Le Moment 1789 et la séparation des pouvoirs
L’étude, sous l’angle de la notion de « séparation des pouvoirs », de la confection de la Constitution française des 3 et 14 septembre 1791 depuis ses origines intellectuelles proches, telles qu’elles se manifestent en 1789 dans les cahiers de doléances et aux États généraux, jusqu’à son écriture ultime et à son vote par la Constituante, met en évidence deux propositions. En premier lieu, les constituants, suivant en cela l’exemple des publicistes du XVIIIe siècle dont ils furent eux-mêmes une des plus belles expressions, ne classaient pas les régimes politiques suivant l’opposition entre régime présidentiel et régime parlementaire, mais suivant une binarité distinguant l’unité législative d’une part et la balance ou équilibre des pouvoirs d’autre part. En second lieu, la première Constitution écrite française, qui attribue au roi la qualité de co-législateur, est fondée sur la balance des pouvoirs.
The moment of 1789 and the separation of powers
The study, in terms of the notion of "separation of powers", of the making of the French Constitution of 3rd and 14th September 1791 from its close intellectual origins, as indicated in 1789 in the registers of grievances and in the States-General, until its ultimate writing and its vote in the Constituent Assembly, highlights two proposals. Firstly, the members of the Constituent Assembly, following the example of the publicists of the eighteenth century, who were themselves one of the finest expressions, did not classify political regimes according to the opposition between the presidential and the parliamentary system, but according to a binary distinction between the legislative unity, on the one hand and the balance of powers, on the other hand. Secondly, the first written French Constitution, which assigns to the king his status of co-legislator, is based on the balance of powers.
Nous disposons de nos jours d’une classification ternaire pour penser la séparation des pouvoirs. La doctrine, dite classique, distingue en effet les régimes dans lesquels le principe est appliqué de manière rigide, ceux qui admettent quelques assouplissements, et enfin ceux qui reposent sur la négation même de ce principe : on discrimine de la sorte la séparation absolue ou stricte, la collaboration et la confusion des pouvoirs.
Dans ce cadre, le régime présidentiel, fondé sur la séparation rigide des pouvoirs, est caractérisé par deux traits qui sont d’une part l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct ou quasi direct et d’autre part et surtout l’irresponsabilité politique des membres de l’exécutif devant le parlement, « ce second caractère constitu[ant] le véritable critère du régime présidentiel qui le différencie fondamentalement du régime parlementaire ». Ainsi, dans ce schéma, les pouvoirs publics s’absorbent dans leur fonction respective et sont autonomes, de sorte qu’à une spécialisation fonctionnelle correspond une irrévocabilité mutuelle. En regard, le régime parlementaire ou gouvernement de cabinet, fondé sur la séparation souple des pouvoirs et répondant à la logique de collaboration des pouvoirs présente des domaines d’action communs aux divers organes de l’État et des moyens de pression réciproques entre les pouvoirs, sous forme notamment d’un droit de récusation réciproque par la voie de la responsabilité politique du gouvernement devant le parlement et du droit de dissolution attribué à l’exécutif. Enfin, le régime d’assemblée, appelé aussi « régime conventionnel » par allusion au régime de fait de la Convention, se distingue radicalement des deux précédents en ce qu’il participe pour sa part de la confusion et de la concentration des pouvoirs où l’exécutif est juridiquement subordonné à l’assemblée unique et souveraine.
En regard, on peut, dans un premier mouvement, être tenté d’appliquer ces outils conceptuels et cette grille de lecture à l’œuvre constituante des années 1789 à 1791 – transposée ici sous le terme de Moment 1789, ce par quoi nous entendons le premier trait français du constitutionnalisme écrit depuis la rédaction des cahiers de doléances jusqu’au vote de la Constitution des 3 et 14 septembre 1791 – pour comprendre tant l’économie du texte que le dessein de ses auteurs. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est pratiqué dans la très grande majorité des manuels de droit constitutionnel. Or, il s’agit là d’une erreur de principe, qui procède d’un anachronisme coupable : à l’époque, en effet, cette classification n’existait pas, puisque d’une génération postérieure. Par le fait, elle apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle, précisément à la suite d’un livre fameux, à savoir La Constitution anglaise de Walter Bagehot. Publié en 1867, traduit en français dès 1869, il devait marquer son époque tant en Grande-Bretagne, en France qu’aux États-Unis d’Amérique, produire des disciples et bientôt un courant doctrinal dominant dans les facultés de droit.
« C’est l’indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif », notait dans cette étude le publiciste anglais, « qui est la qualité distinctive du gouvernement présidentiel, tandis qu’au contraire la fusion et la combinaison de ces pouvoirs sert de principe au gouvernement de cabinet ».
Bref, l’absence du droit de dissolution et de la responsabilité politique de l’exécutif faisait du régime américain l’antithèse du régime anglais, « le système rival », et se dessinaient ainsi les contours principaux de l’opposition entre séparation stricte et séparation souple des pouvoirs, dans le cadre de laquelle nous vivons toujours aujourd’hui.
Participant de cette école, Adhémar Esmein, agissant en l’occasion davantage en acteur engagé qu’en théoricien du droit, ajoutera bientôt une troisième catégorie, celle du régime d’assemblée, afin de tenter de convaincre ceux qui en doutaient, destinés à devenir de plus en plus nombreux, que le régime parlementaire de la IIIe République participait bien d’une séparation souple et non d’une confusion des pouvoirs . Ainsi, disposait-on à compter du début du XXe siècle d’une classification opératoire des constitutions fondée sur une certaine acception de la séparation des pouvoirs. Le tort devait être de la considérer universelle dans le temps et l’espace, au point d’imaginer qu’elle était familière aux acteurs de cette fin du XVIIIe siècle, alors même que, datée, elle leur était inconnue et ne répondait pas à leur champ doctrinal.
Si donc la formalisation de la séparation des pouvoirs et la classification subséquente des constitutions dont nous disposons aujourd’hui, non seulement ne nous est pas utile pour comprendre le Moment 1789, mais plus encore nous induit en erreur, il nous faut restituer la formalisation propre aux publicistes de l’époque (I) afin de comprendre les débats relatifs aux institutions politiques qui structurèrent les années 1789 à 1791, depuis la rédaction des cahiers de doléances jusqu’à la confection de la Constitution des 3 et 14 septembre 1791 (II).
I) La séparation des pouvoirs au XVIIIe siècle
Pour en comprendre la logique, il est impératif d’avoir présente à l’esprit une donnée fondamentale de la grammaire du droit public de la Révolution française, à savoir l’existence d’une hiérarchie des fonctions étatiques dans le cadre de laquelle la fonction exécutive était subordonnée à la fonction législative, fonction suprême. L’ensemble de la pensée politique et juridique des XVIIe et XVIIIe siècles, tant en Grande-Bretagne, en Amérique puis aux Etats-Unis qu’en France, était gouvernée par cette donnée de base qui participait à l’époque d’un lieu commun. De ce fait, il était admis par tous la primauté de la fonction législative, soit que, selon les auteurs, on l’identifiât à la souveraineté elle même, ou qu’on y vît l’attribut principal de cette souveraineté, et cette prémisse emportait la subordination de la fonction exécutive, fonction seconde, qui était toute d’application ainsi que son étymologie l’indique.
Ce principe de la hiérarchie des fonctions étatiques devait beaucoup, à son origine, aux Six livres de la République de Bodin. Celui-ci était tenu au XVIIe siècle, particulièrement en Angleterre et en Allemagne où l’influence de sa théorie constitutionnelle fut la plus manifeste, comme le publiciste de référence, et sa République fut considérée comme une synthèse encyclopédique du droit public.
Or, de la lecture de son œuvre, il fut retiré l’idée d’une consubstantialité entre la souveraineté, définie comme plénitude de puissance, et la fonction législative. En effet, le propos de l’avocat angevin était de donner une définition de la souveraineté car, à son sens, aucun jurisconsulte, philosophe ou homme politique ne l’avait jusqu’alors correctement formulée, de sorte qu’il faisait de cet objet le point principal et le plus nécessaire de son livre.
Sur ce point, son enseignement peut être résumé par la proposition suivante : la souveraineté ou « puissance absolue et perpétuelle d’une République » est composée de plusieurs marques de souveraineté dont la première d’entre elles correspond à la fonction législative, de sorte que se résorbe en elle la souveraineté en son entier.
« La première marque du prince souverain », dit-il ainsi, « c’est la puissance de donner loi en général, et à chacun en particulier [...]. Sous cette même puissance de donner et casser la loi, sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté : de sorte qu’à parler proprement, on peut dire qu’il n’y a que cette seule marque de souveraineté, attendu que tous les autres droits sont compris en celui-là ».
Ainsi, en raison de ce principe d’inclusion dans la loi des autres droits de souveraineté, Bodin faisait de la puissance de donner la loi la forme dans laquelle s’expriment toutes les prérogatives de la puissance publique.
Au XVIIIe siècle, deux conséquences découlaient, en toute rigueur, de ce principe.
En premier lieu, la qualification du régime politique dépendait de la qualité du ou des titulaires de la seule fonction suprême ou pouvoir législatif. Ainsi, par exemple, William Paley, publiciste anglais de renom, pouvait écrire qu’
« un gouvernement tire sa dénomination de la forme de sa législature. Cette forme est ce qu’on appelle ordinairement la Constitution d’un pays ».
De même Lezay-Marnésia, qui par ses écrits compta parmi les publicistes les plus influents lors des débats constituants de l’an III, relevait sur le même mode doctrinal que la différence des gouvernements est prise de la différence des organes auxquels la puissance législative est commise:
« A quel signe distingue-t-on une Constitution d’une autre », s’interrogeait-il en effet, « ou en d’autres termes, en quoi réside le caractère spécifique d’une Constitution? II réside », répondait-il, « dans la constitution particulière du pouvoir législatif ».
De ce fait, on classait les constitutions au XVIIIe siècle suivant une typologie binaire, opposant les régimes fondés sur l’unité législative, en d’autres termes disposant d’un organe législatif simple ou unique, aux régimes structurés par un organe législatif complexe composé d’au moins deux organes simples de législation.
