Th. Passos Martins, La cour suprême du Brésil et l’« État démocratique de droit ». Contribution à une théorie de la démocratie réflexive, Paris, Presses de l’Institut Universitaire Varenne, 2013
Th. Passos Martins, La cour suprême du Brésil et l’« État démocratique de droit ». Contribution à une théorie de la démocratie réflexive, Paris, Presses de l’Institut Universitaire Varenne, 2013.
Th. Passos Martins, La cour suprême du Brésil et l’« État démocratique de droit ». Contribution à une théorie de la démocratie réflexive, Paris, Presses de l’Institut Universitaire Varenne, 2013.
Parmi les questions qui forment comme des épines dans le pied des constitutionnalistes contemporains, celle de la conciliation entre la démocratie représentative et la justice constitutionnelle n’est pas la moins douloureuse. Elle donne lieu à une littérature considérable faisant dialoguer le droit, la science politique, la philosophie politique et juridique. Impossible voire dangereuse pour les uns, cette conciliation semble à d’autres – une large majorité en fait – non seulement concevable mais absolument nécessaire, au point d’imaginer ou de construire une théorie de la représentation du peuple par les cours constitutionnelles. Le livre de Thomas Passos Martins s’inscrit très clairement dans ce débat et cherche à montrer combien la cour brésilienne doit compter parmi les cours « représentatives » dont l’existence améliore la démocratie et n’est en rien incompatible avec elle.
Conçue en 1890 sur le modèle de la Cour suprême américaine, la Cour suprême brésilienne a longtemps fait figure de « lion sans dent ». Elle souffrait d’avoir été pensée comme une institution de common law dans un système qui ne connaît pas la règle du précédent. Ses décisions ne parvenaient pas à s’imposer aux juridictions inférieures. Sa montée en puissance est relativement récente et doit beaucoup à l’introduction, en 1988, de nouveaux mécanismes de contrôle concentrés dans les mains de la Cour, qui coexistent avec un contrôle diffus établi dès l’origine et maintenu par les constitutions successives.
De fait, nul ne conteste plus que, de législateur initialement négatif, la Cour soit devenue un législateur positif. Au-delà des relations entre les organes de l’État, elle intervient de plus en plus sur des questions dites de société (union civile homosexuelle, avortement, bioéthique, protection de l’environnement, préservation de la biodiversité, droits sociaux et patrimoine culturel). Elle fait d’ailleurs partie de ces cours constitutionnelles qui assument désormais de promouvoir des politiques publiques notamment dans le domaine social et économique.
C’est donc pour une double raison que l’on peut tenir le livre de Thomas Passos Martins pour important : il vient d’une part et très heureusement compléter le travail pionnier en langue française de Joaquim Barbosa, lui-même ancien Président de la Cour (dont Thomas Passos Martins fut l’assistant) ; il fournit, d’autre part, de très riches éléments susceptibles de nourrir la réflexion sur un débat complexe.
Si le lecteur français disposait à ce jour de quelques éléments concernant la cour suprême du Brésil, il faut bien reconnaître que la littérature qui lui est consacrée reste assez maigre au regard du rôle politique considérable qu’elle joue dans le système constitutionnel brésilien. À l’évidence, l’analyse exhaustive ici proposée de l’activité de la Cour fera date. Le livre décrit, avec une précision remarquable, les différentes procédures ainsi que les (très) nombreux domaines dans lesquels elle intervient et les modalités juridiques de ses interventions. Sont également abordés des aspects que d’aucuns pourraient trouver anecdotiques et qui se révèlent aussi importants qu’intéressants tant du point de vue juridique que du point de vue de la sociologie de cette institution. Car la Cour a aussi pris une place centrale dans le système médiatique du Brésil. Comme l’écrit Thomas Passos Martins, « tous les Brésiliens connaissent le nom et le visage des juges de leur Cour suprême » (p. 435). Comme aux États-Unis serait-on tenté d’ajouter. À cette grande différence près que, au Brésil, la Cour dispose de sa propre chaîne de télévision (et, depuis 2009, précise Thomas Passos Martins, de sa propre page « Youtube »), laquelle ne se contente pas de diffuser les audiences de jugement, mais propose également des émissions d’information et de formation des citoyens sur les activités de la Cour et du pouvoir judiciaire. La presse elle-même peut accéder aux salles des jugements. Il arrive même que des journalistes s’emparent des débats pour en faire des évènements médiatiques. On regrette cependant que rien ne soit dit des éventuels débats ou conflits que la nomination des juges peut susciter.
