Les réactions qui ont suivi la parution du premier volume de cette Histoire du droit public allemand (1988) [La théorie du droit public impérial et la science de la police 1600-1800, traduit de l’allemand par Michel Senellart, PUF, 1998] m’ont encouragé à  poursuivre le travail entamé sur cette première période et à  aborder le XIXe siècle. Les délimitations chronologiques se sont imposées d’elles-mêmes grâce aux césures que représentent les années 1806 et 1914 sur le plan de l’histoire constitutionnelle, tandis que l’on assiste, au milieu du siècle, à  la tentative malheureuse, mais non dénuée de conséquences, d’élaborer sur la base d’une semi-révolution une constitution libérale destinée à  une nation unie. Le plan de l’ouvrage suit cette chronologie : les cinq premiers chapitres sont consacrés à  l’avant 1848, les quatre suivants à  l’après 1848. Cette répartition du contenu de l’ouvrage résulte d’un compromis. La solution en soi la plus opportune, une progression chronologique traitant simultanément des différents sujets, s’est avérée irréalisable. Les événements concomitants ne peuvent être relatés que de manière diachronique, d’autant que l’évocation des connexions entre les choses nécessite une certaine concision et des allers et retours permanents dans le temps. La seule possibilité était dès lors un découpage par « domaines », ceux-ci étant à  leur tour présentés selon un ordre chronologique et en fonction de leur importance. Ainsi, la théorie générale de l’État durant le Vormärz est évoquée relativement tôt dans l’ouvrage et y occupe une place assez importante, tandis que dans la partie consacrée au Reich, elle est renvoyée à  la fin du livre. Il n’existe pas de solution totalement convaincante sur ce point, aussi s’estimera-t-on heureux si le lecteur trouve sans trop de difficultés les informations recherchées et parvient à  les situer dans la chronologie. En procédant de la sorte, il était toutefois inévitable que certains auteurs soient mentionnés plusieurs fois.

Une autre difficulté résidait dans le traitement de la matière même, qui est extrêmement riche et très politique. Le XIXe siècle n’est pas seulement le siècle des révolutions et de la répression politique, du Biedermeier et de l’anarchisme, de la question sociale et du mouvement ouvrier, de l’embourgeoisement de la noblesse et de la féodalisation de la bourgeoisie, de la révolution industrielle et de la science. C’est aussi celui du libéralisme, du constitutionnalisme et du nationalisme. Le monde de l’Ancien Régime avait sombré, c’est vrai, mais il se perpétuait sur de nombreux plans. On ne portait plus de perruques à  queue, mais la pensée absolutiste était loin d’avoir disparu. Sous le choc de la Révolution française et des guerres de coalition qui s’ensuivirent, les éléments libéraux de la fin du XVIIIe siècle furent même refoulés et réprimés. On assista après 1819, 1830 et 1848 à  des vagues de « néo-absolutisme ». Sur le plan politique, la société était totalement bouleversée, les tensions étaient constantes avec les gouvernements qui jusqu’en 1848, sous la direction de Metternich, s’efforcèrent de garder les rênes en main et qui, après 1848, continuèrent d’agir de même pendant une décennie (1850-60).

Le fait que la pensée théorique relative à  l’État et à  la société soit au plus haut point perméable aux réactions émotionnelles et à  la politisation est une donnée incontournable dans une présentation de l’histoire scientifique du droit public. Dans la première moitié du XIXe siècle surtout, toute prise de position touchant au droit public s’inscrivait dans un espace politique sous haute tension. Nul auteur ne pouvait se soustraire à  cet état de fait, quel que soit l’État de la Confédération germanique dans lequel il écrivait. Dans la seconde moitié du siècle, le climat s’apaisa ; progressivement, la dépression politique de l’après 1848 fit place, dans l’économie et les sciences de la nature, à  une foi optimiste dans le progrès et à  un sentiment d’euphorie nationale suite à  la fondation du Reich en 1871. Dans chacune de ces phases, les échanges furent permanents entre la théorie générale de l’État [Allgemeine Staatslehre], la doctrine du droit public [Staatsrechtslehre]] et la théorie du droit administratif d’une part et les évolutions en cours dans le domaine politique et dans la société d’autre part. On écrivait et publiait un nombre incalculable de textes. Le nombre d’ouvrages allemands consacrés à  des questions de politique et de droit public est à  lui seul écrasant. D’un autre côté, la spécialisation des disciplines progressa ; on empiétait moins qu’auparavant sur les autres domaines, les différentes disciplines constitutives du droit public acquéraient des contours plus nets, et les réflexions menées au sein d’une même discipline abondaient, tout comme les ouvrages d’ensemble relevant de l’histoire de la science juridique (Mohl, Bluntschli, Stintzing-Landsberg).