En second lieu, la notion d’ « équilibre des pouvoirs » doit être comprise strictement dans le sens précis et connoté auquel les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles se rapportaient eux-mêmes, c’est-à -dire dans son acception technique. C’est en effet un mode d’organisation des pouvoirs publics qui a précisément pour objet de proscrire l’attribution de l’intégralité de la fonction législative à un organe unique. En effet, puisque les fonctions étatiques sont inégales, il est impossible que le détenteur de la fonction exécutive « fasse équilibre » au détenteur de la fonction législative. Dans ce cas de figure, la hiérarchie des fonctions emporte nécessairement la hiérarchie des organes; la subordination à l’organe législatif de l’organe exécutif est ici la suite de la subordination à la fonction législative de la fonction exécutive. Il n’y a donc pas d’équilibre envisageable entre organes spécialisés, et l’organe exécutif ne pourra par conséquent « équilibrer » l’organe législatif qu’à la condition impérative qu’il participe lui-même à l’exercice de la fonction suprême de façon à pouvoir s’opposer en sa qualité de co-législateur à sa volonté. Dans le Second Traité sur le Gouvernement civil, John Locke – lui-même partisan de la participation du monarque à la législation et non de la séparation absolue – avait tout dit à ce sujet :
« Dans certaines sociétés politiques », représentait-il, « où le pouvoir législatif n’existe pas en permanence et où quelque personnage unique, qui en exerce une partie, se trouve également investi de la totalité du pouvoir exécutif, ce personnage unique peut être qualifié de suprême […]; il ne détient pas à lui seul le pouvoir suprême, celui de légiférer, mais il a la haute main sur l’exécution suprême […]. Comme il n’existe pas non plus de pouvoir législatif qui lui soit supérieur, puisqu’on ne peut faire aucune loi sans son consentement et qu’il ne consentira jamais à se soumettre à l’autre partie de la législature, il est vraiment suprême en ce sens […]. Quand il est confié à tout autre qu’à une personne qui détient aussi une part du pouvoir législatif », poursuit Locke, « le pouvoir exécutif est évidemment subordonné à celui-ci, il doit lui rendre compte et il peut être l’objet de changements ou de mutations à volonté; ce n’est donc pas le pouvoir exécutif suprême qui échappe à toute subordination, mais le pouvoir exécutif suprême dans l’hypothèse où son titulaire détient une partie du pouvoir législatif et n’est donc subordonné à aucune législature distincte et supérieure, ni tenu de lui rendre compte, sauf dans la mesure où il accepte lui-même et y consent; en ce cas, il n’est subordonné qu’autant qu’il le juge bon, ce dont on peut déduire, sans crainte de se tromper, qu’il le sera fort peu » (§ 151-152).
De fait, il y a incompatibilité de principe entre l’idée de séparation fonctionnelle d’une part, et celles d’équilibre, de frein, de contrepoids et d’empêchement mutuel d’autre part. Il n’y a d’équilibre possible des pouvoirs que lorsque la fonction législative est distribuée entre au moins deux organes distincts, qui titulaires d’un pouvoir de décision ne peuvent former un acte législatif parfait en dehors de la concurrence de leurs volontés. Cette concurrence peut être obtenue de trois manières: soit, comme nous venons de l’indiquer par la participation à cette fonction de l’organe exécutif, détenteur exclusif du droit d’initiative législatif comme c’était le cas dans la Constitution genevoise ou bien, sur le modèle de la Constitution française du 3 septembre 1791, nanti d’un droit de sanction; soit par la division du parlement en deux ou plusieurs chambres dans le cadre d’un bi ou polycamérisme, tel que cela se pratiqua respectivement en France sous la constitution de l’an III (conseil des Cinq cents/ conseil des Anciens) ou en Suède (noblesse/clergé/bourgeoisie/paysannerie); soit, enfin, par la conjonction de ces deux modes dans le cadre d’une tripartition du pouvoir législatif symbolisée par le régime britannique du roi-en-son-parlement ou par le régime fédéral américain issu de la Constitution du 17 septembre 1787. On comprend alors que l’expression d’équilibre des pouvoirs signifiait équilibre dans l’ordre législatif, ou si l’on veut équilibre entre les organes qui participent à la fonction législative, et que de ce fait une organisation des pouvoirs publics fondée sur l’unité législative qui remet l’entièreté de la fonction législative à un organe et la totalité de la fonction exécutive à un autre est irréductible à ce type de construction.
Dans le cadre de cette summa divisio, l’opposition idéologique entre publicistes des deux écoles était irréductible. En effet, les partisans de l’équilibre des pouvoirs ne voyaient dans le système de spécialisation fonctionnelle avec unité législative qu’un système nominal de séparation. Ils représentaient à ce titre qu’en raison de la hiérarchie des fonctions et du caractère spécifique de la fonction législative, l’attribution à un détenteur unique, individu ou collège, de cette puissance formidable - au sens premier du terme - permettrait à cet organe de modifier par l’effet de sa seule volonté les normes juridiques relatives à la distribution des pouvoirs, et le mettrait ainsi en état de s’approprier les autres fonctions. Il était donc impératif selon eux, afin de prévenir la réunion des pouvoirs, qu’aucun organe n’exerce seul la fonction législative, de sorte qu’à leur sens la division de l’organe législatif en plusieurs organes partiels de législation apparaissait comme la technique essentielle de la séparation des pouvoirs. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette technique était nommée la « balance des pouvoirs », expression synonyme d’équilibre des pouvoirs, et correspondait à une distribution des pouvoirs publics où la fonction législative est attribuée à au moins deux organes, de sorte que le pouvoir législatif prenait la forme d’un organe complexe composé pour le moins de deux organes simples ou partiels de législation. Ainsi, par balance des pouvoirs, on entendait balance ou équilibre entre les organes qui participent à la fonction législative.
Historiquement, la balance des pouvoirs était apparue sous la forme du « gouvernement » ou « régime mixte ». Cette doctrine et cette forme institutionnelle antiques étaient fondées sur l’idée qu’aucune des trois formes simples de gouvernement - démocratie, aristocratie ou monarchie - n’était satisfaisante, en ce que chacune privilégiait un intérêt social exclusif, et qu’il fallait leur substituer un régime répondant à une conception pluraliste de l’Etat et de la société, et garanti par la diversité et l’équilibre des composants. Dans le contexte de la hiérarchie des fonctions, cela signifiait pour les publicistes du siècle des Lumières que la structure de l’organe législatif devait refléter la structure sociale et permettre à chaque ordre ou classe détenteur d’un organe législatif partiel de concourir à la législation. Cette conception de la régulation sociale se fondait sur la défense par chaque ordre de ses intérêts propres, et l’on escomptait que chaque classe sociale, confrontée à la faculté d’empêcher détenue par chaque ordre, borne ses propres prétentions pour qu’elles puissent être satisfaites, de façon à ce que l’on puisse parvenir à la suite de cet émondage d’intérêts sociaux par d’autres intérêts sociaux à une approximation de la vérité acceptable par tous. Dans cette logique par conséquent, l’intérêt public n’était que les intérêts de classes mis réciproquement hors d’état de se nuire.
En regard, la balance des pouvoirs était le principe ou support juridique sur lequel s’articulait le gouvernement mixte, mais elle doit en être distinguée sur le plan conceptuel, puisqu’elle peut être dissociée de ce mode d’effectuation spécifique. En effet, si le gouvernement mixte emporte nécessairement la balance des pouvoirs, en ce qu’il est une mise en œuvre particulière de ce dernier principe, il peut y avoir balance des pouvoirs sans gouvernement mixte comme ce fut le cas par exemple dans la Constitution fédérale américaine ou dans la Constitution française du 22 août 1795, où chaque organe partiel de législation n’était pas porteur d’intérêts sociaux spécifiques autres que ceux, directement ou indirectement, du peuple.
Ainsi, les partisans de la balance faisaient dépendre la séparation des pouvoirs de la division de l’organe législatif et, de leur point de vue, la forme rigide de la Constitution n’était pas en soi une garantie opposable et restait de l’ordre d’une pétition de principe puisque, en l’absence d’un organe législatif concurrent qui par sa faculté d’empêcher pourrait s’opposer à toute tentative en ce sens, un pouvoir législatif institué sous la forme d’une chambre unique aurait toute latitude pour violer les prescriptions de la norme supérieure, qu’elles portent sur les droits fondamentaux des citoyens ou sur l’organisation des pouvoirs publics. De la sorte, la seule garantie possible résidait à leur sens dans le mécanisme distributif et permettait à un organe législatif partiel de censurer le texte émané de son concurrent, soit pour des motifs de pure opportunité dans le cadre d’une appréciation politique de l’intérêt général, soit dans l’optique d’un contrôle de constitutionnalité pour des motifs d’ordre juridique. Dès lors, le bicamérisme d’une part, la participation à la législation de l’autorité exécutive d’autre part, qui par nature a de tous les pouvoirs constitués le plus grand intérêt au maintien de ses propres prérogatives constitutionnelles et donc à la préservation de la séparation des pouvoirs, et mieux encore la conjonction de ces deux types de distribution de la fonction législative, étaient considérés par les partisans de la balance comme des modes consubstantiels à la séparation des pouvoirs.
Or, cette conception des partisans de la balance des pouvoirs emportait une conséquence fondamentale quant à la définition de la notion de séparation des pouvoirs qui, reposant de façon structurelle sur l’association à la législation du pouvoir exécutif, ne pouvait par nature ressortir à une règle de séparation fonctionnelle, mais participait de ce fait d’une règle de non-cumul. En effet, selon cette dernière caractérisation, la confusion des pouvoirs était réalisée lorsqu’un organe détenait la plénitude ou totalité de deux fonctions étatiques et a fortiori des trois. En regard, antonyme de la confusion ou réunion des pouvoirs, la séparation était effective lorsqu’aucune autorité n’était attributaire de la totalité de deux fonctions étatiques, ce qui était précisément le cas en Grande-Bretagne par exemple, où le roi, titulaire exclusif de l’intégralité de la fonction exécutive ne détenait pas en revanche l’intégralité de la fonction législative puisqu’il ne pouvait légiférer sans le concours des chambres. De la sorte, les pouvoirs, n’étant pas confondus, étaient séparés, et la séparation s’analysait de ce fait comme un principe ou règle de non-cumul, ou en d’autres termes de non-confusion ou de non-concentration. Précisément, c’est cette conception qui structurait le Second traité sur le gouvernement civil et l’Esprit des lois.
