Deus sive populus. Joseph de Maistre, Jean-Jacques Rousseau et la question de la souveraineté
La philosophie politique de Joseph de Maistre s’est construite contre l’approche contractualiste de Jean-Jacques Rousseau. Cependant, au-delà de leurs divergences concernant l’origine de la souveraineté – divine pour l’un, populaire selon l’autre – il est possible de rencontrer certaines convergences entre les arguments de l’un et de l’autre sur sa nature. Nous nous trouvons peut-être ici face à deux figures adverses d’une même notion dans la mesure où le pouvoir obéit toujours à un principe transcendant ou un « concept métaphysique » (Jouvenel), sécularisé ou non, qui le subordonne et dont il tire sa légitimité.
Deus sive populus. Joseph de Maistre, Jean-Jacques Roussau and the sovereignty issueThe political philosophy of Joseph de Maistre has been built against the contractarian approach of Jean-Jacques Rousseau. However, beyond their differences over the origin of the sovereignty – divine for one, popular for the other – we can find some convergences between the ideas of the one and the other about its nature. Here are perhaps two adverse figures of a same notion insofar as power always obey a transcendent principle or “metaphysical concept” (Jouvenel), secular or not, that subordinates him and which derives its legitimacy.
Deus sive populus. Joseph de Maistre, Jean-Jacques Rousseau und die Frage der Souveränität
A maints égards, l’œuvre de Joseph de Maistre est indissociable des événements politiques qui virent sa naissance. Sans la Révolution et ses conséquences, le gentilhomme savoyard aurait poursuivi tranquillement sa carrière prometteuse de magistrat à Chambéry au service de la couronne de Piémont-Sardaigne. Sans doute se serait-il également consacré à l’écriture et à la réflexion sur les institutions monarchiques – comme l’attestent ses préoccupations avant 1789 – mais d’une manière qui eût été moins polémique et dans un but seulement réformateur : opposé à l’autocratie de Charles-Emmanuel III, il souhaitait réhabiliter les contre-pouvoirs traditionnels. Cependant, l’histoire ou la providence – pour employer un terme éminemment maistrien – en décida autrement. 1793 marque le moment où son existence bascule. La Terreur fait son entrée en Savoie qu’il est contraint de fuir devant les troupes révolutionnaires et le roi de France est décapité. Dès lors, c’est au bord du vide laissé par la tête tranchée de Louis XVI que Maistre va se pencher afin de comprendre le phénomène révolutionnaire et réfuter ses principes. Déjà , il s’agit pour lui de « penser la révolution » selon la formule qu’emploiera François Furet. Exilé à Lausanne, devant le désastre à la fois personnel et politique provoqué par l’accession au pouvoir des Jacobins, il décide de se lancer dans le combat intellectuel contre la Révolution française et inaugure ainsi, entre Edmund Burke (Réflexions sur la Révolution de France, 1790) et Nicolas de Bonald (Théorie du pouvoir politique et religieux, 1796) la geste contre-révolutionnaire sur le plan littéraire. D’abord par des libelles de circonstances tels que les quatre Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes (qui paraissent entre mai et août 1793) ou l’Adresse du maire de Montagnole à ses compatriotes (1795) qui attaque en les parodiant les Lettres écrites de la Montagne de Rousseau, ensuite par des essais où s’affinera sa critique des fondements philosophiques de la Révolution (Considérations sur la France, 1797), jusqu’aux ouvrages de la maturité dans lesquels il affirmera les principes de tout ordre social et politique (Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, 1814 ; Du Pape, 1819 ; Les soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, posthume) ; toujours il dirigera sa pensée dans la même direction : la réfutation de la philosophie des Lumières et de son supposé maître à penser.
En effet, Joseph de Maistre a très tôt compris quel était le principe qui mouvait la Révolution, à savoir la théorie de la souveraineté du peuple. Sa Cinquième lettre d’un royaliste savoisien à ses compatriotes rédigé dès janvier 1794 mais qui ne sera jamais publiée telle quelle (elle lui servira d’ébauche pour De la souveraineté du peuple et les Considérations sur la France), moins circonstancielle que les précédentes, s’attache ainsi à une réfutation de l’origine populaire de la souveraineté. Pour le gentilhomme savoyard c’est aux idées du citoyen de Genève qu’il faut s’attaquer, car c’est Rousseau qui a jeté les bases théoriques de la Révolution, selon une interprétation que tous les contre-révolutionnaires après lui reprendront. Cependant, on peut constater également et étonnamment, certaines convergences entre leurs conceptions de la nature de la souveraineté, par-delà leurs divergences sur son origine, divine pour l’un, populaire pour l’autre, révélant « deux figures adverses d’un même concept de la souveraineté » selon la formule de Jean-Yves Pranchère. Sans doute parce qu’il ne peut y avoir de confrontation sans dialogue, et que, malgré qu’ils en aient, tous deux sont à la fois fils de leur temps, enfants critiques de leur époque, celle du rationalisme des Lumières et héritiers des siècles passés, tous deux admirateurs de la pensée antique. Même s’il est indéniable que Robespierre et les Jacobins admiraient Rousseau et, quoiqu’ils l’aient peut-être mal compris, s’en soient largement inspirés (notamment pour la Constitution dite de l’an I, élaborée par la Convention montagnarde et promulguée le 6 messidor/24 juin 1793, mais jamais appliquée, Terreur oblige) il est permis aujourd’hui de douter de l’unicité de cette interprétation, sauf à considérer l’œuvre du Genevois comme un bloc.
Les deux premières œuvres proprement philosophiques de Joseph de Maistre ont été élaborées comme l’analyse méthodique des thèses du Contrat Social et du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. De la souveraineté du peuple à l’essai sur l’État de nature, il remonte aux présupposés anthropologiques qui rendent possible une justification politique de la souveraineté du peuple et plus tard, il remontera même jusqu’au protestantisme dans sa recherche généalogique de la filiation révolutionnaire. Avec Maistre, on se trouve là devant le premier essai d’interprétation de la philosophie politique qui inspire la Révolution, plus précisément de la première tentative de penser la nouvelle légitimité politique : la souveraineté du peuple. Face à ce qu’il faut bien nommer une « révolution » au sens copernicien – c’est-à -dire métaphysique et épistémologique – dans le rapport de l’homme au pouvoir, sous-tendue par ce qu’on pourrait nommer une vision « existentialiste » de l’ordre social, Maistre va réaffirmer l’idée aristotélicienne de la nature sociable de l’homme et surtout rappeler le principe paulinien de l’origine divine de tout pouvoir. C’est la raison pour laquelle le problème de la souveraineté va pour lui revêtir un caractère capital, dans la mesure où la révolution de 1789 marque le moment où la conception du pouvoir change effectivement de sens – c’est-à -dire dans les faits, car, dans l’ordre des idées celle-ci est bien antérieure – et avec elle, la signification de la légitimité politique.