Les modalités du contrôle de constitutionnalité, auxquelles Thomas Passos Martins consacre les premières pages, sont nombreuses et variées : le contrôle par voie d’exception cohabite avec le contrôle par voie d’action ; la procédure abstraite la plus utilisée est « l’action directe en inconstitutionnalité » (ADI), qui vise à obtenir l’annulation de la norme contestée ; il existe aussi une « action déclaratoire de constitutionnalité » qui est un recours en interprétation afin que la cour confirme la constitutionnalité d’une norme qui fait l’objet d’interprétations divergentes ; une action directe en inconstitutionnalité par omission est également prévue, ainsi qu’une action « en violation d’un précepte fondamental ». Dans le même temps, la Cour est aussi juge de première instance, juge d’appel et juge de cassation.
Comme l’indique son titre complet, l’ouvrage propose une « contribution à une théorie de la démocratie réflexive », développée notamment par Pierre Rosanvallon – qui voit les cours constitutionnelles comme des « institutions de la réflexivité » – et Dominique Rousseau pour qui la constitution est comme un « miroir » qui « réfléchit au peuple sa souveraineté et aux délégués élus leur subordination de souverain ». Selon Thomas Passos Martins, le contrôle de constitutionnalité permet « une mise à distance » entre la volonté parlementaire et la volonté générale, et « les juridictions constitutionnelles dressent les droits fondamentaux comme un espace d’expression concurrentielle de la volonté du peuple à l’aune duquel doivent se conformer les gouvernants élus afin que la volonté générale se réalise pleinement. » (p. 26). Ce cadre théorique peut paraître particulièrement pertinent car la Constitution brésilienne, comme d’autres, contient quelques expressions vagues, dont son article premier qui dispose que la république fédérative du Brésil « constitue un État démocratique de droit » sans, bien évidemment, définir ce que peut être un tel État. Dans le même temps, la Constitution précise que le pouvoir du peuple est « exercé par l’intermédiaire de représentants élus ». À sa façon, tout le livre s’efforce de montrer que cette disposition ne peut être interprétée strictement. Pour l’auteur, bien que ses membres ne soient pas élus, la Cour peut et doit être considérée comme un « représentant » ou un « organe représentatif » à côté du Parlement, car elle est un « organe législatif partiel », elle aussi « veut pour la Nation » en même temps qu’elle est un « agent de transformation sociale » : « La Cour suprême, écrit-il, est la seule instance judiciaire qui peut être qualifiée d’organe juridictionnel de la réflexivité représentative » (p. 178), ou encore : « la démocratie représentative électorale s’inscrit dans une dynamique réflexive » (p. 195).
Les deux parties reprennent cette thèse d’une « mise en réflexion » par la Cour « des modalités d’exercice de la souveraineté » d’abord, « des modalités de construction de la volonté générale » ensuite.
La « mise en réflexion des modalités d’exercice de la souveraineté » s’ouvre par l’examen des divers moyens par lesquels la Cour a organisé les relations horizontales et verticales entre les organes de l’État et les structures de la Fédération brésilienne ; le contrôle par la Cour de la législation présidentielle et la protection par la Cour des minorités parlementaires ; la jurisprudence relative à la supraconstitutionnalité et aux « principes intangibles voulus par le peuple constituant », le contrôle des restrictions législatives en matière de droits fondamentaux, ainsi que le contrôle des omissions législatives qui garantit les droits des gouvernés. Puis de longs développements sont consacrés à la mise en réflexion par la Cour de l’exercice de la souveraineté « dans sa dimension représentative », qui conduit l’auteur à scruter la jurisprudence relative aux conditions d’éligibilité et d’exercice du suffrage, et celle relative à l’organisation et au rôle des partis politiques. C’est là qu’est proposée la distinction entre le « peuple suffrage » et le « peuple constitutionnel » sur le fondement de laquelle Thomas Passos Martins construit une théorie de la représentation du « peuple » non seulement par les représentants élus, certes, mais aussi par la Cour. Elle « n’est pas dénuée de tout rapport avec le peuple » nous dit-il, car ce dernier dispose de « nombreuses passerelles [lui] permettant d’exercer des moyens d’action et d’influence sur la Cour suprême » (p. 189).