De cela, beaucoup de juristes étaient conscients et, de fait, la démonstration la plus rigoureuse produite au XVIIIe siècle dans le but de restituer l’intention de Montesquieu fut livrée par Madison, précisément lorsque celui-ci dut s’employer dans le Fédéraliste à disculper les membres de la Convention de Philadelphie du reproche opposé par certains d’avoir proposé à la ratification des États membres un texte non conforme au principe de la séparation des pouvoirs, en ce que, par exemple, il attribuait au Président de l’union un droit de veto conditionné:
« L’une des principales objections dirigées par les plus respectables adversaires de la Constitution», écrivit alors l’un des publicistes américains les plus notoires, « est la prétendue violation de l’axiome politique d’après lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire doivent être séparés et distincts. Dans l’organisation du gouvernement fédéral, a-t-on dit, il semble que l’on n’ait point fait attention à cette précaution essentielle en faveur de la liberté [car] les différents départements du pouvoir sont distribués et confondus [...]. Il n’est certainement pas » poursuivait-il afin de se présenter lui-même comme un partisan inconditionnel de la séparation des pouvoirs, « de vérité politique de plus grande valeur et appuyée de l’autorité de défenseurs plus éclairés de la liberté que celle sur laquelle repose l’objection. L’accumulation de tous les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire dans les mêmes mains, soit d’un seul homme, soit de quelques-uns, soit de plusieurs, soit par l’hérédité, par la conquête, ou par l’élection, peut justement être considérée comme la véritable définition de la tyrannie. Si donc », poursuivait-il, « la Constitution fédérale était réellement coupable de l’accumulation des pouvoirs ou de leur combinaison avec une tendance dangereuse à cette accumulation, il ne serait besoin d’aucun autre argument pour inspirer une réprobation universelle du système. Mais », rétorquait-il, « je me flatte de prouver que l’accusation est sans fondement, et que le principe sur lequel elle est appuyée a été tout à fait mal entendu et appliqué. Afin de nous faire une idée correcte sur ce point », précisait-il, « il sera bon de rechercher le sens dans lequel le maintien de la liberté exige la séparation des trois grands départements du pouvoir. L’oracle toujours consulté et cité sur ce sujet est l’illustre Montesquieu. S’il n’est pas l’auteur de cet inestimable précepte de la science politique, il a, tout au moins, le mérite de l’avoir développé et de l’avoir recommandé avec le plus de succès à l’attention du monde. Essayons, tout d’abord, de chercher son sentiment sur ce point » que Montesquieu, indiquait Madison, se forma par l’étude des institutions de Grande-Bretagne. « Un examen très superficiel de la Constitution britannique doit nous convaincre qu’en aucune façon elle ne sépare entièrement les départements législatif, exécutif et judiciaire. Le magistrat exécutif est partie intégrante de l’autorité législative. Il a seul la prérogative de faire les traités avec les souverains étrangers, et ces traités, une fois conclus, ont, sauf quelques limitations, la force des actes législatifs. Tous les membres du département judiciaire sont nommés par lui, peuvent être révoqués par lui sur adresse des deux chambres du parlement, et forment, quand il lui plaît de les consulter, l’un de ses conseils constitutionnels. L’une des branches du département législatif », ajoutait Madison en visant la chambre haute, « est seule dépositaire du pouvoir judiciaire dans le cas d’impeachment, et dans tous les autres procès, elle est investie de la suprême juridiction d’appel. [...]. De ces faits, qui guidèrent Montesquieu, on peut conclure clairement que, en disant ‘qu’il n’y a point de liberté lorsque dans la même personne, ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice’, ou ‘lorsque la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice’, il n’a point entendu proscrire toute action partielle, tout contrôle réciproque des différents pouvoirs l’un sur l’autre; ce qu’il a voulu dire, comme le montrent ses propres expressions, et plus évidemment encore les exemples qu’il avait sous les yeux, c’est que, lorsque la totalité du pouvoir d’un département est exercée par les mêmes mains qui possèdent la totalité du pouvoir d’un autre département, les principes fondamentaux d’une Constitution libre sont renversés. Tel aurait été le cas pour la Constitution qu’il examinait, si le roi, qui est le seul magistrat exécutif, avait possédé en outre le pouvoir législatif complet, ou l’administration suprême de la justice, ou si le corps législatif tout entier avait possédé l’autorité judiciaire suprême ou l’autorité exécutive suprême. Mais on ne peut reprocher ces vices à cette Constitution ».
Ainsi, Madison, comme d’autres, savait que la séparation des pouvoirs participait d’une règle de non-cumul. En contrepoint, les partisans de l’unité législative estimaient quant à eux que la règle de la séparation des pouvoirs devait exclusivement s’entendre d’une règle de spécialisation fonctionnelle et prohibait toute participation partielle d’un pouvoir, au sens d’organe, à la fonction d’un autre pouvoir. Conscients toutefois qu’en raison du principe de la hiérarchie des fonctions un parlement unicaméral était doté d’une puissance formidable, ils voyaient dans la distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, la courte durée du mandat parlementaire - « where annual election ends, tyranny begins » avait coutume de dire Franklin -, le renouvellement partiel des membres de la chambre et leur non-rééligibilité immédiate, et enfin dans l’obligation de procéder à plusieurs lectures du texte, des procédés de nature à réguler ce corps et à prévenir un excès de pouvoir. Par ailleurs, la séparation absolue n’emportait pas à l’époque l’indépendance de l’exécutif vis-à -vis du législatif, puisque la nomination des membres de l’exécutif par la chambre et/ou la responsabilité de ces derniers apparaissaient pour les tenants de la spécialisation comme des procédés indispensables au corps législatif pour s’assurer de la rectitude de l’exécution de la loi.
Au vu de ces éléments il appert que la séparation des pouvoirs était au XVIIIe siècle une notion ambivalente, ambiguë et, de ce fait, indéterminée.
Elle était ambivalente en ce qu’elle présentait deux modes opératoires très différents, et plus encore contradictoires et opposés, à savoir la séparation absolue ou unité législative d’une part qui proscrivait impérativement la participation à la fonction législative de l’organe exécutif, et la balance des pouvoirs d’autre part qui dans sa version la plus courante établissait sur la qualité de colégislateur de l’organe exécutif la garantie de la séparation.
Cette ambivalence était rendue possible du fait de son ambiguïté car il n’y avait pas d’accord unanime sur sa signification, et une interprétation officielle qui fasse autorité faisait défaut. On était en présence d’une sorte de nébuleuse qui laissait place à des interprétations différentes. Ainsi il y avait celle de publicistes pour lesquels le principe de la séparation devait impérativement s’entendre de la non-participation à la puissance législative de l’organe exécutif, de sorte que la séparation était avant tout fonctionnelle et ne participait aucunement d’une règle de non-cumul qui, au contraire, ressortissait à leur sens à la confusion des pouvoirs. En contrepoint s’élevait la construction intellectuelle de ceux qui en tenaient pour une règle du non-cumul, à titre de déduction de la nécessité pour l’organe exécutif d’exercer pour sa propre conservation une part de la fonction législative.
En considération de cela, la séparation des pouvoirs était une notion affectée d’une indétermination certaine, caractère qui devait précisément être la cause de l’accord général des publicistes sur la nécessité du principe qui, laissant place à des interprétations divergentes, n’emportait pas en tant que tel un type exclusif de distribution des pouvoirs publics. Il est possible de ce point de vue, afin de rendre notre propos plus explicite, de dresser un parallèle entre la notion de « séparation des pouvoirs » au XVIIIe siècle et celle d’ « arbitrage » telle qu’elle fut utilisée lors de la fondation de la Ve République, soit deux notions qui en raison de leur indétermination ont été invoquées et consacrées juridiquement dans l’équivoque. C’est en effet en raison de sa polysémie que le terme d’arbitrage, justiciable de trois acceptions distinctes qui chacune confère une puissance politique différente selon une gradation du faible au fort, a pu faire l’objet d’un consensus en 1958, chacun interprétant ce vocable selon sa propre représentation, de sorte que « les équivoques mêmes du terme serv[ir]ent à faire accepter l’idée». Or, à l’image de l’arbitrage, la séparation des pouvoirs était au siècle des Lumières un sfumato, et autorisait dans la confusion d’esprit qui en résultait et sous couleur d’une référence à un même principe deux intellections antagonistes.
Ainsi s’explique le discours tenu par Condorcet s’adressant à ses pairs lors de la séance de la Convention du 15 février 1793, et donnant lecture du rapport sur le plan de Constitution, dit par la suite projet Girondin. Le passage qui suit est d’un intérêt essentiel en ce qu’il restitue le cadre de pensée propre aux publicistes du XVIIIe siècle en fait de constitutions politiques:
« Deux opinions », déclara en effet le rapporteur, « ont jusqu’ici divisé les publicistes.
Les uns veulent qu’une action unique, limitée et réglée par la loi, donne le mouvement au système social, qu’une autorité première dirige toutes les autres, et ne puisse être arrêtée que par la loi dont la volonté générale du peuple garantit l’exécution contre cette autorité première, si elle tentait de s’arroger un pouvoir qu’elle n’a point reçu, si elle menaçait la liberté ou le droit des citoyens.
D’autres, au contraire », poursuivait-il, « veulent que des principes d’action, indépendants entre eux, se fassent équilibre en quelque sorte, et se servent mutuellement de régulateur, que chacun d’eux soit contre les autres le défenseur de la liberté générale, et par l’intérêt de sa propre autorité, s’oppose à leurs usurpations ».
En l’espèce, « l’action unique, limitée et réglée par la loi », correspond à la séparation absolue et renvoie à l’unité législative, c’est-à -dire à un parlement monocaméral, pouvoir constitué dont la sphère d’action vis-à -vis tant des citoyens que des autres pouvoirs institués est réglée et bornée par la Constitution, norme supérieure. Ce système est formé en raison inverse de son concurrent qui repose sur différents « principes d’action [qui se font] équilibre », c’est-à -dire celui de la balance des pouvoirs dans le cadre duquel la fonction législative est distribuée entre plusieurs organes partiels de législation.
Tels étaient en effet les deux ordonnancements institutionnels entre lesquels les publicistes devaient opter au XVIIIe siècle, chaque système participant, selon ses propres partisans, de la séparation des pouvoirs, notion indéterminée. On disposait ainsi d’un mode de classification binaire des constitutions, opposant les institutions participant de la spécialisation, c’est-à -dire de l’unité législative dans le cadre de la séparation absolue des pouvoirs, à celles qui ressortissaient à la balance ou équilibre des pouvoirs.
