Je voudrais remercier Pascale Gonod de m’avoir invité à  discuter sur ce livre de Michael Stolleis. Je voudrais en profiter pour la féliciter de cette très belle collection les « Rivages du droit » qui permet de découvrir de grands juristes étrangers. Michael Stolleis est en très bonne compagnie puisqu’il y a déjà  dans cette prestigieuse collection, entre autres, Cardozo, Sabino Cassese et Norberto Bobbio. C’est un honneur pour notre collègue allemand – me semble-t-il — d’être publié dans cette collection.

Profitant également de sa présence à  Paris et à  cette tribune même, je tiens à  exprimer au Pr Stolleis ma plus vive reconnaissance pour avoir bien voulu m’accueillir à  plusieurs reprises à  l’Institut Max Planck Francfort qu’il dirigeait. Cette institution était, et est toujours, un lieu très important pour les chercheurs européens. Je voudrais associer à  ces remerciements un autre collègue allemand Heinz Mohnhaupt - qui est d’ailleurs cité par Jean-Louis Mestre dans sa préface : très francophile, il accueillait souvent très remarquablement les jeunes chercheurs français un peu perdus à  Francfort et il a été pour tous un guide très précieux.

Maintenant, je vais parler de ce livre que j’avais déjà  lu en allemand, mais il y a longtemps, et que j’ai donc relu en français. En allemand je ne l’avais pas lu intégralement, je dois l’avouer, parce que je fais partie des gens qui lisent un peu de manière « segmentaire » en fonction de leurs objets de recherches. Mais, pour cette recension j’ai dû lire intégralement la version française. Donc, en quelque sorte je n’ai non pas découvert le livre, mais redécouvert et l’ai encore plus apprécié que lors de sa première lecture.

En guise de propos liminaires, il convient d’insister sur les qualités de cet ouvrage et de son auteur. La première grande qualité de Michael Stolleis, c’est son érudition sans failles comme le prouvent les notes de bas de page : on pourrait dire que c’est une qualité allemande, mais en tout cas c’est ce genre d’érudition qui peut attirer des chercheurs étrangers vers l’Allemagne. Sa deuxième qualité, qui est très propre à  Michael Stolleis, est celle de la synthèse. C’est un historien qui sait résumer en quelques lignes le contenu d’un ouvrage ou le mouvement d’une pensée ; pour le coup, cela n’est pas très allemand puisque l’on reproche aux Allemands d’être toujours longs alors que cette qualité synthétique et de clarté est souvent attribuée aux Français, parfois à  tort. La troisième grande qualité de cet ouvrage (quand je dis cet ouvrage, je vise les quatre volumes) c’est aussi, je pense, l’art très consommé qu’a Michael Stolleis de la citation. Quand il cite, c’est toujours extrêmement pertinent, et éclairant, ses citations rendent la lecture du livre encore plus agréable.

Parmi les autres qualités à  noter figure la sûreté de son jugement sur les ouvrages et articles qu’il a lus. J’ai été frappé par exemple, dans cet ouvrage, de son jugement assez sévère sur Lorenz von Stein. En quelques lignes il démonte la Verwaltungslehre en écrivant que c’était une œuvre totalement dépassée lorsqu’il l’a écrite, ce qui explique le peu d’écho – ce qui me paraît assez bien vu. Par ailleurs, on pourrait trouver dans plusieurs passages de son ouvrage des jugements personnels qui sont critiques, mais jamais méchants. Une telle aptitude critique est à  mon avis une qualité, parce qu’un auteur n’a pas besoin d’être fade ou tiède quand il s’exprime sur un autre auteur. Enfin, la dernière qualité qui mérite d’être relevée c’est son style. Michael Stolleis a un style écrit tout à  fait remarquable. La clarté de sa langue permet au lecteur germaniste de le comprendre parfaitement, ce qui conduit à  ajouter un petit bémol aux compliments très légitimes qui ont été faits aux deux traductrices de cet ouvrage. Ainsi la traduction du présent ouvrage permet d’appréhender les qualités de Michael Stolleis qui s’expriment évidemment dans les autres ouvrages qu’il a écrits.

