La Forme du gouvernement (Regeringsform) du Royaume de Suède de 1720 - complétée par le Règlement intérieur de la Diète de 1723 -, en vigueur jusqu'en 1772, doit être considérée comme la première constitution formelle moderne dans l'histoire de l'Europe continentale. Souvent méconnue par les juristes et historiens étrangers, elle servit de fondement juridique au modèle constitutionnel suédois durant l'ère de la liberté (Frihetstiden), au cours de laquelle ce pays connut une expérience très originale de parlementarisme particulièrement sophistiqué tant au plan juridique que politique. Fondé sur un principe d'unité de pouvoir au profit des états et au détriment du principe monarchique, la Constitution de 1720 permit une sorte de parlementarisme absolu, à  l'antipode du modèle britannique. Sa fin abrupte ne doit cependant pas faire oublier que cette expérience fut structurante pour les développements ultérieurs du droit constitutionnel suédois jusqu'à  nos jours.

The Swedish Constitution of 1720 as the First Written Constitution of Liberty in Continental Europe - The antitype of the Parliamentary System in Europe, An Opposite to the British ModelThe Swedish Constitution of 1720, also known as "The form of the government of Sweden" (Regeringsform), along with the “Rules of procedure of the Diet” of 1723, has to be considered as the first modern formal constitution in the history of Continental Europe. This much overlooked constitution established the legal basis of the constitutional model during the Swedish Age of Liberty (Frihetstiden), which constituted a sophisticated and original experience in parliamentarism. The Swedish Constitution of 1720 was indeed founded on the principle of the unity of power in favour of the estates to the detriment of the monarchic principle, and therefore presented a model of an absolute parliamientarism, quite to the opposite of the British model. The sudden end of this constitution should not lead us to underestimate its structural consequences on Swedish constitutional law up to the present date.

Die schwedische Verfassung von 1720, erste geschriebene Verfassung der Freiheit im kontinentalen EuropaDie Regeringsform für das schwedische Konigreich von 1720 - ergänzt durch die Geschäftsordnung des Parlaments von 1723 - muss als die erste moderne Verfassung im formellen Sinne in der Geschichte des kontinentalen Europas gelten. Sie diente als effektive Rechtsgrundlage der schwedischen Verfassungsordnung während der sog. ,,Ära der Freiheit" (Frihetstiden) bis 1772. In jener Zeit praktizierte Schweden einen eigentümlichen, in juristischer sowie politischer Hinsicht besonders raffinierten Parlamentarismus. Auf dem Prinzip der Einheit der Staatsgewalt zugunsten der Stände ruhend, bildete die Verfassung von 1720 den Rahmen für die Entwicklung eines ,,absoluten Parlamentarismus", ja als eine Art Antipode zum damaligen britischen Modell. Trotz seines brutalen Ende ist diese Verfassung von grossem Einfluss auf die spätere Entwicklung des schwedischen Verfassungsrechts gewesen.

DEUXIEME PARTIE : LE CŒUR DU SYSTÈME

I. Le Sénat a-t-il pleinement assumé son rôle d’institution éphorale ?

Une institution éphorale est l’organe de vigilance des institutions. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les distinctions qui s’imposent avec la censure, qui n’en est guère éloignée, ou avec la fonction tribunitienne. Sans s’attarder, hélas, à  la censure de Condorcet, on se gardera simplement des « faux amis ». Il y a de sûrs indices que le Sénat de Suède répondait anciennement à  des préoccupations garantistes. Les aspirations de l’Ère de la Liberté ne faisaient qu’y ajouter. Selon ces visées, on pouvait faire munition d’Althusius, auteur qui compte dans l’histoire de la science politique. Althusius a réussi pour les temps modernes la conceptualisation la plus achevée de l’éphorat, en même temps qu’il en esquisse l’aménagement, dont nous examinerons bientôt l’aspect le plus prospectif (voyez ici, à  la suite, l’institution précursive de celle de l’ombudsman). Un vestige de l’éphorat antique se trouve bien dans la Forme de Gouvernement de 1720, disposition visiblement inspirée de Sparte - à  l’époque tout homme cultivé connaissait par le menu les institutions doriennes. Relevons au passage que l’auteur de référence sur le mirage spartiate est un Suédois, Tigerstedt. Aussi deux sénateurs faisaient-ils escorte au roi en voyage où à  la guerre, comme en agissaient les éphores (article 21 du regeringsform). Qu’en est-il au fond ?

L’éphorat est une autorité indépendante des autres pouvoirs constitués, dotée d’un rôle de surveillance, lequel se traduit au minimum par le pouvoir d’enquête et d’avertissement, par celui déjà  d’appeler à  l’attention. Ces compétences peuvent s’étendre à  la police judiciaire ainsi qu’à  l’accusation publique. Sous un gouvernement d’ancien régime, cela s’entendait plus largement de la police au sens de l’ancien droit, ce qui va très loin. Dans les régimes aristocratiques, l’éphorat, en un conseil secret, embrassait la police politique. À l’extrême, comme Cour de sûreté de l’État, il pouvait aller jusqu’à  la déposition en vertu d’un pouvoir de juridiction extraordinaire impliquant des peines du sang. En 1756, lors de la répression de la tentative de coup d’État royal, les états de Suède érigèrent une commission secrète constituée en chambre ardente qui prononça des peines capitales. Le dernier impeachment en Grande Bretagne qui ait emporté la peine de mort avait eu lieu onze ans plus tôt.

Or cependant, aux temps archaïques, les éphores n’avaient été jamais que les instruments légitimes d’éviction des rois par le jugement des dieux. Avec la fin de l’âge moderne cette destitution se réduisit à  rien d’autre qu’une simple privation des fonctions, en suite d’une délibération secrète, assortie d’un blâme, mais qui du moins pouvait n’être pas formulé, procédure dont il demeurait des reliques au cours du premier tiers du XIXe siècle dans les dernières républiques d’ancien style à  avoir subsisté. On s’est demandé d’où pouvait venir le pouvoir préservateur imaginé par le coryphée du libéralisme, dans la quête qui devait le mener au pouvoir neutre. (Certes,) Benjamin Constant a affirmé qu’il devait être ce qu’est le pouvoir monarchique en Angleterre, avec les différences exigées par la nature du gouvernement républicain. Mais quant à  ses modalités d’exercice, il est possible que le concept doive quelque chose aux républiques patriciennes de la Suisse. On ne saurait entrer ici dans des développements sur le pouvoir préservateur. La novation de Benjamin Constant a été d’esquisser un pouvoir de destitution sans débats dont il ne ressorte aucun blâme, procédure dont on n’a pas assez remarqué qu’on la retrouve, à  la réserve de différences importantes, dans les articles 103 et 104 de la Constitution suédoise de 1809.

