Présentation de Jean-Louis Mestre, Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), Dalloz, 2014, 700 p.
« Le droit public est enseigné avec soin dans toutes les universités d’Allemagne. » En écrivant cela à la Convention Nationale, au paroxysme de la Révolution, en août 1793, les professeurs du Collège de France n’ont fait que reprendre une affirmation courante depuis un demi-siècle. Affirmation empreinte d’un certain dépit, car, de Gaspard de Réal à Diderot, des penseurs d’inspirations divergentes avaient déploré que ce ne fût pas le cas dans celles du royaume de France.
Les enseignements du droit public du Saint-Empire romain germanique, et ceux du droit public général que l’on qualifiait d’universel et que l’on fondait sur le droit naturel, remontent aux débuts du XVIIe siècle. Ils ont donné naissance à une vaste littérature juridique, qu’alimentèrent aussi, à partir du milieu du XVIIIe siècle, des auteurs qui ne faisaient pas partie des universités, mais qui étaient, soit des personnes au service des États princiers ou des villes, soit des représentants des Églises, soit encore des penseurs sans allégeance marquée. Les droits publics de nombreuses composantes du Saint-Empire devinrent aussi l’objet de recherches et d’analyses. De telle sorte que le nombre des écrits y traitant du ius publicum jusqu’à la fin du XVIIIe siècle apparaît stupéfiant : plus de 20 000 titres, sans compter les dissertationes non recensées.
Cette impressionnante masse documentaire a attiré la curiosité d’un jeune chercheur, Michael Stolleis, qui avait étudié la théorie du droit dans les universités d’Heidelberg et de Wurtzbourg et qui s’intéressait aussi aux histoires de la littérature et de la culture. À l’Université de Munich, il avait rencontré notamment un professeur suédois, Sten Gagnér, qui avait accru sa curiosité pour l’histoire du droit. Il entreprit, avec courage et détermination, de retracer et surtout d’expliquer l’histoire du droit public en Allemagne du XVIe siècle à l’époque actuelle, et ce, dans une perspective ouverte, pluridisciplinaire.
Le premier volume de cette vaste entreprise a paru en 1988, alors que son auteur était devenu professeur de droit public et d’histoire moderne du droit à l’Université de Francfort-sur-le-Main en 1975. Il a été traduit en français par Michel Senellart et publié en 1998 sous le titre suivant : Histoire du droit public en Allemagne. Droit public impérial et science de la police. 1600-1800. Entre-temps, M. Stolleis avait ajouté à sa fonction d’enseignant celle de directeur du prestigieux Max-Planck-Institut für europäische Rechtsgeschichte. Il y a notamment accueilli, avec son collègue Heinz Mohnhaupt, le professeur Jacky Hummel lorsque celui-ci a rédigé sa thèse sur le constitutionnalisme allemand de 1815 à 1918.
Dans l’introduction de son premier volume, M. Stolleis indique quel sens il donne à l’expression « histoire du droit public », dont il reconnaît qu’elle peut être entendue de plusieurs façons : « L’histoire du droit public dont il est ici question est cette partie des sciences historiques générales qui, pour des raisons liées à l’histoire, a trouvé aujourd’hui sa place parmi les disciplines juridiques universitaires. Cette branche de l’histoire du droit a pour tâche de décrire la formation, la complexification et l’élaboration scientifique des règles de droit qui constituent la communauté nationale et régissent les rapports intérieurs entre gouvernants et gouvernés ainsi que les rapports extérieurs avec les autres communautés. »
Ces rapports extérieurs, qui relevaient du ius gentium, du droit des gens, M. Stolleis n’en fait toutefois pas l’un des objets de ses ouvrages, même s’il leur consacre des passages éclairants. Il en va de même du droit pénal, bien que le droit du glaive ait été considéré comme l’une des prérogatives essentielles du pouvoir princier.
M. Stolleis fait valoir, à juste titre, que ces matières ont connu des évolutions distinctes, qu’elles constituent des disciplines juridiques spécifiques. Il écarte aussi les droits internes aux Églises, même si la proximité des pouvoirs temporels et spirituels, catholiques ou luthériens, les a fait inclure par certains auteurs dans le ius publicum. Mais M. Stolleis relève avec finesse les interférences entre les questions religieuses et les débats politiques. Il montre notamment le rôle qu’ont joué, dans le développement du droit public et dans son érection en discipline juridique, les discussions religieuses provoquées par la Réforme luthérienne et les querelles subséquentes relatives au partage de la souveraineté entre l’empereur et les principautés.
