Jean-Jacques Sueur, Pour un droit politique. Contribution à un débat Presses de l'Université Laval, collection Dikè, 2011, 331 p.
Contrairement au droit constitutionnel, le droit politique n’a pas encore pénétré le monde de l’édition sous la forme pédagogique du manuel qui est un genre très courant dans la littérature juridique sans être systématiquement adapté à un travail d’envergure doctrinale. Une revue à vocation théorique lui est en revanche consacrée et des classiques de la littérature philosophique l’ont honoré à l’instar du chef d’œuvre de Jean-Jacques Rousseau ou de la contribution de Karl Marx. Jean-Jacques Sueur en est conscient et n’a pas estimé opportun de rédiger ce qui aurait pu être le premier manuel de droit politique sur le marché français. Dans un tout autre genre, son texte est celui de l’essai comme il le revendique lui-même, au demeurant, dès l’incipit. L’ouvrage n’est sans doute pas à la portée d’un jeune public d’étudiants de première année de droit. C’est une « contribution à un débat », qui se présente comme un travail doctrinal dans lequel l’auteur s’engage et milite « pour » une reconnaissance du droit politique. Il attirera l’attention de l’enseignant-chercheur ou celle du doctorant dans leur quête d’une définition contemporaine de ce que l’auteur du Contrat social appelait déjà le « droit politique », au Siècle des Lumières, pour désigner sous ce vocable une branche de la philosophie politique.
La démarche empruntée par Jean-Jacques Sueur, dont l’essai est publié dans la collection dirigée par Bjarne Melkevik aux Presses de l'Université Laval, est davantage synthétique qu’analytique. L’auteur se montre ainsi capable de mettre les épistémès en perspective et de relier, par exemple, Rousseau et Montesquieu à Rawls et Habermas, pour extraire de la pensée de ces deux contemporains, les éléments d’actualisation de l’œuvre des premiers (pp. 82-96). Comme le relève son préfacier, Michel Van de Kerchove, les concepts classiques du droit constitutionnel tels que la démocratie, la souveraineté ou la séparation des pouvoirs ne sont pas dissous chez Jean-Jacques Sueur – ce à quoi nous conduirait l’emploi d’une certaine méthode analytique –, mais sont contextualisés. « Il faut donc, écrit l’auteur de cet essai, poursuivre sur la piste tracée par Rousseau : la crise de la « démocratie d’État » impose le dépassement du cadre de l’État-nation comme lieu où se réalisent idéal et valeurs démocratiques, pour peu qu’on accepte le réexamen critique de quelques fondamentaux » (p. 88).
Si l’acteur principal de ce livre est le droit constitutionnel, la voie particulière qu’emprunte son auteur pour faire évoluer son personnage n’est pas descriptive ni exclusivement afférente à la science juridique. C’est un ouvrage de philosophie politique à destination des constitutionnalistes auxquels est rappelé, au détour de la mise en exergue, en tout début d’ouvrage, d’une phrase de Claude Champaud, que « le juriste qui ne sait que du droit ne connaît pas le droit ».
Le parfum de l’école critique du droit des années soixante-dix s’exhale encore de cette encre couchée par une plume qui exprime sa défiance envers toute approche sèchement positiviste. Incontestablement, Jean-Jacques Sueur s’inscrit en dehors des sentiers battus et ne respire pas le classicisme. Cela se vérifie tant en ce qui concerne ses positionnements méthodologiques qu’en ce qui regarde sa conception du droit politique. Fort de sa proximité avec Gérard Farjat dont on connaît, nous y reviendrons, la réflexion originale en droit économique, Jean-Jacques Sueur adopte une posture, qu’on avait déjà repérée dans sa pensée juridique, très critique à l’égard du positivisme (I) et sensible aux procédés méthodologiques en usage dans les sciences politiques qui consistent à dévoiler ce que cachent les apparences et les fictions du droit (II). Une méthodologie démystificatrice qui propose une représentation du droit politique au-delà du cadre classique de l’État-nation (III).