Origine de la souveraineté : Deus sive populus
Maistre entend démontrer l’inanité de la théorie contractualiste reprise et développée par Rousseau et par là même critiquer l’idée d’une constitution proprement humaine de la société par la volonté générale. Avancer, comme Rousseau le fit dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, l’hypothèse qu’il existerait un état de nature dans lequel les hommes vivaient sans sociabilité, lui permettra ensuite dans le Contrat Social d’asseoir l’établissement de la société sur un pacte marquant l’entrée dans la vie civile. De la sorte, le pouvoir issu de la volonté générale ne tient sa légitimité que du peuple et la société se voit créée par une décision humaine, purement humaine. Maistre a bien vu le lien entre les deux principaux écrits politiques de Rousseau et c’est pourquoi il a voulu les réfuter ensemble. En réaffirmant l’idée aristotélicienne de la nature sociable de l’homme et l’idée chrétienne de la nature humaine faillible, il prend le contre-pied du contractualisme pour justifier l’origine divine de la souveraineté et de la société. Selon Rousseau en effet, c’est par le pacte social que « chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale » qui crée le souverain. Cet « acte d’association » est l’acte fondateur du corps politique qui prend dès lors collectivement le nom de « Peuple ». Son origine est donc bien populaire. Le souverain, quoique « n’étant formé que des particuliers qui le composent », représente bien une réalité supérieure auquel chacun doit obéir comme s’il obéissait à lui-même. D’où la nécessité d’une aliénation totale préalable et la fameuse formule qui lui sera beaucoup reprochée :
« Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera d’être libre ».
Pour Maistre, à l’inverse, il n’existe point de passage d’un hypothétique état de nature à un état civil constituant la société :
« C’est Dieu qui a créé l’homme sociable, et puisqu’il a voulu la société, il a voulu aussi la souveraineté et les lois sans lesquelles il n’y a point de société ».
Contrairement à la démonstration rousseauiste dont il – et d’autres – prouvera le caractère de cercle vicieux et dénoncera l’aspect sophistique, sa logique prétend à une forme quasi syllogistique :
1/Dieu a créé l’homme sociable (Majeure).
2/Or, il n’y a pas de société sans souveraineté (Mineure).
3/Donc, Dieu a créé la souveraineté (Conclusion).
Cependant, si d’un point de vue métaphysique, la souveraineté émane de Dieu puisqu’il est l’auteur de tout sauf du mal, il n’en reste pas moins que celle-ci se manifeste par la médiation des hommes. En effet, s’il y a bien une délégation du pouvoir, elle vient d’en haut et non d’en bas, comme le croient les tenants de la souveraineté populaire et Rousseau au premier chef. Aussi Maistre peut-il déclarer sans contradiction, ni paradoxe, qu’à la question de savoir si la souveraineté vient de Dieu ou des hommes, les deux propositions peuvent être vraies, à condition de les prendre dans deux sens différents.
En un sens supérieur et ontologique, elle vient de Dieu en tant qu’il en est le créateur. Pourtant, en un sens inférieur et purement « phénoménologique » dirait-on aujourd’hui, le pouvoir nécessite un consentement humain. La souveraineté s’établit à partir d’une obéissance consentie :
« Il est très-vrai, dans un sens inférieur et grossier précise Maistre, que la souveraineté est fondée sur le consentement humain ; car si un peuple quelconque s’accordait tout à coup pour ne pas obéir, la souveraineté disparaîtrait, et il est impossible d’imaginer l’établissement d’une souveraineté sans un peuple qui consent à obéir ».
Et il ajoute afin de clarifier son propos :
« Si donc les adversaires de l’origine divine de la souveraineté ne veulent dire que cela [c’est-à -dire que tout pouvoir repose sur un consentement humain], ils ont raison, et il serait fort inutile de disputer. Dieu n’ayant pas jugé à propos d’employer des instruments surnaturels pour l’établissement des empires, il est sûr que tout a dû se faire par les hommes. Mais dire que la souveraineté ne vient pas de Dieu parce qu’il se sert des hommes pour l’établir, c’est dire qu’il n’est pas créateur de l’homme parce que nous avons tous un père et une mère ».
L’argumentation maistrienne est sur ce point très cohérente. En distinguant deux niveaux d’interprétations, il fait la part du divin et de l’humain dans la souveraineté. Il ne nie pas le rôle de l’humaine volonté dans sa sphère d’action tout en confirmant l’auteur divin dans sa création. On retrouve ici la distinction scolastique entre l’éminent et le formel. Ainsi la souveraineté vient-elle de Dieu en un sens éminent, puisque c’est de ce principe qu’elle tire sa réalité, son être. En revanche, au sens formel, c’est-à -dire actuel, effectif, la souveraineté vient des hommes, car c’est par eux qu’elle s’établit dans le monde. Comme toujours chez Maistre, l’homme n’est qu’un instrument, un médiateur ou mandataire de la volonté divine ; il est, pour reprendre son expression, un « agent passif ». Voilà ce qu’il en est pour l’argument ontologique prouvant l’origine divine de la souveraineté. Voyons maintenant ce que l’on pourrait appeler l’argument sociologique.
L’autre raison pour laquelle la souveraineté ne saurait venir du peuple, c’est que sans elle, il n’y a tout simplement pas de peuple. En effet, on constate une antériorité sinon chronologique, du moins hiérarchique entre la souveraineté et le peuple ou la société, car pour Maistre les termes sont équivalents. Ainsi qu’il le remarque dans la Cinquième lettre à un royaliste savoisien, laquelle lui servit d’ébauche pour son étude sur la souveraineté :
« Ce mot de peuple est une expression relative qui n’a de sens que dans son rapport avec celle de Souverain. Seul, il ne signifie rien ; comme l’idée de fils ne peut subsister séparée de celle de père ».
Il y a une relation de génération entre la souveraineté et le peuple puisque sans pouvoir commun, le « peuple » en est réduit à un état atomisé, de dispersion et d’isolement des parties. Il n’y a d’ailleurs pas à proprement parler d’hommes, d’êtres sociaux, puisque la société n’est point constituée. C’est la souveraineté qui créée un peuple en tant que communauté sociale, de la même manière que la paternité engendre la filiation. Maistre utilise une autre analogie, tirée cette fois du règne animal, pour exprimer cette idée :
« Il est aussi impossible de se figurer une société humaine, un peuple sans souverain qu’une ruche et un essaim sans reine : car l’essaim, en vertu des lois éternelles de la nature, existe de cette manière ou n’existe pas ».
La ruche représente le type exemplaire de société hiérarchisée qui n’existe que par la reine dont chaque abeille tient sa fonction. Or, il n’y a de société humaine que dans la mesure où elle s’organise à partir d’un principe supérieur qu’est le pouvoir souverain. Mais il est non moins évident que pour que s’établisse un pouvoir, il lui faut des hommes qui le rendent nécessaire. L’homme isolé, n’est point un homme, mais le pouvoir seul, ne serait point souverain. Aussi doit-on constater la collatéralité ou l’interdépendance de ces deux entités en vertu des lois de la nature sociale. Même si c’est la souveraineté qui fait le peuple, celle-ci ne peut exister en tant que telle sans celui-là , de même qu’on ne peut nommer « père » que celui qui a un enfant et réciproquement.
Cet argument permet à Maistre d’esquisser une genèse de la société à partir de la famille comme cellule primaire qui n’est pas sans rappeler l’analyse aristotélicienne de La Politique et sera confirmée par les travaux historiques ultérieurs de Fustel de Coulanges sur la formation de la cité grecque. Pour Maistre, en effet, la première image du pouvoir se trouve dans le pater familias, autorité masculine qui gouverne la famille. Ensuite, les familles venant à s’agréger, il leur est nécessaire de recourir à un pouvoir supérieur, souverain, et de se reconnaître des lois communes. Alors seulement, ils forment un peuple :
« Le premier homme fut roi de ses enfants ; chaque famille isolée fut gouvernée de la même manière. Mais dès que les familles se touchèrent, il leur fallu un souverain, et ce souverain en fit un peuple en leur donnant des lois, puisqu’il n’y a de société que par le souverain ».
