Michael Oakeshott ou la recherche d’une politique dépourvue d’abstractions
Après avoir brossé un tableau de la réflexion oakshottienne relative à l’épistémologie, l’idéologie, la rationalité, l’activité politique et son apprentissage, la moralité politique, les types d’association politique et les liens qu’elles entretiennent avec la « rule of law », l’auteur propose une critique de deux des principales facettes de cette pensée. Premièrement, il souligne que l’aversion d’Oakeshott pour l’abstraction et sa prédilection pour la tradition l’ont peut-être poussé à minimiser à outrance le rôle des constructions de l’esprit (normes et principes abstraits) dans la transformation progressive des « traditions de conduite politique ». Deuxièmement, il pose un regard critique sur l’affirmation d’Oakeshott selon laquelle, pour satisfaire aux exigences de la « rule of law », un État doit se confiner à l’adoption de normes adverbiales, c’est-à -dire de règles qui n’ont pas pour vocation de fixer des objectifs substantiels.
Michael Oakeshott's Quest for a Political Theory Devoid of Abstractions
After having provided a brief account of Oakeshott’s thoughts on epistemology, ideology, rationality, political activity, political education, political morality, and his thoughts on types of political associations and the relationship the latter entertain with the "rule of law", the author criticizes two of the main pillars of Oakeshott’s political and legal theory. First, he underlines that Oakeshott’s aversion for abstractions and his predilection for tradition may have led him to minimize the role of intellectual abstractions (such as norms and principles) in the gradual evolution of “traditions of political behavior”. Second, the author challenges Oakeshott’s claim according to which, to satisfy the requirements of the "rule of law", a State must confine itself to adopting adverbial standards, i.e. rules which are not designed to set substantial targets.
"L’enseignement reçu à Éleusis doit rester secret : il a d’ailleurs d’autant moins de chances d’être divulgué qu’il est par nature ineffable. Formulé, il n’aboutirait qu’aux évidences les plus banales ; là justement est sa profondeur."
"En réalité, je ne supporte plus aucun discours rationnel, tout ce qui a fait le monde, tout ce qui a été beau et grand dans ce monde n’est jamais né d’un discours rationnel."
La pensée de Michael Oakshott, coulée dans une prose qui courtise la poésie, n’a pas la réputation d’être aisément déchiffrable. Dans le présent article, je tenterai de faire la critique d’un des piliers de cette pensée, à savoir le rapport entre tradition et raison.
Pour prendre une juste mesure de la critique présentée ici, il est essentiel de brosser un tableau de la réflexion oakshottienne relative à l’épistémologie, l’idéologie, la rationalité, l’activité politique et son apprentissage, la moralité politique, les types d’association politique et les liens qu’elles entretiennent avec la « rule of law. » Cet exposé accompli, ma critique s’attardera à deux facettes de cette pensée. Je soulignerai dans un premier temps que l’aversion d’Oakeshott pour l’abstraction et sa prédilection pour la tradition l’ont peut-être poussé à minimiser à outrance le rôle des constructions de l’esprit dans la transformation progressive d’une tradition de conduite politique. Dans un deuxième temps, je poserai un regard critique sur l’affirmation d’Oakeshott selon laquelle, pour satisfaire aux exigences de la « rule of law », un État doit se confiner à l’adoption de normes adverbiales, c’est-à -dire de règles qui n’ont pas pour vocation de fixer des objectifs substantiels. Les discours politiques ou juridiques à caractère substantiel plutôt qu’adverbial ne sont, aux yeux d’Oakeshott, qu’idéologies rationalistes à proscrire. Il soutient que la tradition juridique de common law constitue l’exemple paradigmatique d’une tradition de conduite régie par des normes purement adverbiales. Je tenterai de montrer qu’il n’en est rien.
-I-
Épistémologie, idéologie et activité politique : Tout le projet intellectuel d’Oakeshott se fonde sur une perspective épistémologique selon laquelle ce qui est connu et donc « ce qui est transmis[,] est nourri par ce qui est déjà là » (RP : 133). En outre, pour lui, toute connaissance porte sur une forme d’« activité », quelle qu’elle soit. Une connaissance authentique ne se limite donc pas à une connaissance technique (RP : 155). Les principes abstraits dont cette dernière est composée ne sont jamais plus que des formulations incomplètes de traditions de conduite, formulations qui s’apparentent aux instructions d’un livre de cuisine (RP : 128-129). Oakeshott résume cette idée comme suit : « … ces règles et ces principes ne sont que de simples abréviation de l'activité; ils n'existent pas antérieurement à l'activité, on ne peut dire qu'ils la gouvernent et ils ne peuvent donner le branle à l'activité » (RC : 121). En vérité, une connaissance authentique combine toujours à cette connaissance technique une connaissance pratique qui, elle, ne se prête pas, comme la première, à une formulation précise : « [l’]expression normale [de cette connaissance pratique] tient à une manière coutumière ou traditionnelle de faire les choses, ou, tout simplement, dans la pratique » (RP : 131). Or ce sont ces « traditions de conduite » ou « habitudes de conduite » (RP : 129) qui font le bon cuisinier et non la simple connaissance technique (RP : 142).
Cette méfiance à l’égard des abstractions, Oakeshott l’a importé dans l’univers de sa réflexion sur la politique. Signalons que, pour lui, la tradition politique ne diffère pas des autres traditions, « [p]eut-être simplement… est-elle plus manifestement orientée vers le changement que les autres pratiques. » Les ravages du rationalisme, auquel il associe le triomphe de la connaissance technique, se sont traduits, soutient-il, par l’avènement de « politiques livresques », c’est-à -dire d’une conception de la politique qui sanctifie la connaissance technique au détriment de la connaissance pratique (RP : 143). Pour le politicien rationaliste, le passé est encombrant, car la raison toute vierge permet, pense-t-il, de résoudre tous les problèmes qui se présentent. Seul un esprit non encombré par le passé pourra atteindre la vraie connaissance. L’esprit rationnel doit n’être soumis à rien. Il préfère « les politiques de destruction et de création …[aux] politiques de réforme, ce qui est planifié consciemment et exécuté délibérément étant considéré (pour cette raison même) comme meilleur que ce qui s’est développé et s’est établi spontanément et inconsciemment sur une longue période de temps » (RP : 142). Le politicien rationaliste « ne reconnaît un changement pour tel que lorsqu’il s’agit d’un changement provoqué consciemment, et, par conséquent, il tombe facilement dans l’erreur d’identifier le coutumier et le traditionnel à ce qui ne change pas. » (RP : 125.)