Pour poursuivre ces propos liminaires, il me semble nécessaire de redire ce qu’a dit tout à  l’heure Nader Hakim avec beaucoup de justesse. Ce livre est un ouvrage sur l’histoire de la pensée juridique publiciste allemande. Michael Stolleis le confirme d’ailleurs en écrivant : « c’est l’histoire de la manière dont le droit public fut pensé, enseigné et écrit » (p. 13). Et il ajoute à  la même page : « L’analyse historique d’une pensée est révélatrice d’une réalité mentale passée ». Selon lui, en effet, l’histoire de la pensée juridique n’est pas déconnectée de l’histoire globale. Mais il y a bien le mot « pensée ». Donc, celui ou ceux qui ouvrirai(en)t cet ouvrage en croyant lire une histoire constitutionnelle et administrative de l’Allemagne se tromperai(en)t. Il ne s’agit pas d’une histoire du droit positif allemand, mais d’une histoire de la pensée juridique allemande sur ce droit positif. Toutefois, reprenant une remarque précédemment faite par Frédéric Audren, le lecteur français un peu profane risque de rencontrer une difficulté dans sa lecture : les allusions à  l’histoire politique et sociale de l’Allemagne ne sont pas toujours explicitées. Or, à  partir du moment où Michael Stolleis étudie la pensée juridique publiciste et non pas l’histoire du droit positif, il fait mention à  des épisodes de l’histoire politique, constitutionnelle et juridique de l’Allemagne que les Français ne connaissent pas forcément. Je prends deux exemples. L’assassinat de Kotzebuhe en 1819 : bien j’imagine que dans cette salle peu de gens savent à  quel point l’assassinat de Kotzebuhe a été très important dans l’histoire allemande puisqu’il a provoqué les décrets de Carlsbald. Or, ces décrets ont une importance cruciale dans l’évolution de la confédération germanique à  partir de 1820. Heureusement que nous avons maintenant internet à  notre disposition, car il suffit de taper Kotzebuhe pour comprendre de qui il s’agit. Il aurait donc été préférable parfois de disposer de notes du traducteur et de l’éditeur pour dans certains cas éclairer le lecteur.

Après ces propos liminaires un peu longs, mais qu’il me semblait important de faire, je souhaiterais préciser la manière dont j’ai voulu aujourd’hui évoquer ce beau livre. La question que je me suis principalement posé est essentiellement celle de savoir ce qui pouvait intéresser un juriste français lisant un tel volume. Pour ce faire, il m’a paru utile de supposer que ledit lecteur français n’avait lu ni le premier tome qui a été traduit aux Presses Universitaires de France, ni les deux autres tomes qui le suivent, qui ne sont pas encore traduits, et qui le seront, j’espère.

Alors pour ce lecteur fictif, il me semble que le premier intérêt, le grand intérêt même d’un tel livre, est de proposer un panorama extrêmement exhaustif et intéressant de la science du droit public allemand. Le livre est une véritable mine de renseignements sur tout ce qui a pu s’écrire sur le droit constitutionnel et le droit administratif. C’est ce qu’on appelle une Somme, un peu équivalente à  celle du livre de Von Mohl (du XIXe siècle) qui est un peu le modèle de Stolleis. Donc, il y a un effet très important de découverte de la connaissance nouvelle sur un sujet qui est peu fréquenté.

Cet effet aurait été encore plus important si ce livre avait été traduit juste après sa publication en 1992, car à  cette époque, les travaux français sur le même sujet, c’est-à -dire sur cette période du XIXe siècle allemand, étaient rares. Mais, par un effet tout à  fait classique, les travaux de Michael Stolleis ont eu l’avantage de provoquer d’autres travaux, non seulement en Allemagne, mais aussi à  l’étranger et en France et en particulier. Par conséquent, depuis la parution du livre en allemand, la connaissance française a été sérieusement améliorée puisqu’on a au moins trois travaux majeurs recoupant le champ labouré par le second tome de Stolleis.