Il s’agissait là de la grammaire commune à l’ensemble des publicistes du XVIIIe siècle, de la maîtrise de laquelle dépend par conséquent la compréhension du droit public de l’époque. Seul Emmanuel-Joseph Sieyès se proposa lors des débats constituants en l’an III de faire œuvre originale et, ajoutant une nouvelle catégorie, tenta, sans succès en l’espèce tant ce code était familier aux conventionnels, de substituer une classification ternaire qui lui était propre à la classification binaire en usage. Hormis ce cas, l’ensemble des publicistes devait s’accorder sur ce dénominateur commun. Ce constat fait donc obligation à l’analyste contemporain de classer les constitutions promulguées à l’époque, de même que les plans de constitution proposés, dans l’une ou l’autre catégorie précitée.
Ainsi, en fait d’institutions politiques, le XVIIIe siècle roule sur la dichotomie unité législative - balance des pouvoirs et, en cette année 1789, il appartenait aux rédacteurs des cahiers de doléances et aux députés aux Etats généraux d’une part, puis aux membres de l’Assemblée constituante d’autre part, de faire un choix de principe dans le cadre de cette dualité.
II) La séparation des pouvoirs d’après les Cahiers de doléances, les Etats généraux et l’Assemblée nationale Constituante.
A) La séparation des pouvoirs d’après les Cahiers de doléances et les Etats généraux
Figure-t-il dans les cahiers de doléances une exigence et une acception précise de la séparation des pouvoirs ? En d’autres termes, existe-t-il dans ce que le publiciste Malouet appelait « le dépôt public et irrécusable de toutes les opinions et des vœux de la France entière » une revendication univoque de la séparation des pouvoirs ? La réponse à cette question doit être nuancée, en premier lieu parce que le corpus idéologique des cahiers est disparate, en plus d’être touffu, de sorte qu’il est difficile d’en dresser la synthèse, et en second lieu parce que le terme de séparation des pouvoirs n’y figure quasiment pas, alors même que l’idée n’en est pas absente.
Car en effet, ces cahiers de doléances formaient une masse considérable et diverse de vœux. Considérable en raison de leur nombre, qu’on estime à hauteur de soixante mille unités au plus. Diverse en ce que les cahiers n’exposaient pas la doctrine ou, plus prosaïquement, les aspirations d’une seule et unique opinion publique, que l’on aurait tort de réifier, mais bien de différentes opinions publiques, contradictoires, segmentées à tout le moins, distribuées sur une ligne idéologique allant du traditionalisme au rationalisme propre à l’esprit des Lumières françaises. François Furet, exprimant ici une vision commune aux meilleurs exégètes, nous en a prévenus :
« Pendant toute la période des élections aux États Généraux », a-t-il considéré, « le ton des mille brochures et pamphlets qui s’adressent aux Français a sensiblement monté : Sieyès a donné le la. De cette rupture sociale, les cahiers de doléances, rédigés suivant l’usage par les assemblées locales des trois ordres, présentent une image plus nuancée. Il est vrai que ni le paysan misérable ni le compagnon en chômage ne s’y expriment directement, puisqu’ils ne savent pas écrire, et si peu parler en public. Au sein de ces assemblées de paroisse ou de corporation réunies dans l’église du village ou du quartier, ils n’ont probablement pas eu beaucoup de porte-parole. La vieille institution du mandat impératif, qui sous-tend la pratique du ‘cahier’, suppose d’ailleurs l’accord unanime des mandants sur les consignes données aux mandataires. C’est ce qui fait de cette multitude de textes, issus de la plus vaste consultation publique de notre histoire moderne, un ensemble difficile à interpréter et sans doute trompeur : sous le couvert du peuple tout entier, ce sont surtout les légistes qui s’expriment ; ils ont le plus souvent présidé les assemblées et mis en forme les doléances. A l’intérieur du Tiers Etat, l’existence de plusieurs niveaux électoraux a agi aussi comme un filtre des revendications. On ne retrouve pas dans les cahiers le radicalisme révolutionnaire de Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, pourtant célébré par un vaste public de lecteurs. Cet écart prémunit l’historien contre les simplifications et lui permet de saisir, même grossièrement, l’existence de plusieurs types d’opinion publique. A Paris, la Révolution est déjà anticipée dans beaucoup d’esprits, mais les Français dans leur masse attendent encore de Louis XVI les réformes qu’ils jugent indispensables ».
Les études les plus rigoureuses conduites sur ce sujet concluent en effet tant à l’absence d’unicité qu’à la modération des cahiers. De ce fait, sur la masse totale des cahiers, seule une minorité d’entre eux, fut-elle significative, articule de façon systématique les notions rationalistes nouvelles, ainsi que Roger Chartier l’a établi : « Confrontés aux idées des Lumières, telles qu’elles ont été constituées en corpus au XIXe et XXe siècles, et sans doute dès la Révolution », fait-il observer, « les cahiers se révèlent timides, plus occupés par la critique et la réforme minutieuses des institutions que par l’affirmation des valeurs nouvelles forgées par le siècle ». Les recensements et analyses méthodiques réalisés sur des échantillons significatifs apportent à ce sujet un certain nombre d’éléments précis. C’est notamment le cas du travail mené par Georges Taylor : ce dernier, comparant un échantillon de 741 cahiers à un cahier idéal, fait d’éléments empruntés à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à la loi du 4 août, aux changements religieux, etc. mais ne contenant pas tout ce que l’Assemblée constituante devait décréter, a pu mesurer le degré de conscience révolutionnaire et de radicalisme politique des revendications formulées en 1789. Les résultats dessinent une tendance forte, puisque la très grande majorité des cahiers primaires reste fort éloignée du cahier idéal en ce que 70% de ceux qui ont été rédigés par des paroisses rurales ou des corporations urbaines ne réclament pas une modification substantielle des mécanismes de gouvernement. Même généralisée à l’ensemble du royaume, leurs doléances restent locales et parcellisées ; tout au plus certains cahiers font-ils allusion à la question du vote par tête aux Etats Généraux et à leur périodicité. On retire de cette lecture trois enseignements majeurs :
« … nous avons mesuré dans les cahiers » dit l’auteur « l’importance du langage et des concepts de la philosophie des Lumières. Les premiers résultats […] montrent que la plus grande partie de l’opinion populaire dans les paroisses, les assemblées urbaines et même quelques unes des assemblées de baillage du Tiers Etat n’était pas préparée à la Révolution que les Etats généraux allaient déclencher ». […].
« Nos résultats » poursuit-il, « montrent que les idées politiques de la Philosophie des Lumières étaient quantitativement insignifiantes dans la plupart des secteurs de l’opinion française avant la réunion des Etats-Généraux du 5 mai. Dans les vœux de réformes exprimés par les cahiers, la tradition – légale, constitutionnelle et institutionnelle – interprétée d’une manière qui ne doit rien à la ‘politique abstraite et littéraire’ dont parle Tocqueville, est de loin plus importante que les concepts de droits naturels, de souveraineté populaire, et de séparation des pouvoirs. Loin de désirer reconstruire l’ordre politique selon les impératifs de la raison et de la nature, la plupart des réformateurs de 1789 visaient à retrouver des droits que la monarchie, pensaient-ils, avait abrogés, et à rétablir des institutions et des pratiques qu’avaient consacrées la coutume ou la loi ».
De ce fait, prévient Taylor, certains analystes « ignorent les milliers de paroisses, de projet et de prévision des électeurs. Ils ignorent les milliers de paroisses, de bourgs, d’assemblées urbaines qui ne demandaient aucun des changements constitutionnels fondamentaux pour la Révolution, et ils ne voient pas qu’aucune assemblée électorale n’a demandé quoi que ce fût qui approchât du programme complet que l’Assemblée Nationale allait se proposer ». On évitera donc d’établir « une équivalence entre les propositions de février, mars et avril, qui sont modestes et s’inspirent encore du passé, et les vastes changements de concepts et de structures incarnés dans les décrets de juin à octobre. En d’autres termes », conclut Taylor à juste titre, « [on] évitera de lire dans les documents une intentionnalité qui n’existe pas ».
On le voit, dans le cadre d’un fonds de doléances plus traditionnel qu’on ne l’imagine, l’allégation de la séparation des pouvoirs n’était pas prégnante, alors même que la rédaction des cahiers était le fait, pour l’essentiel, de juristes, qui par leur formation devaient être sensibilisés à cette problématique et familiers de cette notion de séparation ou distinction des pouvoirs. Cette caractéristique propre à la qualité des rédacteurs découlait de l’article 25 du Règlement électoral du 24 janvier 1789 qui disposait que toute assemblée primaire devait être présidée par le juge du lieu ou, à défaut, par un officier public. De la sorte, prédominait parmi ces rédacteurs le groupe social composé par les officiers, royaux ou seigneuriaux, et les hommes de loi, procureurs, avocats et notaires :
« Il est […] clair » observe Roger Chartier à ce sujet, « que la consultation a été, à tous les échelons, solidement tenue en main par le monde de la robe. C’est lui qui oriente, met en forme et transmet la plainte paysanne, lui qui élabore pour partie la revendication urbaine, lui qui donne sa forme ultime à la doléance roturière. Les cahiers portent donc inscrits en eux la marque profonde d’une culture d’officiers et de juges ».
