Je ne sais pas si je dois remercier Pascale Gonod de m’avoir invité aujourd’hui, même si c’est bien entendu très agréable. Cette question n’est pas purement rhétorique pour la bonne et simple raison que je suis ici largement incompétent, n’étant ni germaniste, ni publiciste. En réalité, je suis vraiment ravi. Ravi tout simplement parce que cette invitation me donne l’occasion privilégiée non seulement de lire cet ouvrage, mais également de prendre le temps d’une pause réflexive pour laquelle je suis reconnaissant à  la fois à  Michael Stolleis et à  Pascale Gonod. Comme tout plaisir, celui-ci est égoïste et la (petite) lecture que je propose ne va pas consister à  dire ce que je pense de ce livre, mais plutôt de m’arrêter sur ce que m’a apporté l’ouvrage imposant de notre collègue allemand. Aussi puis-je appeler les bribes qui suivent, en un clin d’œil évident à  Rudolf von Jhering : « que nous est » Stolleis ? Ou peut-être, « que nous est », à  nous, historiens du droit français du XXIe siècle, ce beau livre de Michael Stolleis ?

A titre liminaire, je tiens à  dire que ma réflexion a débuté par la lecture d’un compte rendu relatif au premier volume de la quadrilogie sur le droit public allemand de notre collègue. L’auteur de cette note me semble livrer une appréciation d’ensemble qui reflète peut-être la position de nombreux juristes français. Pour lui, Michael Stolleis propose un tableau érudit et baroque qui déroute et déconcerte le lecteur français. Ce dernier, nous dit-il, est sensible au charme de l’art roman et des jardins à  la française et peut être décontenancé par l’ouvrage (« Si la thèse centrale est claire, […] la lecture de l’ouvrage de Stolleis réclame beaucoup d’attention de la part du lecteur français. Construction érudite et baroque, l’ouvrage déroute par ses redites et par l’accumulation de données factuelles sur la situation des universités à  chaque période ou sur l’évolution de la pensée de chaque protagoniste. […] Le lecteur plus sensible aux charmes de l’art roman et des jardins à  la française peut être déconcerté. Selon ses goûts, il y verra la marque des limites ou de la richesse d’un ouvrage en tout cas incontournable. »). C’est très joliment dit tout en posant une question essentielle : cet ouvrage est-il pour nous une sorte de bizarrerie qui nous perturberait forcément par son étrangeté, ou n’y a-t-il pas, au-delà  de cette différence, des glanes à  tirer d’une telle leçon venue d’outre-Rhin ? Autrement dit, est-ce que ce travail scientifique, au-delà  du cas allemand, ne doit pas nous inspirer, y compris lorsque nos objets sont purement français (si de tels objets existent d’ailleurs) ?

D’emblée, je ne cache pas que je partage très largement les options méthodologiques prises par Michael Stolleis et notamment celles que l’on trouve dans l’introduction du premier volume et qui commandent entièrement le deuxième qui nous retient aujourd’hui. Pour les résumer très rapidement, notre collègue considère notamment que les textes qu’il étudie rendent compte bien plus que de la pensée d’un juriste isolé ou d’un dialogue entre juristes et donc d’une science autonome car ils nous permettent de saisir une perception des choses, un langage et finalement une culture, ces textes constituant une science qui mérite d’être étudiée en tant que telle et pour ce qu’elle nous apprend au-delà  d’elle. Il nous propose ainsi « de prendre au sérieux la science juridique du passé tout d’abord en tant qu’ensemble de textes rendant compte de la manière dont on percevait les choses à  l’époque, et de comprendre cette science à  partir de son contexte historique. Dans la mesure où ces textes donnent accès à  un XIXe siècle perçu de l’intérieur au prisme des sciences politiques, ils nous mènent aux ‘choses mêmes’ – aussi paradoxal que cela puisse paraître. ». Il poursuit : « En ce sens, l’histoire de la science juridique, qui n’est en apparence que le déchiffrement ésotérique de textes poussiéreux, donne accès à  un ensemble de comportements humains réels du passé. » La pierre d’achoppement de l’œuvre qui nous est proposée ici est, si je ne m’abuse, le fait que ce discours juridique est une réalité en soi et un phénomène qui génère des idées, des actes et des comportements.