Oakeshott ne s’oppose pas à la rationalité, mais à ce qu’il estime être une conception idéologique de celle-ci. Est idéologique, cette tendance à vouloir transformer des maximes politiques, c’est-à -dire « des opinions généralement tenues pour vraies, et des valeurs généralement tenues pour importantes » (PD : 81)) en axiomes catégoriques (PD : 84 et 94). La définition donnée par Oakeshott au concept d’idéologie est étroitement liée à sa perspective épistémologique. En effet, selon lui, « une idéologie est l'abréviation d'une certaine forme d'activité concrète » (PE : 54). Ailleurs, il définit une idéologie comme « un abrégé en formules de ce qui est censé être le substrat de vérité rationnelle contenu dans la tradition » (RP : 125). Mais plus encore, une politique de style idéologique (« ideological style of politics » : PE : 54) vise à faire de ces principes abstraits décantés de nos habitudes de conduite politique un crible à partir duquel les finalités dignes d’être encouragées et poursuivies —par exemple, la liberté, la démocratie, le bien commun— peuvent être distinguées des mauvaises —la pureté raciale. En réalité, sous réserve de ce qui sera dit plus loin au sujet de sa conception de la moralité politique, toute pensée orientée en valeur semble passer à ses yeux pour idéologique.
Pour Oakeshott, le mot « rationnel », lorsque employé pour qualifier une activité —quelle qu’elle soit—, « ...a trait à une qualité ou caractéristique (et cela peut être une qualité ou une caractéristique désirable) de l'activité même… » (RC : 122). Or, cette qualité renvoie à une…
…faithfulness to the knowledge we have of how to conduct the specific activity we are engaged in. … Everywhere we come back to the conclusion that concrete activity is knowing how to act; and that if ‘rationality’ is to be properly attributed to conduct, it must be a quality of the conduct itself. On this principle, practical human conduct may be counted ‘rational’ in respect of its faithfulness to a knowledge of how to behave well, in respect of its faithfulness to its tradition of moral activity. No action is by itself ‘rational’, or is ‘rational’ on account of something that has gone on before; what makes it ‘rational’ is its place in a flow of sympathy, a current of moral activity » (RC 129).
Cette idée que l’activité comporte et génère sa propre moralité interne n’est pas sans s’apparenter à l’approche défendue par Lon Fuller. Bref, puisque la politique est une activité, alors comme toute activité, une connaissance authentique de celle-ci requerra un apprentissage des habitudes de conduite en ce domaine.
Avant d’aborder la question de l’apprentissage de cette connaissance pratique, signalons que, quoique le produit de traditions de conduite (« traditions of behaviour » (PE : 56)), la politique n’est toutefois pas vénération d’un passé romantique révolu. La tradition est ductile, elle est appelée à changer. Cela dit, le moteur de ce changement sera le produit de ce qui est « suggéré » ou « pressenti » (« intimated by ») par la tradition elle-même. Il ne sera pas la conséquence de l’invocation d’un principe rationnel abstrait, (faussement) présenté comme un point de départ absolu, comme un mouvement sans poussée initiale, un tremplin qui pourvoit lui-même à son propre socle (PE : 56-57) :
This activity, then, springs neither from instant desires, nor from general principles, but from the existing traditions of behaviour themselves. And the form it takes, because it can take no other, is the amendment of existing arrangements by exploring and pursuing what is intimated in them. The arrangements which constitute a society capable of political activity, whether they are customs or institutions or laws or diplomatic decisions, are at once coherent and incoherent; they compose a pattern and at the same time they intimate a sympathy of what does not fully appear. Political activity is the exploration of that sympathy; and consequently, relevant political reasoning will be the convincing exposure of a sympathy, present but not yet followed up, and the convincing demonstration that now is the appropriate moment for recognizing it.
Comment se fait l’apprentissage de cette connaissance pratique, de ces « traditions de conduite » ou « habitudes de conduite » et, plus spécifiquement dans le domaine de l’activité politique, « [the] knowledge… of [a] tradition of political behaviour » (PE : 61) ? Comme tout apprentissage d’une connaissance pratique, l’éducation politique comporte sa part de mystère (PE : 62), mais elle s’apparente à l’apprentissage d’une langue. Oakeshott le décrit comme l’activité qui consiste à apprendre à participer à une conversation (PE : 62) :
[P]olitical education is not merely a matter of coming to understand a tradition, it is learning how to participate in a conversation: it is at once initiation into an inheritance in which we have a life interest, and the exploration of its intimations. … The politics of a community are not less individual (and not more so) than its language, and they are learned and practised in the same manner. We… do not begin by learning words, but words in use; … we do not begin at school, but in the cradle… And this is true also of our political education; it begins in the enjoyment of a tradition, in the observation and imitation of the behaviour of our elders, and there is little or nothing in the world which comes before us as we open our eye which does not contribute to it. … The greater part, the —perhaps the most important part— of our political education we acquire haphazard in finding our way about the natural-artificial world into which we are born, and there is no other way of acquiring it.
Contrairement à la connaissance de type rationaliste qui réduit la complexité politique à quelques axiomes catégoriques pour en faire des panneaux de signalisation axiologiques, les traditions de conduite ne comportent pas de noyau dur et stable facilement identifiable et ne pointent vers aucune direction précise (PE : 61) :
[A] tradition of behaviour is neither fixed nor finished; it has no changeless centre to which understanding can anchor itself; there is no sovereign purpose to be perceived or invariable direction to be detected; there is no model to be copied, idea to be realized, or rule to be followed. Some parts of it may change more slowly than others, but none is immune from change. Everything is temporary. Nevertheless, though a tradition of behaviour is flimsy and elusive, it is not without identity, and what makes it a possible object of knowledge is the fact that all its parts do not change at the same time and that the changes it undergoes are potential within it. Its principle is a principle of continuity: authority is diffused between past, present and future; between the old, the new, and what is to come... Everything is temporary, but nothing is arbitrary.