Des éléments dans le même sens se retrouveront dans le dernier chapitre du volume lorsque, s’intéressant à la procédure devant la Cour, l’auteur expose « les éléments du procès constitutionnel introduisant une dialectique réflexive à la délibération politique », ce qu’il appelle « la judiciarisation de la politique » (p. 413-446).
La seconde partie est elle aussi divisée en deux titres portant sur la mise en réflexion d’abord temporelle puis procédurale. Elle est l’occasion d’analyser quelques arrêts importants et de montrer en détail les spécificités procédurales qui sont le propre de cette Cour constitutionnelle parmi les plus audacieuses d’Amérique latine, et dont les règles de procédure favorisent, selon Thomas Passos Martins, une approche « réaliste » – au sens ordinaire du terme – du contrôle de constitutionnalité : si le rapporteur l’estime nécessaire, il peut solliciter des expertises susceptibles d’éclairer les aspects techniques, sociaux, économiques, ou environnementaux dans lesquels s’inscrit une question juridique. Les procédures prévoient également que le rapporteur dispose d’un pouvoir totalement discrétionnaire pour admettre des amicus curiae tout au long de la procédure ou pour définir et composer les audiences publiques au cours desquelles des spécialistes pourront apporter un éclairage technique à une question juridique. Une autre spécificité procédurale mérite d’être soulignée : pendant le délibéré, le jugement peut être interrompu si un des juges formule ce que l’on appelle le « pedido de vista » afin de mieux examiner l’affaire. Dès lors, le procès est suspendu jusqu’à ce que le juge ait préparé son vote. Mais comme l’explique Thomas Passos Martins, le pedido de vista est souvent utilisé « pour infléchir le déroulement du délibéré », faire évoluer le débat sur une autre piste, ou encore, émettre des réserves. L’autre originalité du procès constitutionnel brésilien est sa très grande ouverture à l’espace public (p. 428 sq.), ce qui a conduit les requérants (associations, syndicats, etc.) à changer de stratégie politique : la lutte politique est donc de plus en plus souvent portée devant la Cour dont on se sert pour faire valoir ses revendications. Corrélativement, la Cour médiatise de plus en plus son activité.
À tous égards, la Cour brésilienne apparaît comme un organe politique comme les autres, jouissant de la même liberté que les autres. Cette liberté s’exprime non seulement dans certaines décisions novatrices, mais aussi au sein de la Cour lors du processus de décision. Thomas Passos Martins a des pages très intéressantes sur la façon dont les juges pratiquent ce qu’en amateur d’oxymore il appelle la « collégialité individualisante » (p. 439). Le processus décisoire est marqué par un fort individualisme des juges au point que leur opinion l’emporte sur celle de la Cour. Aussi étonnant que cela paraisse, les opinons séparées sont pratiquées y compris parmi les juges de la majorité lesquels préfèrent mettre en valeur leur propre argumentation plutôt que d’adopter une motivation unique susceptible d’être tenue pour celle de la Cour. Dans ces conditions, note Thomas Passos Martins, « la délibération n’a lieu que pour trouver un consensus pour le dispositif, mais non pour les motifs » et dans les affaires importantes « la Cour décide […] sans décider ». C’est aussi ce qui explique que sa jurisprudence manque de cohérence et la formulation de la règle jurisprudentielle, quant à elle, de précision.
La liberté de la Cour se manifeste également par plusieurs décisions qu’examine en détail Thomas Passos Martins. On en retiendra ici deux qui révèlent, en creux, combien la grille d’analyse choisie par Thomas Passos Martins finit par s’avérer fort contestable.