Aussi la constitution sociale de l’humanité implique une supériorité hiérarchique de la souveraineté, une subordination du peuple, et non pas un saut d’un état à un autre qui se ferait par délibération des individus. Ici, c’est la nécessité sociale qui prouve l’origine divine de la souveraineté. C’est parce que l’homme a été créé naturellement sociable que la souveraineté vient de Dieu, puisqu’il ne peut y avoir de société sans souveraineté :
« Le mot de peuple est un terme relatif qui n’a point de sens séparé de l’idée de la souveraineté : car l’idée de peuple réveille celle d’une agrégation autour d’un centre commun, et sans la souveraineté il ne peut y avoir d’ensemble ni d’unité politique. Il faut donc renvoyer dans les espaces imaginaires les idées de choix et de délibération dans l’établissement de la société et de la souveraineté. Cette opération est l’œuvre immédiate de la nature ou, pour mieux dire, de son auteur ».
Selon lui, la ruse philosophique du contractualisme a été d’abstraire et d’isoler un terme – « la souveraineté » – de l’autre – « le peuple », d’ignorer de cette façon la relation de subordination du second par rapport au premier, pour pouvoir ensuite imperceptiblement attribuer la souveraineté au peuple. Il fait ainsi sortir du bas, ce qui était entré par le haut, par un tour de « passe-passe conceptuel » faisant de la souveraineté populaire un sophisme qu’il démonte de la manière suivante dans la Cinquième lettre d’un royaliste savoisien :
« Si l’on entend donc par ce mot de Peuple, un certain nombre d’hommes réunis sous les lois d’une souveraineté quelconque, l’idée est claire et je la conçois parfaitement. Mais si vous faites abstraction d’un souverain séparé du peuple et que vous transportiez à ce dernier l’idée de la Souveraineté ; alors, je ne sais plus ce que c’est qu’un Peuple ».
En effet, qu’est-ce qu’un peuple s’il n’y a pas de souveraineté pour le constituer ? Il n’existe comme tel qu’à la condition d’être gouverné, donc de ne pas être détenteur de la souveraineté. Qu’on constate une interdépendance de la souveraineté et du peuple ne signifie pas qu’elle implique une appartenance de l’un à l’autre. Au contraire, s’il y a nécessairement une subordination du peuple à la souveraineté, dans l’autre sens, il y a une entière indépendance d’origine de la souveraineté par rapport au peuple. Car, dans l’hypothèse inverse, on ne donne aucun contenu au terme de peuple puisqu’il n’existe comme tel que soumis à un pouvoir commun. Sans cette agrégation, il n’y a pas de peuple et donc, encore moins de souveraineté de celui-ci. L’idée de souveraineté du peuple telle que la conçoit Rousseau s’avère donc selon lui une contradiction logique et pratique :
« Le peuple est souverain, dit-on ; et de qui ? – De lui-même apparemment. Le peuple est donc sujet; il y a sûrement ici quelque équivoque s’il n’y a pas une erreur, car le peuple qui commande n’est pas le peuple qui obéit. Il suffit donc d’énoncer la proposition générale : le peuple est souverain, pour sentir qu’elle a besoin d’un commentaire ».
En effet, comment le peuple pourrait-il être à la fois agent et objet du pouvoir ? Par quel dédoublement magique de sa personnalité, le peuple se trouverait-il commander et obéir simultanément et même alternativement ? D’un point de vue logique, la définition de l’objet exclut celle de l’agent. Ces deux termes sont opposés, ils expriment une relation de subordination qui d’un point de vue pratique rend impossible leur identification : celui qui commande ne peut pas être celui qui obéit.
Maistre oublie cependant, ou ne parvient pas à penser – ou feint – la résolution de cette contradiction telle que Rousseau la propose dans le Contrat social, en envisageant la nature double du corps politique : objet en tant qu’obéissant à la souveraineté, et sujet, citoyen, en tant qu’y participant.
« Chaque individu, précise-t-il au début du chapitre suivant, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ; à savoir, comme membre du Souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le Souverain. ».
Or, dans le système démocratique moderne, la résolution de cette contradiction se fait par le moyen de la représentation. On dira ainsi que le peuple exerce la souveraineté par ses représentants, ce que Rousseau interdisait :
« Je dis donc que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui est un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non la volonté ».
Ce qu’entend Rousseau par inaliénabilité, c’est donc l’impossibilité d’une délégation de souveraineté dans l’ordre législatif – i.e représentatif :
« Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui. Il est aisé de voir au contraire, par les principes ci-devant établis, que la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme Législatrice ou Souveraine ; parce que cette puissance ne consiste qu’en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du Souverain, dont tous les actes ne peuvent être que des lois ».
Dans l’ordre exécutif, il peut donc y avoir un intermédiaire entre les sujets et le Souverain, c’est-à -dire un gouvernement. L’exécutif pour Rousseau n’est qu’un exécutant qu’il ne faut pas confondre avec le souverain.
Mais selon Maistre cela conduit à formuler cette autre contradiction logique : « le peuple est un souverain qui ne peut exercer la souveraineté ». Qu’est-ce donc en effet qu’une propriété dont on ne peut jouir ? Rien. Le peuple dans la démocratie représentative ne serait qu’un souverain fictif ou virtuel. Du reste, s’il l’était réellement par alternance et par représentation, l’arithmétique elle-même permettrait de conclure à l’absurdité de cette proposition comme le remarque Maistre avec humour :
« Seulement chaque individu mâle de ce peuple a le droit de commander à son tour pendant un certain temps : par exemple, si l’on suppose 25 millions d’hommes en France et 700 députés éligibles chaque deux ans, on comprend que si ces 25 millions d’hommes étaient immortels, et que les députés fussent nommés tour à tour, chaque François se trouverait roi périodiquement chaque trois mille cinq cents ans environ. Mais comme, dans cet espace de tems, on ne laisse pas que de mourir de tems en tems, et que d’ailleurs les électeurs sont maîtres de choisir comme il leur plaît, l’imagination est effrayée du nombre épouvantable de rois condamnés à mourir sans avoir régné ».
Ainsi, à la preuve logique et pratique, il ajoute la preuve arithmétique de l’impossibilité de la souveraineté populaire.
Nature de la souveraineté : une, absolue et inaliénable
S’ils s’opposent sur la question de l’origine de la souveraineté (Deus sive populus) – et encore peut-être de manière seulement apparente comme on le verra plus avant –, Maistre et Rousseau, héritiers de Bodin se rejoignent quant à sa définition. Parmi les caractères qui permettent de définir la nature de la souveraineté, Maistre en retient trois essentiels : l’unité, « l’absoluité » et l’inviolabilité, traduction de son « inaliénabilité » chez Rousseau.
Ainsi Maistre affirme-t-il dès le début du deuxième livre « De la souveraineté du peuple » :
« De quelque manière qu’on définisse et qu’on place la souveraineté, toujours elle est une, inviolable et absolue ».