Oakeshott a ajouté une note de bas de page à la fin de ce passage dans laquelle il rejette l’accusation que certains ont portée contre lui d’avoir adopté là une posture par trop « mystique ». Selon lui, ce passage n’est qu’une description très prosaïque (« matter-of-fact description ») de n’importe quelle tradition, telles que, par exemple, « la common Law d'Angleterrre, … ce qu'on appelle communément la Constitution britannique, la religion chrétienne, la physique moderne, le jeu de cricket, la construction navale. » Je reviendrai sur cette analogie à la fin de mon commentaire.
La moralité politique : Quoiqu’une telle tradition de conduite ne puisse fixer à l’avance ce qui est juste ou injuste, bon ou mauvais, elle peut néanmoins constituer le socle moral d’une association politique. En effet, si, selon Oakeshott, une tradition de conduite politique s’apparente à une langue qui fournit à tous un mode commun d’échange sans pour autant prescrire quelque mode de pensée que ce soit, il en va de même de la moralité (RL : 133) :
As it comes to us and as we learn it, a morality is not a list of licences and prohibitions but an everyday practice; that is, a vernacular language of intercourse. Like any other language in its use, it is never fixed and finished. But although it may be criticized and modified in detail it can never be rejected in toto and replaced by another. It may be spoken with various degrees of sprachgefühl, but it can never tell us what to say or to do, only how we should say or do what we wish to say or do. This moral conduct, conduct in respect of its recognition of the considerations of a morality, is a kind of literacy. And just as considerations of literacy do not themselves compose utterances, and just as a practice can never itself be performed, so we may act morally but no actual performance can be specified in exclusively moral terms.
Pour Oakeshott, la moralité est donc associée à une façon de se conduire —qui n’est pas immuable— plutôt qu’à une série de commandements auxquels il nous faut se plier afin d’atteindre un but substantiel.
Cette opposition entre connaissance technique-rationaliste-idéologique et connaissance pratique entendue comme fidélité à une tradition de conduite dépourvue de noyau dur permet non seulement de comprendre la typologie établie par Oakeshott en matière d’associations politiques, mais également son entendement de la « rule of law. »
Universitas et societas : Oakeshott établit une distinction entre une universitas (« enterprise association »), c’est-à -dire une association dont les membres sont mus par la poursuite d’un objectif commun, et une societas (« civil condition » ou « civil association »), c’est-à -dire une association dont les membres ne sont pas unis par le désir de poursuivre une fin commune, mais uniquement par leur loyauté les uns envers les autres et par une condition morale et linguistique commune. Oakeshott a baptisé le premier type d’association « téléocratie » —telos ou finalité— et le deuxième « nomocratie. » Bien qu’il reconnaisse que le monde moderne est déchiré depuis plusieurs siècles entre ces deux pôles d’organisation politique, il est indubitable qu’Oakeshott préfère la societas à l’universtas. Cela tient non seulement à ses convictions épistémologiques décrites plus haut, mais également à sa conviction qu’il revient à chaque personne d’exercer sa capacité de se réaliser elle-même, qu’il n’existe aucune opinion dont on peut dire qu’elle doit s’imposer à tous, et qu’en conséquence le rôle de celui qui gouverne doit se limiter à administrer les règles du jeu (« administer the rules of the game » : BC : 427).
Pour bien comprendre le sens donné par Oakeshott au concept d’individualité entendu comme processus de prise en charge de soi et l’impact de cet entendement sur sa conception de la politique, la reproduction de deux longues citations est nécessaire. En ce qui concerne la réalisation de soi, Oakeshott affirme ce qui suit (HC : 236-237) :
[T]he self here is a substantive personality, the outcome of an education, whose resources are collected in a self-understanding; and conduct is recognized as the adventure in which this cultivated self deploys its resources, discloses and enacts itself in response to its contingent situations, and both acquires and confirms its autonomy. Nor does the experience of this disposition imply the worship of ‘non-conformity’, or a resolution to be different at all costs. The conduct it prompts is not composed of unconditional choices, and it does not require indifference to moral or prudential practices or aversion from any but self-made rules. It is composed of actions and utterances which reflect the contingent sentiments, affections, and beliefs this particular self has made its own, performed in subscriptions to practices whose resources it has made its own. The autonomy of such a self and independence or originality of such conduct lies not at all in an unconcern for the conditions which specify the arts of agency… In short what is postulated and emphasized here is a collected personality, autonomous on account of its self-understanding and its command of resources it has made its own. And half of this self-understanding is knowing its own limits. »
Dans son texte fameux « On being conservative », il précise ce que cette conception de l’individualité emporte comme conséquence sur la plan politique ( : 426-427) :
The spring of this other disposition in respect of governing and the instruments of government —a conservative disposition— is to be found in the acceptance of the current condition of human circumstances as I have described it: the propensity to make our own choices and find happiness in doing so, the variety of enterprises each pursued with passion, the diversity of beliefs each held with the conviction of its exclusive truth; the inventiveness, the changefulness and the absence of any large design; the excess, the over-activity and the informal compromise. And the office of government is not to impose other beliefs and activities upon its subjects, not to tutor or to educate them, not to make them better or happier in another way, not to direct them, to galvanize them into action, to lead them or to coordinate their activities so that no occasion of conflict shall occur; the office of government is merely to rule. This is a specific and limited activity, easily corrupted when it is combined with any other, and, in the circumstances, indispensable. The image of the ruler is the umpire whose business is to administer the rules of the game, or the chairman who governs the debate according to known rules but does not himself participate in it.