Ce que retient M. Stolleis comme domaine de son étude, pour son premier ouvrage comme pour les suivants, c’est ce qui correspond aujourd’hui au droit constitutionnel et à la théorie du droit, à la science politique, au droit administratif et à la science administrative. De ce domaine immense, qui est au cœur du droit public interne, M. Stolleis est parvenu à donner une vision d’ensemble aussi personnelle que séduisante. Il n’a pas cherché à retracer l’évolution des multiples dispositions qui ont pu exister dans ces matières. Il a conçu son Histoire du droit public comme « l’histoire des textes à travers lesquels le droit public a été méthodiquement conçu, approfondi et systématisé, donc comme l’histoire d’une science. » Ce qui constitue le but de l’étude, « c’est d’offrir une vue d’ensemble d’un secteur du paysage intellectuel, principalement dans les universités. » M. Stolleis a voulu replacer les étapes de l’histoire du droit public dans « le vaste arrière-plan formé par le climat intellectuel » de leurs époques successives. Climat intellectuel dans lequel la littérature stricto sensu doit être bien prise en compte.
Des liens entre droit public et littérature, comme des rapports intellectuels entre l’Allemagne et la France, un exemple fort révélateur est fourni par Georg-Adam Junker, qui fut l’un des tout premiers professeurs de droit public en France. Étudiant aux universités de Halle et d’Iéna, docteur de celle de Göttingen – trois universités dont M. Stolleis souligne le rôle fort important dans le développement du ius publicum –, il dirigea le collège de Hanau, où il était né, de 1746 à 1751. C’est-à -dire à l’époque où Johann Jacob Moser, le plus éminent des publicistes de son temps, y fonda une académie pour les praticiens des chancelleries et des tribunaux d’Empire. Junker devint « professeur de droit public » à l’École militaire de Paris, après avoir enseigné cette matière à titre privé. Il composa en 1786 des Leçons de droit public qui constituent le premier manuel de ce droit destiné à de jeunes Français. Sous la Révolution, il traita de cette matière à l’école centrale de la Seine-et-Marne. Or, il traduisit aussi avec succès de nombreuses œuvres littéraires allemandes, notamment celles de Lessing.
L’ouverture d’esprit et la capacité exceptionnelle de M. Stolleis à maîtriser une énorme documentation et à en faire une synthèse séduisante ressortent du second volume de l’Histoire du droit public en Allemagne comme du premier. Mais avant d’en présenter la traduction en français, il faut ajouter que M. Stolleis a codirigé, avec Jacques Krynen, les travaux d’un colloque international qui s’est tenu en 2006 à la faculté de droit de Toulouse et dont les actes ont paru en 2008. Il est encore l’auteur d’une méditation érudite et subtile sur l’adage selon lequel « l’œil de la loi veille ». Il a replacé cet adage, en commentant une riche iconographie, dans la transformation du motif de l’œil de la divinité, qui remonte à l’Antiquité, en une image politique révolutionnaire sécularisée, qui a fini par s’identifier à la volonté d’omniscience des régimes totalitaires.
La période étudiée dans le présent volume de l’Histoire du droit public en Allemagne va du commencement du XIXe siècle à la veille de la Première Guerre mondiale. Elle débute par les contre-coups de la Révolution française et des victoires napoléoniennes, dont le plus éclatant fut la disparition du Saint-Empire romain-germanique en 1806. La disparition de ce qui était perçu comme une structure juridique inadaptée à l’action politique, mais dont on a exagéré, pense M. Stolleis, le discrédit, s’est produite alors que l’Allemagne apparaissait comme « une nation culturellement et intellectuellement épanouie », qui brillait du génie de ses artistes – à commencer par ses musiciens –, de ses philosophes, de ses écrivains et de ses hommes de science. Elle restait traversée par de multiples frontières territoriales et douanières, structurée en ordres au plan social, mais les débats publics s’y trouvaient dominés, de façon générale, par des personnes qui demeuraient « liées entre elles par une formation universitaire commune », même si leurs fonctions variaient.
En 1914, l’Empire allemand, qui s’est constitué autour de la Prusse, se présente comme l’une des principales puissances mondiales, bien qu’il ne possédât guère de colonies. Le développement considérable de son industrie, ses progrès scientifiques, les avancées de sa législation sociale, le rayonnement de sa culture ne peuvent qu’impressionner au-delà de ses frontières. Certes, le fonctionnement de la monarchie constitutionnelle ne va pas sans difficultés. Mais l’Empire est devenu à la fois un « État de droit » et un « État prestataire », garant du bien-être de ses populations. Un État qui a réussi la codification de son droit civil et dont les œuvres des publicistes, comme celles des romanistes, suscitent un très vif intérêt dans les autres pays européens.