Elle est une, c’est-à -dire unique. Cela signifie que la décision appartient toujours à un seul en dernier recours. L’autorité politique ne saurait être divisée pour pouvoir régner. La partager, c’est introduire un ferment de discorde dans le gouvernement de la société. Un pouvoir, pour être souverain, supérieur, doit se placer en arbitre, au-dessus des particuliers ; or, il ne peut y avoir plusieurs arbitres se disputant entre eux pour savoir lequel détient l’autorité suprême. Quoiqu’il arrive, indépendamment de la forme institutionnelle que prend le pouvoir – placé sur une ou plusieurs têtes–, l’essence de la souveraineté est toujours par définition unique. Il s’agit presque d’un truisme, qu’on pourrait formuler en paraphrasant Leibniz : une souveraineté est une souveraineté.
En effet, cette unicité constitue son identité à la fois théorique et pratique. Elle ne peut s’aliéner au risque de perdre toute signification et toute efficience. C’est pourquoi Cardin Le Bret pouvait dire que la souveraineté n’est pas plus divisible que le point en géométrie. De même qu’un point, s’il était divisible ne serait plus un point ; de même la souveraineté, divisée, se serait plus souveraine. Il y va de sa nature, de sa définition analytique et a priori dirait-on en termes kantiens : l’unité est le prédicat contenu dans le sujet « souveraineté ». Le Savoyard rejoint le Genevois sur ce point :
« Pour la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi ; dans le second, ce n’est qu’une volonté particulière ; c’est un décret tout au plus. »
Selon Maistre, concevoir une souveraineté divisible reviendrait à imaginer une chimère en lui attribuant une qualité qu’elle ne peut avoir par essence. Rousseau, lui, parlait d’« un être fantastique et formé de pièces rapportées » pour décrire ce souverain divisé sinon dans son principe, du moins dans son objet, en force et volonté, en exécutif et législatif. La diviser, ce serait l’aliéner au sens propre, c’est-à -dire la rendre autre, en modifier la nature. Il apparaîtrait contradictoire dans les termes qu’un pouvoir qu’on qualifie de supérieur ne puisse être seul à disposer de son autorité et se voit limité dans l’ordre temporel par un autre pouvoir. De sorte que, en dernière analyse ce serait celui-ci le pouvoir souverain. Quoi qu’il en soit, il faut toujours remonter à un premier principe – au temporel comme au spirituel –, lequel est unique, sans quoi l’on se condamne à régresser à l’infini. Un pouvoir, contraint par un autre, n’a plus de pouvoir au sens verbal. Il peut bien y avoir des contre-pouvoirs, mais encore faut-il qu’il y ait un pouvoir c’est-à -dire une autorité ultime et unique de décision. Une souveraineté, partagée, n’est plus souveraine, car cela impliquerait une égalité, laquelle est déjà un déni de supériorité. L’ordre politique doit se fonder sur une subordination hiérarchique sans quoi il n’y a pas d’ordre ni de concorde possible. C’est pourquoi la limitation de la souveraineté détruit la souveraineté. Car, c’est un fait de nature que la puissance qui limite est toujours supérieure à celle qui est limitée, c’est-à -dire souveraine. Maistre prend l’exemple de la constitution anglaise afin d’illustrer son analyse.
Quand bien même le pouvoir se trouve réparti entre plusieurs instances comme en Angleterre (roi, chambre des Pairs, chambre des Communes) la souveraineté n’en reste pas moins unique et c’est le pouvoir souverain en lequel doit résider la décision, à savoir le droit de juger en dernier recours. Ainsi Maistre constate que :
« La division des pouvoirs dont on a tant parlé, ne tombe jamais sur la souveraineté proprement dite qui appartient toujours à un homme ou à un corps. En Angleterre le véritable souverain est le roi. Un Anglais n’est pas sujet du Parlement ; et quelque puissant, quelque respectable que soit ce corps illustre, personne ne s’avise de l’appeler souverain ».
S’il en était autrement, si l’une des chambres ou toutes deux se voyaient investies du droit de juger et de remontrer au roi, il n’y aurait plus de gouvernement possible puisqu’aucun des pouvoirs n’aurait de supériorité par rapport à l’autre. De fait selon Maistre, le Parlement anglais n’est pas souverain puisqu’il est soumis à l’autorité du roi, il forme au mieux un contre-pouvoir :
« Qu’on examine tous les gouvernements possibles qui ont le droit ou la prétention de s’appeler libres : on verra que les pouvoirs qui semblent posséder une portion de la souveraineté ne sont réellement que des contrepoids ou des modérateurs qui règlent et ralentissent la marche du véritable souverain ».
Le principe même de la souveraineté veut qu’elle ne se conjugue qu’au singulier. Elle est au sens propre absolue, c’est-à -dire seule à détenir le pouvoir. Comme le remarque Maistre reprenant encore une fois Rousseau :
« L’autorité souveraine ne peut pas plus se modifier que s’aliéner : la limiter, c’est la détruire. Il est absurde et contradictoire que le Souverain reconnaisse un supérieur ; s’obliger d’obéir à un maître c’est se remettre en pleine liberté. »
C’est là d’ailleurs l’origine de l’hostilité virulente de Rousseau au système de la représentation :
« La souveraineté ne peut être représentée, pour la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a pas de milieu ».
En contre-exemple, il cite également le cas anglais :
« Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. »
Rousseau reste à cette époque un ferme opposant au système de représentation anglais si admiré par Montesquieu, pour lui survivance d’un modèle féodal honni paradoxalement qualifié par lui de « moderne » :
« Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un Peuple se donne des Représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. »
Même après avoir nuancé quelque peu cette position radicale, il réitéra cependant cette critique au chapitre VII de ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772) :
« Là -dessus je ne puis qu’admirer la négligence, l’incurie, et j’ose dire la stupidité de Nation anglaise, qui, après avoir armé ses députés de la suprême puissance, n’y ajoute aucun frein pour régler l’usage qu’ils en pourront faire pendant les sept ans entiers que dure leur commission. »
Comme Rousseau, Maistre se fait donc l’avocat du caractère inaliénable et absolu de la souveraineté.
À ce sujet, il convient de ne pas commettre de contresens terminologique. En effet, le terme d’absolu, galvaudé, a tendance à évoquer un pouvoir arbitraire voire total sinon totalitaire. Or, il n’en est rien. L’étymologie nous éclaire dérivant le terme du latin absolutus (achevé, parfait), qui lui-même provient du verbe absolvere, signifiant « absoudre » dans la langue ecclésiastique. Ainsi, un pouvoir absolu est considéré comme parfait parce qu’il est absous des lois humaines, c’est-à -dire qu’il se situe au-dessus des lois régissant les particuliers. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit hors-la-loi ou tyrannique. S’il n’est pas lié par les lois, il s’agit ici uniquement des lois civiles, car c’est lui qui les édicte et les fait respecter. La formule princeps solutus est legibus doit être prise en ce sens et Maistre entend lui rendre justice :
« On a beaucoup critiqué les jurisconsultes romains pour avoir dit que le prince est au-dessus des lois (princeps est solutus legibus). On aurait été plus indulgent à leur égard si l’on avait observé qu’ils n’entendaient parler que des lois civiles, ou, pour mieux dire, des formalités qu’elles établissent pour les différents actes civils ».