La pensée d’Oakeshott, quoique dense, n’en demeure pas moins cohérente. Faisons brièvement le point avant de poursuivre. Jusqu’ici, nous avons vu que la perspective épistémologique d’Oakeshott le porte à se méfier des réifications abstraites que les rationalistes mobilisent afin d’imposer un même objectif à tous les membres de l’association politique. Il voit plutôt dans la politique une tradition de conduite dans laquelle baigne toute personne qui participe à la « conversation », amorcée hier et qui se poursuivra demain, qu’entretiennent les membres de l’association. La moralité d’un ordre politique donné est, elle aussi, « sécrétée » par une tradition de conduite. Elle fournit un langage vernaculaire d’échange qui encadre sans diriger, puisqu’elle « ne peut jamais nous dicter quoi dire ou faire, uniquement comment nous devrions dire ou faire ce que nous désirons dire ou faire » (RL : 133). Enfin, comme nous le verrons maintenant, la conception oakeshottienne de la « rule of law » importe, dans le champ constitutionnel cette fois, cette méfiance envers les abstractions et ce désir de limiter le rôle de celui qui gouverne à fixer un cadre à l’intérieur duquel les citoyens pourront choisir les avenues qui leur conviennent.
Rule of law : Allergique à toute forme de prescription axiologique, on comprendra que la conception de la « rule of law » entretenue par Oakeshott limite le rôle de celui qui gouverne à la fixation de « conditions à respecter dans l’action » (« conditions to be observed in acting ») et non à la prescription de « mesures substantielles » (« substantive actions ») (RL : 145, note 7). Oakeshott donne la définition suivante de la « rule of law » (RL : 136 et 164) :
The expression “the rule of law,” taken precisely, stands for a mode of moral association exclusively in terms of the recognition of the authority of known, non-instrumental rules (that is, laws) which impose obligations to subscribe to adverbial conditions in the performance of the self-chosen actions of all who fall within their jurisdiction…. The rule of law bakes no bread, it is unable to distribute loaves or fishes (it has none), and it cannot protect itself against external assault.
Une norme « adverbiale » s’apparente à une norme langagière fournissant un vocabulaire commun d’échange. Elle n’aurait pas pour vocation de fixer des objectifs substantiels (« the rule of law bakes no bread »), mais viserait plutôt à encadrer la façon dont les citoyens poursuivent les finalités qui leur tiennent à cœur. Dans une telle perspective, on comprendra que, dans un régime de « rule of law » tel qu’entendu par Oakeshott, une norme ne devrait jamais être « conçue dans le but de promouvoir ou de nuire à la recherche d'un intérêt substantiel » puisqu’il revient aux individus de décider de ces questions (RL : 137). Une universitas, c’est-à -dire une association en vue d’une fin, ne pourra donc jamais satisfaire à cette exigence (id.) :
Nor may relationship in respect of the rule of law be itself association to promote or procure a common substantive satisfaction. For the terms of such purposive association would not be obligations to subscribe to adverbial conditions while performing diverse and self-chosen actions, but undertakings to perform such actions as might be judged instrumental to the pursuit and achievement of a chosen common end; and this is impossible.
Pour Oakeshott, seule l’adoption de normes non orientées en valeur peut permettre la conciliation de l’autorité politique et de la liberté individuelle. On aura deviné son aversion pour ce qu’on appelle communément les déclarations de droit (« so-called Bill[s] of Rights ») et pour toute forme de contrôle judiciaire (RL : 143 ; voir aussi 159).
Oakeshott soutient que, dans un univers où règne la « rule of law », l’obligatoriété des normes, ne pouvant pas tirer sa légitimité des objectifs qu’elles poursuivent, reposerait plutôt sur une reconnaissance, par les membres de l’association civile (societas), de l’autorité et de l’authenticité de ces dernières (RL : 137). Cette approche très positiviste étonne de la part d’un penseur qui met autant d’accent sur le caractère névralgique des traditions de conduite politique. Voici ce qu’il dit de la première des deux conditions qui doivent être rencontrées pour qu’il soit possible de parler de « rule of law » (RL : 138) :
[T]he first condition of this mode of association is for the associates to know what the laws are and to have a procedure, as little speculative as may be, for ascertaining their authenticity and that of the obligations they prescribe. And this is satisfied only where laws have been deliberately enacted or appropriated and may be deliberately altered or repealed by persons in respect of their occupation of an exclusively legislative office and following a recognized procedure; where the sole recognition of authenticity of a law is that expressed in acknowledgement that it has been properly enacted; where this acknowledgement does not entail approval of what the law prescribes; and where there is no other interdependent office authorized to declare a law inauthentic on account of what it prescribes. In short, the first condition of the rule of law is a ‘sovereign’ legislative office.
Ayant posé certaines des pierres d’assise de la réflexion oakshottienne, je me permettrai maintenant deux brèves critiques. Tel qu’annoncé en introduction, je soulignerai dans un premier temps que l’aversion d’Oakeshott pour l’abstraction et sa prédilection pour la tradition l’ont peut-être poussé à écarter de manière trop radicale le rôle des constructions de l’esprit dans la transformation progressive d’une tradition de conduite politique. Par la suite, je m’attarderai à mettre en doute l’affirmation d’Oakeshott selon laquelle, pour satisfaire aux exigences de la « rule of law », un État doit se confiner à l’adoption de normes adverbiales, c’est-à -dire de règles qui n’ont pas pour vocation de fixer des objectifs substantiels.
—II—
Abstraction et tradition : Dans une métaphore qui devrait plaire aux constitutionnalistes canadiens friands de références nautiques, Oakeshott décrit comme suit son entendement de l’activité politique propre à une association civile (societas) (PE : 60) :
Dans l’activité politique, par conséquent, les hommes naviguent sur une mer sans limites et sans fond, on n’y trouve ni port où s’abriter, ni fond où jeter l’ancre, ni point de départ, ni destination précise. L’entreprise consiste à se maintenir à flot sans roulis ni tangage ; la mer est à la fois une amie et un ennemi ; et l’art du navigateur consiste à utiliser les ressources d’une manière traditionnelle de se conduire pour apprivoiser chaque situation hostile.
Dans un article paru récemment, Grégoire Webber, un constitutionnaliste d’origine canadienne a justement tenté de démontrer que la métaphore oakeshottienne décrit fidèlement les rapports entretenus par les différents acteurs politiques —mais également constituants— de l’ordre politique anglais. Conformément au modèle explicatif oakshottien, soutient-il, l’évolution de ces rapports serait le produit de décisions prises par tout un chacun de ces acteurs sur la base d’une connaissance pratique (« situated judgement »).
