constitutionnalisme » (notwhithstanding constitutionalism), constituerait une voie médiane entre le modèle du « constitutionnalisme juridique » (legal constitutionnalism) et celui du « constitutionnalisme politique » (political constitutionalism). Ces deux modèles sont traditionnellement exposés sous la forme d’une opposition théorique et géographique. Le constitutionnalisme politique, d’origine britannique, repose, en l’absence de constitution écrite, sur le principe de souveraineté du législateur qui lui permet de revenir à tout moment sur une législation passée (implied repeal). En rejetant toute emprise du passé sur le présent, telle une « main morte » (dead hand) constitutionnelle fût-elle composée de principes de justice, ce modèle pense la régulation du politique autrement que dans une normativité constitutionnelle écrite. À l’inverse, le modèle américain de constitutionnalisme « juridique » (legal constitutionnalism), fondé sur le principe de suprématie politique et normative de la constitution écrite, prévoit un système de garantie des droits qui repose essentiellement sur les Cours de justice. En se référant à un moment de la fondation constitutionnelle, cette approche s’accommode mal de la « difficulté contre-majoritaire », expression rendue célèbre par Bickel, selon laquelle le principe du judicial review affecterait la volonté de la majorité démocratiquement élue. Cette opposition théorique et géographique entre deux formes de constitutionnalisme manque, nul ne le conteste, de nuances. D’une part, le succès des doctrines du popular constitutionalism, du departementalism ou du dualisme constitutionnel offrent un récit différent de la culture constitutionnelle américaine et tendent à minorer l’importance du rôle du juge dans la protection des droits et dans l’évolution de la constitution. D’autre part, la culture britannique s’écarte d’une vision simpliste d’un constitutionnalisme « non écrit » qui serait entièrement aux prises du législateur : elle maintient l’idée de permanence constitutionnelle que l’on pense à l’ « entrenchment » constitutionnel par le biais de l’abrogation expresse ou de la vision historique du common law façonnant dans la continuité le socle des droits reconnus par le Parlement. Le développement d’une doctrine du common law constitutionalism n’est qu’une illustration de cette attention portée au domaine constitutionnel, renforcée depuis l’adoption récente du Human Rights Act de 1998. En dépit de ces critiques et désaccords légitimes, cette opposition binaire entre constitutionnalisme politique et constitutionnalisme juridique est bien ancrée dans la doctrine — du moins la doctrine américaine et anglo-saxonne — et, à cet égard, le dévoilement d’une troisième voie de « constitutionnalisme faible », empruntant à la fois au modèle de la suprématie judiciaire et à celui de la souveraineté du parlement contribue à la maintenir intacte.
Cette troisième voie du constitutionnalisme possède par ailleurs une certaine homogénéité culturelle, puisqu’il s’agit essentiellement des États issus du Commonwealth britannique ayant récemment adopté un Bill of Rights assurant un contrôle atypique des droits et libertés. Il s’agit d’abord du Bill of Rights Act de 1960 adopté au Canada (CBOR), qui constituerait la première traduction historique de ce nouveau modèle même si le mécanisme prévu a été plus tard remplacé par la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, de valeur constitutionnelle. L’autre vague de déclaration des droits concerne le New Zealand Bill of Rights Act (NZBRA) de 1990, le Human Rights Act (HRA) de 1998 au Royaume-Uni, l’Australian Capitole Territory Human rights Act de 2004 (ACTHRA), la Victorian Charter of Human Rights and Responsabilities Act de 2006 (VCHRR). Ces nouveaux mécanismes auraient en commun un héritage, celui du constitutionnalisme politique fondé sur la souveraineté du législateur ; ils fonctionneraient selon des modalités similaires, en prévoyant, en amont de la décision juridictionnelle, la mise en œuvre d’un contrôle politique (political review) et, en aval, un processus laissant le « dernier mot » aux organes politiques. L’illustration la plus emblématique d’un tel mécanisme consiste dans la clause de renversement (notwithstanding clause) prévue par la section 33 de la Charte canadienne des droits et libertés qui autorise le Parlement à contourner expressément certaines dispositions de la Charte. Ce constitutionnalisme « médian » prétend de cette manière renouveler et dépasser la modélisation binaire entre suprématie judiciaire et souveraineté du législateur, afin de prendre en compte ces évolutions contemporaines.
Originale, cette modélisation tripartite l’est sans nul doute si on la compare avec la classification traditionnelle opposant les modèles kelsénien et américain systématisée par Favoreu et largement reprise par la doctrine. Outre le fait qu’elle rompt avec la logique binaire des modèles, elle contient au moins deux atouts qui enrichissent le débat autour du judicial review. En premier lieu, cette modélisation prend ses distances vis-à -vis d’une vision trop normative du constitutionnalisme qui serait cantonné aux systèmes dans lesquels existe un contrôle de constitutionnalité de la loi conçu essentiellement comme un conflit entre normes de niveaux hiérarchiques distincts. Loin d’être ainsi amputé, le constitutionnalisme dont il est question englobe d’autres formes de garantie des droits faisant intervenir les organes politiques. Cette modélisation rappelle ainsi que le constitutionnalisme ne naît pas avec les révolutions française et américaine, qui n’en sont qu’une concrétisation écrite, mais est déjà contenu dans l’« esprit coutumier » des constitutions non écrites et spécialement de la constitution britannique. Le mot « constitutionnel » doit donc se comprendre en le détachant de son support écrit et normatif : il renvoie aux modes de limitation du pouvoir et aux droits garantis. L’intégration des systèmes de common law est en soi intéressante pour le constitutionnaliste puisqu’elle privilégie le langage des droits et de leur garantie sur le langage des normes et de leur conflit.
En second lieu, le critère principal retenu pour distinguer les modèles faible et fort de constitutionnalisme est relativement inédit : en se fondant sur la participation des organes politiques au contrôle de constitutionnalité, il atténue les frontières qui devaient isoler le monde du « vrai » droit dans lequel les Cours devaient être cantonnées. Certes la question du rôle joué par le politique n’est-elle pas totalement absente de la classification traditionnelle entre modèle européen et américain mais elle s’avère traitée à travers deux problématiques particulières. La première met en question l’indépendance des Cours constitutionnelles vis-à -vis du pouvoir politique, au regard notamment du mode de nomination des juges constitutionnel par le pouvoir politique et de l’influence que cette nomination peut avoir sur le contenu des décisions. La seconde place l’interrogation sur la nature même de l’institution du Conseil constitutionnel français : on opposait par exemple à la thèse « politique » qui, en raison du caractère a priori du contrôle de constitutionnalité, faisait du Conseil une troisième chambre mêlée aux débats politiques, la thèse « juridictionnelle » ; les partisans opposaient à la première thèse la présence de caractères « objectifs » des juridictions et notamment l’effet erga omnes des décisions du Conseil constitutionnel. Les termes de ce débat relativement datés aujourd’hui semblent recentrés autour de la question spécifique de l’interprétation de la constitution. Dans les deux cas, la place du politique est traitée de manière négative : il s’agit de s’assurer de la dimension juridictionnelle et non politique du contrôle de constitutionnalité. Le désintérêt pour un critère fondé sur le poids accordé à la décision politique n’est pas étonnant à une époque où la troisième voie, le mode faible de contrôle de constitutionnalité, n’avait pas encore déployé ses effets. Ce n’est sans doute pas la raison principale de l’ancrage de cette modélisation classique dans la doctrine constitutionnelle, qui se révèle moins temporelle qu’idéologique. Un enjeu déjà relevé de cette modélisation duale consistait, en incitant sur la diffusion du modèle européen, à fonder la juridiction constitutionnelle pour mieux « saisir le politique », effaçant en même temps les réminiscences d’un gardien schmittien de la constitution. Considérer le concours des organes politiques à la justice constitutionnelle devait donc naturellement susciter quelques dissonances. À contre-courant, l’utilisation d’un critère tiré de l’association des organes politiques au contrôle de constitutionnalité rénove la réflexion en élargissant le paysage institutionnel au sein duquel les questions de droits peuvent émerger et rompt avec la conception (trop) fortement ancrée d’une prétendue étanchéité entre le monde du droit et celui du politique. Le professeur Olivier Jouanjan suggère ainsi le dépassement de la classification traditionnelle entre modèles américain et kelsénien et propose une analyse « des interactions » qui « ne se bornerait pas à l’examen des procédures de nomination mais devrait s’étendre à l’ensemble des réactions réciproques autorisées par le système constitutionnel ». Aussi considérait-il que « le prix à payer serait de se départir d’une classification binaire mais trop simple entre « modèle américain » et « modèle européen » qui, par trop, marque à tout le moins et non sans effets, la doctrine française ». La question d’une importation dans la doctrine française d’une telle modélisation mérite d’être posée. C’est chose faite avec la présentation tripartite qui offre une vision largement institutionnelle de la justice constitutionnelle et associe tous les acteurs dont la décision est susceptible de peser sur la garantie des droits.