Pour ce qui touche à  mes convictions en matière de méthode, le lecteur peut se référer à  l’introduction du premier volume de mon Histoire du droit public allemand ; dans ce second volume également, j’ai eu à  cœur de relier l’histoire scientifique du droit public à  l’histoire constitutionnelle et aux évolutions politiques et sociales pour que l’on comprenne en quelle mesure le discours scientifique relatif à  la théorie générale de l’État, au droit public [Staatsrecht] et au droit administratif dépendit du contexte dans lequel il était tenu et comment il exerça en retour une influence sur ce dernier. Si l’on prend pour définition de l’objet scientifique « le consensus des chercheurs sur la méthode et l’objet, la position autonome que cet objet occupe dans le canon des disciplines et la diffusion des résultats de la recherche ainsi que leur commentaire critique parmi les spécialistes », l’histoire de la science juridique ne constitue pas une histoire des idées au sens – méthodologiquement discrédité – où la matière historique permettrait d’étudier la nature et l’action, pour ainsi dire autonomes, de certaines idées et de suivre leur ascension et leur chute. Cette histoire des sciences juridiques n’est pas non plus une histoire de la pensée comme pur « reflet » de l’histoire politique, sociale ou économique – un reflet qui serait dénué de toute autonomie. Il s’agit plutôt de prendre au sérieux la science juridique du passé tout d’abord en tant qu’ensemble de textes rendant compte de la manière dont on percevait les choses à  l’époque, et de comprendre cette science à  partir de son contexte historique. Dans la mesure où ces textes donnent accès à  un XIXe siècle perçu de l’intérieur au prisme des sciences politiques, ils nous mènent aux « choses mêmes » – aussi paradoxal que cela puisse paraître. L’histoire ne peut certainement pas être saisie comme factum brutum, et moins encore si l’on ambitionne de faire preuve d’une objectivité totale, purifiée de tout élément subjectif ; mais dans la mesure où les choses sont instituées une fois nommées, l’analyse d’un langage appartenant au passé peut aider à  clarifier la manière dont l’interprétation et l’expérience rationnelles et émotionnelles du monde à  cette époque furent saisies par le langage, devenant ainsi « réalité ». Les luttes qui eurent lieu au XIXe siècle autour de la question constitutionnelle furent à  n’en point douter des luttes pour le pouvoir réel, mais elles le furent – au-delà  de la violence physique – par la médiation du langage. Les discours sur les droits de l’homme et du citoyen, sur le principe monarchique, la souveraineté du peuple, la responsabilité ministérielle, l’État de droit, la loi et l’ordonnance, la justice administrative et d’autres thèmes centraux furent une « réalité » qui généra des actes. Ils agirent de manière déterminante sur les monarques et les ministres aussi bien que sur les révolutionnaires des barricades, les lecteurs de journaux issus de la bourgeoisie, les professeurs politiques, les députés et leurs électeurs. En ce sens, l’histoire de la science juridique, qui n’est en apparence que le déchiffrement ésotérique de textes poussiéreux, donne accès à  un ensemble de comportements humains réels du passé. Ce faisant, elle peut aussi constituer une « chance de redécouvrir des approches et des problématiques oubliées, refoulées ou ignorées, de redécouvrir des perspectives de recherche enfouies sous de plus récentes ». Toutefois, cette motivation n’était pas au premier plan de mon travail. Le facteur déterminant fut plutôt la curiosité de l’historien désireux d’en apprendre davantage sur les tenants et aboutissants de la réflexion sur l’État au XIXe siècle, tout comme l’espoir de contribuer, de manière indirecte, à  ancrer le présent dans l’histoire.