On voit bien qu’il n’est pas question ici pour Maistre, comme certains l’ont faussement supposé, d’une défense de l’absolutisme dans le sens du despotisme, mais d’une définition de la nature même de la souveraineté. Il ne faut pas oublier la formation juridique du Savoyard et, en tant que magistrat, il a grand souci de la loi et du respect de celle-ci. Il sait très bien qu’il n’y a de liberté et de paix civile que dans l’obéissance à la loi, mais il sait aussi que l’autorité publique ou politique, si elle ne peut gouverner que par la loi sans quoi elle devient despotique, doit cependant en être indépendante, au risque de n’être plus souveraine.
Maistre se situe ici dans la lignée des légistes médiévaux qui affirmaient la plenitudo potestatis du souverain, seul détenteur de la prérogative législative, même si celle-ci pouvait être déléguée aux magistrats du Parlement. Comme Rousseau qui fait aussi du pouvoir législatif la matrice de la souveraineté, il reprend la définition classique qu’en avait donnée Bodin dans le premier de ses Six livres de la République. La nature absolue de la souveraineté garantit le caractère inconditionnel et indépendant du pouvoir par rapport à d’autres. Il faut que la souveraineté dispose de cette unique prérogative afin de ne pas être soumise à l’obéissance d’une autre instance. Bodin s’en explique de la sorte :
« Or il faut que ceux-là qui sont souverains ne soient aucunement sujets aux commandements d’autrui et qu’ils puissent donner loi aux sujets et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois, ou à ceux qui ont commandement sur lui. C’est pourquoi la loi dit que le Prince est absous de la puissance des lois : et ce mot de loi emporte aussi en latin le commandement de celui qui a la souveraineté ».
Cette « absoluité » n’est cependant pas tant normative que constitutive de l’autorité législatrice : on ne peut à la fois être agent et sujet de la loi. Maistre comme Rousseau rejoignent Bodin sur ce point précis, lequel justifie d’ailleurs à lui seul le fait que tout pouvoir soit absolu,
« car nul pouvoir ne pouvant posséder une force coercitive sur lui-même, toute puissance amendable devant un autre pouvoir est nécessairement sujette de ce pouvoir, puisqu’il fait les lois qui la domine ».
Par définition, le pouvoir ne peut se voir assujetti à un autre pouvoir temporel, il est supérieur donc inviolable. Mais cela ne signifie pas qu’il puisse tout faire impunément. Certes, la souveraineté possède le pouvoir de faire et de défaire la loi, mais ce droit ne lui est accordé que dans la mesure où elle est dépositaire d’une prérogative divine. Si le souverain est seul maître en son royaume, c’est toujours « après Dieu ». Aussi, s’il se trouve délié des lois positives, cela n’implique nullement qu’il puisse déroger aux lois de nature, coutumière et divine. Absolu ne signifie donc pas arbitraire, mais arbitre, c’est-à -dire indépendant.
Rousseau lui aussi conçoit la souveraineté comme absolue, moins cependant en un sens vertical qu’horizontal :
« Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et c’est ce même pouvoir, qui, dirigé par la volonté générale porte, comme je l’ai dit, le nom de souveraineté. »
Il est d’ailleurs significatif qu’il traite de cet attribut dans le chapitre consacré aux « bornes du pouvoir souverain ». Là où Maistre arguait des lois divines pour contenir la souveraineté, Rousseau suppose une « volonté toujours droite ». Tant que la volonté est générale, c’est-à -dire aspirant au bien commun ou tendant à « l’utilité publique », personne ne peut s’y soustraire.
« On convient, explique Rousseau, que tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté, mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance ».
D’où que « tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’État, il les lui doit sitôt que le Souverain les demande », sans quoi le corps politique se dissoudrait aussitôt. Pourquoi ?
« Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi ».
Par la nature du pacte, la réciprocité et l’égalité garantissent le citoyen contre l’abus de l’autorité souveraine. À la verticalité transcendante des théoriciens du droit divin, Rousseau substitue donc l’horizontalité immanente, humaine, des penseurs du droit naturel. En effet, « qu’est-ce donc qu’un acte de souveraineté ? » demande Rousseau :
« Ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres : convention légitime, parce qu’elle a pour base le contrat social, équitable, parce qu’elle est commune à tous, utile, parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général, et solide, parce qu’elle a pour garant la force publique et le pouvoir suprême ».
Encore une fois, étant donné son origine, obéir au souverain chez Rousseau, c’est obéir à soi-même.
Bornes de la souveraineté : le peuple ou le Pape
Est-ce à dire alors que ce pouvoir souverain, populaire, horizontal, égalitaire et immanent ne connaît point de limites, qu’il est, comme le critiquait Constant, un pouvoir sans bornes, inspirateur du despotisme, du jacobinisme, voire du collectivisme ? Si Rousseau a bien affirmé, d’un côté, que « tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’État, il les lui doit sitôt que le souverain les demande » ; d’un autre, il ne faut pas oublier que :
« Le souverain de son côté ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté ; il ne peut pas même le vouloir : car sous la loi de raison rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de nature ».
Si la souveraineté, chez Rousseau, ne peut être limitée de l’extérieur sauf à n’être plus souveraine, le souverain ne peut pas non plus tout se permettre à l’égard des citoyens. En effet, le principe d’égalité (Rousseau préfère employer celui de « principe d’équité », cf. supra) analysé précédemment constitue pour Rousseau la garantie de non abus du pouvoir dans la mesure où une volonté ne peut vouloir contre les volontés. Son caractère général et égalitaire – c’est-à -dire sa réciprocité – constitue sa légitimité. Rousseau poursuit en effet dans ce même passage :
« Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprient ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? affirme-t-il. Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme, que la volonté générale pour être vraiment telle doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence, qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous, et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé ; parce qu’alors jugeant de ce qui nous est étranger nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide ».
La garantie d’autolimitation de la souveraineté réside dans le caractère général de la volonté, non seulement dans son essence, mais dans son objet. C’est-à -dire qu’elle doit s’appliquer à tous sans distinction (principe d’équité), faute de quoi elle introduirait un déséquilibre ouvrant la voie à toutes sortes d’abus de pouvoir. La volonté générale ne peut imposer à une catégorie de citoyens des obligations dont d’autres seraient exempts. Ici, c’est « l’intérêt commun » ou « l’utilité publique » qui importe et dans ces formules, le deuxième terme pèse évidemment plus que le premier. Ainsi dans le pacte social tous s’engagent « sous les mêmes conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits » faisant que
« tout acte de souveraineté, c’est-à -dire tout acte authentique de volonté générale, oblige ou favorise également tous les Citoyens, en sorte que le Souverain connaît seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux qui le composent ».
Le pouvoir souverain s’avère donc, selon un paradoxe que l’on retrouvera également chez Maistre sous forme d’aporie, à la fois absolu et limité. Absolu, car, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de puissance qui lui soit supérieure, faute de quoi il ne serait pas souverain ; mais limité, parce qu’il doit conserver son caractère général et réciproque. Il ne peut « statuer sur un objet individuel » puisqu’il est commun à tous et orienté vers le bien public. C’est en ce sens que Rousseau affirme paradoxalement :
« Le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales ».
Ces « conventions générales » limitant la souveraineté et déterminées par le contrat n’ont rien à voir comme l’a souligné Robert Dérathé avec des lois fondamentales ou une constitution selon les conceptions des juristes de l’époque – Burlamaqui et Pufendorf en particulier – contre lesquels Rousseau s’opposera dans la septième de ses Lettres écrites de la Montagne. En effet, mettre la constitution, ou une loi fondamentale, au-dessus de l’autorité souveraine équivaut à détruire l’unité de l’État. Si la constitution se situe au-dessus de la souveraineté, celle-ci n’est pas une ni absolue, mais conditionnée, divisée et détruite par là même selon l’alternative : « Elle peut tout ou elle n’est rien ».