Si on examine maintenant la configuration globale du système institué en Suède avec l’Ère de la Liberté (fondé sur l’omnipotence du parlement), il en résulte que la vocation éphorale du Sénat ne pouvait plus y subsister qu’à  l’état de vestige. Elle n’a pu trouver à  s’épanouir que tant que le riksråd a été en puissance de tenir la balance entre les états et le monarque - tel fut bien son rôle, bon an mal an, pendant pas loin des trois quarts du Grand Siècle. À partir du moment où, avec le frihetstiden, de par son mode de désignation et le détournement de pouvoir qui s’ensuivit, le sénat fut entièrement, en ce compris le roi même, dans la dépendance des assemblées, le régime eut un maître, le bras secret des états (sur quoi v. infra).

II. Les fonctions éphorales imparfaites de l’institution devancière de l’ombudsman

À côté du Sénat, institution éphorale bien reléguée, une autre aurait pu en revêtir sous l’Age de la Liberté le caractère : c’est celle annonciatrice de ce qui allait devenir l’ombudsman, le chancelier de justice (justitiekanslern). Pour éviter toute confusion avec l’ère contemporaine, il importe de préciser : dans la position qui était la sienne à  l’époque. Althusius, donnant un exemple de fonctions éphorales, évoque de façon explicite le chancelier de France, en tant que celui-ci était en droit de refuser l’enregistrement des lettres patentes émanées du roi. La dimension éphorale ou tribunicienne, c’est selon, du justitiekanslern ressortait forcément mutilée parce qu’en vertu du principe général de l’unité inhérent au régime de l’Ère de la Liberté, il devait des comptes aux états selon le mode global du système – à  quoi le monarque lui-même devait se plier en dernière instance. Durant une longue période ce lien de dépendance demeura biaisé parce que le chancelier de justice d’alors, prodrome donc de l’ombudsman (v. supra le chapitre sur les libertés et leur garantie), était nommé par le roi ; en un second temps, qui fut assez bref, mais parce que le régime allait consommer bientôt sa perte, ce chancelier de justice fut élu par les états, soit à  partir de 1765. Il l’était pour la durée de l’intervalle entre la tenue de deux diètes, et était rééligible. Trois titulaires furent élus sous le frihetstiden, dont deux seulement occupèrent le poste. Le rapport d’obéissance à  l’endroit des états opéra désormais en prise directe. Le chancelier de justice devenait, au travers de l’autorité constituée en pouvoir désormais de le désigner (le parlement), un précurseur de l’institution définitive de l’ombudsman. Par delà  le modèle althusien, où l’une des attributions de l’éphorat les plus essentielles était d’être « le gardien, le défenseur et le vengeur de la liberté et des autres droits que le peuple s’était réservés », le justitiekanslern devenait le défenseur du peuple face aux organes étatiques, mais aussi, en première ligne, celui citoyen ordinaire, face à  l’administration. Sous ce rapport, on s’est trop complu à  chercher des antécédents au dehors et les marques d’une influence qui demeure fort hypothétique. L’ombudsman est bien une invention suédoise. Et il faut en restituer l’ébauche aux « jeunes bonnets » de 1765 et le perfectionnement aux pères fondateurs de 1809, au premier titre à  Hans Järta. Cependant cette réforme audacieuse opérée par la diète « jeune bonnet » n’en trouvait pas moins, par cela même, une limite très grave du fait de son lien de dépendance maintenu à  l’endroit des états. On vient de le dire, l’institution sous sa nouvelle forme ne dura pas. Sous le régime de la Constitution de 1772, le chancelier de justice fut remis sous l’autorité du monarque. Il ne faut pas se faire d’illusion sur le fait qu’il ait été alors paré du titre, repris aux plus anciennes institutions suédoises, de drossart du royaume (riksdrots), ce qui revient à  dire haut sénéchal. C’est là  un hochet destiné à  déguiser un vide. Ce chancelier se cantonna à  la surveillance de la justice et de l’administration, exerçant un contrôle qui, par définition, opérait au sein même de la fonction royale, sous ses deux attributs, puisque en Suède le pouvoir judiciaire n’avait par tradition pas d’existence séparée du monarque.

Le nom même de justitieombudsman allait ressusciter et l’institution connaître une novation profonde avec la Constitution de 1809, texte en cela et par ailleurs digne d’admiration (par les raisons qu’on a dites). Alors seulement l’ombudsman devient pleinement ce qu’on peut appeler en effet un éphore, et c’est à  juste titre que lors des remarquables débats constituants, au moins en une occurrence, il a nommément été qualifié tel. Cette Constitution est fondée, comme on sait, sur la séparation des pouvoirs. Par cette raison même, il était impossible de replacer le chancelier de justice dans un lien de subordination à  l’endroit des états. D’un autre côté, il était hors de question de maintenir l’institution telle quelle : L’expérience gustavienne s’était avérée singulièrement décevante, le chancelier de justice ayant passé le plus clair de son temps à  ramper sur les marches du trône. La solution a été d’opérer une scission. Le pragmatisme suédois et le britannique cultivent plus d’un rapport. Ainsi désormais y eut-il vis-à -vis le justitiekanslern (abrégé d’ordinaire en JK), qui demeurait à  la nomination du roi, un justitieombudsman (JO), élu par les états, comme le JK de la fin de l’Ère de la Liberté. Particularité absolument remarquable : dans tout ce qui tenait au pouvoir de contrôle leurs compétences étaient identiques. Cette résurrection, moyennant cependant le tempérament dont nous allons parler bientôt, manifeste à  l’évidence une reviviscence de l’esprit de l’Age de la Liberté. Ce n’est pas un hasard si, quand il s’est agi d’élire le premier ombudsman, le choix du comité de la diète s’est porté sur Mannerheim, homme de qualité qui, comme tout ce qui tenait à  l’aristocratie véritable, cultivait une certaine nostalgie pour l’Ère de la Liberté, dont il avait même vécu la fin (il avait alors quelques vingt ans). Par delà  le rétablissement de l’autorité monarchique, il était amer d’avoir dû vivre les réviviscences du despotisme, au point même qu’il s’était opposé au maintien de la dynastie historique. Mais revenons à  l’institution. L’ombudsman est bien à  nouveau un organe élu, mais il y a sous la Forme de Gouvernement de 1809 cette différence capitale qu’il est désormais un pouvoir constitué dans l’indépendance. S’il fut décidé de le faire élire par les états c’est non du tout pour en faire leur obligé, mais – et par là  on mettait l’accent sur le contrôle externe, le contrôle excentrique comme il fut dit à  l’époque - pour garantir son autonomie à  l’endroit de tout organe étatique.

III. La sekreta Utskotett, le véritable organe de veille et poste de pilotage du régime

La composition traditionnelle des états de Suède, avec ses quatre ordres, conjuguée sous le frihetstiden avec le régime parlementaire, induisait un système complexe et subtil. Dès longtemps, existaient des commissions spéciales chargées de faire le lien et de concilier les vues entre les quatre chambres, ainsi qu'entre celles-ci et le riksråd, délégations, mixtes pour certaines, et qui semblent être devenues permanentes à  partir de 1650, sans préjudice du maintien de commissions spéciales. Si l’on excepte les députés du clergé, un nombre relativement peu important de parlementaires siégeaient dans plusieurs commissions.