— Le livre d’Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique allemande, où toute la seconde partie sur le XIXe siècle est très riche en ce qui concerne la doctrine publiciste allemande, de Gerber à  Jellinek en passant par Laband. On peut aussi citer le colloque qu’il a organisé sur l’État de droit à  Strasbourg et de nombreux articles de sa plume, et en particulier ceux relatifs à  Georg Jellinek.

— La thèse de Jacky Hummel sur le constitutionnalisme allemand au XIXe siècle qui étudie notamment les écrits politiques et constitutionnels du Vormärz. Sur la doctrine d’avant 1848, il y a beaucoup de choses dans cette thèse.

— Enfin, la récente thèse d’Aurore Gaillet sur l’État et l’individu en Allemagne au XIXe siècle est également très instructive sur les écrits de droit administratif d’une période souvent négligée par les auteurs allemands.

Donc, trois travaux très importants qui, en quelque sorte, font découvrir aux lecteurs français des choses qui sont déjà  dans le livre. Il y a alors un paradoxe : ce livre-là  de Stolleis est devenu un peu moins instructif pour le lecteur français en raison du décalage de dates entre la publication originale et la traduction française qui a eu eu lieu près de quinze ans après la sortie du livre. Mais, c’est simplement une petite nuance, car l’essentiel demeure : son ouvrage reste extrêmement important parce qu’il couvre un champ bien plus large que ces trois ouvrages français que je viens de citer.

Le deuxième intérêt que devrait éprouver un lecteur français, confronté à  un tel ouvrage, c’est que celui-ci se propose d’entreprendre une histoire globale du droit public qui entreprend de parler aussi bien du droit constitutionnel que du droit administratif.

À ma connaissance, il n’y a pas l’équivalent d’une telle entreprise en France :

Pour l’histoire constitutionnelle, la discipline s’est très rapidement autonomisée en France avec l’ouvrage en trois volumes de Maurice Deslandres au début du XXe siècle — qui s’achève malheureusement en 1875 - mais ce n’est pas une histoire de la science du droit constitutionnel. C’est surtout une histoire de droit positif, l’histoire constitutionnelle en tant qu’histoire du droit constitutionnel positif, comme le montrent les deux ouvrages désormais classiques de Jean-Jacques Chevallier et de Marcel Morabito.

Pour l’histoire du droit administratif, il y a l’Introduction historique au droit administratif, le livre de François Burdeau, ou celui plus récent de Mathieu Touzeil-Divina que cite Jean-Louis Mestre. Il y également et surtout l’histoire de l’administration de Pierre Legendre qui reste le livre de référence en la matière, et enfin, l’entreprise hardie menée par Grégoire Bigot en vue de renouveler une telle histoire (2 volumes).

En France, que je sache, nul n’a osé entreprendre une étude globale des deux disciplines et des deux sciences, comme l’a fait Michael Stolleis. On peut se demander pourquoi d’ailleurs et inversement pourquoi un historien allemand a osé faire ce que ses collègues français n’ont pas entrepris ? Il m’a paru utile de rechercher si notre collègue allemand justifiait cette histoire globale des deux droits. La réponse n’est pas absolument évidente quand on lit son second tome ici traduit. Mais on peut le deviner : les auteurs qu’il a étudiés écrivent en droit constitutionnel et écrivent aussi en droit administratif. C’est manifeste pour des auteurs aussi importants que Robert von Mohl, Otto Mayer, ou encore Rudolf Gneist, et à  un degré moindre pour Lorenz von Stein.