Ce qui me retiendra plus spécifiquement est ce que je pourrais appeler le processus de narration historique adopté dans cet ouvrage. Dans ce beau livre, Michael Stolleis propose et met en œuvre un récit nommé « histoire du droit public » mais qui serait qualifié en France (au moins), je crois que nous sommes tous d’accord sur ce point, d’histoire de la pensée juridique publiciste. Voilà  qui pourrait surprendre la plupart des historiens du droit français. Pour faire très vite et très schématiquement, il me semble qu’il y a ici le signe d’un certain pseudo-positivisme des historiens français, un légalisme si l’on préfère, qui ne pourrait prendre pour objet que des faits, des jurisprudences, des textes réglementaires et légaux, des actions, des décisions du gouvernement, faits qui composent le droit public en tant qu’ensemble de textes positifs, alors que la pensée juridique serait faite de simples discours. S’il y a bien sûr des exceptions, car il ne s’agit pas ici de faire un schéma uniforme et univoque, et si cette méthode cache souvent de réelles confusions entre droit et discours, la tendance générale est bien une attitude distinguant globalement la science et son objet, l’« être » et le « devoir être » finalement. Cette séparation apparemment très nette conduit ainsi l’historien français à  souvent privilégier le fait normatif et à  négliger le discours qui ne serait pas un fait, ou du moins à  traiter l’un et l’autre séparément. Or, voilà  que Michael Stolleis nous propose de partir de ce « fait » historique qu’est le discours pour comprendre le droit allemand ! Si l’on écarte l’objection selon laquelle le cas français est trop différent du cas allemand, objection que l’on pourrait bien sûr discuter, et si l’on veut bien admettre qu’une bonne méthode positiviste implique certes de distinguer le droit et la science du droit mais aussi que l’on puisse étudier l’un et l’autre scientifiquement pour en comprendre notamment les interactions, cette proposition mérite d’être examinée pour tenter d’en comprendre la méthode globale.

En décomposant le processus narratif de l’ouvrage, quatre moments peuvent être isolés, chacun offrant l’occasion d’inscrire l’étude du discours dans une épaisseur historique décisive.

Le premier moment est celui de l’analyse sociologique, économique et politique. Il s’agit d’abord de dire quel est le contexte général dans lequel va s’insérer le discours juridique. Systématiquement apparaît ainsi le souci d’informer le lecteur du contexte dans lequel le discours va s’inscrire. La trame historique est de la sorte première parce qu’elle est particulière et changeante, et nécessite donc à  chaque fois de dire au lecteur : « voici quelles sont les conditions politiques, économiques, sociales » du moment particulier en question. Si l’on peut penser qu’il ne s’agit ici que de précautions historiographiques banales, la comparaison avec de nombreuses œuvres permet de souligner que nous sommes en présence d’un choix fondamental. Et ce n’est que lorsque ce travail est effectué, même brièvement, que peut s’ouvrir la deuxième étape.

Le deuxième moment n’est d’ailleurs pas encore consacré au discours juridique lui-même mais bien plutôt à  l’inscription du phénomène juridique dans un contexte intellectuel particulier. Avant même d’envisager le discours et après avoir esquissé le contexte général, apparaît une nouvelle étape du récit qui nous fait passer par une histoire des universités et des professeurs pour qu’ensuite puissent être analysées au terme du processus les productions juridiques. À nouveau, le lecteur français pourrait dire que le « cas allemand », l’importance des universités outre-Rhin, oblige peut-être Michael Stolleis à  en passer par là . Ce n’est toutefois pas mon opinion car au-delà  des différences entre les universités allemandes et françaises, il me semble que l’on ne peut pas, y compris en France, faire l’économie de cette contextualisation du discours. On ne peut ainsi négliger, comme trop souvent, les usages et les pratiques de ce groupe social particulier que sont les professeurs de droit sous peine de ne rien comprendre des discours produits non seulement « par » ces juristes mais peut-être surtout « dans » ce groupe de juristes, c’est-à -dire cet ensemble plus ou moins homogène d’individus formés de telle ou telle manière et recourant à  tel ou tel média, à  tel ou tel vocabulaire, à  telle ou telle méthode, etc.