En prise directe sur le parlementarisme de l’Ère de la Liberté, une délégation permanente s’était assurée un pouvoir prédominant, le comité secret des états (sekreta utskotett, hemliga utskotett).

Cet organe avait été établi, semble-t-il bien, en 1627. Il était à  l’époque dominé par la noblesse. Sous le frihetstiden c’est le comité secret, qui, devant l’incapacité du Sénat de remplir son rôle de jadis d’institution éphorale, finit dans cet ordre par s’en s’arroger les fonctions.

Le comité secret et son fer de lance, le comité restreint ou petite députation secrète (mindre sekreta deputation), était devenu l’organe de vigilance du régime, par captation et en se substituant, ainsi qu’on vient de voir, à  l’institution éphorale primitive.

Les compétences de cet organe sont énoncées aux articles 14 et 18 du règlement des états de 1723. Les limites en sont indécises, par un travers inhérent à  ce type d’organes indispensables aux aristocraties, au sein desquelles le danger vient de l’intérieur, et qui aboutissent à  un accroissement de pouvoirs non tant par attraction que par capillarité.

Au premier chef, il était les « yeux et les oreilles » des états. Ainsi est-ce lui qui, à  la faveur d’une trahison, bien qu’averti à  la dernière minute fit échouer la tentative de coup d’État royal de 1756. En 1772, il était en mesure de contrer celui tramé par Gustave III dont il fut averti grâce à  l’efficacité du service de renseignement d’une puissance étrangère, demandez laquelle, mais sa prudence fut endormie par le roi.

  • Occupat Aeneas aditum, custode sepulto

La sekreta uskottet n’était plus qu’un monstre à  trois têtes sous somnifère. Le vrai motif, qui tenait au vague à  l’âme qu’accusaient les états, elle n’avait pas le moral du lion de la hemliga, si énergique, du solstice de l’été 1756.

À chaque diète, lorsque celle-ci examinait les délibérations et décisions prises par le Sénat ainsi que sa gestion depuis la dernière tenue des états, les affaires qui ne pouvaient être rendues publiques étaient traitées de plano par le comité secret, à  moins qu’elle ne soient renvoyées devant une autre députation - ce qui paraît pouvoir désigner la députation secrète - ou que ne soit créée une commission spéciale (règlement des états du 17 octobre 1723, article 13). Bien loin, d’autre part, que le Sénat fasse écran entre les états et les collèges, ces derniers, ainsi qu’on a vu au paragraphe sur la polysynodie, étaient obligés de rendre compte omisso medio à  chaque nouvelle diète (règlement, même article). Dans tout ce que les délibérations des collèges pouvaient avoir de secret, cela induisait une compétence en faveur du comité de ce nom ou à  sa députation.

En vertu de l’article 15 du règlement des états, existait une députation commune compétente pour recevoir toutes les requêtes, mémoires et autres écrits adressés aux états. Il appartenait à  celle-ci d’en faire le départ en deux classes : ceux dont la connaissance et délibération appartenait aux cours de justice et aux collèges (les hautes cours constituant la première classe de ces derniers) et ceux qui ne pouvaient être portés devant aucune cour ni aucun collège. Ce qui apparaît pour une redondance au texte est en fait une précision. S’agissant des seconds (pour lesquels les collèges n’étaient pas compétents), la députation était tenue de les porter, au moyen d’une adresse écrite, à  la députation secrète ou au comité secret. Il est clair que l’application du critère et le tri opéré étant entièrement de la compétence d’une commission parlementaire, la règle posée profitait aux états et non aux cours et aux collèges.

Le comité secret était constitué gardien pour le dehors et le dedans. Pour l’extérieur, il était fondé à  porter un regard sur tout ce qui revêtait un caractère secret dans les affaires étrangères et la haute politique internationale. Ceci comprenait la guerre, les plans de campagne (par définition secrets), les articles non patents des traités de paix et d’alliance et autres (règlement, art. 18 al. 1er). La sekreta se faisait instruire par les collèges compétents des forces de terre et de mer ainsi que des forteresses, données dont le détail par nature n’avait pas à  être dévoilé (art. 18 al. 2).

Par un développement des dispositions de l’article 13 (précité) du règlement des états, la petite députation secrète ne manqua pas lors de la tenue de la diète suivante, en 1726, de prendre connaissance des procès verbaux de la chancellerie, au motif que le ressort capital en était les affaires étrangères. Faut-il rappeler que le président de chancellerie, chef de la diplomatie, était de fait le Premier ministre ? C’est lui qui nommait les sénateurs chargés de la négociation des traités. Parmi bien d’autres, celui de 1738 avec la France est un exemple (le comité désigna pour négocier cinq sénateurs). Principalement dans tout ce qui avait trait aux affaires étrangères, le comité secret et la députation en vinrent naturellement à  tenir des comités, généraux ou particuliers, avec le sénat.

Dans l’ordre des finances, lequel pour ces temps (de la manière que les finances publiques étaient comprises) demeurait pour une part appréciable confidentiel, le comité dressait l’état annuel des dépenses de l’État, sur le rapport, qui devait lui être remis en temps, de la commission compétente (art. 18 al 2). Tout ce qui regardait la Banque (nationale), champ d’activité qui n’avait pas plus à  être ébruité, était de son attribution (art. 18 al. 4).

Enfin – disposition qui appelait les captations – la sekreta utskottet était déclarée compétente pour tout ce que l’assemblée générale des états remettait à  sa décision, principe de dévolution dont les termes étaient on ne peut plus vagues (art. 18 al. 5).

Le comité secret eut tôt fait de devenir l’organe prééminent. Déjà , lors de la diète de 1723, le comité secret avait exigé et obtenu le rappel à  Cassel du ministre von Diemar, au motif qu’il était devenu le Tigellin du roi Frédéric. C’est lui qui agitait la menace de licentiering ou en déclenchait la procédure à  l’encontre des sénateurs, ainsi qu’il en fut agi dès 1738. La moindre députation et la sekreta jouèrent un rôle absolument décisif en février 1761 lors du licenciement des sénateurs Palmstjerna et Scheffer (il s’agit de Carl Fredric) qui devait conduire Hoepken, le président de chancellerie, à  rendre sa démission. De même au cours de la diète jeune bonnet (1765). Symétriquement, le comité était parvenu à  interférer dans le processus de nomination aux emplois depuis les grands jusqu’aux subalternes, et ce purement en lisière et sinon même en contravention de l’article 39 alinéa 2 de la Forme de Gouvernement, lequel réservait cette compétence au sénat et au roi conjointement ou au roi seul sur présentation des collèges.