Mais, si le mot même de séparation des pouvoirs ne figurait guère dans les cahiers, la revendication d’une Constitution était quant à elle beaucoup plus répandue. Or, au sens de certains acteurs de l’époque, réclamer une Constitution équivalait à exiger la séparation des pouvoirs. On peut en effet transposer ici l’analyse faite par Michel Troper à propos de l’article 16 de la Déclaration des droits votée par l’Assemblée constituante, lequel dispose que « toute société dans laquelle […] la séparation des pouvoirs [n’est pas] déterminée n’a point de constitution », et qui donne ce faisant la définition littérale et la raison d’être d’une Constitution, à savoir un texte qui établit et sépare les pouvoirs. Certes, on commettrait une erreur grossière si l’on entendait conférer à cette transposition un caractère et une valeur absolus, car ainsi que l’établit Marina Valensise, « on trouve dans ces cahiers les traces du mode équivoque sur lequel les députés des Etats généraux vont concevoir la constitution française, partagés entre l’histoire et le droit abstrait ». En d’autres termes, ainsi que le relèvera Clermont-Tonnerre, rendant compte des cahiers de doléances, il existait une différence manifeste « entre les cahiers qui désirent une constitution nouvelle, et ceux qui ne demandent que le rétablissement de ce qu’ils regardent comme la constitution existante ». En effet, pour beaucoup, l’établissement d’une constitution devait être la mise en forme écrite de la constitution coutumière et latente du royaume, beaucoup plus que l’invention d’une constitution neuve fondée sur une doctrine rationaliste. Mais néanmoins, sous la revendication explicite d’une constitution écrite perçait la revendication a minima de la séparation des pouvoirs.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, que peut-on dire de la conception de la séparation des pouvoirs d’après les cahiers de doléances, puisque le mot en lui-même n’y figure pas de façon expresse, mais que l’idée y figure de façon indirecte, implicite ou latente ? Pour apporter une réponse satisfaisante, il convient de se référer en premier lieu à l’analyse qu’en firent les acteurs de l’époque, puisque, dès l’achèvement de la rédaction des cahiers, des publicistes avaient tenté d’exposer, de circonscrire et de classer les revendications essentielles et les notions-forces articulées dans les cahiers, afin d’établir une sorte de cahier type porteur du vœu de la Nation.
On relève pour l’essentiel en ce sens trois productions. La première, livrée en trois volumes, émane d’une pluralité d’auteurs regroupée en une « Société de gens de Lettres ». La deuxième est de la main de l’ex-physiocrate Samuel Dupont de Nemours. La dernière, parut pour sa part sous l’anonyme. D’emblée, les auteurs marquèrent la difficulté de l’entreprise en raison de la profusion des sources, de leur incomplétude et de leurs contradictions multiples. Ainsi, dès l’Avertissement, rédigé en grande partie à cette fin, Dupont de Nemours fit observer que « le nombre de ces Cahiers est si considérable, qu’il est impossible d’en faire le rapprochement ». A l’unisson, Thomé ne cacha pas le caractère présomptueux de son ambition : « J’ai cru », rapporta-t-il, « en commençant l’extrait de tant de cahiers, que je n’aurais rien à fournir du mien, et que j’aurais pour résultat un système entier de constitution et d’administration politique : mais je n’ai eu que des lambeaux décousus, incohérents, inconciliables ; et pour compléter le grand projet de la régénération du royaume, j’ai eu bien des lacunes à remplir, même considérables ».
Or, de cette lecture conjuguée, notamment du Résumé Général des cahiers censé donner une image fidèle des doléances portées à Versailles, et qui en est comme la première lecture systématique, il ressort que les rédacteurs des cahiers n’opinaient aucunement en faveur d’une séparation absolue des pouvoirs ou unité législative, mais appelaient à une association ou coordination des Etats généraux et du roi dans l’exercice de la fonction législative, sans qu’on pût déterminer à quel organe il échut de sanctionner le texte présenté par l’autre, tant les combinaisons étaient partagées. De la sorte, Dupont de Nemours, s’appliquant à rédiger la Constitution issue des cahiers, composa de la façon suivante son article premier :
« Déclarer que la France est un Gouvernement monarchique tempéré par les lois. L’on entend par Gouvernement monarchique, celui où un seul, qu’on nomme Roi ou Monarque, est chargé avec la plus grande étendue de puissance, de faire exécuter les lois faites par la Nation et sanctionnées par lui, ou faites par lui et consenties par la Nation ».
Ce qui était une faculté pour ces publicistes, à savoir exposer sous une forme condensée le vœu de la Nation, devint une obligation impérieuse pour le Comité de Constitution chargé de proposer à l’Assemblée nationale constituante un projet de Constitution. Car en effet, si les Etats généraux s’étaient transmutés en Assemblée constituante, il appartenait aux membres de cette assemblée, en qualité de mandataires, de consacrer ce vœu en la forme juridique. En vérité, ils devaient in fine s’affranchir de ces vœux et faire œuvre originale, mais cela aboutit ab initio à la rédaction du Rapport du comité de Constitution contenant le résumé des cahiers relatifs à cet objet ; lu à l’Assemblée nationale, le 27 juillet [1789], par M. le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre. Or pour ce comité, composé il est vrai en majorité de monarchiens, nul doute que les cahiers militaient majoritairement pour l’établissement d’une balance des pouvoirs, dans laquelle le roi et le parlement se partageraient le pouvoir législatif, sans toutefois là encore que les prérogatives de chacun soient précisées. C’est en ce sens et à bon droit que s’exprima Clermont-Tonnerre qui, s’adressant à ses pairs, fit observer que parmi « les commettants », les uns ont attendu la régénération de l’Etat « de la simple réforme des abus et du rétablissement d’une constitution existant depuis quatorze siècles », à charge d’en réparer les outrages tandis que les autres « ont regardé le régime social existant comme tellement vicié, qu’ils ont demandé une constitution nouvelle » et, réserve faite de la forme monarchique du gouvernement, « vous ont donné tous les pouvoirs nécessaires pour créer une constitution et asseoir sur des principes certains, et sur la distinction et constitution régulière de tous les pouvoirs, la prospérité de l’empire français ». En d’autres termes, la séparation des pouvoirs participait du mandat donné aux députés par la nation. Quant à l’organisation même de cette séparation des pouvoirs, poursuivait Clermont, « le plus grand nombre des cahiers reconnaît la nécessité de la sanction royale pour la promulgation des lois. Quant au pouvoir législatif, la pluralité des cahiers le reconnaît comme résidant dans la représentation nationale, sous la clause de la sanction royale ».
Si donc, au sens, concordant, tant des premiers analystes des cahiers que de la majorité du premier comité de Constitution, le vœu de la nation, tel qu’exprimé dans les cahiers de doléance, portait à la balance des pouvoirs, l’Assemblée constituante allait-elle s’approprier ce principe ou s’en démarquer au profit du principe concurrent de l’unité législative, dont Rabaut Saint-Etienne devait formuler la justification en ces termes lors de la séance du 4 septembre :
« Mais le souverain est une chose une et simple », argumenta le pasteur, « puisque c’est la collection de tous, sans en excepter un seul ; donc le pouvoir législatif est un et simple, et si le souverain ne peut pas être divisé, le pouvoir législatif ne peut pas être divisé, car il n’y a pas plus deux ou trois ou quatre pouvoirs législatifs, qu’il n’y a deux ou trois ou quatre souverains. Et au rebours et par conséquent, si vous divisez le pouvoir législatif en deux ou trois, vous divisez le souverain en deux ou trois, chose qui n’est pas au pouvoir des hommes, car ils ne peuvent pas faire que le souverain, qui est nécessairement la collection de tous en un, soit autre chose que la collection de tous en un ».
B) La séparation des pouvoirs d’après l’Assemblée Constituante.
La confection de la Constitution se répartit en deux phases. La première aboutit à l’acte constitutionnel du 2 octobre 1789. Dans ce cadre, le débat sur l’organisation du pouvoir législatif se déroula pour l’essentiel du 28 août au 11 septembre 1789 : les choix fondamentaux furent alors arrêtés, notamment celui de la structure de l’organe législatif qui conditionnait la nature même du régime. Puis, la Constituante chargea par deux décrets du 23 septembre 1790 un comité de « réviser » la Constitution, ce par quoi il faut entendre, comme le souligne Barnave, qu’il s’agissait en fait de trier, classer et lier entre eux les articles votés durant l’année écoulée. Cette phase de révision constitutionnelle s’accomplit durant l’été 1791 après l’arrestation du Roi à Varennes. Le Texte définitif, voté le 3 septembre 1791 par l’Assemblée constituante, fut promulgué le 14 septembre.
Etait-il possible que la France se dotât d’un parlement bicaméral dans le cadre de sa première Constitution écrite?
Il s’agissait là en vérité de la visée des monarchiens, qui dominaient le comité de constitution, et qui entendaient en tant que partisans de la séparation des pouvoirs et moyennant quelques adaptations, naturaliser en France le régime anglais, c’est-à -dire la tripartition du pouvoir législatif en instituant deux chambres et un roi doté d’un droit de sanction lui permettant de recourir à un veto absolu.
Mais ce dessein ne pouvait aboutir, en raison même de la nature du processus dynamique qui avait conduit la députation du Tiers aux Etats généraux à imposer un pouvoir constituant originaire sous forme d’une assemblée unique. En effet, depuis que, le 5 juillet 1788, par Arrêt du Conseil, Louis XVI avait admis, après bien des réticences, le principe de la réunion des Etats généraux et que le 8 août il en avait fixé la date au premier mai de l’année suivante, la grande question, ou bien plutôt la seule question qui agitait les esprits était de savoir si l’on voterait par ordre, conformément à l’usage, ou par tête, ce qui dans ce derniers cas de figure revenait à prendre en compte la masse écrasante que représentait le Tiers-Etat. Les prises de position se multiplièrent. La plus notable en faveur du vote par tête fut le fait, le 21 juillet 1788, des nobles et bourgeois libéraux du Dauphiné, réunis au château de Vizille. La plus remarquée en faveur du vote par ordre émana du Parlement de Paris, qui, mettant un frein à son militantisme frotté d’opportunisme en faveur de la réunion des Etats généraux considéra, par un arrêt portant enregistrement en date du 25 septembre de la même année, « que les Etats généraux indiqués pour le mois de janvier prochain soient régulièrement convoqués et composés, et ce suivant la forme observée en 1614 ». Dans son Histoire de la Révolution française, Adolphe Thiers caractérisa au mieux l’attitude des parlementaires et l’enjeu, fondamental, de la forme d’opiner aux Etats généraux : « Le parlement de Paris », observa-t-il, « entrevoyant la conséquence de ses provocations imprudentes, vit bien que le tiers état n’allait pas arriver en auxiliaire, mais en maître, et en enregistrant l’édit de convocation, il enjoignit pour clause expresse le maintien des formes de 1614, qui annulaient tout à fait le rôle du troisième ordre ».
Durant l’automne, la monarchie multiplia sur ce thème les consultations auprès des officiers, des universités, des sociétés savantes, des Etats provinciaux. Enfin, le 27 décembre un arrêt du Conseil vint trancher la question, après qu’une assemblée de notables eut été réunie le 5 octobre et que Necker, principal ministre du roi depuis la fin du mois d’août, eut présenté un rapport à Louis XVI sur ce sujet : le Tiers aurait un nombre de représentants double de celui des ordres privilégiés, mais la délibération se ferait par ordre.