Je conviens, avec Oakeshott et Webber, que l’évolution de la constitution politique britannique n’a pas été impulsée par des injonctions abstraites tirées de documents exprimant des normes fondamentales prépondérantes dans l’ordre du droit positif. Il n’est pas inexact non plus de soutenir que, malgré les incertitudes quant à la destination finale, ce qui maintient le bateau anglais à flot, c’est l’engagement pris par les acteurs politiques de continuer à « poursuivre les pratiques héritées et à léguer en tant qu’héritage. ». L’argument de Webber selon lequel on peut difficilement traduire au moyen d’une formulation abstraite la spécificité de ces rapports politiques est non seulement très oakshottien, mais également très convaincant. Enfin, à première vue, lorsqu’on regarde l’Angleterre, on pourrait presque penser être en présence d’une societas assujettie à la « rule of law », c’est-à -dire une association politique qui ne poursuit aucune finalité donnée et dont les règles de fonctionnement (par exemple, les six propositions énoncées à la partie VI du texte de Webber) sont essentiellement des règles de conduite non instrumentales, c’est-à -dire des normes adverbiales.
Je reconnais la puissance de l’argumentaire d’Oakeshott et, par voie de conséquence, celui de Webber. Je l’approuve même en grande partie, mais, comme je le disais plus haut, je me demande si l’aversion d’Oakeshott pour les abstractions rationalistes ne l’amène pas à minimiser à outrance le rôle des constructions de l’esprit dans l’évolution des traditions de conduite politiques, ces constructions étant entendues comme des abréviations ou formulations incomplètes de ces mêmes traditions. J’estime que, quoiqu’en pensent Oakeshott et Webber, ces constructions abstraites et axiologiquement orientées sont très présentes dans les traditions de conduite politique et juridique anglaises.
J’ai déjà évoqué l’antipathie —la « féroce » antipathie affirme même un auteur— d’Oakeshott pour les abstractions, et pour les abstractions constitutionnelles en particulier (Bill of Rights). D’où sa tendance à qualifier d’idéologies rationalistes toute forme d’abréviation conceptuelle et, me semble-t-il, tout discours politique ou juridique à caractère substantiel plutôt qu’adverbial. En effet, il affirme, rappelons-le, que la « rule of law » ne peut être confondue avec un régime constitutionnel prescrivant la poursuite de finalités présélectionnées dans l’abstrait. Quant à la moralité politique, il prétend qu’elle ne va jamais au-delà de l’établissement d’un langage vernaculaire d’interaction ; elle ne prescrit rien. Le seul discours orienté en valeur qu’Oakeshott tolérerait ne devrait donc jamais aller au-delà d’une concrétisation des valeurs morales suggérées par la tradition.
Sa méfiance envers les abstractions l’amène même à affirmer que les concepts abstraits ne doivent rien à une pure spéculation rationnelle. Pour lui, par exemple, un concept tel que la « liberté » n’a pas d’existence indépendante dans le royaume des idées. Son existence tient entièrement à ce qu’il a été « suggéré » ou « pressenti » (« intimated ») par l’expérience politique (PE : 54) :
Freedom, like a recipe for game pie, is not a bright idea; it is not a ‘human right’ to be deduced from some speculative concept of human nature. The freedom which we enjoy is nothing more than arrangements, procedures of a certain kind: the freedom of an Englishman is not something exemplified in the procedure of habeas corpus, it is, at that point, the availability of that procedure. And the freedom which we wish to enjoy is not an ‘ideal’ which we premeditate independently of our political experience, it is what is already intimated in that experience.
Soit. Mais à supposer que cela soit vrai, une fois de telles « pratiques » de protection de la liberté individuelle abrégées en un principe abstrait, ce principe n’est-il pas à son tour approprié par les acteurs sociaux ? N’en viennent-ils pas à lui conférer un sens qui parfois n’est conforme ni à l’orthodoxie fixée par les juristes patentés ni aux traditions de conduite politique dominantes ? Et cette appréhension du concept de « liberté » que ces mêmes acteurs sociaux introduisent dans la « conversation » ne vient-elle pas nourrir, en un mouvement réflexif, cette expérience politique qui engendre la tradition ? Autrement dit, nos conceptions abstraites et axiologiquement orientées ne contribuent-elles pas à forger et à modifier nos traditions de conduite politiques ? Le langage vernaculaire d’interaction engendré par la moralité politique d’une communauté n’est-il pas également nourri par ces conceptions abstraites et axiologiquement orientées, conceptions —je le répète— parfois étrangères à l’orthodoxie fixée par les juristes patentés ou aux traditions de conduite politique dominantes ? Bref, en matière politique comme en matière morale, le passage de l’abstraction à la pratique n’est-il pas aussi plausible que celui de la pratique à l’abstraction ? Qui plus est, est-ce que tout discours orienté en valeur, et qui va au-delà de ce que suggère la tradition, est nécessairement idéologique ?
Prenons un exemple canadien bien connu. Il ne fait aucun doute à mes yeux que les principes non écrits auxquels la Cour suprême du Canada a recouru dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec (fédéralisme, démocratie, constitutionnalisme et primauté du droit, respect des minorités) sont une abréviation d’habitudes de conduite qui, avec plus ou moins de succès, ont constitué la trame de fond de l’évolution politique canadienne. Je pense même que la Cour leur insuffle un sens qui va bien au-delà de ce que la tradition constitutionnelle canadienne autorisait. Conformément à la logique oakeshottienne, ils devraient donc tomber sous l’accusation d’idéologie. Pourtant, sont-ils condamnables pour autant ? L’accusation d’idéologie n’est-elle pas ici abusive ? Faut-il rappeler que cette décision a contribué à transformer l’activité politique, par exemple, en dépouillant de toute légitimité les discours les plus radicaux tenus respectivement par les nationalistes canadian et par les nationalistes québécois ? Faut-il rappeler que l’application mécanique de la formule de modification de la Loi constitutionnelle de 1982 aurait très certainement contribué à rompre définitivement tous les liens entre le Québec et le reste du Canada ? En outre, il faut souligner que ces principes non écrits identifiés par la Cour sont aujourd’hui brandis (de façon parfois exagérée, j’en conviens, mais pas toujours) dans le discours politique et contribuent à modifier les attitudes, les habitudes et les attentes des acteurs. En d’autres termes, l’abstraction rationaliste est venue ici renforcer plutôt que miner les fondements de l’ordre politique et constitutionnel canadien.