Un tel glissement est fatal. On en tient deux exemples insignes dans les éphores de Sparte et le Conseil des Dix de Venise. Exemples édifiants puisque ces organes en quelque sorte cervicaux (comme leur homologue platonicien des Lois) finirent par s’arroger à  mesure le nerf du pouvoir dans l’État. C’est spécialement vrai du Conseil des Dix, organe mythique qui alla si loin qu’il n’y eut plus d’autre ressource pour le Grand Conseil – qui détenait à  Venise la souveraineté – de faire la grève de l’élection, afin de faire rentrer les Dix dans les bornes, par la réduction des pouvoirs exorbitants que ceux-ci avaient amassé à  la longue. Ceci advint en 1582, grève que, ayant jugé la réforme adoptée trop timide, le Consegio Grande, en janvier de l’année suivante, poursuivit jusqu’à  ce que sa volonté s’impose.

L’ère contemporaine n’a, bien entendu, pas échappé à  de telles attractions captieuses.

Il suffira de citer, en France, le comité des recherches de l’Assemblée constituante, qui absorba comme une éponge les compétences du ministre de l’intérieur et de surcroît empiéta sans vergogne sur les pouvoirs de police et la force publique. Or l’un comme l’autre n’étaient pas du ressort en propre du ministre, mais revenaient à  des autorités élues soumises (par une contradiction inhérente à  la Constitution) hiérarchiquement au pouvoir exécutif. Ce comité sous ce rapport est la préfiguration de l’un des grands comités de la Convention et sinon même des deux.

Dans un registre beaucoup moins tendu, il importe absolument évoquer la commission het secreet besoigne des états généraux des Provinces-Unies, institution dont (selon nous) il y a fort à  parier qu’elle inspira le constituant suédois, tant est si vrai que la petite députation secrète du frihetstiden en est comme la copie. Chargée à  l’origine de recevoir le courrier diplomatique, d’ouvrir les dépêches et d’en préparer les réponses, het secreet besoigne finit par attraire l’ensemble des affaires étrangères au point à  la toute fin du régime républicain de se passer de l’avis, pourtant nécessaire, du Conseil d’État.

En Suède, le comité secret se composait de députés des trois premiers ordres, à  l’exclusion de celui de la glèbe. On a donné ailleurs la raison de cette exclusion. Elle n’était pas due à  l’analphabétisme des paysans, mais à  leur illettrisme et au fait que (sauf exception) ils ne lisaient pas ou mal les langues étrangères. Or la vocation première de cet organe était, on vient de le dire, de prendre connaissance du courrier diplomatique. Il est néanmoins arrivé, dans des circonstances exceptionnelles, que le comité secret soit élargi aux paysans. Tel fut le cas à  la diète de 1741, alors que la situation du pays était dramatique, et encore lors de celle de 1770, dans le contexte de la réforme de l’État.

Sous le frihetstiden, la sekreta utskotett était composée de cinquante délégués élus en leur sein par la chambre de la noblesse, de vingt-cinq par celle du clergé et de vingt-cinq par celle de la bourgeoisie. Ce nombre, s’agissant du secret, était à  l’évidence très excessif. Dans un système partisan veule et qui s’adonnait avec frénésie à  la corruption de la part des puissances étrangères, il multipliait par trop le risque de fuites. L’article 18 du règlement des états est très éloquent : « Les membres du comité secret s’abstiendront soigneusement d’avoir aucune espèce de relation et d’entretien pendant la diète avec les ministres des puissances étrangères, à  moins que le comité secret ne l’ordonne pour quelque affaire particulière». Aussi avait-on établi un comité restreint, mindre sekreta deputation. À cet égard la question n’est pas exactement de savoir si le comité secret englobe la députation « moindre », suivant le type banal des républiques d’ancien style, mais s’il l’inclut toute entière. La réponse n’est pas si simple. Lors de la tentative de réforme de l’État, en 1769, fut créée une grande commission qui réunissait le comité secret, la « moindre » députation et le comité de la justice. D’où suit que tous les membres de la mindre sekreta ne devaient pas être tirés forcément tous du comité secret. Cette conclusion est nécessaire, mais ses prémisses n’en sont pas trop bien assurées du fait de la pauvreté de notre documentation. Si elle est vérifiée, la mindre sekreta deputation, par son mode séparé de désignation, cultive une analogie avec la zonta vénitienne, analogie qui trouve vite sa limite à  considérer la composition et surtout la compétence, puisque la mindre sekreta réalise en toute acerbité la miniaturisation du comité secret lui-même.

Ce poste était éminemment stratégique : ainsi n’est-on pas surpris, pour ne prendre que deux exemples, de voir Loewenhielm, à  la diète de 1740-41, ou Ulric Scheffer, à  celle de 1751-52, membre de l’un et l’autre comité. Tous deux deviendront président de chancellerie.

Le nombre des membres de la petite députation secrète pouvait se réduire à  douze, ainsi le sekretissimum de 1741, lors de la grave crise internationale de cette année là , et même se comprimer au plus petit nombre possible, soit deux délégués : tel fut le cas en 1739.

La sekreta utskotett et sa dunette, la mindre sekreta deputation, ont bien été le poste de pilotage. Ceci prend tous son sens au regard du système de parlementarisme total qui est la note de l’Ère de la Liberté. Tous les pouvoirs constitués étaient déférents et soumis au riksdag, le roi lui-même n’en étant pas excepté.

Au titre du contrôle, le comité secret et sa députation, se voyaient remettre au premier chef et d’office (sans préjudice d’évocation sur un point spécifique de la part d’autres commissions parlementaires) les protocoles ou procès-verbaux (protokoll) et les relations (relationer) de tous les pouvoirs étatiques, collégiaux donc pour la plupart. Et ceci s’étendait même aux procès verbaux des séances du prestigieux Sénat. Car à  la différence de ses répondants britannique et français, le riksråd en Suède est assujetti à  des procès-verbaux. On sait que tant en France qu’en Angleterre la tradition est contraire et que de même il y est interdit durant le Conseil de prendre des notes. En France, cette tradition s’est poursuivie en substance, en dépit de l’innovation opérée sous la IVe République, parce que les procès-verbaux du Conseil des ministres sont des mémentos, non des comptes rendus de ce qui s’est dit dans le Conseil. Mais revenons à  la Suède. De l’examen du procès-verbal ou des relations il résultait de soi un pouvoir d’observations, d’avertissement et éventuellement de simple blâme (non assorti de sanction) de la part de la commission parlementaire dont c’était la compétence. Or celle du comité secret et de sa députation, bien que d’attribution, était considérable et ses contours de surcroît des plus indécis. Quintessence du parlement, la sekreta utskotett et la mindre sekreta deputation eurent tôt fait de se glisser dans le pouvoir actif et d’exercer une main mise sur l’ensemble de la politique. Elles y étaient autorisés par le principe générateur du régime, celui du parlement gouvernant, et son corollaire de l’unité de pouvoir. Cela emportait un lien de subordination hiérarchique (v. le chapitre suivant).