I - Un regard critique sur le positivisme juridique
Dès l’entame de l’essai, l’auteur désigne le positivisme et le normativisme comme des épistémologies de la fermeture (p. 7, note 15). En mettant à l’index le procédé logico-transcendantal de la grundorm en vertu duquel Kelsen s’autocensure et refuse de s’intéresser aux origines non juridiques de l’ordre juridique, Jean-Jacques Sueur dit du normativisme qu’il « débouche ainsi sur une acceptation par les juristes de leur ignorance des contours de leur discipline ». L’auteur présente fréquemment le « positivisme juridique » comme un obstacle épistémologique, une source de mystification ou d’erreurs en lui imputant, principalement, la thèse de l’unité étatique de l’ordre juridique à laquelle il semble accorder peu de crédit. Jean-Jacques Sueur considère que l’État n’est pas un ordre, mais un « producteur d’ordre » ou une « mise en ordre rendue nécessaire par la pluralité de sources concurrentes et de niveaux différents » et oppose au « monisme, cet allié objectif du positivisme juridique » (p. 124), une conception pluraliste du droit qu’il semble faire sienne. On pourra lui reprocher en retour de ne pas faire justice de l’effort kelsénien de lutter contre les erreurs et les mystifications vers lesquelles conduisent les doctrines… dualistes de l’État et du droit. C’est que le positivisme juridique ne se réduit pas au monisme juridique comme l’a bien montré Kelsen dans sa critique du dualisme de certaines doctrines de l’État de droit portées par des auteurs éminemment positivistes à l’instar de Carré de Malberg. On se souvient en effet qu’aux yeux du maître autrichien, les théories de la dualité du droit et de l'État revêtent un caractère idéologique en ce qu’elles servent à éliminer les conflits entre le droit positif et la règle idéale à dessein de justifier et de conserver l'ordre en vigueur. L’auteur de la théorie pure du droit n'a-t-il pas manqué de porter de rudes attaques contre la doctrine positiviste de l'autolimitation soutenue en Allemagne par Jellinek et en France par Carré de Malberg ? « Cette thèse, écrivait-il, remplit une fonction idéologique d'une importance extraordinaire, telle même que l'on ne peut pas la surestimer. Il faut que l'on se représente l'État comme une personne distincte du droit afin que le droit puisse justifier cet État – qui créé le droit et qui se soumet à lui. Et le droit ne peut justifier l'État que si l'on suppose qu'il est un ordre essentiellement différent de l'État, opposé à la nature originaire de celui-ci – qui est : la force, la puissance – et, pour cette raison, un ordre en quelque sens juste ou satisfaisant. De la sorte, d'un simple fait de puissance ou de force, l'État devient l'État de droit qui se justifie par le fait qu'il réalise le droit ».
On le voit, la thèse moniste de l’identité du droit et de l’État n’est sans doute pas, comme semble pourtant le penser Jean-Jacques Sueur, l’impasse épistémologique majeure que nous aiderait à contourner le pluralisme juridique pour nous permettre de nous représenter l’ordre juridique sans encombrantes illusions métaphysiques. Elle relèverait plutôt de la même logique démystificatrice que celle du pluralisme juridique dont Jean-Jacques Sueur est très proche. Loin d'affirmer l'indéfectible arrimage du droit à l'État, qui était certes la caractéristique d'une modernité aujourd'hui en crise sous l'effet de la mondialisation, le maître viennois soutenait en réalité avec sa célèbre thèse de l'identité du droit et de l'État une tout autre position. Affirmer en effet, comme le fait Kelsen, que l'État n'est rien d'autre qu'un ordre juridique relativement centralisé revient bien davantage à dé-substantialiser l'État – personnification de l'ordre juridique, il est appréhendé comme un concept juridique – qu'à le sacraliser à la manière des théoriciens modernes de la souveraineté. Ce sont au contraire les thèses de la dualité de l'État et du droit, que Kelsen a tant combattues au nom d'un panthéisme juridique fondé sur le postulat viennois de l'unité de l'objet de la connaissance, qui ont longtemps servi de terreau idéologique au stato-centrisme. Nier cette dualité consiste alors à réduire l'État à un pur système de normes qui ne se distingue dès lors plus de l'ordre juridique international qu'en simples termes de degré. Aux antipodes de l'idéalisme des modernes qui regardaient l'État comme un sujet méta-juridique, cela revient à reconnaître que de l'ordre juridique étatique au droit international, un même monde sévit, celui d'un seul et unique système juridique accidenté par des foyers de particulière centralisation. C'est donc libérer le droit de sa gangue métaphysique étatique ; c'est en même temps le dérober à une entité, l'État, dont Kelsen a toujours nié l'existence puisqu'en regardant ce dernier comme identique au droit, il lui déniait forcément toute identité par rapport à celui-ci. Par où l’on voit que le plaidoyer que Jean-Jacques Sueur dresse implicitement d’un droit politique sans l’État rejoint d’une certaine manière, malgré lui, la thèse moniste de l’identité du droit et de l’État.