Un élément de réponse à l’objection soulevée ici nous est peut-être fourni dans « Rationalism in Politics : A Reply to Professor Raphaël. » Une longue citation se justifie ici, car, dans le passage que j’entends commenter, Oakeshott résume l’essentiel de sa pensée relative à l’épistémologie politique :
In reflecting upon a response to a practical situation, or in justifying a response proposed or made, what we bring with us is a variety of beliefs-approvals and disapprovals, preferences and aversions, pro- and con- feelings (both vague), moral and prudential maxims of varying application and importance, hopes, fears, anxieties, skill in estimating the probable consequence of actions, and some general beliefs about the world. These beliefs, in so far as they are normative, are not self-consistent; they often pull in different directions, they compete with one another and cannot all be satisfied at the same time, and therefore they cannot properly be thought of as a norm or as a self-consistent set of norms or ‘principles’ capable of delivering to us an unequivocal message about what we should do. (We believe, for example, that the administration of justice should be speedy, careful, inexpensive, public, as little onerous as may be upon those absolved from offence, capable of reaching definite conclusion etc., etc.) Even to think of them as a ‘creed‘ gives them a character they have not got. Aristotle called them the ‘admitted goods’ and recognized them to be incommensurable. I called them a ‘tradition’, meaning to indicate that these beliefs were not a self-consistent set of ‘principles’, that although they might be expected to be relatively stable they were not incapable of change, that they were not axioms but maxims which we believed ourselves to have learnt from experience, and that they did not all appear before us in the form of propositions but often in institutions and practices.
Practical discourse is the process in which (among other things) we elicit from this ‘tradition’ decisions about what to do and justifications of acts or proposals to act.
Oakeshott reconnaît donc l’existence d’opinions (« beliefs ») à caractère normatif. Toutefois, il ne peut s’agir, selon lui, que de maximes qui, en raison de leur nombre et de la variété des directions vers lesquelles elles pointent, ne pourront jamais briguer le statut d’axiomes ou de principes capables de dicter un message univoque quant au chemin à suivre. Soit encore. Mais on devine, à la lumière de l’ensemble des textes cités et analysés dans ce commentaire, que si Oakeshott tolère l’existence de ces maximes lorsqu’elles sont portées par les membres de l’association politique en général, il les condamne, comme il condamne toute forme de discours orientée en valeur lorsqu’un politicien ou un constituant est concerné (sauf dans la mesure où ce discours ne ferait que concrétiser ce que suggère la tradition). Autoriser de tels discours métamorphoserait progressivement l’association civile (societas) en association en vue d’une fin (universitas).
Dans « Political Discourse », par exemple, Oakeshott oppose le discours politique contingent au discours politique apodictique. Le premier, qu’il approuve, se fonde sur des contingences et non des nécessités, sur des probabilités et non des certitudes, sur des conjectures et non des preuves ( : 80) ; « ce type de discours politique [est] une sorte de raisonnement qui, sans l'aide d'axiômes, vise à recommander ce qu’il faut faire et ne pas faire dans une situation contingente où plusieurs actions sont possibles » ( : 78-79). Au contraire, le deuxième possède une dimension idéologique, car il se présente lui-même comme fondé sur des axiomes d’une certitude absolue (« axioms of absolute certainty ») et d’une portée universelle, ou encore comme fondé sur une information indubitable (« categorical information ») quant à la conduite humaine et au déroulement des événements à venir ( : 82). Sans condamner totalement le discours politique apodictique, Oakeshott souligne qu’il serait malavisé de ne pas reconnaître les dommages qu’il est susceptible d’engendrer ( : 94). Au premier chef, il peut encourager le vice suivant : « l'attribution naïve du statut d'axiômes à de simples opinions » ( : 95). Tout aussi préoccupant, ce type de discours peut nous amener à dédaigner le discours politique contingent « qui, parce que démonstratif, peut nous porter à le considérer comme une sorte de déraison. Ce serait une erreur désastreuse. Une erreur, car le discours qui traite de conjectures et de possibilités, et qui pèse le pour et le contre, est le seul type de raisonnement approprié aux questions pratiques » (id.).
Quoique je partage pleinement le point de vue d’Oakeshott sur le danger du totalisme conceptuel auquel peut mener le discours politique apodictique, je reste convaincu, à tort ou à raison, que même si la politique est l’art de se mouvoir dans la contingence, une collectivité politique, si elle entend se projeter dans l’avenir et ne pas s’enliser dans l’immédiat, ne peut faire l’économie d’une visée commune, si modeste soit-elle. Un politicien sera donc toujours appelé à développer un discours orienté en valeur, parfois même un discours qui va au-delà de ce que suggère la tradition. Le politicien animé par une éthique de responsabilité plutôt que par une éthique de conviction reconnaîtra très certainement que d’autres avenues que la sienne auraient pu être choisies, ou encore, que le but ne sera peut-être pas atteint ou que les circonstances l’obligeront peut-être à moduler le parcours qu’il propose. Une telle attitude n’a cependant rien d’idéologique. Il me semble qu’une voie mitoyenne existe entre le discours politique contingent et le discours politique apodictique. Il me semble possible de développer des « abstractions » politiques et constitutionnelles qui ne nous obligent pas à appréhender le monde dans une perspective exclusivement monoculaire, ce qui, au fond, est au cœur de la méfiance d’Oakeshott envers les abstractions.
Pourtant, comme on l’a vu, pour Oakeshott, tout discours politique orienté en valeur est irrémédiablement marqué au fer de l’idéologie et bascule donc dans le propos apodictique. Ne disait-il pas que, « [d]ans l’activité politique … les hommes naviguent sur une mer sans limites et sans fond, on n’y trouve ni port où s’abriter, ni fond où jeter l’ancre, ni point de départ, ni destination précise. L’entreprise consiste à se maintenir à flot sans roulis ni tangage » ? Pourtant, comme un auteur le souligne avec raison : « Mais les navigateurs ont leur étoile polaire; pourquoi l'homme d'état n'aurait-il pas la sienne? Le fait pour une communauté de ne jamais atteindre sa "destination convenue" ne signifie pas qu'elle n'en a pas une. »
En outre, Oakeshott lui-même, rappelons-le, reconnaît la possibilité du changement, dans la mesure où ce dernier ne va pas au-delà de ce que suggère la tradition (PE : 57) :
Political activity is the exploration of that sympathy; and consequently, relevant political reasoning will be the convincing exposure of a sympathy, present but not yet followed up, and the convincing demonstration that now is the appropriate moment for recognizing it.