IV. Le redrofordrande, principe de l’unité de pouvoir

Lorsque la diète était en session, tous les pouvoirs de l’État étaient censés être suspendus. Du moins l’étaient-ils en puissance, parce que les états de Suède étaient en pouvoir de les rappeler tous, et ceci n’excluait pas même la majesté royale, parce que celle-ci n’était que personnelle. Une telle oblitération était sans exemple en Europe, si l’on s’attache aux deux types majeurs de république royale, puisqu’en Pologne il n’y avait qu’une mise entre parenthèses durant l’interrègne et à  Venise, lorsque les fonctions du doge venaient à  cesser, ce n’est que l’exercice de la justice qui était suspendu.

Tous les pouvoirs constitués était réputés être soumis aux volontés de la diète, en vertu du dogme, proclamé alors, de la souveraineté des états, représentant exclusif du peuple suédois. La conséquence en était l’inerrance proclamée de la diète. Par voie de conséquence, les pouvoirs constitués, y ce compris même le monarque, entraient à  l’endroit du riksdag dans un lien de subordination que légitimait le ständervalde, la puissance absolue des ordres, les états de Suède s’étant érigés en 1719 en parlement souverain (v. supra les remarques préliminaires du chapitre consacré aux états). Or pour ce qui est du roi - différence saisissante avec la Grande-Bretagne - il n’était plus en Suède tenu pour une branche du parlement, tout au moins suivant l’interprétation dominante, celle que les oligarques ont réussi à  imposer et qui a été revêtue par suite d’un cachet officiel. Une soumission exacte à  l’omnipotence du parlement avait pour gage dans le chef des autres pouvoirs une étroite rectitude, fondement même du parlementarisme total du frihetstiden. On ne peut que songer à  la grande Convention, décrite « comme centre unique de l’impulsion du gouvernement ». Ce principe fut illusoire en France du fait que les comités s’arrogèrent un pouvoir dictatorial, que vint aggraver la tyrannie d’un homme. En Suède le principe ne trouva pas moins à  se déployer par l’instrument de commissions parlementaires dotées de pouvoirs exorbitants, qu’elles exercèrent avec énergie et comprirent extensivement, mais qui - pour autant qu’on admette le postulat d’un parlement gouvernant - ne dépassèrent pas de façon démesurée les limites, à  la réserve du moins de l’exception atroce évoquée plus haut (v. les remarques précitées). Le principe général de rectitude avait reçu le nom de redrofordrande. Il désigne la nécessité dans laquelle tous les pouvoirs sont tenus de rendre intégralement des comptes aux états. Le régime de l’Ère de la Liberté a poussé loin le raffinement de l’accountability. La vérification revenait au premier titre à  une commission parlementaire spéciale (v. infra le chapitre précédent). Cependant l’omnipotence de principe du riksdag le portait tout naturellement à  ne pas se limiter au contrôle. Contrôle entendu au sens strict, qui est du reste en français classique le sens propre, à  la différence de l’anglais. Au-delà  donc, le redrofordrande ne manifeste pas tant un pouvoir de tutelle, il traduit un lien de subordination hiérarchique. Conséquemment, le parlement du frihetstiden à  travers ses commissions, et tout spécialement le fameux comité secret, était en pouvoir de rectifier les actes et de remédier aux omissions.

Cela n’allait pas sans paradoxe. Le riksråd ou sénat était placé entièrement dans la subordination hiérarchique des états alors qu’il n’avait lui-même qu’une autorité formelle et – différence avec la Constitution de 1719 – une prise désormais toute relative sur les collèges de gouvernement et que ces derniers n’avaient aucun réel pouvoir sur les grandes administrations, n’était l’influence.

La révolution de 1719-20 avait emporté en faveur des états un pouvoir que l’autorité administrative n’avait même pas humblement dans son ordre de la façon la plus circonscrite. Une vieille tradition jouait à  cet égard en Suède, dont il est demeuré jusqu’à  aujourd’hui des reliques appréciables. D’une part, les autorités administratives n’étaient pas en pouvoir de rectifier un acte d’une autorité de rang inférieur ; et dans les matières où la faculté leur en était reconnue, elles ne pouvaient agir qu’à  la condition qu’il y ait eu recours de la part d’un administré. D’autre part, les fonctionnaires étaient en fonctions during good behaviour, compris de telle sorte qu’ils étaient quasiment inamovibles. Ils ne pouvaient être destitués qu’à  suite d’une action pénale, les fautes disciplinaires étant assimilées à  des délits. Cette sévérité de principe était la rançon de la grande latitude reconnue aux autorités en ce pays, qui, sans parler ici des facteurs contingents, est nécessitée dans cette « République des Glaces » par la géographie et le climat, lesquels imposent de consentir un large pouvoir d’appréciation.

Bras armé de la Diète et le Cerbère de l’État, le comité secret, la députation restreinte et la secretissime concentraient donc toute la puissance. C’est peu dire si ces trois « habits d’Arlequin » s’arrogèrent une souveraineté dont le riksdag n’était pourtant que le dépositaire (au nom du peuple suédois).

Fait saisissant, pour tout le temps que les états ne siégeaient pas, le comité secret, dans sa part décisive, régissait par avance la politique du pays : à  la clôture de la session de chaque diète, la petite députation secrète dressait à  cet effet un testament, qui n’était autre qu’un directoire ou recueil d’instructions destinées aux sénateurs composant le riksråd. Et de cela ces derniers devant le parlement étaient responsables, dans ce moment solennel où par la tenue de la diète tous les pouvoirs de l’État étaient suspendus.

V. La responsabilité politique. Du caractère que le système lui imprime et des conséquences sur la situation du monarque au regard du régime parlementaire

Sur cette grande question, il suffira de renvoyer à  l’article 15 in fine de la Forme de Gouvernement de 1720, qui est la pierre de touche de tout le système. : « … si (dans le Sénat) il y a une plus grande inégalité dans les suffrages, alors S. M. embrasse toujours le parti que le plus grand nombre des sénateurs a déclaré le plus avantageux, comme étant selon toute apparence le plus sur et le meilleur ; et cela avec d’autant plus de raison que lorsqu’il résulte quelque pernicieux effet d’une telle résolution, ceux des sénateurs qui en auront été cause par leurs mauvais conseils en seront responsables devant les états ». L’article 14 a prévu une clause d’exonération : « on ne doit pas leur imputer [aux sénateurs] les mauvais succès qui peuvent arriver ensuite de leur suffrage quand leur opinion, leur pensée et leur jugement auront été fondées sur des raisons valables ».