C’est dans ces conditions qu’intervint le 5 mai 1789 l’ouverture solennelle des Etats Généraux, et c’est tout aussitôt que le Tiers entreprit de s’affranchir, dans un premier temps du Règlement royal du 24 janvier 1789, et dans un second temps, à venir, des mandats impératifs contenus dans les cahiers. Ainsi, dès le 6 mai, le Tiers décida de prendre le nom de Communes, lesquelles, sur la proposition de Sieyès, se constituèrent en Assemblée nationale le 17 juin. Afin d’empêcher que le clergé qui, le 19 juin, se prononça par 149 voix contre 137 pour la réunion au Tiers, ne fasse diligence, le roi ordonna que la salle des séances serait fermée le lendemain. Mal lui en prit, puisque en ce 20 juin 1789, les députés, transportés sur l’initiative de Guillotin dans la Salle du Jeu de Paume, jurèrent sur proposition de Mounier et à l’unanimité moins une voix, celle du député Martin d’Auch, de « ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient jusqu’à ce que la Constitution fût établie et affermie sur des fondements solides ». Derechef, le 23 juin, le roi déclara de nul effet les délibérations du Tiers et ordonna à tous les députés de se retirer pour délibérer séparément, estimant que la distinction des trois ordres est « essentiellement liée à la Constitution de son royaume ». Surtout, la dernière phrase, outre l’ordre immédiat de séparation des ordres, était menaçante : « Si vous m’abandonnez […], seul, je ferai le bonheur de mes peuples », proclamait le souverain, ce qui impliquait la perspective d’une dissolution des Etats généraux. Mais, aussitôt après son départ, les députés des Communes et quelques uns du clergé refusèrent de quitter la salle, et le représentant du roi, le marquis de Dreux-Brézé, grand maître des cérémonies éprouva alors l’éloquence de Mirabeau, avant que Sieyès, s’adressant à ses pairs, ne leur fasse observer que « vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier, délibérez ». Dépité, vaincu, le roi demanda de guerre lasse le 27 juin aux deux premiers ordres, c’est-à -dire à son « fidèle clergé » et à sa « fidèle noblesse » de se réunir sans délai au Tiers. Enfin, le 9 juillet, l’Assemblée prit le nom d’Assemblée nationale constituante.
On le voit, le fiat lux révolutionnaire avait jailli d’un combat sans concessions contre la division en différentes assemblées et collèges électoraux du corps chargé à présent de vouloir pour la nation. Il était alors inconcevable de recréer dans l’ordre législatif ce que l’on avait proscrit dans l’ordre constituant, quand bien même des députés s’appliquèrent lors des débats à convaincre qu’il y avait entre ces deux plans une solution de continuité, puisque ce qui était nécessaire pour instituer - sachant qu’à leur sens la Révolution se résorbait dans cette institution - devenait à l’inverse dangereux pour conserver ce qui venait d’être institué.
De la sorte, le 10 septembre 1789, le vote en faveur du monocamérisme fut massif et témoigna d’un rejet sans réserve aucune du système des deux chambres : on compta en effet 849 voix pour, 89 contre, et 122 abstentions.
Au sens de beaucoup, le cadavre de l’Ancien régime était encore trop chaud pour qu’on prît le risque de le ressusciter par ce canal spécifique d’une seconde chambre, suspectée de porter et de promouvoir par nature des intérêts distincts de ceux de la généralité. La transmutation des Etats généraux, primitivement réunis suivant le mode de 1614 puis accédant en un tout unitaire au statut d’Assemblée constituante, était la résultante d’une épreuve de force telle qu’il semblait que c’était rétrograder que d’instituer un bicamérisme dans l’ordre législatif. La seconde chambre consonnait trop avec la division par ordres de la société. D’une manière certaine, la nuit du 4 août, dès avant l’ouverture des débats sur la structure du corps législatif, avait clos ceux-ci : la suppression des privilèges emportait l’impossibilité logique de maintenir ce qui apparaissait comme son canal d’expression. Il faudra attendre la Constitution de l’an III, autrement dit le constitutionnalisme-d’après-la-Terreur pour que l’on considérât la seconde chambre - le terme de conseil usité en l’an III ne change ici rien à l’affaire - sous l’angle exclusif de la régulation des pouvoirs publics, et à ce titre comme organe légitime de l’expression de la volonté du peuple souverain.
Est-ce à dire pour autant que les constituants entendirent consacrer le principe de l’unité législative ? En vérité, non, car l’idée d’un corps législatif titulaire de la plénitude du pouvoir législatif répugnait à une majorité d’entre eux. Certes, le veto absolu ne pouvait être reçu, car il accordait trop à la prérogative royale. Mais, néanmoins, les constituants établirent une balance des pouvoirs en dotant le roi d’un droit de veto suspensif.
En effet, la Constitution dispose que « le pouvoir législatif est délégué à une Assemblée nationale […] pour être exercée par elle, avec la sanction du roi …». Plus précisément, « les décrets du Corps législatif sont présentés au roi, qui peut leur refuser son consentement. Dans le cas où le roi refuse son consentement, ce refus n’est que suspensif. Lorsque les deux législatures qui suivront celle qui aura présenté le décret, auront successivement représenté le même décret dans les mêmes termes, le roi sera censé avoir donné la sanction ».
C’est précisément en raison de son statut de co-législateur que le roi disposait de la qualité de représentant, au même titre que le Corps législatif. Lors des débats, Thouret, répondant sur le fait à Roederer qui considérait pour sa part que le caractère de représentant devait exclusivement procéder de l’élection, détrompa ce dernier et prit soin de marquer la relation de cause à effet entre la qualité d’organe législatif partiel et la qualité de représentant:
« … Le roi a la sanction sur les décrets du Corps législatif », affirma-t-il, « et dans l’exercice de ce droit, il est représentant ; certainement le pouvoir de tenir en suspens pendant le cours de deux législatures les décrets proposés par le Corps législatif appartient au pouvoir exécutif, et certainement ce n’est pas comme exerçant le pouvoir exécutif que le roi vient mettre obstacle à l’exécution des lois ».
Afin de garantir l’effectivité de la balance et assurer à chaque organe partiel de législation l’expression d’une volonté autonome, le corps législatif ne pouvait être dissous de même que la personne du roi était déclarée inviolable et sacrée. En regard, afin d’assurer la rectitude de l’exécution des lois, en d’autres termes afin de s’assurer d’une part que le pouvoir exécutif mettrait bien la loi votée en application et d’autre part qu’il ne ferait pas usage d’un pouvoir réglementaire, ce alors même que le roi était politiquement et pénalement irresponsable et n’était pas susceptible à ce titre d’être sanctionné, on institua six ministres, nommés de façon discrétionnaire par le roi, sauf parmi les membres du corps législatif, et révocables par lui. On soumit tout acte du roi au contreseing ministériel et on décréta ces ministres pénalement responsables. De la sorte, on escomptait de chaque ministre qu’il refuserait son contreseing à toute décision royale litigieuse, sauf à être décrété d’accusation par le corps législatif et jugé par une Haute Cour nationale.
Pour autant, la doctrine contemporaine dominante, tant chez les constitutionnalistes que chez les historiens, considère que la Constitution de 1791 participe de la séparation des pouvoirs absolue et que le roi était dénué du statut de co-législateur. Suivant cette thèse, la sanction est conçue comme un attribut de nature exécutive qui ne confère pas au roi le caractère de co-législateur, car elle fut consacrée, non dans le cadre d’un partage de l’exercice de la souveraineté entre le corps législatif et le roi, mais sous la pression majoritaire des partisans d’une souveraineté nationale conçue sur le mode rousseauiste. Ces derniers, partisans d’une démocratie directe, étaient soupçonneux par nature envers tout gouvernement représentatif rendu inévitable dans un grand Etat et percevaient la relation entre la volonté générale et la pratique de la représentation comme de nature essentiellement problématique. Ils postulaient en effet l’existence d’une volonté générale, inhérente au corps de la nation tout entière, et antérieure au prononcé d’une volonté codifiée par les parlementaires. De la sorte, il convenait de s’assurer de la concordance de ces deux volontés, d’empêcher que l’Assemblée représentative puisse substituer dans son expression sa volonté particulière à la volonté réelle de la nation et qu’elle privilégie ses propres intérêts corporatifs au détriment de la volonté générale. A ce problème, l’existence du veto royal suspensif apportait une solution : on attendait du roi qu’il suspende tout décret du Corps législatif suspect d’être non conforme à la volonté générale de la nation, et permette ainsi à la nation d’arbitrer en élisant lors des élections législatives des parlementaires favorables ou non au texte litigieux. Dans ce cadre, le veto royal suspensif était conçu non comme l’acte d’un co-législateur, mais comme une charge spécifique incombant au roi dans sa capacité d’organe exécutif, et fonctionnerait comme un appel au peuple en cas de non-coïncidence suspectée entre la volonté de la législature et la volonté générale. De la sorte, on conciliait sans risque le principe de la souveraineté de la nation et celui du gouvernement représentatif.
Au sein de l’Assemblée constituante, Rabaut Saint-Etienne, s’exprimant au nom de ce courant de pensée, explicita sa position et caractérisa en ces termes le veto suspensif comme une procédure d’appel au peuple :
« le roi est l’exécuteur de la loi », posa-t-il, et en cette qualité possède « le droit d’en arrêter l’exécution, en refusant la sanction qui la précède. Alors cet acte du Roi ne serait pas un acte de législateur qui concourt à la loi, et qui peut la vouloir ou ne pas la vouloir, mais un acte de magistrat suprême qui en retarde la sanction. C’est […] un plus amplement informé ; c’est, pour mieux dire, un appel qu’il fait des représentants de la nation à la nation elle-même ». Il s’agit donc d’un « pouvoir [de] suspendre l’exécution d’une loi ».