Adopter un nouveau critère de modélisation est une occasion de mettre à plat les découpages antérieurs d’un objet et donc de produire de nouvelles représentations de celui-ci. De ce point de vue, la persistance d’un intérêt pour le procédé des modélisations réside sans doute moins dans les modèles en eux-mêmes que dans le choix du (ou des) critère(s) qui permet(tent) de les dégager. Il n’est pas inutile de rappeler certaines considérations de méthode afin d’évaluer ce que devrait être une « bonne » modélisation ou de manière négative — et c’est souvent par là que l’on commence — ce qu’elle ne devrait pas être. La distinction entre classification et modèle n’est pas fondée, comme l’emploi de ces termes pourrait le laisser penser, sur les fonctions discursives : la classification aurait une fonction descriptive alors que la modélisation aurait une fonction prescriptive en cherchant à reproduire dans la réalité un modèle préétabli. Ces deux termes peuvent donc être utilisés de manière similaire : il s’agit d’isoler, dans les deux cas, des classes ou des modèles, des « idéaux-types », conçus comme des « moyens de la connaissance ». Écartant toute démarche essentialiste, la classification s’apparente à un « système d’ordre » : il ne s’agit plus de reproduire ou d’extraire des « traits réels » d’un modèle qui existerait a priori mais de décider de la sélection de certains traits distinctifs. Le problème, qui ne s’éteint pas avec le choix d’une démarche stipulative, est déplacé au niveau de l’évaluation du choix de ce critère de classification. Afin d’écarter des propositions de classification trop frivoles, on a recours à certaines notions, elles-mêmes assez évasives, comme celles de « pouvoir explicatif réel », d’« utilité », de « valeur heuristique », de « valeur scientifique », de « valeur logique », on recherche parfois un « intérêt intellectuel ou de connaissance », ou un intérêt « pédagogique ». Trois angles d’évaluation peuvent être distingués. Le premier réside dans la dimension opératoire du critère classification. Le critère retenu doit permettre d’identifier facilement les systèmes juridiques à partir d’un support empirique. La modélisation doit également permettre de répertorier les systèmes juridiques avec une certaine systématicité, selon un « principe de cohérence » lequel implique par exemple le non chevauchement des classes. Le deuxième niveau d’évaluation, plus subjectif, relève de ce qu’on pourrait appeler la raison du critère de classification. Selon Eisenmann une classification doit « apprendre ou révéler quelque chose d’important, concernant les objets classifiés ; elle doit mettre en lumière au moins une vue, un trait, un fait qui compte ». Une modélisation peut tout à fait servir son auteur, désormais en mesure de défendre sur un plan normatif l’un des modèles proposés. Cette utilisation normative n’est pas en soi dirimante, à condition qu’elle ne fausse pas l’aspect opératoire du critère retenu. Le troisième niveau d’évaluation, plus particulièrement intéressant, concerne l’aspect interne ou externe de la modélisation selon son degré d’imprégnation du langage et des représentations communes à une culture constitutionnelle. D’un côté, un positionnement strictement externe du critère a l’avantage d’englober un ensemble plus large et plus systématique des systèmes juridiques. D’un autre côté, une classification trop abstraite détachée du langage et des concepts utilisés par les systèmes juridiques risque à son tour de perdre de son intérêt explicatif. Entre une logique trop externe, dont l’intérêt explicatif risque de pâtir du détachement par rapport au langage du pouvoir et une logique trop interne sujette à l’« ethnocentrisme », la balance est délicate. C’est sans doute sur ce dernier terrain que la modélisation entre les formes faible et forte de constitutionnalisme pose le plus de difficulté.
La modélisation alternative de la justice constitutionnelle poursuit principalement deux objectifs. Le premier est purement explicatif, il vise à décrire trois modes de justice constitutionnelle selon le degré d’association des organes politiques à la protection des droits. Le second apparaît normatif : il s’agit de défendre l’intérêt de ce troisième modèle de constitutionnalisme au regard de l’idée démocratique et de la garantie des droits. Ces deux thèses sont présentées de manière séparée. Toutefois, la manière de penser le mot « politique » dans l’établissement de ce critère de modélisation oscille : il renvoie parfois à un critère de modélisation externe fondé sur la participation formelle des organes politiques à la garantie des droits, parfois à une conception plutôt interne supposée refléter une certaine culture constitutionnelle. Cette ambiguïté du critère fondé sur le rôle accordé aux organes politiques fait à la fois tout l’intérêt et la fragilité de cette nouvelle modélisation. Fragilité parce que les auteurs alternent entre formalisme et réception culturelle d’un modèle ; intérêt néanmoins parce qu’en proposant un tel critère de modélisation de la justice constitutionnelle, ce nouveau discours attire l’attention sur la porosité des prétendues frontières qui séparent les mondes politique et juridique. Il convient de distinguer la dimension formelle de cette modélisation qui repose sur une lecture ambigüe du critère tiré de l’association des organes politiques (I) pour montrer qu’elle se comprend davantage sous l’angle culturel des diverses conceptions du constitutionnalisme (II).
I. Le critère formel du « dernier mot » des organes politiques
Le critère d’une classification doit reposer sur un élément empiriquement identifiable : le support formé par la présence d’actes de langages matérialisés dans des textes est sans aucun doute un atout précieux si on le compare à celui du comportement des acteurs puisqu’ils ont l’avantage de la fixité. Ceci explique que les classifications y ont plus souvent recours comme le montre la modélisation classique entre les modèles américain et européen. Les distinctions entre les contrôles abstrait et concret, a posteriori et a priori, par voie d’action et par voie d’exception ou celle entre les concepts de Cour constitutionnelle et de Cour suprême, reposent essentiellement sur des éléments formels et procéduraux. La prise en compte de la pratique concrète de ces systèmes n’intervient qu’en deuxième lecture pour nuancer cette modélisation. Aussi la doctrine remarque-t-elle que la dimension abstraite du contrôle de constitutionnalité perd de sa substance lorsque la dénommée Cour constitutionnelle intervient au moment d’un procès vis-à -vis duquel elle ne peut être totalement détachée ou défend sa ressemblance avec des Cours suprêmes. Cette mise en pratique des mécanismes de justice constitutionnelle est susceptible d’affecter considérablement la pertinence de la modélisation retenue.