Par ailleurs, le souverain ne peut être lié temporellement à une loi, fut-elle fondamentale, en vertu du caractère essentiellement discontinu de la volonté générale. Ce qu’elle veut un moment, elle peut le défaire le moment d’après. Rousseau y insiste dans un passage du manuscrit de Genève supprimé tel quel ensuite dans le Contrat, mais qui rend mieux le sens de cette conception transitoire de la volonté :
« De plus ; quand on aurait trouvé pour un moment l’accord de deux volontés, on ne pourrait jamais s’assurer que cet accord durerait encore le moment d’après, et qu’il ne naîtrait jamais d’opposition entre elles. L’ordre des choses humaines est sujet à tant de révolutions, et les manières de penser, ainsi que les manières d’être, changent avec tant de facilité, que ce serait une témérité d’affirmer qu’on voudra demain ce qu’on veut aujourd’hui, et si la volonté générale est moins sujette à cette inconstance, rien n’en peut mettre à couvert la volonté particulière. Ainsi quand même le corps social pourrait dire une fois ; je veux maintenant tout ce que veut un tel homme, jamais il ne pourrait dire en parlant du même homme, ce qu’il voudra demain, je le voudrai encore. Or la volonté générale qui doit diriger l’État n’est pas celle d’un temps passé, mais celle du moment présent, et le vrai caractère de la souveraineté est qu’il y ait toujours accord de temps, de lieu, d’effet, entre la direction de la volonté et l’emploi de la force publique, accord sur lequel on ne peut plus compter sitôt qu’une autre volonté, quelle qu’elle puisse être dispose de cette force » .
Voilà donc une autre limite donnée à la souveraineté, non plus structurelle (le principe d’équité), mais temporelle en vertu d’un principe qu’on pourrait nommer d’actualité ou d’instantanéité. La volonté s’exprimant dans le « moment présent » ne peut pas être liée par la chaîne du temps, plus précisément par le poids d’un engagement passé se prolongeant dans l’avenir. Pour être légitime, elle doit toujours être actuelle ou réactualisé en permanence. C’est l’idée que Rousseau exprime clairement dans un autre chapitre de la cette première version du Contrat social :
« De plus il est contre la nature de la volonté qui n’a point d’empire sur elle-même de s’engager pour l’avenir (…) Or la loi d’aujourd’hui ne doit pas être un acte de la volonté générale d’hier, mais de celle d’aujourd’hui, et nous nous sommes engagés à faire, non pas ce que tous ont voulu, mais ce que tous veulent (…) D’où il suit que quand la Loi parle au nom du Peuple, c’est au nom du Peuple d’à présent et non celui d’autrefois ».
Cet aspect provisoire de l’engagement, révocable à tout instant, garantissant l’accord présent de la volonté comme borne temporelle à la souveraineté a pour conséquence la « forme provisionnelle » que prendra la puissance exécutive, c’est-à -dire le gouvernement. L’exécutif ne saurait être en effet autre que provisoire « jusqu’à ce qu’il [le peuple, c’est-à -dire la puissance législative, NDLA] lui plaise d’en ordonner autrement ». Principe de révocabilité qui seul peut éviter que la souveraineté n’outrepasse ses prérogatives. Elle est absolue, une et inaliénable, mais dans l’instant (cf. note 59) et pour tous. Ce sont les conditions de la liberté, y compris la possibilité de renoncer au contrat social lui-même :
« Ne pouvant se considérer que sous le seul et même rapport il [le souverain, NDLA] est dans le cas d’un particulier contractant avec lui-même : par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social ».
Le problème des limites de la souveraineté se présente à Maistre de manière aporétique : « Comment restreindre le pouvoir souverain sans le détruire ? ». Comment le Savoyard peut-il se poser cette question paradoxale quand il a lui-même affirmé, reprenant un jugement du Genevois, que « l’autorité souveraine ne peut pas plus se modifier que s’aliéner : la limiter, c’est la détruire » et qu’un gouvernement auquel on peut résister n’existe plus en tant que tel. Pour surprenant que cela paraisse et sans qu’il ne se contredise, Maistre ne pense pas que le despotisme ou l’absolutisme – c’est-à -dire le risque d’abus de pouvoir – puisse réellement exister. Il fera en effet cette remarque importante dans Du Pape :
« Lorsqu’on parle de despotisme et de gouvernement absolu, on sait rarement ce qu’on dit. Il n’y a point de gouvernement qui puisse tout. En vertu d’une loi divine, il y a toujours à côté de toute souveraineté une force qui lui sert de frein. C’est une loi, c’est une coutume, c’est la conscience, c’est une tiare, c’est un poignard ; mais c’est toujours quelque chose ».
Ainsi y a-t-il dans le monde ce qu’on pourrait appeler un principe de compensation, qui voudrait qu’une puissance se trouve toujours bornée de quelque façon que ce soit : juridique (« une loi »), traditionnelle et non-écrite (« une coutume », dans laquelle on peut inclure les lois fondamentales), intérieure et morale (« la conscience », celle-là même que reconnaissait également son adversaire Rousseau), religieuse (« une tiare ») ou criminelle (« un poignard »). Mais nonobstant ce principe d’autolimitation naturelle qui permet de se préserver contre l’ubris du pouvoir, Maistre va cependant mettre en avant deux possibilités de restriction de la souveraineté, l’une interne, l’autre externe.
En effet, quoique la puissance politique puisse se trouver freinée à sa limite extrême en s’éliminant elle-même ou en étant éliminée physiquement par autrui, ces solutions restent ultimes. Il s’agit d’un pis aller qui n’empêche pas que le mal soit déjà fait. C’est pourquoi Maistre privilégiera la résolution traditionnelle et religieuse à travers la « coutume » et la « tiare », lesquelles permettent de limiter la souveraineté sans la détruire ou qu’elle se détruise elle-même. Dans une perspective temporelle d’abord, il affirme un principe de limitation interne à partir de l’idée de cercle de légitimité.
Afin de résoudre la question paradoxale d’une souveraineté à la fois absolue et restreinte, Maistre distingue deux points de vues. D’une part, nulle souveraineté n’est limitée dans sa définition. Il précise ainsi :
« Quand je dis que nulle souveraineté n’est limitée, j’entends dans son exercice légitime et c’est ce qu’il faut bien soigneusement remarquer ».
Est légitime ce qui est fondé en droit et en morale. La légitimité est la reconnaissance de lois (legitimus vient de lex, legis) qu’elles soient écrites ou non-écrites. En ce sens, elle exprime plus que la légalité qui est la conformité aux seules lois positives. Il peut y avoir opposition entre l’une et l’autre lorsque les lois écrites entrent en contradiction avec les lois non-écrites.
Ces dernières ne sont pas écrites, mais définissent des bornes à l’exercice du pouvoir et c’est en cela qu’on peut leur donner le nom de lois. En outre, n’émanant pas d’une instance juridique, mais de la nature même des choses, elles constituent le fondement non scripturaire de l’exercice du pouvoir, son cercle de légitimité, en dehors duquel la souveraineté outrepasse ses fonctions et ses prérogatives.