La première est la décision du 24 avril 2010, à propos de la loi d’amnistie adoptée en 1979, par laquelle la Cour, prenant le contrepied de l’ordre des avocats du Brésil, admet une interprétation extensive de la loi tandis que les requérants, qui ne contestaient pas la constitutionnalité de la loi mais demandaient que son champ d’application soit réduit, plaidaient donc pour une interprétation restrictive au nom des « préceptes fondamentaux » inscrits dans la Constitution : le principe d’égalité, le droit fondamental à la vérité, les principes démocratique et républicain ainsi que le principe du respect de la dignité humaine. Or, bien que les moyens soulevés aient pu apparaître « insurmontables », et que, selon les termes mêmes de Thomas Passos Martins, la requête reposait sur « un impressionnant arsenal juridique », la Cour « va tout simplement enjamber en puisant dans un passé prétendument symbolique la justification de l’impunité des tortionnaires » (p. 329). De même, elle « va balayer d’un simple revers de main » toute l’argumentation tirée de la violation de la dignité humaine en indiquant que ce moyen est inopérant. Et Thomas Passos Martins d’observer : « la Cour s’est donc déliée de la Constitution et des obligations internationales de l’État brésilien en se fondant sur le simple fait que la loi d’amnistie était préexistante » (p. 335).
La seconde décision est celle du 5 mai 2011 relative à l’Union civile pour les couples homosexuels. Elle manifeste de façon plus flagrante encore la liberté dont dispose la Cour et nous permet de mesurer plus précisément les limites de la thèse principale défendue par Thomas Passos Martins. La théorie de la démocratie qu’il défend établit plusieurs distinctions conceptuelles – démocratie électorale ou majoritaire vs démocratie réflexive ; peuple suffrage vs peuple constitutionnel, etc. – afin de montrer que la Cour préserve bien une démocratie spécifique au nom d’un peuple lui aussi spécifié.
En l’espèce, était en cause l’article 1723 du Code civil qui reconnaît « comme entité familiale l’union stable entre l’homme et la femme », cette union devant être « caractérisée par une vie commune publique, continue et durable » et « établie dans le but de constituer une famille ». Cette même « union stable », distincte du mariage, est également instituée par l’article 226 § 3 de la Constitution, qui dispose que « l’union stable entre l’homme et la femme est reconnue comme entité familiale ».
Tout concourrait donc à ce que la Cour reconnaisse la nécessité de réformer la Constitution pour que l’union civile entre couples de même sexe puisse être introduite dans le droit brésilien : le texte de la Constitution, les débats constituants et même l’état de l’opinion. Mais les juges craignaient justement qu’une telle réforme ne puisse voir le jour compte tenu du très fort catholicisme de la société brésilienne. Ils ont donc choisi de reconnaître le droit à l’union civile aux personnes de même sexe en procédant à une interprétation extensive de l’article 1723 du Code civil. De son côté, le juge Mendes n’hésitait à convoquer la distinction introduite par le juriste allemand Robert Alexy entre la représentation décisionnelle (ou volitionnelle) – celle du peuple par le Parlement élu – et la représentation argumentative – celle du peuple par les cours constitutionnelles – pour faire valoir qu’une justification tirée d’une analogie entre l’union hétérosexuelle stable et l’union homosexuelle stable était plus raisonnable que l’interprétation extensive proposée par ses collègues.
Thomas Passos Martins cherche à nuancer l’activisme judiciaire dont la Cour semble a priori faire preuve (p. 344-348). Reprenant les différents arguments exprimés par les juges, il explique que la Cour a remédié à la « négligence délibérée » du législateur qui n’a pas tenu compte « d’une nouvelle réalité sociale venant contrarier les valeurs dominantes », alors que les tribunaux inférieurs avaient engagé un processus d’émancipation et de reconnaissance des droits des couples homosexuels mais dont les effets demeuraient limités à une dimension économique et patrimoniale. Ainsi, la Cour a-t-elle fait prévaloir « l’impératif constitutionnel visant à rendre effectifs les droits fondamentaux d’applicabilité directe ». L’existence en droit brésilien du contrôle de constitutionnalité par omission, affirme Passos Martins, « témoigne du fait que l’absence d’intervention législative peut-être considérée comme inconstitutionnelle ». Il conclut que « cette décision anticipe la consécration par le législateur d’un changement intervenu au sein de la société, faisant ainsi de la Cour un “agent de transformation sociale” », et il poursuit, presque lyrique : la Cour a « infléchi la trajectoire du temps social » et « entraîné le temps social dans le sillage constitutionnel » (p. 347).