Le critère de la participation des organes politiques repose, également, essentiellement sur les textes. Il s’agit de prendre en compte les nouveaux mécanismes introduit à la fin du XXe siècle dans certains systèmes issus du Commonwealth qui prévoient un contrôle juridictionnel des droits tout en laissant le législateur maître de son interprétation définitive. La notion de politique est conçue de manière organique et formelle. Organique car il s’agit des organes politiques différenciés par leur mandat de représentation et les règles de la responsabilité politique. Formelle parce que le concours des acteurs politiques à la justice constitutionnelle est conçu à travers le mécanisme permettant au législateur d’imposer son interprétation contre celle des Cours. S’il permet à première vue de distinguer efficacement les différents modèles (A), ce critère peut voir son caractère opératoire discuté. Il contient en effet une certaine ambiguïté en jouant sur une lecture à la fois textuelle et concrète de ces mécanismes (B).
A. Un support textuel
Le troisième modèle de constitutionnalisme, ou « quasi-constitutionnalisme », emprunte au principe de souveraineté du législateur tout en adoptant un certain mode de juridictionnalisation des droits. Plusieurs manières de formaliser un critère de distinction ont été proposées. Certains insistent davantage sur l’aspect « faible » du contrôle juridictionnel (weak form judicial review) et taisent l’existence d’un contrôle politique antérieure à l’adoption de la loi. M. Tushnet isole par exemple le mode faible du contrôle de constitutionnalité pour le distinguer du courant du « départementalisme » qui restreint le champ des domaines dans lesquels l’interprétation par la Cour Suprême s’impose. Selon lui, la caractéristique principale de ce mode « faible » n’est pas liée au domaine concerné par le judicial review puisque les Cours ont la possibilité de contrôler toutes les lois au regard de la constitution, mais dans la possibilité offerte au législateur de remettre en cause la décision du juge. Il utilise à d’autres occasions l’expression de modèle « dialogique » à propos du contrôle de constitutionnalité (dialogic judicial review), ce qui renvoie à deux éléments : l’un, substantiel, consiste dans la possibilité générale offerte au législateur de prévoir des limites aux droits si elles sont justifiées par les exigences démocratiques ; l’autre, procédural, permet au législateur de renverser une décision de justice. Ce mode dialogique serait une manière de rendre « effective » l’interprétation raisonnable du législateur au terme d’un dialogue institutionnel. D’autres auteurs insistent pour leur part sur la dimension parlementaire ou interprétative de ce troisième modèle, ce qui selon S. Gardbaum ne permettrait pas d’englober les systèmes dans lesquels le Bill of rights a une valeur constitutionnelle et échappe à la souveraineté du Parlement. En dépit de l’expression retenue de « commonwealth constitutionalism », la modélisation de S. Gardbaum se présente comme détachée de toutes considérations historiques ou politiques. Elle a simplement vocation à rendre compte d’un héritage commun : le principe de souveraineté du Parlement, selon lequel celui-ci ne peut se lier pour l’avenir et peut à tout moment abroger et modifier les lois (implied repeal).
L’ouvrage de ce même auteur The New Commonwealth Model of Constitutionalism formalise sans doute au plus haut degré les caractéristiques de ce troisième modèle. Dans l’esprit de fonder une classification opératoire, l’auteur retient quatre traits distinctifs. En premier lieu, la déclaration des droits doit être codifiée dans un acte écrit, peu importe sa source formelle, qu’il s’agisse d’un acte du Parlement (cas du HRA, de l’ACTHRA, de la VCHRR, du NZBORA) ou d’une loi constitutionnelle (cas de la Charte Canadienne). Cet aspect distingue la consécration « juridique », propre au nouveau modèle, d’une consécration qui serait essentiellement morale ou politique, voire même historique. En deuxième lieu, il doit exister un mécanisme de contrôle politique de la garantie des droits (political review), obligatoire et intervenant avant l’adoption de la loi. En troisième lieu, l’existence d’un contrôle faible exercé par les Cours leur permettrait de confronter la loi aux droits garantis par la déclaration des droits. Enfin, en quatrième lieu, les organes politiques auraient la possibilité d’avoir le dernier mot sur la décision juridictionnelle en imposant leur propre interprétation et leur propre conception des droits. Le professeur S. Gardbaum en conclut que la première caractéristique (consécration écrite des droits) et la troisième (contrôle de constitutionnalité « faible » de la loi par un juge) isolent ce troisième modèle de celui fondé sur le principe de souveraineté du parlement, tandis que la quatrième (dernier mot du politique) le différencie des systèmes de suprématie du juge.
Cette formalisation qui consiste globalement à distinguer deux phases, l’une de contrôle politique en amont de l’adoption de la loi et l’autre de contrôle juridictionnel « faible », sous la réserve du dernier mot du législateur ; elle conduit l’auteur à retenir cinq systèmes juridiques (la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, le Canada, le Territoire de la Capitale australienne, l’État de Victoria en Australie). Au cours de la première phase, strictement politique, différentes autorités interviennent dont la mission est de justifier la compatibilité du projet de loi avec le Bill of Rights et d’orienter ainsi la réflexion autour de la garantie des droits qui aura lieu au cours de la procédure législative. Au Canada, le ministre fédéral de la Justice doit examiner les projets de l’exécutif introduits au Parlement. Si certaines dispositions sont en inadéquation (inconsistent) avec la Charte, il doit établir un rapport auprès de la Chambre des communes. L’Attorney General en Nouvelle-Zélande est la principale autorité ayant compétence en vue de vérifier la compatibilité du projet avec les droits protégés ; il doit établir un rapport mentionnant les incompatibilités potentielles. La section 19 du HRA prévoit pour sa part un système précis et renforcé de contrôle politique : le ministre en charge du projet de loi doit dans tous les cas établir une déclaration sur sa compatibilité avec la Convention avant la seconde lecture. Le rôle joué par le Joint Committee of Human Rights, organe spécialisé dans la protection des droits, indépendant des gouvernants et composé à parité des membres des deux Chambres, produit une lecture juridique du projet au regard des droits consacrés. Enfin en Australie, les ACTHRA et VCHRR donnent également compétence à l’Attorney General pour établir des déclarations relatives à l’adéquation du projet avec les droits protégés (consistence). Le projet doit d’ailleurs être examiné par un comité permanent qui établit des rapports sur les points soulevés en matière de protection des droits. Le VCHRR se singularise en prévoyant la possibilité d’une déclaration de contournement (override declaration) du Parlement qui ne peut être utilisée que dans des « circonstances exceptionnelles ». En permettant aux représentants politiques et à divers comités d’engager avant l’adoption de la loi un débat public autour de la garantie des droits, ces mécanismes assurent un contrôle au sein des organes politiques avant même l’adoption de la loi et l’intervention des Cours. Qualifiée de formalisée, d’obligatoire et de systématique, cette phase politique du contrôle du respect des droits serait spécifique aux formes faibles de constitutionnalisme.