Cela dit, l’entreprise de démystification de l’État à laquelle se livre Jean-Jacques Sueur en dénonçant l’absolutisation de la souveraineté que le positivisme étatique contient en germe, ne le conduit pas pour autant à se complaire dans un scepticisme radical. Sans chercher forcément à dissoudre les concepts classiques, il s’efforce plus raisonnablement de les contextualiser en faisant observer leur contingence, ou plus exactement l’influence que l’histoire, qui ne saurait les effacer, peut jouer sur leur fonction et leur signification. Mais surtout, l’auteur enrichit les concepts classiques du droit constitutionnel en les complétant et en proposant de mieux les mettre en lumière grâce à l’importation de concepts issus de la science politique tels que celui de système ou encore celui de régulation. L’usage transdisciplinaire des concepts du droit constitutionnel et de la science politique constitue l’une des inclinations récurrentes du travail de Jean-Jacques Sueur. Semblable tropisme met singulièrement notre auteur à distance d’une certaine orthodoxie positiviste dont il se désolidarise également en posant, sur son objet, le droit constitutionnel, un regard lucide et réaliste consistant à rendre intelligible ce que ne disent pas explicitement les textes et les institutions à travers lesquels cet objet se présente et s’impose à toute connaissance vulgaire. Incontestablement, Jean-Jacques Sueur mobilise les outils méthodologiques de la connaissance critique. Celle qui, pour surmonter les limites d’un empirisme plat et réducteur, consiste à dévoiler la réalité cachée derrière l’apparence des choses qui peuplent l’univers constitutionnel et politique.
II - Une entreprise du dévoilement
L’auteur a été l’élève de Gérard Farjat dont il a suivi les cours à Nice et aux initiatives duquel il fut étroitement associé en vue de l’approfondissement méthodologique d’une discipline nouvelle, en France, le droit économique. Farjat, en sa qualité de juriste privatiste et en raison de l’importance considérable qu’il prêtait à l’économie dans l’appréhension du phénomène juridique, accordait une place relativement modeste à la volonté des pouvoirs publics, laquelle, selon une certaine vision marxiste qu’il ne reniait pas, n’est parfois que le reflet – la superstructure – des déterminants économiques et sociaux qu’il arrive au droit de reproduire spontanément. Un soupçon de marxisme – au sens épistémologique du terme – et d’économisme se dégage également de la conception que Jean-Jacques Sueur se fait du « droit politique » en prouvant, chemin faisant, son aptitude à rendre explicite ce qu’une lecture primaire des textes juridiques ne livre pas. Il en est ainsi du statut de la Constitution (p. 158). Selon lui, la Constitution n’est pas aussi fondatrice qu’on le dit. Citant Paul Bastid selon qui la Constitution « n’est qu’une sorte de fronton sans lequel des colonnes qui le supportent, même ébranlées, subsisteraient », Jean-Jacques Sueur la conçoit davantage comme une superstructure que comme une fondation. La thèse n’est pas pionnière et indépendamment de la réflexion de Paul Bastid, on se souvient que le doyen Vedel l’avait formulée en renversant bien des perspectives que d’aucuns, à l’instar du doyen Favoreu, croyaient certaines. Tandis que ce dernier parvint à imposer l’idée devenue célèbre d’une constitutionnalisation verticale des branches du droit, Vedel mettait en garde la communauté des constitutionnalistes contre toute surestimation du rôle premier de la Constitution. Celle-ci serait en réalité autant nourrie par la vie économique, sociale et culturelle qui se développe dans chacune des branches du droit que nourricière de celles-ci. Elles sont l’infrastructure de la Constitution. Loin de nous l’intention d’associer Vedel – ni Jean-Jacques Sueur – au marxisme, mais un tel renversement de perspective, qui fait écho au célèbre mot de Carbonnier, selon qui le Code civil est la vraie Constitution de la France, nous renvoie aux analyses sociologiques du droit. Il met en lumière, de façon analogue à l’épistémologie des doctrines économistes, la généalogie et les profondeurs d’une catégorie normative, la Constitution, que Jean-Jacques Sueur refuse de considérer comme la norme des normes. Et d’admettre, dans le même élan, la supraconstitutionnalité.