Et c’est justement là  le troisième moment qui débute, puisqu’avant d’envisager le contenu du discours il faut encore rendre compte des modalités de ces discours et donc de leurs formes. Jean-Louis Mestre l’a très bien souligné dans son introduction. Le souci de l’histoire de la littérature juridique me semble décisif dans l’ouvrage. À chaque étape de celui-ci, l’étude de la forme littéraire permet non seulement une meilleure compréhension du discours mais permet encore une fois de contextualiser la production de la pensée juridique. Ce moment permet ainsi d’envisager les rites, les usages, les savoir-faire du groupe social dont il est question. Bien que le mot soit presque absent du livre, ce qui peut surprendre le lecteur parce que tout est en place, c’est bien la « culture juridique » ou « les cultures juridiques » qui font l’objet de l’attention de Michael Stolleis. Or, il ne s’agit pas là  non plus d’une spécificité allemande qui justifierait ce « détour ». Pour ne prendre qu’un seul exemple de l’absolue nécessité de ce « détour », ce livre insiste notamment sur les présupposés politiques des discours juridiques. Sans aucune fausse naïveté ni de la part de l’historien dans son analyse ni même d’ailleurs de la part des producteurs de discours juridiques, puisque ces derniers connaissent les conséquences de leurs déductions et de leurs choix politiques, la contextualisation permet d’inscrire le discours juridique dans une trame historique, et donc politique, dense et dynamique.

Ce n’est donc qu’ensuite, et enfin, qu’arrive la quatrième étape de la narration historique : le discours juridique en lui-même. Or, c’est ainsi que ce discours est pris au sérieux. Par contraste, ne sont pas sérieuses nos hagiographies des grands auteurs, ces derniers n’étant souvent sérieux que parce qu’ils sont grands. Dans ce livre, les auteurs ne sont pas sérieux parce qu’ils sont grands, ils sont grands parce qu’ils sont sérieusement étudiés, ce qui n’est pas du tout la même chose me semble-t-il. Il n’y a pas ici d’hagiographie ; il y a simplement une prise au sérieux du récit juridique, du discours juridique en ce qu’il est et en ce qu’il s’insère dans un contexte, et donc en ce qu’il révèle et explique un moment historique particulier. D’ailleurs, la trame historique que nous propose Michael Stolleis est singulière parce qu’elle a son historicité propre. Rejoignant ici un texte récent de Jean-Louis Halperin sur le droit et ses histoires, notre collègue montre parfaitement qu’il y a bien plusieurs chronologies, plusieurs historicités qui se croisent. Il suffit de prendre cet ouvrage pour en avoir une démonstration flagrante. Il y a certes, par exemple, des ruptures constitutionnelles mais l’histoire de la pensée constitutionnelle ne suit pas forcément une chronologie identique. En montrant les convergences et les divergences entre ces historicités, ce livre permet de tenter de comprendre comment les choses s’articulent entre elles. Parce qu’il n’y a pas une histoire qui serait l’histoire des textes officiels, « véritable » histoire du droit, mais bien des histoires et, au moins, une histoire de la pensée juridique et une histoire du droit positif, l’histoire retrouve un office de reconstitution de la variété et de la diversité, de la complexité et de la contradiction.

Il me faut m’arrêter ici. Un dernier mot tout de même : je peux comprendre qu’on puisse être déçu par cet ouvrage. Les grandes écoles doctrinales auxquelles on renvoie si facilement se délitent un petit peu et s’effacent devant la diversité et la complexité. Rien n’est plus simple et les idées les plus convenues s’estompent ; les grands auteurs sont moins grands ; les jardins à  la française ne sont plus des jardins à  la française ; la géométrie est un peu perdue. Ce qu’il reste, me semble-t-il, c’est l’histoire.

Nader Hakim est Professeur d’histoire du droit à  l'Université de Bordeaux

Pour citer cet article :

Nader Hakim « Intervention autour du livre de Michael Stolleis : Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), Dalloz, 2014, 700 p. », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/intervention-autour-du-livre-de-michael-stolleis-:-histoire-du-droit-public-en-allemagne-(1800-1914)-dalloz-2014-700-p.-863]