Au cours de la seconde phase, la forme faible du judicial review associe l’intervention du juge et celle du législateur disposant du monopole du « dernier mot ». S. Gardbaum distingue trois variantes possibles. La première est sans doute la plus spectaculaire parce qu’elle associe d’un côté un système reposant sur la suprématie de la constitution écrite, dans lequel le juge a le pouvoir d’invalider un loi en cas de non-conformité avec la Constitution et, d’un autre côté, un mécanisme assurant au législateur le dernier mot ; celui-ci reste en mesure d’adopter une loi qui neutralise explicitement une disposition de la Charte. Ce mécanisme de renversement (notwithstanding mecanism) est une invention du Canada apparue pour la première fois dans le Bill of Rights (CBOR) de 1960 dans sa section 2 et repris à la section 33 de la Charte de 1982. Il permet au législateur, dans l’hypothèse où la Cour Suprême du Canada invalide une loi, d’utiliser cette clause par un vote à la majorité, déclarant que la loi doit s’appliquer « nonobstant » (notwhithstanding) la ou les dispositions de la Charte. Cette déclaration ne dure que cinq ans mais peut être reformulée indéfiniment. La deuxième variante se distingue nettement du cas canadien parce que les Cours ne peuvent invalider ou priver d’effet la loi. Elle confère aux Cours deux types de pouvoir. Le premier leur permet de déclarer une incompatibilité entre la loi et la constitution. En ce sens, d’après la section 4 du Human Rights Act de 1998, les « déclarations d’incompatibilité » que peut prononcer la Cour lorsqu’une loi ne peut être interprétée de manière conforme au Human Right Act sont sans effet sur la loi en vigueur. De façon similaire l’ACTHRA et le VHRR ne confèrent aucun pouvoir judiciaire d’invalidation de la loi : ces déclarations d’inadéquation ou d’incompatibilité (Declaration of inconsistence [VCHRR] ou declaration of incompatibility [ACTHRA]) appellent une réponse de l’Attorney General adressée à la législature et au ministre responsable dans les six mois suivant la déclaration d’incompatibilité. En plus de pouvoir déclarer des incompatibilités, les Cours disposent d’un second pouvoir : la faculté d’interpréter la loi de manière cohérente (consistent) avec les droits consacrés. Selon la troisième variante, les Cours n’ont qu’un pouvoir d’interprétation et non de déclaration d’incompatibilité. Le Bill of Rights Act de 1990 adopté en Nouvelle-Zélande ne prévoit pas de tel mécanisme de déclaration : les Cours ne peuvent invalider la loi, ni empêcher son application même dans l’hypothèse d’une inadéquation (inconsistence) avec le NZBORA. Ainsi, la section 6 confère aux juridictions un pouvoir d’interprétation conforme dans la mesure où elle est possible : dans le cas contraire, elles sont contraintes d’appliquer la loi. La Déclaration n’a donc qu’une valeur « interprétative ». Selon des modalités variées, cette seconde phase juridictionnalisée associe un contrôle plus ou moins poussé du juge (pouvoir d’invalidation, de déclaration d’incompatibilité, d’interprétation conforme) au dernier mot du législateur (utilisation de la clause de contournement de la Charte, ou maintien de la loi).
L’auteur retient donc un critère principalement « externe » de l’association des organes politiques qui est détaché des contextes historiques et culturels. Il admet ainsi qu’un système bascule d’un modèle à un autre. Cette classification paraît opératoire : d’une part le critère repose sur un support empirique identifiable constitué par les textes organisant ces divers mécanismes et, d’autre part, les trois modèles dégagés ne sont pas enchevêtrés. Tout au plus peut-on remarquer une distinction de degré à l’intérieur de ce troisième modèle : au plus haut degré de juridictionnalisation figure le système canadien et au plus bas celui de la Nouvelle-Zélande. En dépit de cette formalisation poussée, la mise en œuvre de ce critère demeure fragile puisqu’elle alterne entre une lecture formelle et une lecture concrète des mécanismes de justice constitutionnelle.
B. Un critère fluctuant
Il n’est pas anodin que l’on trouve une certaine ambiguïté autour de la notion de « dernier mot » des organes politiques. En effet, S. Gardbaum utilise tantôt des arguments textuels tantôt des arguments pratiques. Il rejette par exemple l’argument tiré de la pratique du faible usage de la section 33, selon lequel le système canadien serait, dans les faits, plus proche du modèle de suprématie judiciaire. Ainsi, la possibilité, formelle, de recourir à la section 33 de la Charte suffit à considérer que ce système fait partie du troisième modèle. Dans le même sens, l’auteur refuse de faire basculer des systèmes juridiques réputés appartenir au modèle de suprématie judiciaire dans le nouveau modèle au motif que les juridictions seraient de facto très prudentes et déférentes envers les objectifs du législateur. En ce sens écrit-il : « Le fait qu’en pratique […] les législatures aient le dernier mot dans ces systèmes ne signifie pas qu’elles aient adopté le nouveau modèle et sa forme spécifique de contrôle de constitutionnalité, même si cela suggère de manière significative qu’elles ont une forme de judicial review bien plus faible que par exemple le cas allemand. Autrement dit, la déférence et l’autolimitation dans le cadre du modèle fort de judicial review n’est pas la même chose que le pouvoir législatif du dernier mot qui est un critère du nouveau modèle ». Ce « dernier mot » est donc conçu de manière strictement formelle : il appartient à celui dont l’interprétation peut, en vertu des textes, contrecarrer une décision juridictionnelle. Pourtant, dans un raisonnement opposé, l’auteur se fonde sur la pratique des Cours dans les systèmes juridiques néo-zélandais et britannique, qui ont largement déployé leurs possibilités d’interprétation, pour rejeter l’assimilation de ces derniers au modèle de souveraineté parlementaire. Puisque la pratique est également prise en compte, le critère paraît fluctuant.
Il est en effet envisageable d’avoir une vision plus large et nuancée des systèmes juridiques appartenant à ce troisième modèle et qui dépasserait ceux issus du Commonwealth. La première phase relative au contrôle politique trouve une echo dans d’autres systèmes juridiques. Il suffit de rappeler l’existence, en France, de la motion de procédure consistant à soulever, au cours de la procédure législative, une exception d’irrecevabilité dont l’objet est précisément de « faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelle », même si son usage en pratique est très limité. Plus intéressant encore, l’avis obligatoire du Conseil d’État sur les projets de loi — et facultatif depuis 2008 pour les propositions de loi — n’est-il pas une manière d’associer au politique un organe consultatif afin de garantir en amont le respect de la constitution ? Plutôt qu’une approche centrée sur l’existence formelle d’un mécanisme de contrôle, il conviendrait de prendre en compte d’autres éléments ordinaires de la procédure législative, comme le rôle des commissions, la place donnée à la représentation des divers intérêts et des minorités ou la manière dont le débat est régulé, afin d’avoir une vision plus réaliste du poids laissé à la discussion autour du respect des droits. En outre, l’existence d’un mécanisme particulier en amont de l’adoption de la loi ne présage pas de l’efficacité du contrôle politique. Le cas de la Nouvelle-Zélande montre que les rapports d’incompatibilité émis par l’Attorney General, reprennent le plus souvent les précédents judiciaires (et relèvent donc d’une rationalité juridictionnelle), mais sont rarement pris en compte par le législateur. L’aspect formel et organique de la participation du politique ne dit que peu de chose sur l’efficacité d’un contrôle « politique » en matière de protection des droits.