C’est que notre auteur privilégie toujours la question du contenu des normes constitutionnelles au détriment de celle qui a trait à l’autorité qui les pose. Une attitude qui là encore le conduit à se départir d’une certaine orthodoxie positiviste. Une Constitution est à ses yeux supérieure aux autres normes non pas en raison de la procédure ou de l’organe qui l’a adoptée, mais eu égard à un substrat qu’on peut désigner du nom de la supra-constitutionnalité, même si le terme s’avère inadapté à ce que Jean-Jacques Sueur entend exprimer, conformément à sa démarche moins éloignée de celle de Carbonnier ou du doyen Vedel que de celle qu’affectionnent les tenants de la transcendance du droit naturel. Ce qu’il entend par supracontitutionnalité vise cette réalité culturelle et immanente de la société et de l’économie dont les diverses branches du droit, tout comme le Code civil, sont la représentation. En somme, et plus que paradoxalement, la Constitution est fondée, à défaut d’être fondatrice, car « il faut se départir, écrit-il, d’une représentation statique du droit constitutionnel consistant à voir dans celui-ci le droit des droits et dans la constitution la « norme des normes ». Cette mise en garde contre les illusions de l’idéalisme juridique est très fréquente dans les divers sujets qu’aborde Jean-Jacques Sueur.
L’analyse qu’il entreprend sur les régimes politiques est tout à fait symptomatique de cette méthodologie réaliste du dévoilement. Selon l’auteur, il est impossible de décrire un régime politique « comme on décrit un régime successoral d’abord parce que les règles dont il est question ne sont inscrites dans aucun code, ensuite et surtout parce que l’histoire est rebelle à toute généralisation : l’on ne pourra jamais pousser très loin l’analogie entre la France de Louis-Philippe et le Royaume-Uni d’Anthony Blair. Et pourtant ce sont des régimes de type parlementaire, obéissant théoriquement aux mêmes règles » ! (p. 226) Le droit politique qu’il s’évertue à mettre en lumière repose sur ce constat du décalage frappant entre la permanence de la terminologie juridique et la contingence, la fugacité ou tout simplement l’évolution du fait politique dont le droit constitutionnel est à la fois le reflet et le cadre. C’est ainsi, constate-t-il, que le régime parlementaire a toujours conservé cette dénomination tandis que les configurations dont il a fait l’objet de générations en générations et dont il continue de faire l’objet d’un pays à l’autre sont extraordinairement divergentes. Pour appréhender le dégradé qui se dégage de la comparaison entre les divers types de régimes parlementaires –dualistes, monistes, bipartisans, multi-partisans, primo-ministériels – une analyse de droit politique nécessite de se départir de l’attention aveuglante et exclusive aux seules dispositions constitutionnelles ou aux seules catégories forgées par la science du droit constitutionnel depuis la fin du XVIIIe siècle. C’est à ce prix que pourra être élucidé ce que Jean-Jacques Sueur appelle « le mystère de la pérennité d’un mot (à l’instar du terme « régime parlementaire ») placé hors-contexte » (p. 236).