Le retard allemand en matière constitutionnelle et l’absence d’une juridiction administrative comme le Conseil d’État ont, semble-t-il, interdit une spécialisation plus précoce en France. Celle-ci a connu une autonomisation rapide du droit administratif. À la fin du XXe siècle, le droit administratif est constitué comme science universitaire par Édouard Laferrière et ensuite, au niveau de la doctrine universitaires par Duguit et Hauriou. Symétriquement, c’est à  la même époque (en 1896) qu’apparaît le premier grand manuel de droit constitutionnel, celui d’Adhémar Esmein qui, littéralement, constitue la discipline, comme l’a fait bien ressortir le colloque organisé à  Cergy-Pontoise par Pierre-Henri Prélot et Stéphane Pinon.

Résumons : la France connaît donc un droit administratif qui se dote assez tôt d’une dogmatique juridique consolidée, grâce au développement du contentieux administratif, et par ailleurs, la science constitutionnelle, au sens de science du droit constitutionnel apparaît plus tôt qu’en Allemagne, car elle accompagne la naissance de la IIIe République ; le droit constitutionnel étant essentiellement un droit libéral. Rien de tel en Allemagne dont le retard en matière d’État (unification de la puissance étatique) et de constitutionnalisme est bien connu. Dans sa la préface à  la Verfassungslehre (Théorie de la Constitution) de 1928, Carl Schmitt affirme qu’il n’y a pas de droit constitutionnel allemand, il signale le retard allemand de ce point de vue. Il y a un Staatsrecht – un droit public si l’on veut, mais il n’y a pas encore de Verfassungsrecht — droit constitutionnel. Les Allemands vont autonomiser l’adjectif « constitutionnel » (Verfassungsrecht) à  partir de 1928, l’année même où juste avant la « La théorie de la Constitution » Rudolf Smend publie son très influent essai « Constitution et droit constitutionnel (Verfassung und Verfassungsrecht) ».

Le troisième intérêt que pourrait éprouver notre lecteur français et fictif serait de comprendre à  travers ce livre, et à  cause du retard dans la spécialisation des disciplines, la singularité de cette histoire allemande. Parce que comme l’a dit Michael Stolleis dans sa présentation orale de tout à  l’heure, l’Allemagne au XIXe siècle n’a pas d’État. Il faut attendre le deuxième Reich de Bismarck de 1871 pour qu’il y ait l’équivalent d’un État, et encore un État fédéral bien singulier, une sorte de fédération de monarchies. Ainsi, cet ouvrage – le second tome de la monumentale histoire du droit public allemand - traite d’une période qu’on connaît vraiment mal en France qui est la période du Deutscher Bund, la Confédération germanique (1815-1866). Sous cet angle, un des apports majeurs du livre est de montrer qu’il y a eu une doctrine juridique allemande essayant de penser cet objet quasi fédéral ou même fédéral qui est cette Confédération germanique. Ce sont souvent des grands juristes qui ont étudié cette question. Il en cite principalement deux qu’il faut connaître, car ils sont effectivement très bons ; c’est Klüber et surtout Heinrich Zachariae qui ont écrit des traités dogmatiques de droit fédéral, dont la particularité est d’avoir eu un faible écho chez leurs contemporains. Pourquoi d’ailleurs ? Michael Stolleis nous propose une explication lorsqu’il écrit : « parce qu’il était dangereux pour les juristes de se pencher sur ce droit » (p. 77). Il poursuit alors : « Quiconque enseignait le droit public d’après 1819 [deuxième acte fondateur du Congrès de Vienne de la Confédération germanique] évoluait sur un terrain potentiellement dangereux, aussi bien subjectivement qu’objectivement. Nombreux furent ceux qui rencontrèrent des difficultés avec leur gouvernement » (p .77). Si je fais cette citation, c’est parce qu’une telle remarque a une portée plus générale que le cas allemand : comment les juristes publicistes peuvent-il penser leur objet, ici le droit constitutionnel, dans un contexte politique troublé ? Pour le dire plus clairement, lorsqu’il n’y a pas de liberté académique, que peut faire la doctrine si elle veut remplir correctement son office ? En tout cas, pour ma part, je lis ces développements du livre de Stolleis comme la preuve empirique du fait que, lorsqu’une contrainte politique forte s’exerce sur les juristes qui veulent penser leur objet en toute liberté intellectuelle, une telle science leur devient de facto interdite parce qu’ils prendraient trop de risques personnels s’ils écrivaient ouvertement ce qu’ils pensaient du droit en vigueur. Il y a un lien intrinsèque entre développement de la science constitutionnelle et liberté académique.