La dernière phase relative au « dernier mot » du politique suscite encore davantage d’étonnement lorsqu’elle permet d’écarter certains systèmes juridiques sans raisons suffisantes. Il existe une double ambiguïté dans l’expression du « dernier mot ». La première ambiguïté que l’on observe tient à la distinction que l’on peut établir entre une approche « formelle » ou une approche « concrète » du dernier mot. Le dernier mot peut être dit « formel » lorsqu’il porte sur le même acte : le législateur a le dernier mot formel quand la loi s’impose en dernier lieu, qu’il fasse usage d’une clause de renversement (notwhithstanding clause) ou qu’il s’abstienne de toute action. Il peut être dit « concret » lorsqu’il porte sur l’interprétation qui s’impose dans les faits, peu importe le changement du support formel de cette interprétation, lequel peut consister en la production d’un nouvel acte de même nature, par exemple une autre loi, ou d’un acte de nature différente, par exemple une loi constitutionnelle. S. Gardbaum reconnaît avoir modifié son opinion pour finalement admettre que l’utilisation des amendements constitutionnels peut également correspondre à un « dernier mot » des organes politiques. Il s’agit bien alors d’un dernier mot « concret » du fait de l’intervention d’un nouvel acte destiné à imposer une interprétation particulière. Cette théorie, connue sous le nom de « lit de justice », selon la formule célèbre du doyen Vedel, offre aux organes politiques un moyen de passer outre une décision juridictionnelle en s’engageant dans la voie de la révision constitutionnelle. Si la rigidité particulière de certaines procédures de révision, à l’image de l’article V de la Constitution américaine, affecte leur probabilité, cette technique demeure pratiquée comme en Autriche ou, de manière assez ponctuelle, en France. Il suffit de mentionner les deux « lits de justice » ayant entraîné l’intervention du pouvoir de révision en 1999 et en 2008 dans le but de passer outre l’interprétation restrictive du Conseil constitutionnel à propos du principe de parité. Mais les révisions constitutionnelles ne sont pas les seules manières de dépasser une décision de justice. La nouvelle adoption de la loi, dans des termes pratiquement identiques à celle qui a été invalidée, est une manière, bien que controversée, d’imposer un dernier mot « concret ». Cette forme de résistance législative, que l’on appelle au Canada les « legislative sequels », permet au parlement de réaffirmer son engagement. Certes, ces « suites législatives » peuvent-elles être à nouveau invalidées par le juge constitutionnel, mais on peut sans peine imaginer que la résistance du législateur contribue à façonner un dernier mot. Et il n’est pas certain, comme semble le soulever S. Gardbaum que l’usage de la section 33 au Canada, par laquelle le législateur assume explicitement la contrariété de la législation aux droits consacrés par la Charte, soit plus « simple » que le passage par les legislative sequels. Admettre ouvertement que la loi doit passer nonobstant les dispositions de la Charte est sans doute politiquement plus délicat que de confirmer un engagement politique en édictant à nouveau la loi. Les ressources permettant d’imposer la volonté du législateur ne s’arrêtent pas là si l’on s’intéresse aux moyens de contrainte autorisés par la constitution. Le court packing plan de Roosevelt qui menaçait d’augmenter le nombre de juges siégeant à la Cour Suprême, n’avait-il pas précisément pour objectif de passer outre son veto sur le premier New Deal ? La variété de ces moyens constitutionnels de défiance — on pourrait également penser à l’impeachment comme engagement d’une « responsabilité constitutionnelle » — constituent des moyens d’imposer un dernier mot « concret » surtout quand l’issue du conflit fait intervenir l’expression du suffrage universel au moment d’une réélection ou d’un referendum. Dans l’hypothèse où les moyens du droit seraient insuffisants pour imposer une interprétation politique, des moyens « hors du droit » mais non moins « concrets » pourraient également être envisagés, qu’il s’agisse d’un nouvel acte constituant ou bien, à un degré extrême, d’une guerre, si elle provient d’un conflit d’interprétation comme au moment de la guerre de Sécession. La seule limite à l’expression de ce dernier mot « concret » tient au laps de temps dans lequel il pourrait être exprimé.
La seconde ambiguïté, liée à la première, tient à la distinction que l’on peut établir entre un dernier mot « exprimé » (cas du système canadien) et un dernier mot « silencieux » (cas du système britannique). Il est « exprimé » lorsqu’il fait intervenir activement un acteur. Par exemple, la Charte canadienne prévoit l’intervention expresse du législateur pour utiliser la clause dérogatoire permettant à ce dernier d’imposer son interprétation de la loi. Il est, en revanche, « silencieux » en présence d’un statu quo du législateur qui s’abstient d’intervenir pour corriger la loi déclarée incompatible, celle-ci demeurant alors en vigueur. Ainsi, en cas de déclaration d’incompatibilité, le Parlement britannique – à moins qu’il ne s’agisse d’une intervention de l’exécutif par le biais des remedial order – peut certes décider souverainement d’apporter un amendement à la loi, mais il peut également choisir de ne pas intervenir du tout. La loi serait ainsi maintenue en dépit de la déclaration d’incompatibilité. Dans le premier cas, l’opposition du législateur est exprimée ; dans le second, elle est silencieuse. Or, cette prise en compte du dernier mot « silencieux » pose des difficultés. Dans les systèmes dans lesquels l’opposition doit être exprimée, toute inertie du législateur pourrait être considérée comme une forme d’acceptation tacite. Par conséquent, dans les systèmes juridiques dits de « judicial supremacy » ou de « total constitutionalism », le silence du législateur, qui renonce à contrecarrer une décision de justice par une révision de la constitution, ou par tout autre procédé évoqué précédemment, pourrait de la même manière être considéré comme un dernier mot d’acceptation. Il apporterait dès lors par inertie son aval à la décision juridictionnelle. On retrouve cette même difficulté quand les auteurs mettent en avant un mode « dialogique » de construction du sens entre les institutions. Ce dialogue entre le législateur et le juge est censé rendre compte d’une acceptation réciproque par les institutions, qu’il s’agisse du législateur qui « accepte » une décision de justice ou inversement du juge qui montrerait une « déférence » envers le législateur, par exemple dans le cas d’une seconde lecture juridictionnelle impliquée par les legislative sequels au Canada. Ce recours au dialogue contient la même ambiguïté. Ou bien il repose sur une approche subjective et alors il s’agit de faire parler les silences pour savoir si l’inertie ou le statu quo du législateur signifie l’acceptation volontaire ou au contraire la contrainte d’ordre politique ; ou bien il est objectivé par les formes juridiques, mais alors tout est dialogue à partir du moment où existent des moyens formels, qu’ils soient utilisés ou non, pour imposer « concrètement » une interprétation. Sans doute le recours à la notion de conflit serait-il plus aisément maniable, car le conflit suppose l’opposition manifeste d’au moins deux interprétations constitutionnelles, mais son occurrence dépend des circonstances concrètes et particulières à tout système juridique, indépendantes des formes du contrôle de constitutionnalité. Cette double ambiguïté entre d’une part un dernier mot formel ou concret et d’autre part un dernier mot silencieux ou exprimé atteint l’efficacité opératoire du critère de la modélisation.