C’est pourquoi, d’autre part, peut-on dire sans contradiction que toute souveraineté est limitée dans sa pratique :
« Car on peut dire également, sous deux points de vue différents, que toute souveraineté est limitée, et que nulle souveraineté n’est limitée. Elle est limitée, en ce que nulle souveraineté ne peut tout ; elle ne l’est pas, en ce que, dans son cercle de légitimité, tracé par les lois fondamentales de chaque pays, elle est toujours et partout absolue, sans que personne ait le droit de lui dire qu’elle est injuste ou trompée. La légitimité ne consiste donc pas à se conduire de telle ou telle manière dans son cercle, mais à n’en pas sortir ».
Encore une fois, Maistre ne s’attache ici ni à la moralité proprement dite, ni à la légalité, mais à la légitimité. Le cercle qu’elle dessine est formel en ce sens qu’il décrit une structure, une architecture politique – une constitution dirait-on aujourd’hui, mais non-écrite – permettant de contenir le pouvoir, mais non de le juger. Il s’agit là d’une définition des attributions de la souveraineté, et non d’un jugement de valeur sur sa conduite. Maistre a été clair sur ce principe, au point de répéter dans une note qui suit sa réaffirmation du caractère toujours limité de la souveraineté :
« Ce qui doit s’entendre suivant l’explication que j’ai donnée plus haut [L. II, chap. III, p. 178] ; c’est-à -dire qu’il n’y a point de souveraineté qui, pour le bonheur des hommes, et pour le sien surtout, ne soit bornée de quelque manière, mais que, dans l’intérieur de ces bornes, placées comme il plaît à Dieu, elle est toujours et partout absolue, et tenue pour infaillible. Et quand je parle d’exercice légitime de la souveraineté, je n’entends point ou je ne dis point l’exercice juste, ce qui produirait une amphibologie dangereuse, à moins que par ce dernier mot on ne veuille dire que tout ce qu’elle opère dans son cercle est juste ou tenu pour tel : ce qui est la vérité. C’est ainsi qu’un tribunal suprême, tant qu’il ne sort pas de ses attributions, est toujours juste ; car c’est la même chose dans la pratique d’être infaillible, ou de se tromper sans appel ».
Ne pas faire de confusion entre légitimité et justice signifie préserver le caractère infaillible de la souveraineté tout en délimitant l’exercice. L’amphibologie créée dans le cas contraire serait dangereuse dans la mesure où elle remettrait en cause la nature absolue de tout pouvoir. La souveraineté garde ses attributions à l’intérieur du cercle décrit par les lois fondamentales. Son espace de légitimité, c’est-à -dire sa sphère d’action au sens propre, se situe dans le rayon tracé entre le point central qu’elle représente et la circonférence qui la contient, à savoir les lois qui en limitent l’extension illégitime. C’est pourquoi la légitimité consiste à ne pas sortir de ce cercle et non pas à se conduire de telle ou telle manière dans ce cercle. Elle détermine le licite et l’illicite, mais ne permet pas de juger l’action du pouvoir dans son propre domaine qui, dans la pratique, doit toujours être tenu pour infaillible, c’est-à -dire supposé juste ; de même qu’un tribunal dans l’ordre judiciaire l’est en vertu de ses compétences.
Pourtant, que se passerait-il si, non contente de se maintenir dans ses bornes, la souveraineté – le souverain – décidait de les outrepasser ? Comment serait-il possible de la rappeler à l’ordre au moment où elle aurait brisé le cercle qui ceignait sa légitimité par un acte illégitime ? Ne retombons-nous pas ici dans la même aporie qui surgit dans la question du droit de résistance. À savoir qui, jugeant de cette prévarication, la sanctionnerait et en vertu de quel pouvoir ? La contrainte instituée étant uniquement intérieure – les lois fondamentales, le tribunal serait un prolongement de la souveraineté, c’est-à -dire à la fois juge et partie. Ou bien, il lui faut recourir à une instance extérieure, mais qui puisse elle-même également être reconnue comme souveraine sans détruire la souveraineté. Nous voilà une fois de plus devant un paradoxe difficile à soutenir. Cependant, le problème peut facilement se résoudre s’il on ne perd pas de vue que la souveraineté selon Maistre est établie par Dieu. Le principe paulinien veut que le pouvoir temporel soit une émanation de la puissance divine. Toute souveraineté vient de Dieu, il est le seul à régner sur le monde. Or, il est un autre pouvoir dont il dérive directement : c’est le pouvoir spirituel. Il n’y a guère que la souveraineté pontificale qui puisse satisfaire à tous les critères de résolution de la question de la restriction du pouvoir temporel.
Restreinte, la souveraineté ne cesse pas pour autant d’être divine si, comme le souligne Maistre, Dieu l’a voulu ainsi. C’est même de son origine divine que cette limitation tire son efficace et sa légitimité. Ce serait une erreur de raisonnement que de croire que parce que Dieu est l’auteur de la souveraineté, elle est incontrôlable. Bien au contraire, il a lui seul la maîtrise de sa création et une restriction humaine, trop humaine, nous conduit à des problèmes insolubles. Voilà pourquoi :
« Dieu est le maître sans doute de créer une souveraineté restreinte dans son principe même, ou postérieurement par un pouvoir qu’il aurait établi à l’époque marquée par ses décrets ; et sous cette forme, elle serait divine ».
Ce pouvoir établi par lui, restreignant postérieurement la souveraineté c’est-à -dire après qu’elle se fut installée, n’en modifierait pas la nature puisqu’elle ne cesserait pas d’être une création divine en émanant de sa volonté.
Il s’agit là de l’autre solution préconisée par Maistre, celle d’un principe de limitation externe. Par rapport à la précédente – qu’elle n’invalide aucunement par ailleurs – elle a l’avantage, comme les lois fondamentales, de ne pas changer la nature de la souveraineté, d’en conserver l’essence, c’est-à -dire la définition (une, absolue et infaillible) ; mais s’y ajoute celui d’être à la fois extérieure au domaine propre du pouvoir temporel – le politique – et de même origine que la souveraineté – divine. Ainsi dans une perspective spirituelle, le pape peut exercer une restriction du pouvoir temporel sans que la souveraineté ne perde ses attributions dans son ordre. La question du droit de résistance se trouve alors résolue dans la pratique, débarrassée qu’elle est de son inconvénient le plus rédhibitoire :
« Mais si le droit de résister se changeait en droit d’empêcher, et qu’au lieu de résider dans le sujet, il appartînt à une puissance d’un autre ordre, l’inconvénient ne serait plus le même, parce que cette hypothèse admet la résistance sans la révolution et sans aucune violation de la souveraineté. De plus, ce droit d’opposition, reposant sur une tête connue et unique, il pourrait être soumis à des règles et exercé avec toute la prudence et avec toutes les nuances imaginables ; au lieu que, dans la résistance intérieure, il ne peut être exercé que par les sujets, par la foule, par le peuple en un mot, et par conséquent, par la voie seule de l’insurrection ».