En outre, et Michael Stolleis nous le montre bien dans ce chapitre-là , les juristes qui décrivent la Confédération germanique (1815-1848), ne sont pas certains du succès de cette forme instable. Ils ne savent pas si elle va durer. Donc ils hésitent à  se lancer dans un travail de réflexion dogmatique sur un objet « instable » pour reprendre les mots de Michael Stolleis. On peut faire ici un parallèle, un peu osé, mais possible, avec le droit de l’Union européenne qui est certes un droit toujours en mouvement, un droit mobile, comme le montre la trop fameuse métaphore de la bicyclette. Pour ceux qui ne sont pas des militants de la cause européenne, l’engagement à  étudier un droit frappé d’instabilité n’est pas si évident que cela. À partir de cet exemple, on peut imaginer que si les juristes allemands du milieu du XIXe siècle, se sont dit que plutôt d’écrire un gros traité sur le droit fédéral allemand, il valait mieux attendre un peu ou alors écrire sur leur droit local. Le cas de von Mohl est instructif ; il a écrit sur le droit fédéral des États-Unis, sur le droit du royaume du Wurtemberg, mais il n’a pas écrit le traité de droit constitutionnel de la Fédération allemande. Certains l’ont fait, comme on a vu plus haut, mais sans grande postérité et surtout sans grand effet sur le droit en train de se faire tant le droit était ici parasité par une histoire politique plus que chaotique comme le prouve la Révolution allemande de 1848 qui a voulu mettre fin à  la Confédération germanique.

Le deuxième exemple qui prouve le danger en quelque sorte d’enseigner le droit public est fourni, dans ce livre par le droit public sur la Prusse. Michael Stolleis conclut son deuxième chapitre relatif à  la Prusse après 1848. Il parle de la décadence de la science du droit public en Allemagne, écrivant alors : « dans ces domaines précisément, la littérature fut fortement dépendante de la situation politique d’ensemble. Là  où régnait la censure, là  où le droit public restait à  l’état rudimentaire dans un espace non politisé et où le droit administratif n’allait pas au-delà  de la simple “information de de la loi”, on ne pouvait espérer sérieusement voir prospérer la science publiciste » (p. 427, chapitre 7).

On voit donc ici, pour un juriste français un objet de méditation possible : comment peut on être juriste de droit public dans des conditions politiques aussi incertaines ? Autrement dit, il y a un lien, et ça rejoint, les observations faites tout à  l’heure par mes amis historiens, il y a évidemment un lien, qu’on oublie aussi entre droit constitutionnel, droit administratif et droit politique. Cela dément la thèse juspositiviste selon laquelle la science du droit serait forcément indépendante des jugements de valeur et qu’on pourrait ainsi purifier la science du droit. Pour ma part, je comprends le livre de Stolleis comme la démonstration in concreto que la science du droit public ne peut pas se développer sans liberté. Comme je fais partie des gens qui ont accompagné le lancement de la revue Jus Politicum, cette thèse selon laquelle le droit public est nécessairement du droit politique m’intéresse fortement. Et, on pourrait tout à  fait le prouver par un autre exemple que Michael Stolleis a très bien développé dans son dernier volume, le quatrième volume, où il a comparé le droit de la RFA (République fédérale allemande) et le droit de la RDA en montrant très bien à  quel point l’instabilité politique et l’autoritarisme politique qui existaient en RDA faisaient évidemment que la science juridique allemande n’avait aucune possibilité de s’exprimer dans un pays où ce sont les directives du parti communiste qui fixaient non seulement l’état du droit positif, mais les commentaires de la doctrine juridique.