Le vaisseau n’est donc pas totalement dépourvu de boussole.
En vérité, ce qui agace un peu chez Oakeshott, c’est la distinction arbitraire qu’il établit entre un discours rationaliste idéologique et un discours politique contingent et donc conforme à la morale suggérée par la tradition. Pour lui, semble rationaliste, et donc idéologique, tout discours volontariste, ou plutôt, tout discours trop volontariste à ses yeux. Il ne s’oppose pas à la raison, mais à l’usage qu’on peut en faire pour provoquer le changement dans un sens autre que celui que suggère la tradition. Il craint tout changement en rupture avec celle-ci. Cela me rappelle la très jolie phrase de John Griffith qui décrit la pensée conservatrice d’Oakeshott de la manière suivante : « we can proceed only very slowly, with great care, with all our antennae quivering and with an intention to withdraw at once we feel ourselves to be going against our traditions. » En somme, il est extrêmement difficile de savoir à partir de quand, aux yeux d’Oakeshott, un discours est rationaliste et idéologique, par opposition à conforme à la tradition politique.
Prenons l’exemple qu’il donne des déclarations de droit (Bills of rights). Celles-ci, dit-il, n’ont jamais été des préfaces, mais bien plutôt des postfaces à l’activité politique. Elles n’ont jamais été le produit d’une réflexion antérieure à l’activité politique. Elles constituaient tout au plus, « en forme abstraite et abrégée, les droits reconnus aux Anglais par la common law » (PE : 53). Elles s’inspiraient de l’œuvre de Locke dont il décrit ainsi le Second Treatise of Government : « Voici, exprimé en termes abstraits, une vue générale de la manière dont les Anglais ont eu l'habitude d'organiser leurs affaires — un brillant résumé des habitudes politiques des Anglais » (PE : 53). Mais comment se fait-il que l’exposé de Locke ne soit pas lui-même condamné en tant que réification idéologique des traditions de conduite politique anglaises ? Peut-on réellement soutenir que le constat lockéen des traditions politiques anglaises en est un que tous les Anglais du 17e siècle sans exception auraient jugé parfaitement fidèle (« un brillant résumé des habitudes politiques des Anglais ») ? L’œuvre de Locke n’est-elle pas entièrement parcourue par une volonté de présenter le pouvoir constituant comme logeant entre les mains du peuple ? N’est-elle pas colossalement orientée en valeur ? Autrement dit, dans la mesure où toute forme de conceptualisation appelle une forme de réification, où Oakeshott trace-t-il la limite entre ce qui est idéologique et ce qui ne l’est pas ?
Oakeshott donne également pour exemple la question du suffrage des femmes. Lorsque celles-ci se sont vu accorder le droit de vote, dit-il, c’est parce que, « à tous autres égards ou presque, elles étaient déjà émancipées » (PE : 57). Autrement dit, la reconnaissance de leur droit au suffrage était déjà « suggérée » par les traditions de conduite politique (id.). Mais peut-on prétendre que cette victoire du début du vingtième siècle ne doit rien à la pensée abstraite exprimée, par exemple, par Mary Wollstonecraft dans le livre fameux qu’elle publiait en 1792 intitulé A Vindication of the Rights of Woman? Livre où, dans la préface adressée au Prince de Talleyrand, elle écrit :
Consider, Sir, dispassionately, these observations —for a glimpse of this truth seemed to open before you when you observed, “that to see one half of the human race excluded by the other from all participation of government, was a political phaenomenon that, according to abstract principles, it was impossible to explain.” If so, on what does your constitution rest? If the abstract rights of man will bear discussion and explanation, those of woman, by a parity of reasoning, will not shrink from the same test: though a different opinion prevails in this country [England], built on the very arguments which you use to justify the oppression of woman —prescription.
Si l’on en juge par « la réprobation… quasi-générale » du grand public pour cet ouvrage, il faut bien admettre que Wollstonecraft ne se contentait alors pas d’exposer ce qui avait été suggéré par la tradition politique anglaise. Elle se servait plutôt du tremplin de l’abstraction pour forcer un changement de discours. Bien sûr, Oakeshott rétorquera que les idées sur lesquelles Wollstonecraft se fonde avaient été suggérées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont les concepts étaient eux-mêmes la simple formulation des idées de Locke qui, lui-même, ne faisait que constater les droits reconnus au citoyen anglais par la common law, qui elle... ad infinitum. Je veux bien admettre avec Oakeshott que nos principes ne sont pas issus d’une espèce de nébuleuse d’idéaux platoniciens, d’une « brooding omnipresence in the sky », comme le disait si joliment Oliver Wendell Holmes Jr.. En d’autres termes, il ne s’agit jamais d’une normativité en suspension dans une nature humaine indéfinissable. Cela dit, les discours normatifs, me semble-t-il, ne sont jamais limités à ce que suggère la tradition d’une communauté donnée et ils ne sont pas tous idéologiques pour autant.
Le caractère englobant de la définition d’« idéologie » donnée par Oakeshott atténue grandement son potentiel heuristique. Si l’on admet comme lui qu’« une idéologie est l'abréviation d'une certaine forme d'activité concrète » (PE : 54), et si l’on reconnaît également que toute forme de conceptualisation quelle qu’elle soit appelle une réification —et donc une abréviation— de la réalité, on se demande bien quel type de conceptualisation peut échapper au stigmate de l’idéologie. Affirmer qu’il en irait de la sorte d’une conceptualisation se contentant d’exprimer ce que la tradition morale ou politique suggère ne m’apparaît pas d’une clarté aveuglante. La définition de l’idéologie proposée par Marcel Gauchet permet, quant à elle, de séparer plus efficacement le bon grain de l’ivraie. Tout discours idéologique, dit-il, mélange vérité et illusion. Plus spécifiquement, ce discours élève au statut de certitude absolue ce qui n’est qu’une vérité partielle, il fait le tout de la partie.