Ces incertitudes autour de la participation des organes politiques à la garantie des droits atténuent la pertinence du critère de la modélisation proposée. De ce point de vue, l’auteur manque son objectif puisqu’il ne justifie pas tout à fait la sélection des systèmes juridiques considérés. En mettant de côté la dimension formelle de ce critère de la participation des organes politiques, il est possible d’entrevoir autrement cette modélisation, et c’est sans doute là son intérêt premier. Il n’est alors plus question de dernier mot formellement exprimé mais de cultures du constitutionnalisme selon la place qui est accordée — ou qu’on veut faire accorder — aux acteurs politiques en matière de protection des droits.
II. Une approche culturelle des « constitutionnalismes politiques »
Si l’approche formelle du critère du troisième modèle fondé sur le dernier mot des organes politiques ne permet pas de justifier la sélection des systèmes juridiques issus du Commonwealth, c’est sans doute parce que l’enjeu de la modélisation est ailleurs. Il réside moins dans la recherche de la systématicité formelle que dans le dévoilement et la promotion d’un langage « nouveau » du constitutionnalisme. S. Gardbaum considère lui-même que « les expressions de suprématie législative et juridictionnelle décrivent ainsi non seulement quelle institution a le dernier mot sur toute question constitutionnelle, mais aussi quelle est l’institution à laquelle doivent être confiée (entrusted) les tâches de déclarer et protéger les droits et libertés des citoyens ». Il ne s’agit plus alors de dernier mot formel, mais de confiance envers une institution en matière de protection des droits. Cette considération appelle une approche interne de la modélisation : elle ne doit pas tant chercher à formaliser l’expression du politique qu’à dévoiler et faire connaître une certaine culture constitutionnelle. Celle-ci peut être définie comme le mode d’« appropriation » de la constitution par « ceux qui font vivre les institutions (politiques et administratives) ». Le recours aux textes n’est alors qu’un moyen, nécessairement imparfait, destiné à révéler ces conceptions de la justice constitutionnelle. Ceci explique pourquoi les auteurs prennent en compte à la fois les textes et la pratique des institutions pour dégager des modèles de constitutionnalisme.
La raison de cette modélisation consiste à isoler un certain constitutionnalisme, associant à la décision des Cours les organes politiques, qui, et ce n’est pas anodin, se trouve du même coup valorisé (A). Considéré à partir de l’angle interne de la culture du constitutionnalisme, le modèle dégagé ne permet toutefois pas de regrouper de manière homogène les différents systèmes qui lui sont rattachés (B).
A. La valorisation d’un constitutionnalisme « médian »
Le choix d’un critère de modélisation dépend de ce que l’on veut expliquer et mettre en avant, ce que l’on a précédemment appelé sa « raison ». Cette modélisation du constitutionnalisme veut dire quelque chose des rapports entre droit et politique mais d’un point de vue interne, c’est-à -dire sous l’angle des différentes « doctrines » ou « cultures » du constitutionnalisme qui seraient intégrées par les systèmes juridiques. Et ce n’est pas un hasard si les auteurs donnent en même temps leur propre conception de ces différents modèles, s’engageant le plus souvent en faveur du nouveau.
La forme « médiane » du constitutionnalisme qu’il s’agit de dévoiler doit tout d’abord se comprendre en réaction contre le modèle de suprématie judicaire. De ce point de vue, elle rompt avec la dévalorisation implicite du rôle des acteurs politiques en matière de protection des droits. Dans une culture de suprématie judiciaire, la confiance est donnée au juge – selon la figure dworkinienne d’un Hercule éclairé — pour garantir les droits formalisés dans une constitution écrite et suprême. L’apport du constitutionnalisme politique se situe dans le rejet d’une assimilation, aussi fréquente qu’infondée, entre les organes, politique et juridictionnel, et les missions respectives : celle « politique » serait profondément subjective, et ne serait soumis à d’autre régularité que l’expression de volonté, tandis que celle qui est « juridique » serait davantage objective en cherchant à « dire le droit », compris comme un donné objectif préétabli (peu importe la source de ce donné : sémantique, morale, historique ou de droit naturel). Droit et politique sont dès lors présentés comme deux mondes étanches et connotés : le politique serait soumis aux aléas du pouvoir et de la décision passionnée du peuple ou de ses représentants ; le droit serait le domaine d’un juge guidé par la raison dans un univers de neutralité, dont la modération permettrait la progression du droit. Cette opposition présuppose ainsi le caractère « a-politique » de la fonction judiciaire. C’est contre une telle représentation du juge, quelque peu magnifiée, que se comprend la « résistance » d’une conception valorisant davantage le politique dans la protection des droits.
L’expression de constitutionnalisme politique, qui semble à première vue relever d’un oxymore, envisage donc une protection des droits non juridictionnelle. Elle est fortement liée à la notion doctrinale de « constitution politique », notion plutôt descriptive, qui renvoie à la formation de la constitution elle-même par les acteurs politiques. Le terme « politique » renvoie globalement à trois affirmations. Selon la première, les questions impliquant les droits reposent sur un « désaccord raisonnable » autour de sujets de société et doivent pour cette raison relever des organes politiques. J. Waldron est particulièrement convaincant lorsqu’il écrit qu’on ne peut confondre l’existence d’un engagement envers la protection des droits, et la manière dont on organise leur garantie : « je suis fatigué d’entendre des propos qui dénigrent les opposants du judicial review en les qualifiant de « sceptiques des droits ». Il ajoute que le « présupposé d’un désaccord n’a rien à voir avec une thèse défendant sur le plan méta-éthique le relativisme moral » : il est tout à fait possible de croire en une « vérité » et d’admettre, pratiquement, un désaccord pour l’établir. Le scepticisme envers les droits ne doit pas se confondre avec le scepticisme envers la protection juridictionnelle. Selon lui, le constitutionnalisme repose d’abord sur la présomption d’un consensus minimum autour des valeurs partagées dans une société, consensus qui n’est pas affecté par ces « désaccords raisonnables » qui concernent la protection à accorder à un droit particulier. Il en découle que ces droits ne doivent pas être considérés sous l’angle étriqué de la connaissance des garanties formellement consacrées par les textes. Indéterminés, ces derniers ne permettent pas de connaître l’« unique et bonne solution » à appliquer à un cas concret : ils impliquent un choix qui s’écarte de toute idée de neutralité. Il faut donc « repolitiser » la constitution pour la ramener près du citoyen, autrement dit du domaine du politique. Ce modèle, en replaçant la question de la garantie des droits dans le champ d’action du législateur serait en même temps plus conforme à l’exigence démocratique en neutralisant la critique contre-majoritaire du judicial review. Puisque les questions de droits soulèvent des désaccords, l’enjeu n’est pas de déterminer la bonne solution mais de déterminer la manière dont il convient de réguler ce désaccord.
La deuxième affirmation porte sur l’existence d’une régulation politique de la décision devant le Parlement suivant les règles et contraintes de la représentation et de la responsabilité politique. M. Goldoni retient différents éléments caractérisant cette régulation du jeu politique : d’abord le principe d’égalité politique qui se traduit pas le droit de vote et le pluralisme ; ensuite le principe de la souveraineté du Parlement, ce dernier devant être le lieu de la confrontation des arguments politiques. Il en déduit que le cœur du constitutionnalisme politique réside dans le processus politique ordinaire : la constitution s’écrit au jour le jour (day to day politic), elle s’autorégule sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’expression formalisée d’un constituant originaire. C’est en ce sens que l’on comprend la formule de R. Bellamy selon laquelle le « processus démocratique est la constitution », il est à la fois « constitutionnel » et « constitutif ». Cette « constitution politique » a comme atout sa flexibilité, puisqu’elle s’adapte au gré des besoins nouveaux et que le Parlement n’est pas lié par une quelconque normativité constitutionnelle. Se mouvant au jour le jour, elle n’est « rien de plus et rien de moins que ce qui arrive ».