Ainsi, ce livre montre à  la perfection combien le rapport est étroit, même au XXe siècle entre droit public et situation politique. Et c’est un de ses grands intérêts.

J’en arrive désormais à  une remarque relative au droit constitutionnel et aux rapports compliqués qui se sont noués des deux côtés du Rhin. Je me suis demandé après avoir lu le livre s’il ne justifiait pas la thèse soutenue par Adhémar Esmein, dans ses Éléments de droit constitutionnel français et étranger. Thèse selon laquelle le constitutionnaliste devait écarter de son objet d’étude le droit public allemand. Je vous relis cet étonnant passage de la Préface où il répond à  la critique d’un professeur grec, Combothecra, qui lui reproche de n’avoir pas tenu compte de « la littérature contemporaine sur le droit constitutionnel, pourtant si riche, surtout en Allemagne ». Il prend à  cœur de répondre à  cette objection en relevant qu’il a écarté la « Constitution de l’Empire d’Allemagne et celle de la plupart des États particuliers qui le composent » parce qu’elles appartiennent aux « grandes monarchies qui n’ont point pour objet la liberté pour objet direct » (préface 2e édition, 2e éd. 1899, p. IX). Il ajoute : « Par suite, et tout naturellement, c’est en vue des constitutions de type que les écrivains allemands ont construit leur théorie constitutionnelle. Voilà  pourquoi moi, qui dois tant à  la science allemande, je ne l’ai point mise ici à  contribution. J’ai largement puisé, au contraire, dans la littérature constitutionnelle de l’Angleterre et des États-Unis » (ibid.).

On ajoutera que, à  la même époque, Duguit se lance dans le droit constitutionnel pour contredire la science allemande du droit. Duguit considère la doctrine publiciste allemande anti libérale. Elle était donc à  critiquer, alors même qu’aussi bien Eismen que Duguit étaient des auteurs qui lisaient couramment l’allemand. Mais ils ont toujours considéré que la science juridique allemande devait être étudiée avec beaucoup de précautions parce qu’elle était autoritaire. Duguit se lance, d’ailleurs, dans le droit constitutionnel pour contredire la science allemande du droit. Je renvoie ici à  l’étude très précise qu’en a faite Olivier Jouanjan dans le colloque consacré à  Duguit et organisé par Fabrice Melleray.

On peut alors se demander comment l’on peut étudier aujourd’hui ces auteurs que cite Michael Stolleis, ou plutôt lui demander ce qu’il pense de cette objection des publicistes français contemporains. Doit-on ou non admettre leurs critiques ? Ou bien les relativiser en disant qu’elles reposent sur un préjugé nationaliste — la France pays des droits de l’homme qui ignorerait un pan de la tradition libérale allemande — ou qu’elles reposent sur une connaissance imparfaite des auteurs étudiés ? Par exemple, Jellinek est un auteur libéral, ce que Duguit ne reconnaît pas du tout.

En outre, sur ce rapport avec la politique, un des grands apports de ce livre c’est justement de bien situer les auteurs politiquement. Et je rejoins tout à  fait l’observation qu’a faite tout à  l’heure Michael Stolleis sur le fait que le grand changement, c’est qu’après la victoire du positivisme les opinions politiques sont cachées. Il l’écrit clairement dans sa préface : « Le fait que la pensée théorique relative à  l’État et à  la société soit au plus haut point perméable aux réactions émotionnelles et à  la politisation est une donnée incontournable dans une présentation de l’histoire scientifique du droit public » (préface, p. 2). Il ajoute : « Dans la première moitié du XIXe, surtout, toute prise de position touchant au droit public s’inscrit dans un espace politique sous haute tension » (p. 2). Il reprend plus loin, cette même idée dans le chapitre 2 sur le Deutscher Bund, où il écrit :