Sans égard pour la dignité, le roi, en vertu de la Constitution, était donc placé sur la même ligne (un peu indécente, il faut bien dire) que le moindre des membres de son conseil, si ce n’est son double suffrage et sa voix prépondérante. La question à  partir de là , qui a été disputée, était de savoir si une fois la décision prise collégialement par le sénat, le roi y ayant donné son suffrage, le monarque était en pouvoir, soit dans le sénat soit à  part du sénat, mais toujours indépendamment, de refuser ou non l’assentiment. Et de même en allait-il du pouvoir ou non de donner la sanction aux projets de loi adoptés définitivement par la diète. Cette question sera traitée sur le plan de la théorie de la Constitution dans le chapitre sur la balance des pouvoirs. Quelle que soit la réponse qu’on y apporte, et même si on peut vouloir soutenir que la Constitution a été déforcée et que l’oligarchie régnante en a imposé une interprétation captieuse, il reste qu’en pratique ce pouvoir d’empêcher à  été constamment refusé au monarque. À partir de là  les conséquences sur la situation du monarque, dans l’exercice de ses pouvoirs constitutionnels, étaient pour le moins inédites tant au regard de sa responsabilité devant Dieu que de celles de ses étroits conseillers devant les hommes.

Sur le premier point, il faut se rappeler que le roi de Suède était l’objet d’un sacre. Quelle responsabilité pouvait-il encore avoir devant Dieu de son royaume si non seulement il n’avait pas le pouvoir de faire le bien (voyez a contrario la huitième lettre anglaise de Voltaire), mais s’il avait perdu le pouvoir d’empêcher, autrement dit de contrer le mal ? Ce scrupule a été vivement ressenti et très bien exprimé par Carl Frédéric Scheffer. En vertu d’une sorte de convention de la Constitution que le monarque vivait dans la douleur, mais que du moins il souffrait et avait tacitement acceptée (et c’est en cela que ce peut être tenu pour une convention), il lui était dénié, en vertu de l’interprétation officielle, de pouvoir refuser la sanction aux projets de loi adoptés par la diète et, qui plus est même, dans l’ordre exécutif, de s’opposer aux décisions de portée générale que le sénat était fondé à  prendre. Il avait un pouvoir de codécision seulement quant aux actes individuels sur proposition, et seulement, pour la part qui lui était reconnue. Encore, avons-nous vu, s’agissant de la nomination par lui des sénateurs eux-mêmes, avait-il perdu, à  la suite d’un détournement de procédure que nous avons évoqué, le pouvoir de refuser en dernière instance les noms à  lui soumis par la diète.

Le second point a trait aux conséquences sur la configuration in situ du régime parlementaire.

Le propre du régime parlementaire dans sa forme canonique, classique (dualiste) ou moniste (en excluant le monisme radical), est que les actes de gouvernement, du moins la plupart, y sont complexes et nécessitent un accord de volontés. Ceci vaut encore, à  la réserve des pouvoirs propres, dans le dualisme dit renouvelé. Il y a donc la volonté du chef de l’État, dont la compétence auquel cas n’est pas liée, et celle du ministre responsable. On peut bien dire de ce concours de volontés qu’il est l’arcane du régime. Sous ce rapport, l’unilatéralité du système légal de prise de décision propre au frihetstiden est extrême, et c’est bien en cela aussi que le régime réalisa le parlementarisme total.

TROISIÈME PARTIE : L’IMPASSE. LE MODÈLE INABOUTI DU PARLEMENTARISME

I. La royauté sous le Frihetstiden. Une institution ceinte de rubans, les bandelettes dans les mains

Si aujourd’hui on tire une perspective depuis l’Ère de la Liberté, et ce à  la faveur d’un développement qui s’avère dialectique, il n’est pas innocent qu’aujourd’hui la Suède, qui sous le régime de la Constitution de 1974 n’est d’ailleurs plus au sens propre une monarchie, signale en droit comparé le degré zéro de la prérogative parmi les royautés.

Le fait primitif, abandon qui fut la planche de son usurpation, est la renonciation d’Ulrique Eléonore à  la souveraineté (26 décembre 1718), et la reconnaissance que les états étaient désormais en puissance d’élire. Ceci revenait à  renouer avec la tradition nationale interrompue par la diète de Västerås de 1544, novation qu’était venue consolider l’acte de succession de Norrköping de 1604. Les suites en furent son élection pour reine au détriment de la descendance de son aînée (le 21 février 1719) - quoiqu’il ne se soit pas agi en droit strict d’une question d’aînesse - puis son abdication (le 29 février 1720), à  la condition que le prince consort lui succède comme roi régnant. Une des Lettres persanes fait allusion à  cet évènement. Le prince Frédéric fut en conséquence élu roi par les états (le 4 avril 1720).

Les mesures avaient été concertées entre les époux en cas de mort de Charles XII. Dès qu’Ulrique Eléonore apprit le décès de son frère, elle provoqua le soir même une réunion du conseil du roi (konungsråd), qui la salua pour reine et reprit son nom de conseil du royaume (riksråd). Depuis 1680, cette institution, appelée communément Sénat, avait perdu le droit de se réunir de propre mouvement mais le cas du décès du souverain signale une exception, que confirmera le règlement du riksdag du 17 octobre 1723 (art. 3). Le Sénat en ce cas est dans l’obligation de convoquer les états. Ulrique Eléonore a fait preuve de ce même esprit de résolution que les deux ducs whigs qui, en 1702, par leur intrépidité, sont parvenus en Angleterre à  écarter la restauration de Jacques III.

La princesse Ulrique, les droits de son neveu à  succéder étant clairs, dut quitter beaucoup afin de régner. On doit pointer l’analogie avec la Russie, dix ans plus tard, lors de l’avènement d’Anna Ivanovna. Aux deux cas, le parti de la liberté aristocratique appelle à  régner une princesse puînée au détriment de sa sœur aînée, ou de la descendance de l’aînée, conditionnant l’avènement du monarque qu’il assujettit par suite à  des capitulations. Le dessein est le même.

Si le despotisme à  l’œuvre sous la domination du Gog du Nord et de son grand vizir était détesté, la monarchie absolue ou réglée, qui en est justement le contraire, conservait des fidèles, celle-ci pouvant difficilement être confondue avec l’absolutisme (corruptio optimi pessima). Ces fidèles carolins se rangeaient derrière le jeune duc de Holstein-Gottorp, « prince généreux, vif, spirituel, mais sans caractère », ce neveu orphelin que Charles XII (reportant l’affection qu’il avait eue pour l’aînée de ses sœurs) avait toujours considéré pour son successeur présomptif, reconnaissance juridique que ne démentait pas le testament du monarque.

Le parti « national », qui soutenait le jeune prince prit le nom d’holsténois. Il était composé du gros de l’ordre des paysans et d’une part importante de la bourgoisie, ordres avec laquelle la monarchie en soi entretient une relation privilégiée ; à  quoi s’ajoutait, par la même raison, la petite noblesse d’épée ainsi que de robe courte, les familles dont l’élévation était récente (celle de Gyllenborg, principal chef de file du parti holsténois, est un bon exemple), et plus généralement tout ce qui pouvait avoir un titre de reconnaissance à  la monarchie régénérée. La part du clergé influencée par l’épiscopalisme (ce qui ne veut pas dire en soi forcément les évêques) appuyait aussi ce mouvement.