La troisième affirmation considère une spécificité de la rationalité de la décision politique vis-à -vis de celle prévalant pour la décision juridictionnelle. Cet aspect est sans doute celui qui fait l’objet de plus de discussions. Saisi par le processus politique, la garantie des droits répondrait à une rationalité particulière en termes de valeur et plus satisfaisante que celle qui détermine la décision judiciaire. J. Waldron se montre défavorable à l’utilisation du langage formalisé des droits qui entretient des formules vides de sens et déforme l’importance des questions posées. Les arguments politiques se réfèreraient à des standards distincts des textes et des principes juridiques en faisant appel à d’autres types de discours portant sur les valeurs (la rationalité morale ou la théorie du public choice). Telle est la « doctrine » du constitutionnalisme politique qui serait au cœur des systèmes reposant essentiellement sur la souveraineté du législateur.
Cette approche strictement politique ne serait pas en mesure de comprendre l’adoption récente des Bills of Rights qui reposent sur une culture plus juridictionnalisée du constitutionnalisme politique. Le modèle médian, celui de la troisième voie, partage l’hostilité envers les potentiels excès des Cours à l’égard des choix du législateur. Tout en préservant le dernier mot du législateur, ce modèle se distingue néanmoins d’une conception purement politique en reconnaissant l’intérêt d’un degré de juridictionnalisation d’un Bill of Rights. Plus conforme à ces évolutions en matière de protection des droits, ce modèle médian est également valorisé sur un terrain plus normatif. Contre le risque d’une dilution politique des questions relatives aux droits, S. Gardbaum insiste à la fois sur la formalisation d’un Bill of Rights qui contribue à cristalliser ses enjeux constitutionnels et sur la capacité du juge pour les interpréter. Dans le même sens M. Tushnet éprouve un certain scepticisme quant à la capacité du législateur à traiter ces questions relatives aux droits d’une manière « constitutionnelle ». Le législateur ne serait pas suffisamment armé pour interpréter des textes constitutionnels et des précédents judiciaires, sauf dans l’hypothèse où existent des comités législatifs spécialisés. En matière de droits, l’auteur se montre plutôt favorable à l’utilisation d’un langage juridictionnel fondé sur l’interprétation des textes et sur la recherche des précédents. Par ailleurs, ce modèle offrirait une meilleure garantie des droits sociaux et économiques souvent délaissés par les modes « forts » de judicial review qui paraissent inadaptés. Enfin, à l’encontre d’une conception trop « formelle » de la démocratie, uniquement préoccupée de l’expression du suffrage universel et de la représentation, la reconnaissance d’un contrôle juridictionnel contribuerait à garantir les valeurs inhérentes aux sociétés démocratiques. Deux formes de légitimité, celle reposant sur le lien du suffrage et sur la représentation d’une part et celle fondée sur la permanence de principes garantis par un juge d’autre part, seraient l’objet d’une « conciliation » à travers un dialogue institutionnel. M. Tushnet entrevoit un processus de construction constitutionnelle autour de la signification à apporter à une loi, surtout lorsqu’elle est ancienne, en l’actualisant selon les besoins nouveaux de la société. Ce « dialogue expérimental » insiste moins sur le dernier mot du législateur — variante de S. Gardbaum — que sur celui du peuple en mesure de prendre conscience de ces enjeux et de se prononcer lors des expressions du suffrage universel. Quelles que soient ses déclinaisons, cette voie médiane de constitutionnalisme, entre-deux modèles, serait la plus « modérée » — la dimension « médiane » du modèle est d’ailleurs mise en avant – rhétorique performative – comme un gage de sa modération.
La dimension normative de cette modélisation, parfaitement assumée par les auteurs, ne remet pas en cause en soi son intérêt. Mais elle pourrait déformer la lecture des systèmes juridiques en les homogénéisant parfois à l’excès au sein d’un même modèle culturel. Les traits caractéristiques retenus (le contrôle politique en amont et en aval de la décision des Cours) ne révèlent que très imparfaitement ce qui serait une conception commune de la justice constitutionnelle dans ces systèmes issus du Commonwealth. Ceux-ci laissent place à une certaine diversité et questionnent la possibilité même d’une approche interne et culturelle des modélisations.
B. La variété des cultures constitutionnelles
Le modèle faible de constitutionnalisme est censé refléter un certain « langage de la constitution » considéré comme « structurant », en ce qu’il « forme et oriente la manière dont est comprise la constitution ». Il est pourtant difficile d’identifier un langage homogène au sein des systèmes juridiques rattachés au nouveau modèle. En effet, les raisons ayant conduit à l’adoption d’un Bill of Rights varient largement selon les contextes constitutionnels. Le Canada a peu de chose à partager avec les systèmes fondés sur la souveraineté du Parlement tant la pratique de la justice constitutionnelle le rapproche des cultures de constitutionnalisme écrit. En ce sens, la Charte canadienne, à la suite du rapatriement de la Constitution, forme la première partie de la Constitution. Elle bénéficie de la clause de suprématie résultant de l’article 52 de la Constitution et d’une protection constitutionnelle formalisée par une procédure de révision rigide. Ainsi les droits consacrés qui s’imposent tant au gouvernement fédéral qu’aux provinces (le CBOR de 1960 ne liait que le gouvernement fédéral) sont-ils garantis par la Cour Suprême investie du pouvoir d’invalider la loi. Cette imprégnation d’un constitutionnalisme écrit réduit considérablement le poids de la clause dérogatoire du législateur que consacre la section 33. Utilisée lors de l’affaire controversée liée au statut du Québec, elle est perçue comme un moyen à la fois « archaïque » mais également politiquement coûteux : l’usage d’une clause pour faire valoir ouvertement la contrariété avec la Charte fait figure d’anomalie dans un système où la constitution est considérée comme la loi suprême. La section 33 a donc un impact dérisoire si on la compare avec l’interprétation par la Cour Suprême de la section 1 de la Charte relative aux limites des droits, qui entérine le principe du test de proportionnalité (test de Oakes). Cela explique que de nombreux auteurs s’accordent pour reconnaître que cette forme de constitutionnalisme s’écarte en pratique et en théorie d’une vision « politique » du constitutionnalisme.
Dans d’autres systèmes juridiques, l’adoption d’un Bill of Rights s’accomode d’une constitution non écrite comme en Nouvelle-Zélande ou au Royaume-Uni. Les auteurs divergent à propos de l’existence d’une culture commune de constitutionnalisme. Dans ces deux systèmes juridiques, l’adoption d’un Bill of Rights poursuit un objectif particulier, celui d’intégrer ou de rendre effectives les dispositions d’un traité. En Nouvelle-Zélande, les droits consacrés par le Bill of Rights (le NZBORA) sont essentiellement des droits civils et politiques mais se distinguent néanmoins de ceux consacrés par le Pacte International des Droits Civils et Politique en raison de la spécificité des limites qui peuvent leur être apportées. L’adoption du HRA était, en raison du dualisme des ordres juridiques, nécessaire pour assurer la justiciabilité en droit interne britannique des droits consacrés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans ses articles 2 à 12 et 14 de la Convention et 1 à 3 du premier protocole. Le NZBORA et le HRA ont donc des sources différentes, mais proviennent également de contextes spécifiques comme le rappellent les fortes tensions politiques entre le gouvernement britannique et le Conseil de l’Europe à propos de l’effectivité de certains droits. Au regard de la pratique, la plupart des auteurs considèrent que le cas britannique serait passé à un mode « fort » de constitutionnalisme tandis que celui néo-zélandais demeurerait « faible » ; ils observent que le législateur britannique ou l’exécutif vient plus souvent corriger la loi déclarée incompatible, ce qui serait moins vrai dans le cas de la Nouvelle-Zélande en cas d’indications d’incohérence (inconsistency).