Normes adverbiales et normes visant la recherche d’intérêts substantiels: Oakeshott fonde son opposition à tout discours orienté en valeur —dans la mesure où celui-ci s’aventure au-delà d’une concrétisation des valeurs morales suggérées par la tradition— sur un autre argument. En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut, il soutient qu’une association politique qui se vouerait à la poursuite d’une finalité donnée ne pourrait satisfaire aux exigences de la « rule of law », cette dernière confinant l’intervention de l’État à l’adoption de normes adverbiales, c’est-à -dire de règles qui n’ont pas pour vocation de fixer des objectifs substantiels. Ajoutons que la moralité politique s’apparente pour lui à une forme de langage vernaculaire d’échange qui ne prescrit jamais rien de substantiel : « [ce langage] peut être parlé avec différents degrés de compétence [sprachgefühl], mais il ne peut jamais nous dicter quoi dire ou faire, uniquement comment nous devrions dire ou faire ce que nous désirons dire ou faire » (RL : 133).
On est cependant en droit de se demander à quoi ressemblerait une telle norme, c’est-à -dire une norme qui ne précise pas les actes à accomplir, mais uniquement la manière de les accomplir. On se souviendra qu’Oakeshott a dit de la common law qu’elle constituait un parfait exemple d’une tradition de conduite « où l'on ne perçoit aucune intention souveraine, où l'on ne détecte aucune direction invariable; où il n'y a pas de modèle à copier, d'idée à réaliser, ou de règle à suivre » (PE : 61). Peut-être entend-il simplement par là que, contrairement à la tradition juridique continentale, la common law se fonde avant tout sur une connaissance pratique plutôt que technique, sur un apprentissage, non pas de principes abstraits, mais de cette gymnastique intellectuelle qui permet au juriste anglais de naviguer sur l’océan parfois tumultueux des précédents judiciaires. Bref, il ne soutient peut-être pas que la common law est un simple réservoir de normes adverbiales. J’en doute cependant. Voici ce qu’il dit, par exemple, au sujet du caractère rationnel de l’activité judiciaire (RC : 130) :
When a court of law has to decide whether on a particular occasion a man used “reasonable care”, what the court is concerned with is not some abstractly “rational” amount of care, the same in all circumstances and on all occasions, nor is it inquiring into the length and cogency of a process of reflection which may have gone on in the recesses of the man’s mind before he acted — it is concerned to come to a conclusion about the action itself, to decide whether the man on the occasion used the knowledge of how to behave which he could be supposed to possess. … “Reasonable care” is not something that can be known in advance and with certainty. It is the degree of care which an English jury (or judge) would expect to be exercised in given circumstances by an Englishman of ordinary knowledge, foresight and alertness. The jury or the judge is on this occasion the voice of the current of moral activity.
Il est vrai que l’activité judiciaire consiste souvent à déterminer si oui ou non les faits d’un litige satisfont aux critères dictés par les concepts juridiques. Ces concepts juridiques épousent souvent une forme adverbiale (l’obligation de diligence en est un bon exemple). Toutefois, la tâche d’un juge de common law ne se résume pas à l’application de standards adverbiaux. Il comprend également, sinon surtout, l’élaboration de principes substantiels, comme la protection de la propriété privée (par opposition à la propriété communautaire), pour ne citer que cet exemple. Quoique le degré d’abstraction des principes de common law soit modulé par la situation factuelle dans laquelle ils sont énoncés —« a case is only an authority for what it actually decides »—, celle-ci n’en demeure pas moins un ensemble organisé de règles de droit qui ne sont pas purement adverbiales. S’il peut arriver que des règles de common law se contentent de dicter au justiciable comment il doit faire les choses, certaines lui prescrivent toutefois très souvent ce qu’il doit ou ne doit pas faire.
Je conclurai en revenant un instant sur la tradition de conduite politique anglaise dont on a dit qu’elle incarnait le modèle oakeshottien d’organisation politique. À la lumière de la critique présentée ici, on peut se poser la question suivante : au cours de l’évolution des relations entre les acteurs politiques anglais, leurs habitudes de conduite n’ont-elles jamais été infléchies par des propositions axiologiques abstraites relatives, par exemple, à l’idée de représentation et de démocratie ? Et ces propositions, bien qu’élaborées à partir d’abréviations de ces habitudes de conduite, n’auraient-elles pas pu, sous la poussée d’actes de pure spéculation rationnelle, s’éloigner sensiblement de ce que la tradition de conduite suggérait ou pressentait ? Est-ce que le « jugement contextuel » des acteurs politiques n’est pas nourri par des considérations axiologiques qui, quoique suggérées ou pressenties par la tradition, se sont abreuvées à des sources étrangères à cette tradition ? En supposant qu’« une moralité n'est pas une liste d’autorisations et de prohibitions mais une pratique de tous les jours, un langage vernaculaire d'interaction » (RL : 133), ce langage vernaculaire d’interaction, cette pratique quotidienne, ne sont-ils pas en mesure de se nourrir des représentations nouvelles que les acteurs construisent à partir des principes abstraits mobilisés dans le discours public et dont on vante les mérites ou dont on condamne les faiblesses ?
Mon texte donne peut-être l’impression que je désapprouve la posture conservatrice d’Oakeshott, ou encore que je nie la prévalence des discours idéologiques. Au contraire. Je dirais même que, pour l’essentiel, mes propres convictions s’accordent avec les siennes. Il me semble toutefois que cet éloge qu’il fait de la lenteur et de la prudence propres à la tradition le porte à disqualifier le rôle des actes de pure spéculation rationnelle dans l’évolution des traditions de conduite politique et juridique.
Jean Leclair, Professeur, Faculté de droit, Université de Montréal
Pour citer cet article :
Jean Leclair « Michael Oakeshott ou la recherche d’une politique dépourvue d’abstractions », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/Michael-Oakeshott-ou-la-recherche-d-une-politique-depourvue-d-abstractions]