En effet, la puissance pontificale s’impose à l’esprit comme la mieux à même de répondre à cette question reformulée par Maistre de savoir « à qui ? » et « comment ? » est-il permis de résister. La qualité principale du pouvoir papal réside dans le fait que, étant spirituel, il se situe sur un autre plan que le pouvoir séculier, qu’il ne se substitue pas à l’autorité suprême dans ses prérogatives temporelles et ne peut pousser à la sédition des gouvernés. Aussi se place-t-il au-delà des vicissitudes de la vie politique et n’entre-t-il pas en concurrence avec ses acteurs :
« La puissance pontificale, au contraire, est par essence la moins sujette aux caprices de la politique. Celui qui l’exerce est de plus toujours vieux, célibataire et prêtre ; ce qui exclut les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des erreurs et des passions qui troublent les états. Enfin, comme il est éloigné, que sa puissance est d’une autre nature que celle des souverains temporels, et qu’il ne demande jamais rien pour lui, on pourrait croire assez légitimement que si tous les inconvénients ne sont pas levés, ce qui est impossible, il en resterait du moins si peu qu’il est permis de l’espérer, la nature humaine étant donnée ; ce qui est pour tout homme sensé le point de perfection ».
Par définition et par condition, la papauté réunit toutes les qualités qui permettent de réduire tous les inconvénients posés par le problème du droit de résistance. La nature humaine étant ce qu’elle est, c’est-à -dire imparfaite – rappelons que d’un point de vue théologique, le pape, s’il est tenu pour infaillible dans sa fonction, n’est pas impeccable – le souverain pontife se rapproche le plus du point de perfection possible pour un homme. Il est à l’abri des passions souvent néfastes qui meuvent le monde politique et ne recueille aucun bien personnel de sa position sociale. Ce qui prime pour lui, c’est le salut des âmes. C’est pourquoi Maistre peut conclure :
« Il paraît donc que, pour retenir les souverainetés dans leurs bornes légitimes, c’est-à -dire pour empêcher de violer les lois fondamentales de l’État, dont la Religion est la première, l’intervention, plus ou moins active de la suprématie spirituelle, serait un moyen pour le moins aussi plausible que tout autre ».
C’est donc à ce titre – in ordine ad spiritualia – que le pouvoir pontifical peut intervenir dans la vie politique, éventuellement juger les princes – voire les excommunier – et délier les sujets de leur serment de fidélité, mais toujours par exception et par voie d’intervention spéciale. Entendons, la supériorité du pape et la compétence qu’elle implique en matière de souveraineté ne concerne que la fin spirituelle, quand bien même celle-ci peut avoir des conséquences temporelles. Maistre est donc favorable à la séparation des pouvoirs, en un sens cependant très différent de Montesquieu : une distinction entre le pouvoir temporel d’un côté et le pouvoir spirituel de l’autre. Il reste donc pénétré de cette conception de l’équilibre social médiéval qui reposait sur deux piliers : la couronne et la tiare. Il ne prêchera donc jamais une confusion des pouvoirs propre à ce que l’on appelle habituellement la théocratie ou philosophiquement « l’augustinisme politique » ni ne penchera vers l’autre extrême, le gallicanisme, qu’il critiquera au contraire sévèrement pour avoir voulu soustraire le pouvoir temporel à sa subordination au spirituel. Il importe pour Maistre qu’existe et persiste cette puissance toute spirituelle comme autorité extérieure au pouvoir temporel.
Ainsi quoique en apparence opposés, les deux systèmes, celui du droit divin et de la souveraineté populaire, sont en réalité apparentés si l’on considère avec Bertrand de Jouvenel, qu’à l’arrière-plan du concept juridique de souveraineté subsiste toujours un concept métaphysique dont il tire sa signification :
« C’est qu’une Volonté suprême ordonne et régit la communauté humaine, une Volonté bonne par nature et à quoi il serait coupable de s’opposer, Volonté Divine ou Volonté Générale ».
Une interprétation qui l’amènera à affirmer :
« Au sortir des mains de Rousseau la théorie de la Souveraineté Populaire offre un parallélisme assez frappant avec la théorie médiévale de Souveraineté Divine. L’une et l’autre, précise-t-il, admettent un droit illimité de commandement, mais qui n’est pas inhérent aux gouvernements. Il appartient, ce droit, à une puissance supérieure – Dieu ou le peuple – empêchée par sa nature de l’exercer elle-même. Et qui doit donc confier un mandat au Pouvoir effectif » .
En effet, l’une et l’autre ne font pas des gouvernants les détenteurs de la souveraineté, mais seulement leurs mandataires : cette dernière appartient en propre à Dieu ou au Peuple, tenu par des normes, volonté divine ou volonté générale. On pourrait même ajouter que tout se passe même comme si Rousseau, héritier du concept médiéval malgré qu’il en ait, avait opéré une sorte de transfert de souveraineté de Dieu au Peuple suivant l’idée de Carl Schmitt développée dans sa Théologie politique que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Dans son évolution historique, le Dieu tout-puissant s’est converti en législateur omnipotent. Dans ce même texte, Schmitt fait également remarquer que l’idéal étatique du rationalisme du XVIIIe siècle est résumé dans cette phrase de Rousseau tirée de son article de l’Encyclopédie sur l’économie politique : « Imiter ici-bas les décrets immuables de la divinité ».
Un commentaire d’Emile Boutmy, un des fondateurs de la science politique française au XIXe siècle, cité par Carl Schmitt et repris par Robert Dérathé, va en ce sens et confirme l’idée de ce « transfert de souveraineté ». Le premier affirmait en effet :
« Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal parce que le mal est contraire à sa nature ».
Il est en effet frappant de constater dans les écrits politiques de Rousseau la fréquence des attributs « divins » octroyés par le Genevois à la volonté générale ou au contrat social. Celle-ci est « toujours droite », c’est une « voix céleste qui dicte à chaque citoyen les préceptes de la raison publique », « qui tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois (…) la règle du juste et de l’injuste ». Elle est « toujours constante, inaltérable et pure » ; celui-là est saint et l’un des dogmes de la religion civile ; le pouvoir souverain, quant à lui, est « tout absolu, tout sacré, tout inviolable », « au-dessus du juge et de la loi » ». Des adjectifs qui attestent encore de l’origine théologique du concept, bien que sécularisé par Rousseau, ainsi que l’a parfaitement montré Patrick Riley dans sa recherche sur la volonté générale avant Rousseau. Ce dernier montre en effet qu’elle remonte au jansénisme et même aux théologiens du bas Moyen-âge.
En définitive, quelle que soit l’origine de la souveraineté, dieu ou le peuple, le pouvoir obéit toujours à un principe transcendant ou un « concept métaphysique » (Jouvenel), sécularisé ou non, le subordonnant et dont il tire sa légitimité. Avec Maistre et Rousseau, par-delà leur divergence, nous avons donc bien affaire plus qu’à deux « figures adverses » (Jean-Yves Pranchère), à deux facettes du concept de souveraineté, son avers et son revers, témoignant d’une constante souterraine à travers le temps par-delà ses métamorphoses. Reste que l’on peut néanmoins se demander si la sécularisation par Rousseau de l’idée de volonté divine dans la volonté générale ne risque pas, en retour, de diviniser le peuple ou bien, au moins, si elle ne porte pas en elle le germe de ce que Jouvenel nommait un « absolutisme plébiscitaire ».
Michaël Rabier, Institut Hanna Arendt, Université Paris-Est/Marne-La-Vallée
Pour citer cet article :
Michaël Rabier « Deus sive populus. Joseph de Maistre, Jean-Jacques Rousseau et la question de la souveraineté », Jus Politicum, n°11 [https://juspoliticum.com/articles/deus-sive-populus.-joseph-de-maistre-jean-jacques-rousseau-et-la-question-de-la-souverainete-791]