En dépit de ces différences, l’absence de constitution écrite rapproche ces deux systèmes et il existe globalement deux manières distinctes d’en rendre compte. La première considère que ceux-ci seraient passés à un constitutionnalisme fort en développant la voie de l’interprétation conforme. Ils auraient basculé vers une forme de common law constitution au cœur de laquelle le juge serait en mesure d’opposer au législateur un socle des droits façonnés par l’histoire. L’adoption d’un Bill of Rights aurait permis de faire évoluer la common law en adoptant – ou plutôt en adaptant sans rupture — de nouveaux droits et modes de garantis. En ce sens, il n’est pas anodin que les Cours aient progressivement admis l’existence de droits particulièrement protégés (entrenched rigths) que le Parlement doit respecter sauf à passer par une abrogation expresse. L’autre manière consiste à interpréter ces évolutions conformément au principe de la souveraineté du législateur : ne pouvant se lier pour l’avenir, il serait toujours en mesure de revenir sur ces entrenched rights — tout comme l’on invoque d’ailleurs souvent la possibilité du constituant de réviser la procédure de révision. Ces tergiversations reflètent sans doute la difficulté à classer des systèmes qui ont renforcé le contrôle des droits par le juge sans pour autant revenir sur le principe de la souveraineté du Parlement. En ce sens, le Royaume-Unis et la Nouvelle-Zélande partagent un langage similaire de la constitution non écrite. Et il n’est peut-être pas nécessaire de chercher à « réconcilier l’irréconciliable ». Cette « opacité inhérente à la constitution non écrite », ou ce « mystère » qui repose sur une mutuelle reconnaissance est certainement plus difficilement compréhensible pour un observateur imprégné d’une logique de hiérarchie des normes.
Entre ces deux approches, d’autres systèmes entretiennent un langage de la constitution encore différent. On pourrait d’abord se demander pourquoi le système juridique d’Israël, qui ne dispose pas de constitution écrite, n’est pas pris en compte dans ce mode « faible » de constitutionnalisme. Avant la décision Mizrahi Bank de 1995 par laquelle la Cour suprême a façonné la supériorité des lois fondamentales, le système fonctionnait déjà selon le principe de la souveraineté du Parlement. La Knesset peut produire des lois ordinaires ou fondamentales selon la même procédure formelle et la possibilité de renversement (overruling) prévue par la section 8 de la Loi fondamentale portant sur la liberté professionnelle autorise la Knesset à la contourner expressément. En fondant la suprématie de la constitution, la décision Mizrahi Bank] semble ouvrir la voie à une forme forte de judicial review. Le système juridique se distingue toutefois du cas canadien car l’ambiguïté formelle des lois adoptées par la Knesset pose de manière plus complexe les rapports entre juge et législateur.
Le système australien paraît également atypique. S’il existe une constitution écrite, les autorités fédérales ont toujours refusé l’adoption d’un Bill of Rights. Ce système hybride repose à la fois sur le principe de suprématie de la constitution écrite qui autorise les juridictions à contrôler les lois au regard du principe du fédéralisme et de la séparation des pouvoirs mais également sur la souveraineté du Parlement qui s’impose dans le domaine de la protection des droits. Cette présence d’une constitution écrite distingue ce système des cas britannique et néo-zélandais. La manière de concevoir le judicial review serait plus encadrée en raison de la prévalence accordée à la source écrite sur celle de la common law. La Cour a pourtant développé des moyens de garantir les droits en l’absence d’un Bill of Rights, soit en puisant dans la Constitution des droits « impliqués » par ses dispositions, soit en raisonnement par la médiation du principe de la séparation verticale des pouvoirs dans un Etat fédéral. À contre-courant du niveau fédéral, les Déclarations des droits adoptées par le Territoire de la Capitale Australienne (ACTHRA) et par l’État Victoria (VCHRR), qui reprennent les dispositions du PIDCP de 1966, tout en prévoyant de manière plus précise les limites susceptibles d’être apportées à ces droits, ouvrent la voie à un mode faible de judicial review, qui doit toutefois s’accorder avec la répartition verticale des compétences inhérente au système fédéral.
La variabilité de ces cultures constitutionnelles selon les systèmes juridiques perturbe la pertinence de la modélisation. Et il est vain de recourir à la notion peu parlante de « dialogue », très influente dans la doctrine canadienne, pour rendre compte de ces fonctionnements : elle dépend largement des circonstances politiques dans lesquelles le degré du soutien de l’opinion publique sera sans doute déterminant. Ces observations affectent la possibilité même d’une modélisation fondée sur une approche interne des cultures constitutionnelles, qui risque de multiplier les modèles au gré de la diversité des langages de la constitution. Une autre difficulté de cette approche tient au fait que les formes de constitutionnalisme se déploient et s’affinent avec le temps et nécessitent une adaptation permanente de la modélisation. À l’inverse, une approche externe a le mérite d’identifier plus efficacement et systématiquement les modèles en s’appuyant sur un support fixe, les textes, mais s’écarte des fonctionnements concrets. La modélisation fondée sur la troisième voie tente un compromis entre ces deux approches externe et interne, mais demeure imparfaite.
Le but d’une modélisation est-il de rechercher la perfection ? Un critère serait « parfait » s’il permettait de balayer l’ensemble des systèmes juridiques à partir d’une grille déployant une multitude de traits ou caractères du contrôle de constitutionnalité. Il n’est pas certain qu’une telle entreprise, si elle est possible, soit lisible, ni même parlante quand les pratiques se détachent de leurs supports textuels. Si toute classification suppose un degré d’imperfection, y recourir conserve un intérêt : celui de renouveler les représentations d’un objet, tout particulièrement lorsque ces représentations bousculent celles qui se sont, parfois trop, ancrées. De ce point de vue, la modélisation d’une troisième voie attire l’attention d’un observateur français. Elle insiste sur un élément important, et souvent ignoré : celui du concours des organes politiques à la garantie des droits. Dans ce dosage mouvant entre l’intervention des acteurs politique et juridictionnel, le contrôle de constitutionnalité en France semble balancer entre d’un côté le renforcement du contrôle juridictionnel de la loi par le Conseil constitutionnel en réponse à un légicentrisme désenchanté et d’un autre côté la permanence d’une signification politique de la loi qui ne se réduit pas à une norme comme les autres.
Manon Altwegg-Boussac est Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas, elle est l’auteur d’une thèse portant sur les changements constitutionnels informels.
Pour citer cet article :
Manon Altwegg-Boussac « Le concours des organes politique et juridictionnel à la garantie des droits. Regard sur une modélisation alternative de la justice constitutionnelle », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/Le-concours-des-organes-politique-et-juridictionnel-a-la-garantie-des-droits-Regard-sur-une-modelisation-alternative-de-la-justice-constitutionnelle]