C’est l’évolution de la science du droit public dans les territoires qui sont devenus au cours du XIXe siècle ceux de l’Empire allemand et dans l’Autriche de la Double Monarchie habsbourgeoise, qu’a dégagée et commentée M. Stolleis avec une exceptionnelle maîtrise, qui lui a valu d’obtenir le prestigieux Prix de la Balzan International Foundation. Il est donc particulièrement heureux que les éditions Dalloz publient, dans la nouvelle collection que dirige Pascale Gonod, professeur à l’Université Paris I et membre de l’Institut universitaire de France, le second volume de l’œuvre de M. Stolleis. Et nous devons féliciter les traductrices, Mesdames Marie-Ange Maillet et Maya Roy, pour la qualité de leur précieux travail.
Le second volume repose, lui aussi, sur une documentation considérable : plus de 800 ouvrages de l’époque étudiée, de nombreux articles parus dans des revues nationales ou territoriales et des comptes rendus révélateurs des tendances de leurs auteurs. À cela s’ajoute une bibliographie extrêmement riche, dont témoignent les multiples références infrapaginales. Qu’il nous soit permis de relever, parmi ces références, les renvois au Jahrbuch für europäische Verwaltungsgeschichte, annuaire européen plurilingue, dont Erk Volkmar Heyen a été le fondateur et le maître d’œuvre avec autant de dévouement que de perspicacité.
L’histoire de la science du droit public en Allemagne du début du XIXe siècle à la veille de la Première Guerre mondiale, M. Stolleis l’expose dans le cadre d’un plan chronologique, la césure retenue étant celle des années 1848-1849. Années qui virent se succéder rapidement, comme on le sait, des revendications libérales, des concessions des monarques, la réunion du Parlement de Francfort destiné à créer un État national et à le doter d’une constitution libérale, puis son échec et les succès contre-révolutionnaires. À ces péripéties, qui s’achevèrent le 10 mai 1850 par la restauration de la Confédération germanique créée en 1815, M. Stolleis consacre un chapitre bref, mais très révélateur du rôle joué alors par les membres des universités – depuis les étudiants révoltés jusqu’aux nombreux professeurs qui siégèrent au Parlement de Francfort – et des conséquences de leur échec sur l’évolution ultérieure des esprits. Au libéralisme idéaliste du Vormärz succède l’aspiration à « l’unité nationale au sein d’un État de puissance », aspiration que seule la Prusse semble capable de satisfaire.
De façon générale, M. Stolleis relève « la prédominance, si typique de l’Allemagne, de la formation universitaire ». Tout son ouvrage la fait ressortir. Les cursus qu’il retrace reflètent l’usage d’étudier successivement dans plusieurs universités, l’importance accordée aux thèses soutenues pour l’habilitation, les passages des enseignants d’une université à une autre. Toutefois, ces déplacements ne provenaient pas seulement de préoccupations de carrière : ils pouvaient provenir aussi de contraintes d’ordre politique.
M. Stolleis évoque les « professeurs politiques », qui ont pris une part active à la vie publique de l’État dans lequel ils donnaient leurs enseignements et dont ils pouvaient apparaître comme des porte-parole de qualité. S’appuyant expressément sur l’analyse faite par M. Stolleis, Luc Heuschling a intégré, à juste titre, pour la Suisse et la France, Pellegrino Rossi dans cette catégorie de personnalités.
En ce qui concerne les enseignements et les publications, M. Stolleis fait ressortir les variations des intitulés et des contenus des matières exposées. Il donne les raisons des répartitions de celles-ci entre les facultés de droit ou de philosophie, et les établissements chargés de la formation des futurs administrateurs. La science de la police perd de son importance avant 1848. Pas tellement en Prusse ni en Autriche, mais dans les États dotés d’une Constitution, l’intérêt se portant sur celle-ci, dont les dispositions permettaient aux professeurs d’« inculquer aux citoyens une sorte de catéchisme de leurs droits constitutionnels ». Le droit administratif sort de l’ombre que lui faisaient les sciences de la police. La première chaire vouée à cette matière est créée en 1843 à l’Université de Tübingen où existait déjà , depuis 1817, un institut chargé de la formation des fonctionnaires. Nous pouvons ajouter qu’il était très réputé en France, comme la faculté de droit voisine, au point d’être présenté comme un modèle d’école d’administration.