Les juristes dont l’objet d’étude est un objet normatif ont souvent souffert d’un affront que leurs collègues issues des branches non normatives des sciences sociales leur ont parfois infligé. Il s’agit du label dont usent les tenants des disciplines qui privilégient l’être au détriment du devoir-être c’est-à -dire celles qui ont pour objet, parallèlement au point de vue strictement juridique d’un aspect particulier de la vie sociale, la réalité des faits telle qu’elle se déploie par-delà leur signification normative. Toutes ces disciplines sont expressément qualifiées de « sciences ». C’est ainsi que le droit constitutionnel est complété d’un éclairage assuré par la « science politique » tandis que le droit administratif trouve son prolongement dans la « science administrative », le droit civil dans la « sociologie juridique » et le droit pénal dans la « criminologie ». Tout se passe, a contrario, comme si les questions juridiques auxquelles correspondent de telles disciplines explicitement parées du label scientifique ne relevaient quant à elles que de l’univers autrement moins noble de la technologie. L’enseignement et la recherche juridique française n'ont jamais été bien préparés à ce tournant empirique. C’est que depuis la codification napoléonienne, la pensée juridique française a longtemps idéalisé la loi. Sacralisée dans la forme, la loi fut longtemps considérée, quel qu’en fût le contenu et dès l’instant où elle était adoptée par l’organe parlementaire réputé souverain, comme incontestable et parfaite. D’où l’hostilité de principe des professeurs agrégés des facultés de droit à l’égard de cet empirisme auquel ils reprochèrent, pendant longtemps, de dissoudre le droit par une entreprise cynique de déconstruction. C’est de ce fantasme de l’autonomie du droit revendiqué par ses collègues – trop classiques – que Jean-Jacques Sueur parvient à bien se départir. « Expression du politique », le droit n’est pas, pour cet héritier de Gérard Farjat, une catégorie abstraite posée a priori par l’entendement et dénuée de tout arrimage avec le réel. Déterminé par des structures qu’il appartient aux sciences sociales d’étudier, le droit ne serait rien d’autre qu’un objet dérivé de ces dernières et non, sauf à être érigé en fétiche par une pensée juridique donnant libre cours à ses propres fantasmes, en objet autonome. Aux antipodes d’un tel réductionnisme réaliste, le discours sur l’autonomie du droit, qui consiste à isoler la chose juridique en la considérant à l’écart du réel, s’affiche au contraire comme un idéalisme. C’est contre cet idéalisme juridique que s’affirme le plaidoyer de Jean-Jacques Sueur « pour un droit politique ». Pour autant, son droit politique, dont il mesure le degré d’émancipation sans cesse croissant vis-à -vis du cadre classique et historique de l’État-nation, n’est pas dénué de juridicité. C’est un droit politique qui peut se passer de l’État… mais pas du droit. Le droit politique de Jean-Jacques Sueur est un droit politique global.
III - Un droit politique global
Il est parfois de bon ton de relever une fissure relativement récente au sein de la communauté des constitutionnalistes de part et d’autre de laquelle s’opposeraient les tenants d’un droit constitutionnel enrichi de l’apport jurisprudentiel de la justice constitutionnelle à ceux qui, en réaction à un tel tropisme contentieux, chercheraient à attirer l’attention sur la seule dimension politique de la discipline. En mettant en garde leurs pairs contre le « piège du droit constitutionnel » , les promoteurs du droit politique relativiseraient l’importance de l’aspect jurisprudentiel du droit constitutionnel qui ne serait que la face émergée de l’iceberg constitutionnel sous laquelle vivrait le vrai droit constitutionnel, celui des profondeurs et de l’activité des acteurs politiques dont la régularité plus ou moins ferme constituerait ce que les anglo-saxons appellent les conventions de la Constitution. Aux termes de cette mise en garde, la surestimation de la dimension contentieuse de la discipline éloignerait le constitutionnaliste de la vérité de son objet et la technicisation des enjeux constitutionnels qu’elle entraine le conduirait à oublier le droit constitutionnel, à l’instar de la raison instrumentale dont Heidegger redoutait qu’elle broie l’homme et le plonge dans l’oubli de l’être.