On ne peut qu’être sensible à l’effort de justification entrepris. Toutefois, on se demande si à vouloir trop prouver, Thomas Passos Martins n’affaiblit pas sa propre démonstration, et pas seulement à propos de cette décision.
En l’espèce, quand bien même on serait à titre personnel favorable à la décision de la Cour, son activisme semble peu contestable. C’est ce que traduit l’examen des arguments juridiques mobilisés tirés de l’omission du législateur, de la nécessité de rendre effectifs les droits ou de la tyrannie de la majorité qui, tous, expriment en réalité le même jugement de valeur, à savoir que la différence de traitement entre les couples hétérosexuels et homosexuels est injuste.
En effet, l’omission du législateur peut s’analyser au moins de deux façons : soit parce que ce dernier ne met pas en œuvre certaines dispositions qui supposent une action de sa part, soit parce qu’il ne satisfait pas une demande sociale. Dans le premier cas, la Constitution brésilienne prévoit précisément deux types de contrôle : a) l’action directe en inconstitutionnalité pour omission (art. 103 § 2) qui s’inscrit dans le cadre de la procédure abstraite et b) le « mandat d’injonction » qui relève d’une procédure concrète. Or, en l’espèce, les requérants agissaient dans le cadre d’une action directe en inconstitutionnalité. à proprement parler, aucune omission n’était susceptible d’être constatée par les juges et celle alléguée par les requérants était donc purement « axiologique ». Elle traduit leur sentiment que l’absence de reconnaissance aux couples homosexuels du droit à bénéficier de l’institution qu’est l’union stable serait inéquitable ou injuste.
De même, l’argument tiré de la nécessité de rendre effectifs des droits est fragile : juridiquement, la Constitution brésilienne consacre une longue liste de droits fondamentaux (art. 5) et ajoute que cette liste n’est pas exhaustive. Ces droits sont d’application immédiate. Il existe également des dispositions qui énoncent de droits de manière imprécise tels que le droit à la santé (art. 196) et le droit à l’éducation (art. 205). Comme le montre fort bien Thomas Passos Martins (p. 125 sq.), la Cour a refusé de faire de ces dispositions de « simples promesses sans effet » et leur a reconnu un caractère obligatoire pour le législateur, considérant que ces dispositions contiennent un « mandat constitutionnel » et impliquent un « devoir de prestation positive ». Mais en ce qui concerne « l’union stable », aucun droit conféré par la Constitution aux couples homosexuels ne nécessitait d’être mis en œuvre.
Reste, en définitive, l’argument tiré de ce que la passivité du législateur serait l’expression de la tyrannie de la majorité. C’est incontestablement l’argument le plus fort, car il permet d’opposer le respect des droits fondamentaux à la règle de la majorité et de conclure que la démocratie suppose la combinaison des deux. La difficulté est ici d’identifier le droit fondamental que violerait la loi qui institue l’union stable sachant qu’en outre cette institution est elle-même prévue par la Constitution. À bien y réfléchir, l’argument de la tyrannie de la majorité auquel se sont référés certains juges les conduisait, de façon pour le moins paradoxale, à reprocher au Parlement de s’être « montré réfractaire à l’idée […] d’ajuster l’ordre juridique national à cette nouvelle réalité » en ayant été « influencé par les valeurs et les sentiments qui prévalent dans la société brésilienne ». Mais n’est-ce pas cela que l’on attend d’un organe constitutionnel censé « représenter le peuple » ? Et lorsque les juges décident de faire bénéficier les couples homosexuels de l’union stable, ne se laissent-ils pas eux-mêmes influencés par des valeurs et sentiments qui prévalent chez certains groupes sociaux ? Et quand bien même on admettrait que ces représentants doivent aussi être à l’écoute de la minorité, selon quels critères pourra-t-on identifier la bonne de la mauvaise minorité ? Par ailleurs, en quoi le seul fait qu’une demande sociale exprimée par une minorité ne serait pas satisfaite parce que la majorité y est hostile permettrait d’inférer que c’est à la Cour, plutôt qu’au pouvoir constituant, de satisfaire cette demande ?