De façon générale, M. Stolleis montre bien comment s’est opérée la consécration du droit administratif en tant que discipline juridique proprement dite. Il expose les vicissitudes de la coexistence de celui-ci avec les sciences de l’administration. Il analyse les conceptions qui se sont opposées sur les rapports du droit constitutionnel et du droit administratif : celle de l’unité, soutenue notamment par von Mohl, et celle de la séparation, prônée par Gerber, laquelle finira par l’emporter : elle tendait à dépolitiser le droit de l’administration et apparut nécessaire à la mise en œuvre d’une véritable « méthode juridique » pour l’étude scientifique de celui-ci, considérée comme indispensable après la création de l’Empire en 1871, Empire qui a laissé subsister, comme on le sait, les États fédérés.
Habitué à la centralisation napoléonienne, le lecteur français de l’ouvrage de M. Stolleis ne peut que constater comment l’existence de ces États, tout au long du XIXe siècle, a contribué à l’enrichissement des études et des débats portant sur les différentes branches du droit public. Ces études et ces débats, M. Stolleis les évoque avec une parfaite maîtrise. Il analyse les conceptions de tous les juristes dont les travaux lui ont paru significatifs, toujours de façon concise et révélatrice. Il rend extrêmement vivante l’histoire de la science du droit public en Allemagne au cours du siècle qui a été celui de la création d’un État national, d’un État national qui sera notamment l’objet d’une réflexion doctrinale tendant à en faire un « État de droit », expression dont la signification et la portée sont précisées.
La traduction de l’ouvrage de M. Stolleis est réalisée à un moment particulièrement opportun, car les historiens français du droit accordent de plus en plus d’intérêt à l’histoire de la pensée juridique, comme à celles des droits administratif et constitutionnel. L’ouvrage collectif que prépare l’Association des historiens des Facultés de Droit sur Les tendances actuelles de l’Histoire du Droit en France le montrera prochainement.
Le livre de M. Stolleis s’adresse tout autant aux publicistes francophones, qui savent la place qu’ont tenue les doctrines allemandes dans l’histoire de leurs disciplines, notamment à la fin du XIXe siècle et au début du XXe : les contributions au colloque organisé à la faculté de droit de Strasbourg en 1995 sur ce thème le prouvent à l’évidence. Mais il faut ajouter que les publicistes trouveront aussi dans cet ouvrage, au fil des développements, de précieuses informations sur des thèmes qui font l’objet de débats actuels, tels que les droits fondamentaux, les garanties constitutionnelles, la réserve de loi, le droit constitutionnel non écrit, le fédéralisme, les rapports du droit constitutionnel et du droit administratif, la place de la juridiction administrative, le recours au contrat pour recruter des agents publics…
Le second tome de l’Histoire du droit public en Allemagne s’adresse aussi naturellement aux historiens qui s’intéressent aux XIXe et XXe siècles, et plus largement à tous ceux qui souhaitent mieux connaître l’histoire de l’Allemagne. M. Stolleis souligne, par exemple, l’influence des idées de Lorenz von Stein, favorable au « socialisme d’État conservateur », sur Bismarck, ce qui a été « déterminant jusqu’à nos jours pour la variante allemande de l’État social européen ».
Dans son ouvrage, M. Stolleis évoque un livre de von Mohl, Geschichte und Literatur der Staatswissenschaften, « qui regorge d’informations bibliographiques et de jugements critiques, de présentations où il répertorie et structure des courants et des écoles entiers » et ajoute modestement que son propre ouvrage « lui doit aussi beaucoup ». Ce livre a fait l’objet d’un compte rendu de Rodolphe Dareste à la Revue historique de droit français et étranger, dont il fut l’un des fondateurs : « L’érudition dont l’auteur a fait preuve dans ce travail a vraiment quelque chose d’effrayant. Ce n’est pas en effet, un simple catalogue où les livres sont désignés par leur titre, c’est une analyse suivie et systématique de tous les documents imprimés relatifs au droit public ; c’est en même temps l’histoire de la science, de ses progrès, de ses écarts, c’est la critique éclairée et impartiale de ce qui a été fait, l’indication de ce qui reste encore à faire ; en un mot, c’est le meilleur guide que puisse prendre quiconque veut étudier sérieusement le droit public et les sciences qui s’y rattachent ».
À part le mot effrayant, qu’on remplacera par impressionnant, cet éloge s’applique parfaitement au second volume de l’Histoire du droit public en Allemagne. Il ne reste plus qu’à émettre le souhait que la traduction des deux volumes suivants, consacrés aux périodes 1914-1945 et 1945-1990, soit rapidement entreprise et publiée par les éditions Dalloz.
Jean-Louis Mestre, est professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille.
Pour citer cet article :
Jean-Louis Mestre « Présentation de Jean-Louis Mestre, Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), Dalloz, 2014, 700 p. », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/Presentation-de-Jean-Louis-Mestre-Histoire-du-droit-public-en-Allemagne-1800-1914-Dalloz-2014-700-p]