Ce travail ayant finalement acquis plus d’ampleur qu’il n’était initialement prévu, j’évoquerai encore les éléments qui ont permis de le contenir dans certaines limites. Le droit public [Staatsrecht] et le droit administratif [Verwaltungsrecht] ainsi que la théorie générale de l’État devaient être au cœur de l’ouvrage. Par ce choix, j’ai laissé de côté des domaines tout à  fait essentiels qui, selon une terminologie plus ancienne et une compréhension plus globale du « jus publicum », étaient considérés comme appartenant encore au droit public. Il s’agit du droit féodal, une branche de la science juridique en voie d’extinction, du droit princier privé, qui exista tout de même jusqu’en 1918 et attira des spécialistes de droit public – surtout en qualité d’experts –, du droit processuel dans son ensemble, du droit pénal ainsi que du droit des gens [Völkerrecht, aujourd’hui droit international]. Pour ce dernier, on renverra aux bibliographies établies par le baron D. H. L. von Ompteda et par C. A. von Kamptz, qui remontent jusqu’au XVIIIe siècle, au System des Völkerrechts de J. L. Klüber avec ses nombreuses références et, par la suite, à  une tradition propre et ininterrompue de manuels qui permet de laisser ici de côté le droit des gens, le plus souvent inclus dans les travaux des pénalistes.

Un autre domaine important qui n’a toutefois pas été intégré dans cet ouvrage est celui du droit canon des deux grandes confessions ; au XIXe siècle moins encore qu’auparavant, il est possible de le concevoir comme « droit public », même si les Églises dans leur ensemble ainsi que les entités qui les composaient portaient le titre de « corporations de droit public ».

Au XIXe siècle, le « droit public » [« Öffentliches Recht »] est un droit créé par l’État ou un droit que l’État intègre au nom de sa volonté de lui conférer validité. En ce sens, le droit public cultuel [Staatskirchenrecht, à  savoir le droit qui régit les relations entre l’État et l’Église] relève intégralement du droit public jusqu’à  aujourd’hui, et au XIXe siècle précisément, il offre des perspectives passionnantes, depuis les nombreuses discussions sur les concordats, les « Kölner Wirren » [conflit entre l’Église catholique et l’État prussien à  la fin des années 1830] et les débats du parlement de l’Église Saint-Paul qui s’y rapportent, jusqu’au « Kulturkampf » [lutte contre l’Église catholique allemande sous le chancelier Bismarck de 1871 à  1878]. Son absence du présent volume est un manque que seule une réflexion pragmatique sur l’ampleur de l’ouvrage peut expliquer.

Enfin, ce serait trop exiger d’un ouvrage qui se concentre sur le « droit public » que de vouloir y inclure l’histoire de la littérature afférente aux disciplines relevant des sciences politiques [Staatswissenschaften] telles que la politique, la statistique, l’économie nationale, la science des finances et celle de la police avec ses nombreuses sous-disciplines techniques, médicales ou sociopolitiques. Il est certain que tous ces domaines se rapportaient à  l’État, et en ce sens le droit public ne peut être compris si l’on ne prend pas en compte leurs contenus. Mais l’univers des « sciences politiques dans leur ensemble », dont la cohésion était assurée par la conception absolutiste de l’État, se délita au XIXe siècle. Les disciplines se séparèrent les unes des autres et acquirent une histoire propre. Toutefois, dans la mesure où il s’agit de suivre la manière dont le droit administratif se dissocia de la science de la police et dont cette dernière se transforma en science de l’administration, il n’est pas possible de ne pas empiéter sur ces autres disciplines.

Si j’ai pu rédiger ce volume en 1990/1991, c’est uniquement grâce au semestre supplémentaire de congé pour recherches que m’ont accordé le Land de Hesse et mon université. Les bibliothèques, les archives de l’université et un certain nombre de personnes m’ont apporté leur soutien sous des formes variées. Un cercle de jeunes collègues et collaborateurs m’a prêté main-forte en me fournissant informations et ouvrages et surtout en me permettant de progresser grâce aux discussions que j’ai pu avoir avec eux (Dr Peter Dieners, Christian Keller, Dr Walter Pauly, Gerhard Schuck, Prof. Akira Wani). Nathalie S. Keller m’a beaucoup soutenu en mettant à  ma disposition la littérature requise et en contrôlant mes citations, et Cornelia Nicklas a fait un travail exemplaire de relecture et de création d’index. Enfin, j’attendais tout particulièrement l’approbation de deux lecteurs : mon ami et collègue le professeur Klaus Luig à  Cologne et Ernst-Peter Wieckenberg, de la maison d’édition C. H. Beck. Je les remercie tous deux pour leur engagement amical.

Francfort, le 20 juillet 1992

Michael Stolleis est Professeur émérite à  l'Université de Frankfort/ Main

Pour citer cet article :

Michael Stolleis « Préface de Michael Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), Dalloz, 2014, 700 p. », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/preface-de-michael-stolleis-histoire-du-droit-public-en-allemagne-(1800-1914)-dalloz-2014-700-p.-842]