Jean-Jacques Sueur n’attise pas les braises de cette confrontation car son texte ne rend pas le droit politique incompatible avec la question de la juridicité qui intéresse au plus haut point les constitutionnalistes attachés à la dimension contentieuse de leur discipline. Chez lui, le droit politique est « pratiqué » avec la même distance qu’observent ces derniers vis-à -vis de la traditionnelle souveraineté de l’élu ou de celle du professionnel de la politique dont il mesure la crise actuelle et le relatif déclassement dans un monde contemporain où le droit et les juges exercent leur empire. Un empire dont il prend acte et qu’il nous appartient, d’après lui, de comprendre sans le surestimer. Plus généralement, l’auteur est bien conscient de l’érosion de la puissance de l’État dont il propose de redéfinir les contours. Son incursion en droit économique lui permet en effet d’éclaircir certains concepts, certaines polémiques autour de la question de « l’État sans souveraineté ». S’appuyant, de façon érudite, sur des auteurs relativement absents de la bibliographie des manuels de droit constitutionnel à l’instar d’André Vianès, de Charles-André Morand, de Patrick Hassenteufel et bien évidemment Michel Foucault, Jean-Jacques Sueur aborde dans de substantiels développements, les concepts de gouvernementalité et de gouvernance, pour conclure qu’à la faveur de la régulation de l’économie et de la privatisation des services publics, qu’une habitude de penser invite trop facilement à regarder comme les symptômes d’un recul de la puissance publique, l’État demeure toujours présent. Mais sa présence ne se manifeste plus par l’exercice monopolistique du pouvoir au moyen d’organes centralisés ; elle est celle d’une pratique, d’une manière de gouverner voire d’un art. Citant Foucault dans son cours au Collège de France, Jean-Jacques Sueur s’interroge : « Et si l’État n’était pas autre chose qu’une manière de gouverner ? » (p. 139). Le droit politique existe bel et bien si l’on admet, avec notre auteur, que son assise, l’État post-moderne, a évolué selon une orientation qui accorde au droit davantage d’autonomie par rapport au pouvoir qu’à l’époque où triomphait le « modèle Weber-Kelsen » (p. 329).
Mais dans le droit politique de Jean-Jacques Sueur, ce sont surtout les droits fondamentaux qui occupent une place non négligeable. Leur intégration dans le droit politique est indirecte. S’ils ont en effet vocation à s’appliquer à des situations concrètes et à des cas individuels, ils auraient aussi – implicitement – une fonction de régulation dans la mesure où ils assurent « la communication inter-normative et l’échange entre les différents systèmes » (p. 152). Ce qu’il désigne sous cette terminologie abstraite est le dialogue des juges entre Cours constitutionnelles nationales et Cours européennes. Cette communication jurisprudentielle créerait les conditions de réalisation, par l’intermédiaire de la référence aux droits fondamentaux, de « compromis acceptables » qui autorisent l’auteur à conclure qu’il n’est « plus tout à fait inconvenant alors, une fois cet effort de clarification accompli, de parler d’« État européen », et de Constitution européenne » (p. 153). Mais l’« État européen » dont il s’agit ne peut se concevoir qu’à la condition de le penser comme un cadre ou un « système » à l’intérieur duquel s’exercent des compétences et s’échangent des informations, indépendamment de toute « référence à l’imagerie traditionnelle de l’État souverain ». Incontestablement, Jean-Jacques Sueur encourt le risque d’étendre à l’excès le concept d’État et de lui ôter toute clarté en commettant, d’une certaine manière, le même travers qu’on peut légitimement reprocher aux théoriciens du droit global. Chez cet auteur, le champ sur lequel se déploie le droit politique est très vaste et s’étend au-delà comme en deçà de l’État souverain. Ayant tissé des liens avec l’école bruxelloise du droit global dirigée par Benoît Frydman, il conjugue son approche du droit politique – à multi-niveaux – avec une conception très subjectiviste des droits de l’homme qui conforte cette thèse d’un sensible recul de l’État. Selon lui, ce sont les droits fondamentaux qui fondent l’intervention de l’autorité pour en garantir l’effectivité, et non l’inverse. Ce sont eux qui légitiment le contrôle étatique de constitutionnalité comme si les droits subjectifs bénéficiaient de la préséance sur le droit objectif. La position assumée par l’auteur dans ce rapport entre le subjectif et l’objectif prend le parti d’une approche éminemment substantialiste des droits de l’homme. Tout se passe comme si le sujet de droit était concevable indépendamment des droits que l’ordre juridique peut seul lui attribuer. On reconnaît derrière ce choix, l’adhésion à la conception kantienne, cosmopolitique et universelle du sujet de droit à laquelle Kelsen opposera une conception statutaire aux termes de laquelle le sujet n’est rien avant l’État, tant que les normes positives d’un ordre juridique déterminé ne l’a pas constitué comme tel en lui imputant des droits et des obligations.