Ulrique Éléonore ralliait sur son nom le Sénat avec ce qu’il avait de nostalgiques de la monarchie mixte, ce qui revient à  dire l’antique aristocratie, l’aristocratie moins ancienne en voie d’achèvement et ses clients ainsi que la grande noblesse (groupe qui avait subi non moins l’oppression de la réduction sous Charles XI), à  quoi s’ajoutent nombre d’éléments de ce que l’anglais désigne sous le terme de middling rank (qui répond par le fait à  un agrégat assez complexe). Le tout renforcé de cette part de la bourgeoisie, négociante et financière, qui avait le plus souffert de la guerre.

On doit insister sur le fait que l’énoncé propre à  ces deux « tiroirs » est très schématique.

La captation opérée lorsque s’ouvrit, de façon soudaine, la succession de Charles XII aboutit à  fragiliser la royauté, la couronne ayant été ravie à  des conditions très onéreuses. La monarchie en Suède devint un mot vide pour un demi-siècle. Si altière fût cette femme, Ulrique Eléonore eut l’intelligence, il est vrai ruineuse, de comprendre que pour régner il lui fallait renoncer non seulement par avance à  la souveraineté, au sens précis que ce terme a en Suède, mais déposer la prérogative. Ainsi vit-on une fille de Charles XI proclamer hautement que personne n’avait le droit de ceindre la couronne à  moins que d’être élu par les états. C’était donc pour le royaume revenir à  la situation antérieure à  la diète de Väsrerås (1544). La princesse en fit la déclaration officielle, le 26 décembre 1718.

Au premier titre, c’était tenir pour caduques la résolution des états de décembre 1680 et le suveränitets förklaringen de 1693, qui ont été pour la Suède les actes de fondation de la monarchie absolue. Ces actes d’abandon étaient directement inspirés de la déclaration par laquelle les états de Danemark, vingt ans exactement auparavant (1660), avaient déposé la souveraineté et instauré dans la foulée (1661) l’hérédité de couronne, d’où résulta, en conformité de ce dernier abandon, la Lex Regia de 1665, qui est une loi régissant la dévolution de la couronne. L’ensemble de ces abandons accuse le pic du droit monarchique et a donné quelque inquiétude à  Montesquieu. On peut bien parler en Suède en 1718 d’abolition, dès lors que les formes et leur parallélisme ne furent pas respectés. La monarchie absolue ne fut jamais rétablie. L’on ne saurait considérer comme un rétablissement la régression autocratique de la fin de l’ère gustavienne, qui n’est qu’une exaspération du despotisme éclairé.

La princesse fut élue reine par les états, le 21 février 1719. Elle fut couronnée six jours plus tard, dernier souverain – ce qu’en vérité au sens propre elle n’était plus - à  l’être à  Upsal, de même que Gustave Vasa avait été le dernier roi qu’on y élit. C’est là  que, se conformant à  une tradition immémoriale, les rois, dans la foulée de leur élection, prêtaient le serment dit de la pierre ou sur la pierre de Mora, un gros caillou non loin d’Upsal, l’ombilic de la Svea.

On peut toujours ratiociner, mais il s’agissait bien d’une véritable élection dès lors qu’il était par là  dérogé (sur le mode d’une révision implicite) aux lois de succession en vigueur. C’était revenir à  la tradition nationale, qui n’avait cessé, on l’a dit, qu’en 1544, lorsque la succession fut déclarée héréditaire dans la descendance (mâle à  l’origine) de Gustave Vasa. Cette tradition scandinave d’une royauté élective, dont on avait fait l’amalgame lors de l’Union de Calmar (1397), et qui put alors donner carrière à  toute sa nocivité, la Suède l’avait partagée avec le Danemark.

Par un corollaire, l’élection de 1719 allait en appeler une autre, dont le caractère, en dépit de l’apparence, constituait une révolution.

Ulrique ne tarda pas à  être fatiguée du gouvernement parlementaire. Dans cet ordre, elle venait de recevoir un désaveu (alors qu’elle était parvenue à  écarter Arvid Horn, figure de proue du nouveau régime, elle fut contrainte de le rappeler). D’un autre côté, la Suède, était à  se battre depuis plus de dix ans dans une guerre cruelle dont on ne voyait pas la fin, et l’opinion aspirait voir régner le prince consort Frédéric, qui avait combattu fidèlement à  la suite de Charles XII et avait déjà  figuré à  son avantage en Europe dans des commandements supérieurs. Tessin a dit joliment qu’il avait comme prince offert par anticipation la gloire qui a manqué à  son règne. Ce motif qui tient à  la défense nationale venant s’ajouter au peu d’inclination de la sœur de Charles XII au gouvernement des quatre chambres, la reine se prêta à  l’idée de se décharger sur son époux d’un pouvoir qui lui pesait d’autant plus que, la prérogative s’étant évaporée, le manteau royal n’était plus qu’une gaze. Ce fut l’habilité de Horn, avec ses airs de Phocion, sinon d’inspirer à  la reine, du moins de la conforter dans ce dessein. Tant qu’Ulrique détiendrait une ombre de pouvoir elle méditerait de faire vaciller le principal ministre ; pour atteindre à  un leadership inébranlable, il fallait à  l’homme nécessaire ouvrir la carrière au règne de Frédéric. Et, quel que nonchalant que fut ce prince, l’enserrer dans des liens constitutionnels invincibles. La reine abdiqua finalement d’assez bonne grâce en faveur du roi consort (le 29 février 1720), lequel devint roi régnant par le consentement en forme des états. Frédéric avant que d’être élu avait dû se soumettre à  capitulation, en souscrivant la konunga försäkran. Cette cérémonie en tout point imparable si l’on suivait le droit, et que nécessitait une coutume antique, n’avait pas perdu à  l’âge des lumières son caractère sacré. On vient de dire plus haut quelle est la continuation du serment vénérable de la pierre de Mora. L’élu ne fut couronné (à  Stockholm, le 14 mai) qu’après avoir accepté la Constitution du 2 mai.

Le naturel de ce prince entrait en consonance avec le parlementarisme total qui s’instaurait. Comme il résulte d’un témoignage précieux, il eut la paresse alors que la révision de la Forme de Gouvernement de 1719 était en chantier de ne pas s’appuyer sur l’ordre terrien, favorable par tradition à  une monarchie forte, ce qui, sans lui permettre - chose impossible – de rétablir la souveraineté (comprenez d’un homme, envälde) lui aurait permis du moins de renforcer la prérogative. Il ne manqua pas d’entrer par la suite dans des tentatives pour la raviver jusqu’à  ce que la diète de 1723 lui signifie en forme un ultimatum. Ce fut la première à  être tenue depuis celle qui avait adopté la Constitution. Une députation conduite par son maréchal, Sven Lagerberg, intima au roi d’avoir à  cesser dans les vingt quatre heures ses agissements, faute de quoi il serait déposé. Le roi se rendit.