Ainsi, parce qu’elle pensait la distribution des fonctions entre les organes dans le cadre d’une spécialisation, la gauche de l’Assemblée avait développé une doctrine dans laquelle le veto, conçu comme un appel au peuple, était un acte exécutif. Le veto, privé de sa nature législative, se trouvait ainsi détaché de l’idée d’une balance des pouvoirs à laquelle il était classiquement associé. Ignorée jusqu’alors tant des cahiers de doléances que de la littérature doctrinale, la notion de veto-appel apparaît de façon impromptue au cours de la deuxième moitié de l’été 1789 en réaction notamment à l’absence de sanction royale des arrêtés du 4 août abolissant les droits féodaux. C’est au regard de ces éléments que nombre d’analystes considèrent aujourd’hui que la séparation stricte des pouvoirs - dans le cadre de laquelle un organe ne peut exercer qu’une seule fonction étatique - a prévalu. Partisan d’une telle interprétation, François Furet en a donné le précis :
« La volonté générale des Constituants », écrit l’historien, « finit en fait dans la souveraineté d’une Assemblée censée concentrer en son sein à la fois des individus libres et l’évidence de la raison. L’attribution finale au roi – malgré l’avis de Sieyès – d’un veto suspensif sur les décrets de l’Assemblée pendant deux législatures ne modifie pas cette économie générale de la Constitution nouvelle. Car il ne s’agit pas d’un pouvoir constitué comme un contre-poids, à l’américaine, à l’intérieur d’une souveraineté partagée : le veto provisoire du roi est conçu comme une simple possibilité d’appel à la nation, droit donné au chef de l’exécutif de faire vérifier que les représentants sont fidèles à la volonté générale ».
La démonstration la plus achevée en faveur de cette thèse est sans doute le fait de Ran Halévi, pour lequel le roi ne participe pas à la souveraineté, i. e. au pouvoir législatif, puisque les constituants ne lui concédèrent « que le statut subordonné de chef du pouvoir exécutif », et qu’en outre il en était ainsi de façon irrémédiable depuis que les Etats généraux, transmués en Assemblée constituante, avaient évincé le monarque du processus constituant en lui déniant la possibilité de sanctionner la Constitution : « La substitution de la nation au roi comme unique titulaire de la souveraineté », considère en ce sens l’historien, « est acquise dès le 17 juin au moins dans les principes, quand les députés du tiers état et ceux des ordres privilégiés qui les ont rejoints prennent la dénomination révolutionnaire d’Assemblée nationale, seule interprète de la volonté générale de la nation » .
Il est à noter par ailleurs que certains, tout en validant cette analyse pour les débats et les votes de l’été de 1789, estiment en retour que la majorité des constituants, inquiets à la suite de la fuite du roi à Varennes à l’idée de voir la Révolution prendre un tour trop radical et emporter jusqu’à la monarchie constitutionnelle, s’attachèrent lors de la révision de la Constitution, à l’été 1791, et sous l’impulsion privilégiée de Barnave - ex ante partisan du veto-appel au peuple -, à doter le roi d’une telle prérogative législative et à lui conférer à cette fin la qualité explicite de « représentant » de la nation afin, espéraient-ils, de stabiliser et plus encore de terminer la Révolution avant qu’elle ne se corrompe. En d’autres termes, à compter de la révision de 1791, la sanction royale, primitivement pensée en 1789 comme acte exécutif devenait un acte législatif ; le veto conçu comme un mécanisme d’appel au peuple s’effaçait devant la balance des pouvoirs appuyée sur le veto suspensif. Patrice Gueniffey a défendu cette position avec beaucoup d’à -propos :
« En août 1791, après l’arrestation du roi à Varennes, son retour forcé à Paris et sa suspension jusqu’à après l’achèvement de la Constitution », expose-t-il, « la révision va prendre, sous l’impulsion des triumvirs [Barnave, Duport et Alexandre de Lameth], une tout autre dimension : il ne s’agira plus d’harmoniser les éléments disparates d’un corpus achevé, mais bien de repenser la place et les fonctions des différents pouvoirs, afin d’empêcher un nouveau et fatal rebond de la Révolution ».
En réalité, ces deux versions n’emportent pas la conviction. La balance des pouvoirs fut consacrée ab initio, et si la doctrine de l’appel au peuple eut indéniablement ses partisans à l’été 1789, ces derniers ne formaient qu’une minorité qui ne peut prétendre au statut de promoteur et d’auteur intellectuel du mécanisme du veto suspensif tel que formalisé par le constituant, ainsi qu’un ensemble d’éléments concordants en atteste.
C’est qu’en effet, la doctrine de l’appel au peuple avait vécu dès le 21 septembre 1789, puisque, à cette date, après qu’on eut décidé que chaque assemblée législative durerait deux ans, on proposa la question suivante : « le veto suspensif du roi cesserait-il à la première législature qui suivra celle où aura été proposée la loi ou la seconde ? ». Or, si 224 députés votèrent pour la première législative, 728 optèrent de façon massive pour la seconde, et ce vote dénué d’ambiguïté est incompatible avec la lettre de la théorie de l’appel au peuple, laquelle supposait que l’on réduise les effets du veto dans le temps au strict minimum afin que le peuple vide la querelle entre le corps législatif et le roi au plus tôt. De plus, il était fait interdiction aux députés sortants de se représenter aux élections législatives avant un délai de deux ans, ce qui rendait plus difficile le vote d’un texte identique par deux législatures successives. Ainsi, si l’on veut bien entendre que le vote du 11 septembre en faveur d’un veto suspensif procédait, pour une part, d’une conjonction des contraires, d’une addition incongrue de voix qui recouvrent des opinions diamétralement opposées entre partisans d’une démocratie semi-directe et partisans de la balance des pouvoirs, le vote du 21 septembre faisait primer sans réserve cette dernière logique en prolongeant les effets du veto.
Par ailleurs, il est erroné de déduire du refus du constituant de reconnaître au roi un droit de consentir à la Constitution un refus subséquent du droit de ce dernier de consentir à la loi. A preuve, les monarchiens, qui refusaient la première prérogative au roi firent de l’obtention de la seconde sous forme d’un veto absolu un casus belli politique. Encore une fois, on avait entendu priver le roi de tout moyen d’opposition à l’ordre constitutionnel nouveau, mais non de lui interdire de participer à l’exercice de la souveraineté dans le cadre du fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Enfin, une initiative de Necker compta pour beaucoup dans la détermination de certains adeptes du veto absolu de se rallier au veto suspensif. C’est ainsi que, le 11 septembre 1789, après la clôture de la discussion, au moment même où l’on allait voter sur la sanction, le comte de Clermont-Tonnerre qui présidait à l’audience, fit référence à « une lettre qu’il vient de recevoir de M. le premier Ministre des finances, par laquelle il annonce un rapport qu’il a fait au conseil du roi sur la sanction royale, et demande que son rapport soit lu à l’assemblée ». Ce rapport, chacun le sait, conclut au veto suspensif et demande ainsi pour le roi moins que ne voulaient lui accorder les monarchiens ou le parti des constitutionnels, tels Thouret et Mirabeau. « Ne pourrait-on pas admettre », écrit Necker, dans ce qui apparait de fait comme un brouillon du futur article de la Constitution, « que pendant deux législatures successives, le monarque aurait le droit de refuser son consentement aux déterminations qu’il regarderait comme contraires au bien de l’Etat ? Et à la troisième législature, si de nouveaux représentants insistaient sur la même délibération, elle aurait force de loi ».
En d’autres termes, le ministère indiquait aux députés, avec l’aval du monarque, qu’il n’était pas nécessaire qu’ils soient plus royalistes que le roi et que le veto suspensif préservait la prérogative royale en ce qu’il permettait à ce dernier de participer à l’exercice de la fonction suprême, c’est-à -dire la fonction législative. Cette invitation devait d’autant plus convaincre que la fièvre insurrectionnelle qui agitait alors Paris ne pouvait que conduire de nombreux députés, inquiets pour leur propre sûreté et peu soucieux de zèle, à se rallier au veto suspensif en dépit d’une préférence marquée pour le veto absolu. Certes, la clôture des débats étant acquise, les membres de la Constituante refusèrent qu’il soit procédé à la lecture du texte de Necker, mais déjà la teneur en était connue, ce d’autant que les opérations de vote se prolongèrent après le 11 septembre. L’Assemblée, en effet, décida que l’on votera sur les questions suivantes, formulées par le député Guillotin : « 1° Le roi peut-il refuser son consentement au pouvoir législatif ? 2° Dans le cas où le roi refusera son consentement, le refus sera-t-il suspensif ou indéfini ? 3° Dans le cas où le refus du roi serait suspensif, pendant combien de temps pourra-il durer ? Sera-ce pendant une ou plusieurs législatures ? ». En l’espèce, le principe du veto royal fut « admis à la très grande majorité », précisément 733 voix pour, 143 contre et 76 abstentions. « Sur l’autre question, c’est-à -dire ‘ le refus du Roi sera-t-il suspensif ? ’, la majorité a été pour l’affirmative de 673 voix contre 325 et 11 voix perdues ». Le vote sur la troisième question, c’est-à -dire sur la durée du veto suspensif, fut renvoyé à la séance du 12 septembre 1789. Le lendemain, au moment du vote, Le Pelletier de Saint-Fargeau fit observer qu’il fallait fixer au préalable la durée de chaque législature, et qu’à cette question était subordonnée la décision à prendre sur la durée du veto suspensif. L’assemblée faisant droit à cette observation décréta que les deux questions seront discutées conjointement, mais qu’on les divisera au moment du vote. S’agissant de la durée, des opinions différentes furent présentées, multipliant le choix des possibles. Le Pelletier de Saint-Fargeau et Robespierre demandèrent que la durée du mandat de député soit fixée à un an ; Buzot et Démeunier proposèrent deux ans ; le comte de Virieu proposa trois ans tandis que Maury soumit l’idée que chaque législature soit de quatre années. Ce n’est donc que le 21 septembre que l’Assemblée, amplement informée de la position de Necker, trancha et décréta que les effets du veto suspensif cesseront à la seconde législature, sachant qu’une législature était fixée à deux ans.