Au-delà des nombreuses questions que peut soulever une telle décision, il convient de souligner la contradiction pragmatique qui affecte l’argumentation de Thomas Passos Martins.
D’un côté, il s’efforce de montrer que la Cour, comme toutes les cours constitutionnelles, participe à l’élaboration de la loi en tant que Cour et non comme un organe élu, qu’elle contribue à exprimer la volonté générale en « mettant en réflexion » la volonté majoritaire – ce qui est une façon élégante de dire qu’elle contrôle la conformité de la loi à la Constitution et que ce contrôle est donc bon pour la démocratie. Autrement dit, elle « veut pour la nation » tant dans le cadre du contentieux abstrait – où ses décisions ont une validité erga omnes – que dans le cadre du contrôle concret où le constituant a mis en place de nouveaux mécanismes – la « répercussion générale » et la « súmula vinculante » – qui donnent « au recours extraordinaire un caractère extra-individuel » (p. 179). Fort bien. Quiconque connaît un peu le Brésil et plus largement l’Amérique latine ne s’indignera pas et trouvera assez banal de voir la juridiction constitutionnelle tenue pour un organe politique – l’idée est admise pour les juridictions en général depuis fort longtemps.
De l’autre, Thomas Passos Martins fournit nombre d’éléments qui traduisent que la Cour est à peine une cour mais bien plutôt un groupe de juges, certes nommés par des autorités elles-mêmes élues, mais un groupe quand même, composés d’individus libres comme l’air, faisant ce qu’ils veulent d’un texte constitutionnel foisonnant où l’on peut trouver à peu près tout et son contraire, sans qu’aucune contrainte – y compris argumentative – ne s’impose à eux. Et ils bénéficient d’une liberté d’autant plus grande qu’ils disent toujours agir pour la justice, la dignité humaine, le bien de la société… voire, quand bien même ils ne le diraient pas, certains juristes, dont Thomas Passos Martins, le font pour eux. Or, en définitive, toute la question demeure de savoir si la Cour brésilienne, telle qu’elle est composée et telle qu’elle agit, est un « représentant argumentatif » au sens de Robert Alexy, i. e. si ses arguments sont ceux du peuple et sont acceptés par lui.
Dans ces conditions, la réflexivité de la Cour ressemble davantage à une pétition de principe qu’à une démonstration. Mais cela tient peut-être moins encore à la Cour brésilienne qu’à la thèse de la « réflexivité » qui reste en elle-même tellement vague qu’on peut, telles certaines créatures divines, la voir partout et nulle part à la fois. Heureusement, nul n’est obligé d’y croire pour mesurer combien, même sans elle, l’étude de la Cour brésilienne est féconde et le livre de Thomas Passos Martins essentiel.
Pierre Brunet est professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auparavant directeur du Centre de Théorie et Analyse du Droit et ancien membre junior de l’Institut Universitaire de France. Il consacre la plupart de ses travaux à une approche analytique et réaliste du droit en général et du droit public en particulier. Il a récemment coordonné, avec Jean-Louis Halpérin et Raphaëlle Nollez-Goldbach, un dossier intitulé « “Les styles judiciaires” : diversité des approches, nécessité des évolutions », Droit et Société, 2015/3, no 91 et publié « Le style déductif du Conseil d’État et la ligne de partage des mots », Droit et Société, 2015/3, no 91), p. 545-561. Page personnelle : http://perso.univ-paris1.fr/pibrunet.
Pour citer cet article :
Pierre Brunet « Th. Passos Martins, La cour suprême du Brésil et l’« État démocratique de droit ». Contribution à une théorie de la démocratie réflexive, Paris, Presses de l’Institut Universitaire Varenne, 2013 », Jus Politicum, n°15 [https://juspoliticum.com/articles/Th-Passos-Martins-La-cour-supreme-du-Bresil-et-l-Etat-democratique-de-droit-Contribution-a-une-theorie-de-la-democratie-reflexive-Paris-Presses-de-l-Institut-Universitaire-Varenne-2013]