Ce n’est pas le lieu de soumettre à la discussion cette thèse de la préséance du sujet de droit sur l’ordre juridique, mais on peut néanmoins regretter que l’auteur n’ait pas prolongé le raisonnement pour s’apercevoir, mais peut-être la tentative l’aurait-elle déstabilisé, que cette hypothèse ne peut qu’alimenter la toute-puissance étatique. C’est que la représentation métaphysique des droits subjectifs, considérés comme naturels, fraye le chemin à des perspectives particulièrement sombres s’agissant de la question du vivre-ensemble. Dans la version qu’en livre en effet le discours jusnaturaliste moderne, l’exercice de ces droits naturels se ramène à un pouvoir absolu de l’individu sur les choses qui l’entourent et à la jouissance d’une liberté illimitée allant, par exemple chez Hobbes, jusqu’au droit de chacun de nuire à autrui dans le but de défendre ses propres intérêts. Une telle perspective porte de façon légitime les individus vers la passation du contrat social au terme duquel un tiers est artificiellement institué comme souverain afin de conjurer la guerre de tous contre tous au moyen de l’édiction, par voie d’autorité, de la loi positive. Les conclusions de l’auteur du Léviathan révèlent alors crûment combien est grande la complicité objective entre l’affirmation de droit subjectifs universels et la nécessité de réduire le droit à la loi. De son approche atomistique de l’état de nature qui fait de celui-ci un agrégat de monades isolées, il résulte une potentialité de conflits que seule la loi de l’État, artificiellement conçue par un pacte en vertu duquel ces individus acceptent de sacrifier leurs droits, est à même de prévenir. Parce que le droit est perçu comme une faculté, un pouvoir absolu de chaque individu sur les choses plutôt qu’une répartition harmonieuse et distributive des choses entre les hommes, ces derniers sont forcément conduits à se soumettre à la loi. Cette dialectique déontique qui marie comme les deux revers d’une même médaille l’autorisation illimitée de tout faire et l’obligation de se soumettre à des règles de conduite, est d’ailleurs un des éléments que ne manqueront pas d’invoquer les nostalgiques du droit naturel ancien pour disqualifier la pensée juridique moderne dans laquelle s’inscrit toute démarche légaliste et subjectiviste dont la France sera le laboratoire en 1789.
Il semblerait donc que Jean-Jacques Sueur ait manqué d’apercevoir cette objective complicité entre la garantie des droits et la puissance de l’État. Mais peut-être le grief manque-t-il, quant à lui, de légitimité si l’on garde bien à l’esprit le paradigme – post-moderne – dans lequel s’inscrit l’ouvrage. C’est qu’une telle complicité entre l’exaltation des droits subjectifs et la souveraineté étatique est une des caractéristiques premières de la modernité juridique. Laquelle est derrière nous, à l’heure contemporaine où le droit politique que notre auteur essaie de mettre en lumière est un droit politique de la régulation au sein d’une société globalisée, qu’il qualifie pour couronner son essai, de droit social du gouvernement des hommes. Cet excellent ouvrage, rédigé d’une plume fine et exaltante, paru déjà en 2011 mérite incontestablement l’attention en ce qu’il représente, même si l’auteur s’abstient pudiquement de le faire explicitement valoir, un premier essai de définition du droit politique global.
Alexandre Viala est Professeur de droit public à l’Université Montpellier I
Pour citer cet article :
Alexandre Viala « Jean-Jacques Sueur, Pour un droit politique. Contribution à un débat Presses de l'Université Laval, collection Dikè, 2011, 331 p. », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/jean-jacques-sueur-pour-un-droit-politique.-contribution-a-un-debat-presses-de-l'universite-laval-collection-dike-2011-331-p.-877]