Ainsi, la première Constitution écrite de notre histoire participe bien de la balance des pouvoirs, non de l’unité législative ou séparation absolue des pouvoirs. En regard, le veto suspensif ne procède aucunement d’une solution transactionnelle entre deux écoles antagonistes, celle d’un veto relatif auquel se seraient ralliés, à titre de solution moyenne et de compromis satisfaisant, d’une part les tenants du veto absolu, d’autre part les adeptes de la séparation absolue hostiles à toute sorte de veto : c’est bien « d’équilibre » des pouvoirs qu’il est ici question. De même, la révision de l’été 1791 ne rompt pas avec la détermination des axes fondamentaux de la Constitution posés en 1789. Ces deux moments participent d’une même continuité, celle de la balance des pouvoirs. D’ailleurs, lors des débats constituants de 1793, et ce tant à propos du projet de Constitution girondine que de la Constitution montagnarde, chacun était d’avis au sein et en dehors de la Convention, et le plus souvent pour s’en plaindre, que la Constitution de 1791 participait in globo de l’équilibre des pouvoirs. Il s’agissait donc bien d’une balance des pouvoirs, bien qu’inégale, car en effet outre le caractère suspensif du veto qui impliquait qu’il puisse être surmonté en théorie tout au moins, le roi ne détenait aucun pouvoir bursal en ce que la Constitution disposait que les décrets relatifs au budget de la nation, qui portaient « le nom et l’intitulé de lois », « seront promulgués et exécutés sans être sujets à la sanction ».
Sans doute cette balance des pouvoirs n’était pas tenable, en ce qu’elle organisait et mettait en scène un heurt potentiel, inscrit dans la nature même du veto, entre l’organe évocateur du nouveau régime, le corps législatif, et l’organe symbolique de l’ancien, le roi. En d’autres termes, fussent-ils tous deux des représentants de la nation, des délégataires de l’exercice de la souveraineté dont la nation est titulaire, leur opposition évoquait nécessairement l’antagonisme entre deux principes de légitimité, deux ethos constitutionnels. C’est précisément parce que le monarque n’était pas au regard de ses attributs - si l’on nous autorise cette anticipation de quelques années - le cochon à l’engrais avec lequel il se serait confondu si le principe de l’unité législative avait prévalu, mais bien un organe doté de prérogatives dont notamment celle lui permettant d’être co-législateur, qu’il put contraindre le corps législatif dans son action politique. La Constitution des 3 et 14 septembre 1791 a péri de ce que, au plan juridique et notamment dans l’ordre législatif, le roi était quelque chose, et non qu’il n’était rien. Car bientôt, si le substrat juridique de cette condition active du monarque perdurait à raison de l’intangibilité du texte constitutionnel, son substrat politique, quant à lui, fut entamé de façon précoce et irrémédiable.
Sans doute, déjà , en ce mois de juin 1791, avant même par conséquent le vote définitif de la Constitution, Varennes avait consommé l’extinction de la royauté, parce que Louis XVI y perdit l’essentiel, à savoir le respect et la confiance. Le roi étant à présent presque nu et suspendu de ses fonctions jusqu’au vote final de la Constitution, la garde nationale commandée par La Fayette devait tirer dès le 17 juillet sur une foule hostile au monarque. En outre, l’Assemblée législative qui entra en fonction au 1er octobre 1791, rajeunie dans ses cadres et inexpérimentée par le fait qu’elle ne comptait en son sein aucun des constituants - ce à la suite, le 16 mai 1791, du vote de la Constituante, initié par un Robespierre pourtant peu influent jusqu’alors, qui interdisait à ses membres de se présenter aux premières élections législatives -, manifesta une conscience et une intelligence moins aigües de la balance des pouvoirs et semblait moins disposée aux accommodements indispensables à ce type d’équilibre institutionnel. En l’an III, on se souviendra qu’une Constitution peut gagner à être appliquée par ses auteurs.
Néanmoins, bien qu’affaibli dans sa légitimité, le roi exerça ses prérogatives, et précisément, la contestation, sous la Législative, de l’exercice de son droit de veto suspensif, porta confirmation de son statut de co-législateur. Car en effet, sur l’ensemble des cinq veto que prit le monarque, quatre procédèrent de motifs de pure opportunité, quand bien même, en bonne politique, des motifs d’ordre juridiques étaient articulés. Ainsi du veto du 12 novembre 1791 élevé contre le décret du 9 courant relatif aux Emigrés, que Louis XVI justifia par le fait qu’aux dispositions comminatoires voulues par la Législative - les Emigrés qui n’étaient pas rentrés en France avant la fin de l’année étaient condamnés à mort -, il préférait des mesures incitatives au retour. De même à propos de son veto du 19 décembre opposé au décret du 27 novembre 1790 relatif aux prêtres assermentés : si, dans sa justification, le roi privilégia en l’espèce le plan constitutionnel en invoquant le principe de la liberté religieuse consacré par le titre Ier de la Constitution, son refus procédait bien plus d’une farouche hostilité au fond car, en son for intérieur, Louis XVI ne pouvait consentir à la constitution civile du clergé et tenait in peto les prêtres insermentés comme les seuls vrais représentants de la religion catholique. Enfin, les deux veto du 12 juin 1792 portant respectivement sur les décrets du 27 mai relatif aux prêtres réfractaires - autorisant vingt citoyens actifs d’un canton à prononcer l’expulsion des prêtres insermentés - et du 7 juin sur la formation d’un camp de 20 000 hommes sous Paris, procédaient d’une part d’une volonté de protection des prêtres hostiles au serment civil et d’autre part d’une intention de préservation de l’ordre public en général, et de la personne du roi en particulier.
De fait, afin d’essayer de parer à l’action de ce roi co-législateur, la gauche jacobine, joutant contre le parti constitutionnel mais impuissante précisément à contester directement la nature législative de la sanction, avança une doctrine sui generis, inédite et de pure opportunité, fondée sur la notion de loi de circonstance. Suivant cette construction juridique, s’il était loisible au roi de recourir au veto contre des « lois d’administration publique » portant sur des objets généraux, il ne pouvait frapper, en revanche, les « lois de circonstance qui ne sont applicables qu’à certaines personnes et qui ne sont exécutables qu’en certains lieux et qu’en certains moments » en raison de l’aspect conjoncturel de leur objet. En d’autres termes, un veto, fut-il suspensif, élevé contre une loi de circonstance, interdisait à l’Assemblée de se saisir d’un problème ponctuel et urgent, puisque qu’il équivalait dans ses effets à un veto absolu et était inconstitutionnel à ce titre .
Au plan juridique, cette interprétation, dénuée de fondement textuel, ne pouvait être reçue. Néanmoins, le droit allait le céder à la dynamique de la Révolution. Le décret du 27 mai 1792 concernant les prêtres réfractaires, bien que frappé par le veto, se trouvait appliqué de fait, si bien que les prêtes insermentés étaient expulsés de leurs paroisses, pour être assignés à résidence, dans le meilleur des cas, ou emprisonnés. De même, nonobstant le second veto du 12 juin, des milliers de volontaires marchaient sur la capitale. Face à cette situation où il lui semblait que la sûreté de la personne du roi n’était plus assurée, le duc de Brunswick, général prussien agissant en qualité de chef des armées coalisées, ce depuis que la France avait le 20 avril 1792 déclaré la guerre au roi de Bohème et de Hongrie, prononça le 25 juillet 1792 son Manifeste, promis à la postérité, suivant lequel, s’il était porté atteinte à la famille royale, la ville de Paris s’exposerait en retour à « … une vengeance exemplaire et à jamais mémorable ». Portée à la connaissance des Parisiens le 28 juillet, cette menace créa le tumulte et emporta la réaction immédiate du maire de la ville, Pétion, qui réclama la déchéance de Louis XVI et l’exclusion du trône des Bourbons. La colère, allant croissant, déboucha sur la journée insurrectionnelle du 10 août, où les Parisiens, augmentés de l’apport des derniers contingents de Fédérés, forcèrent l’entrée des Tuileries où résidait le roi. Dans la suite immédiate, l’Assemblée législative, pressée par la commune insurrectionnelle de prononcer la déchéance du roi, opta pour la suspension du pouvoir exécutif. Le lendemain 11 août, les députés élurent des ministres composant un organe collégial, le Conseil exécutif, scellant ainsi le terme de la première Constitution écrite française, avant même que la Convention n’exerce le pouvoir constituant originaire.
Au final, relativement au processus qui devait emporter ce texte constitutionnel, on ne peut guère aujourd’hui en dire plus que l’historien Wilhelm Von Humboldt, lequel, frappé par l’événement, rédigea sur le fait des Idées sur la Constitution civile suscitées par la nouvelle Constitution française. Il y exprima, dans le cadre d’une filiation machiavélienne manifeste, sa conviction que l’œuvre constituante n’avait pu en définitive dominer cet ensemble de circonstances complexes et mobiles que l’on appelle la fortune :
« L’Assemblée nationale constituante », consigna-t-il, « a entrepris de reconstruire entièrement l’Etat sur de simples principes de la raison. Ce fait, personne, pas même la raison ne peut le contester. Or aucune constitution politique ne peut réussir, que la raison – à supposer qu’elle ait le libre pouvoir de donner réalité à ces projets – fonderait d’après un plan établi, pour ainsi dire, à l’avance. Seule peut avoir du succès une constitution qui procède d’une lutte entre le hasard tout puissant et la raison qui cherche à le vaincre. Cette proposition est pour moi si évidente, que je ne saurais la limiter aux seules constitutions politiques. Je l’étendrais volontiers, d’une façon générale, à toute entreprise pratique ».
Ainsi, la chute du régime trouvait en grande partie son origine dans l’exercice par le roi d’une prérogative constitutionnelle, celle d’un droit de veto suspensif consécutif au refus de sanction, laquelle prérogative était constitutive de la balance des pouvoirs, principe recteur de la Constitution des 3 et 14 septembre 1791.
Sur le plan théorique, cette participation du roi à la fonction législative en qualité d’organe décisionnel est incompatible avec deux enseignements majeurs de la doctrine classique. Suivant le premier, au sens des révolutionnaires, la séparation des pouvoirs s’entendait exclusivement d’une séparation absolue fondée sur la spécialisation fonctionnelle ; suivant le second, qui découlait directement du précédent, la Constitution de 1791 - laquelle consacrait expressément, via l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la « séparation des pouvoirs » comme critère des bonnes Constitutions - participait de cette séparation absolue. En vérité, ainsi que les débats constituants du Moment 1789 le démontrent, la notion de séparation des pouvoirs ne présentait pas, en cette occasion et depuis son apparition, une définition rigoureuse et univoque qui fasse autorité. Sans cesse revendiquée, elle échappait pourtant par son indétermination à une acception unique.
Marc Lahmer est Docteur en droit, et co-directeur du Groupe d'Etudes Sieyèsiennes (GES)
Pour citer cet article :
Marc Lahmer « Le Moment 1789 et la séparation des pouvoirs », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/Le-Moment-1789-et-la-separation-des-pouvoirs]