« La tendance caractéristique de l’époque de transformer les questions politiques brûlantes en questions constitutionnelles conduisit de manière inévitable à  la politisation du débat sur le droit public. Il est souvent impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre le discours politique et juridique. Dans al mesure où les auteurs refusèrent explicitement de séparer ces deux domaines, les historiens ne sont guère en droit de leur reprocher de les avoir mélangés (.. ) De cette manière, tout “concept de constitution ‘et traine avec lui ses prémisses politiques. Plus les ‘concepts ‘sont discutés de manière précise, plus on est amené à  supposer que le combat sémantique recelait une lutte à  contenu politique » (p. 107,)

En fin de compte ne rencontre-t-on pas aujourd’hui en France ce même problème ? C’est-à -dire qu’on a un prétendu positivisme, mais en réalité, les opinions politiques qui sont cachées réapparaissent très vite. Prenons l’exemple du droit administratif, dont j’ai très peu parlé n’étant guère administrativiste. On laisse souvent penser que le droit administratif est très souvent apolitique. Or, c’est complètement faux. Il suffit de songer à  la dernière affaire qui a fait quand même beaucoup de bruit en France : l’affaire Dieudonné, l’interdiction de ces spectacles avalisée par le Conseil d’État. Une telle affaire a eu au moins le mérite de faire affleurer quelque chose que l’on sait : le droit administratif en français reste, en son fond, le droit de la raison d’État. C’est son fond de vérité, et l’intérêt du droit public est justement de rappeler ces choses un peu désagréables en témoignant du rapport avec l’État.

Alors je voudrais finir sur quelques questions que je voudrais poser à  Michael Stolleis. L’avantage quand on a un auteur devant soi c’est qu’on peut lui poser des questions, il peut aussi y répondre ou aussi ne pas y répondre.

— Ma première question, la plus importante à  mon point de vue, porte sur la motivation profonde de ce livre. Dans la Préface à  ce second tome, l’auteur nous donne deux explications :

La première est que l’histoire de la science juridique du droit public est un moyen de comprendre l’histoire globale. Il le justifie d’ailleurs par la médiation du langage qui nous donne à  voir l’esprit d’une époque et « en ce sens, l’histoire de la science juridique, qui n’est en apparence que le déchiffrement ésotérique de textes poussiéreux donne accès à  un ensemble de comportements humains réels du passé » (p. 5) ; il cite ensuite l’historien Oexle, écrivant un article sur Gierke qui justifie ce point de vue.

On pourrait d’ailleurs discuter cette thèse qui est très audacieuse, car elle vise à  démontrer, qu’à  la différence de l’histoire des idées politiques, l’histoire de la science du droit (ici du droit public) peut nous permettre de comprendre l’histoire de la société. Elle revalorise considérablement l’histoire du droit en tant que discipline puisqu’elle en fait une clé de compréhension de l’histoire sociale et politique. Il me semble que c’est aussi l’un des enjeux de ce livre et de la somme monumentale en quatre volumes. Mais paradoxalement, ce n’est pas à  cette question centrale que je voudrais ici m’attacher, mais à  la seconde explication que donne Stolleis de son entreprise et qu’il présente, mais de façon plus cursive :

« Toutefois, cette motivation n’était pas au premier plan de mon travail. Le facteur déterminant fut plutôt la curiosité de l’historien désireux d’en apprendre davantage sur les tenants et aboutissants de la réflexion sur l’État au XIXe siècle, tout comme l’espoir de contribuer, de manière indirecte, à  ancrer le présent dans l’histoire » (p. 5).

Il y aurait une sorte d’explication en dernière instance de la raison d’être de ce livre qui serait de comprendre le sens et la portée de la réflexion sur l’État. On est à  mon avis dans une sorte de paradoxe, car, en lisant ce livre, on s’aperçoit bien qu’il n’y a pas de véritable État allemand au XIXe siècle, mais qu’il y a une science du droit public allemand. Alors quel est le sens profond de cette réflexion sur l’État au XIXe ? Est-ce une réflexion purement ‘idéale’ ? D’où mon interrogation : n’y a-t-il pas une autre raison qui expliquerait cet intérêt pour l’État ? En filigrane, une réflexion sur l’absence d’État qui contraste avec le trop d’État qu’ont connu les Allemands sous Hitler ?

La ‘motivation profonde’ du projet de Michael Stolleis ne me paraît pas claire. Donc je voudrais avoir une précision de sa part sur cette ‘motivation profonde’.

— Ma deuxième question porte sur les dettes intellectuelles de Micheal Stolleis.

Il y a une dette avouée et claire, c’est celle faite à  l’égard de Robert von Mohl, qui a écrit ce grand livre sur l’histoire et la science du droit et il avoue plusieurs fois sa dette (deux fois) et il avoue son admiration pour le juriste très fin qu’était Robert von Mohl, juriste libéral aussi. Mais j’aurais voulu savoir pourquoi il y a un silence dans son livre sur les travaux du juriste-historien allemand Ernst Rudolf Huber. Son nom ne figure même pas dans l’index des auteurs (je pense que c’est un oubli), alors qu’il fait l’objet d’une note relativement élogieuse. Page 15, note 8, il est en effet marqué : « pour la richesse des sources tous ces travaux sont surpassés par l’ouvrage de Ernst Rudolf Huber Deutsche Verfassungsgeschichte (histoire constitutionnelle allemande) ». Or, ce monumental Traité de sept volumes et d’un volume spécial réservé à  l’index représente la science allemande dans l’érudition la plus parfaite. C’est à  mon avis un grand ouvrage, même si l’orientation conservatrice y est indéniable. Donc je voulais savoir quel était son rapport avec Ernst Rudolf Huber, dont je rappelle qu’il fut l’assistant de Carl Schmitt, qu’il fut un nazi convaincu (exclu de l’Université après la guerre), mais qui, à  la différence de Schmitt, a renié son engagement nazi. Plus exactement, comment situe-t-il sa propre entreprise – une histoire de la pensée publiciste allemande - par rapport à  cette histoire constitutionnelle monumentale ?

— Ma dernière remarque portera sur deux auteurs qui n’apparaissent pas très nettement dans le livre, mais qui doivent forcément avoir été importants. D’une part, quelle est l’appréciation de Stolleis à  l’égard de la gigantesque entreprise de Reinhard Koselleck, et de sa Begriffsgechichte telle qu’elle a été appliquée à  l’histoire politique, sociale et juridique de l’Allemagne ? Quelle part a joué pour son propre travail ce mélange d’histoire sémantique et d’histoire conceptuelle ? Est-ce que cela fut déterminant dans l’écriture de ce livre ? D’autre part, j’ai eu l’impression que son livre, par son ouverture sur les questions politiques et sociales, visait un peu à  rompre avec la grande histoire du droit privé moderne de Franz Wieacker qui se concentre beaucoup sur la dogmatique juridique. J’aimerais savoir ce que pense Michael Stolleis de cette hypothèse de lecture.

Merci de votre attention.

Olivier Beaud est professeur de droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et membre sénior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Il est l’auteur notamment aux PUF (coll. « Léviathan ») de La puissance de l’État (1994) et de Théorie de la Fédération (2007) et chez Dalloz de Les libertés universitaires à  l’abandon ? (2010).

Pour citer cet article :

Olivier Beaud « Quelques remarques de lecture autour du livre de Michael Stolleis : Histoire du droit public en Allemagne (1800-1914), Dalloz, 2014, 700 p. », Jus Politicum, n°12 [https://juspoliticum.com/articles/quelques-remarques-de-lecture-autour-du-livre-de-michael-stolleis-:-histoire-du-droit-public-en-allemagne-(1800-1914)-dalloz-2014-700-p.-889]