On n’a pas manqué aussi d’évoquer de la part du roi Frédéric un certain sentiment de distance et de faire le rapprochement avec George Ier de Grande-Bretagne. Frédéric Ier devait régner trente et un ans, seul de son parage à  avoir ceint la couronne de Suède.

Le nouveau monarque ne s’inscrivait pas dans la descendance de Gustave Vasa. Or cette condition, en cas de défection de la ligne masculine, d’être un prince de l’Allemagne qui en soit issu par les femmes, était pourtant exigée par l’arvförening de Norrköping de 1604. Il n’eût été guère difficile – la Suède ayant connu, de temps immémorial, une longue suite de rois - de déployer en faveur de l’impétrant quelque descente, mais cela était de nulle conséquence puisque la succession n’est devenue héréditaire que depuis la loi de Västerås (1544). Frédéric s’avère, à  la réserve d’une exception unique, le premier roi de Suède depuis Albert de Mecklembourg (élu en 1363) à  n’être pas régnicole. Le royaume renouait ainsi avec l’usage d’élire un prince étranger, qui avait été répudié en suite de l’avènement de Gustave Vasa. L’élévation pour roi de Suède du prince héréditaire de Hesse-Cassel réalise une élection de type intense puisque l’élu (contrairement au roi Albert) n’avait aucun droit propre et inhérent à  se porter seulement même candidat. Il n’était que le consort de la reine, qui devait elle-même son titre à  l’élection. Et s’il y a plusieurs exemples célèbres ou fameux de ces successions transitives (aux couronnes ou grands fiefs), du moins - ce qui n’est pas le cas ici - le sujet de droit qui constitue le terme initial du portamento a-t-il toujours un titre propre incontesté qu’il tient de l’hérédité.

Ce principe électif, qui, lorsqu’il ne repose pas sur une pure fiction, a toujours abouti à  faire du monarque un simulacre (l’abbé Raynal parle de « fantôme » à  l’endroit du roi de Suède), allait s’imprimer de façon encore plus vicieuse en creux de la Constitution parce que s’y ajouta l’incertitude du successeur (la république royale dévoyée et l’autocratie, régimes de l’arbitraire, sont deux extrêmes qui par là  se touchent). La succession du roi en effet demeura deux décennies ouverte. Frédéric n’avait pas eu de descendance subsistante de la reine Ulrique, décédée en 1741. Précisément, la question de la succession du roi fut enfin ouverte en 1742-43, par l’effet d’une diversion des chapeaux, alors que la Suède s’épuisait à  sortir d’une guerre déclenchée par eux contre la Russie. Les états de Suède (dont c’était le pouvoir), réunis en diète extraordinaire, en avaient fait la déclaration le 4 août 1741. Cette entrée en guerre était motivée par la « ligne bleue » qu’était la reconquête de la Livonie. Cette guerre, impréparée, mal soutenue, tournait à  la débâcle. Durant ce temps, les suites de la folle agression contre la Russie aboutissaient à  mettre fin brutalement au règne fragile de l’empereur Ivan vi – un enfant de deux ans – et à  la régence de sa mère la princesse de Brunswick-Bewern, en favorisant le succès, avec l’aide du ministre de France (l’aimable La Chetardie), les 5-6 décembre 1741, du coup de force tramé par Elisabeth Petrovna. Une suspension d’armes s’ensuivit, mais les préliminaires de paix échouèrent. L’armistice expirant le 28 février 1742, les opérations reprirent. Elles débouchèrent pour la Suède en août-septembre sur un désastre total. Les sanctions tombèrent contre les chefs militaires livrés en pâture à  l’opinion (ils furent décapités), mais l’esprit public réclamait la destitution des premiers responsables, les belliqueux sénateurs. À la diète houleuse ouverte cette année là , ces derniers allaient, au cours de l’automne, éviter de peu le licentiering. Aussi les leaders chapeaux, dont le manège parlementaire a toujours été le fort, étaient-ils parvenus à  faire diversion. La reine Ulrique venait de mourir, et ils soulevèrent devant les états la question, toujours en suspens, de la succession du roi régnant Frédéric. Afin d’obvier à  une vacance de la couronne, les états se devaient d’élire un prince successeur. Dans la situation désespérée où était alors la Suède, l’espoir de se concilier l’empire triomphant (en limitant des pertes qui promettaient sans cela d’être sévères) imposa l’idée d’élire le duc de Holstein-Gottorp. Celui-ci en effet, comme on a eu occasion de dire, avait eu pour mère la fille aînée de Pierre le Grand. Une telle solution n’était pas sans amertume pour l’orgueil national, mais à  d’autres égards elle agissait comme un baume sur le parti au pouvoir qui buvait au calice de la catastrophe. Car le prince dont le choix était à  même, de par le giron maternel, d’adoucir le ressentiment de la Russie, Charles Pierre Ulric, était d’un autre côté le fils, orphelin, du successeur présomptif de Charles XII, Charles Frédéric, duc de Holstein-Gottorp, ce neveu qui par son manque de décision avait vu en 1718 le royaume de Suède lui échapper. Ce dernier, qui n’avait vu dans le roi Frédéric qu’un usurpateur, avait eu des motifs de s’en plaindre depuis que celui-ci, en 1720, s’était rendu officiellement complice de la spoliation d’une part de ses États. Ce prince doublement frustré avait été dans les premières années du Frihetstiden un emblème, au sein de l’holsteinska partiet, pour les nostalgiques de la grandeur caroline et, au-delà , une figure autour de laquelle se ralliait l’opposition au régime oligarchique et à  son indolent souverain. En 1727 la menace, d’ailleurs illusoire, d’un complot contre le roi Frédéric fut encore agitée. Le prince évincé de la Suède décéda en 1739, laissant donc un fils, Charles Pierre Ulric, lequel relayait d’être une pierre d’attente après son père.

Le 17 novembre 1742, Charles duc de Holstein-Gottorp était élu prince successeur par les états de Suède. L’ordre des paysans fut le premier à  le désigner dans l’espoir que la guerre cesse (Claude Nordmann). Ce prince dès l’enfance avait été destiné, dans l’esprit de ses parents et suivant le vœu d’une part appréciable de la nation, à  régner sur la Suède. Aussi dans le dessein d’obtenir les suffrages d’un peuple libre, son éducation avait-elle été dirigée vers les mœurs républicaines. Or, par un paradoxe de l’Histoire un peu véhément, celui que les états venaient d’appeler à  la succession de Suède fut voué soudain à  régner sur toutes les Russies, comme plus proche parent de la nouvelle impératrice. Elisabeth, qui venait d’anéantir à  son profit le règne fragile d’Yvan VI, déclara Pierre Ulric pour son successeur quatre jours après qu’il eut été élu à  Stockholm. C’est le futur Pierre III. La survenance de ce fait de haute politique rendait désormais impensable son accession en Suède. La Russie fit suggérer à  la diète d’élire, par une considération de fait – indépendante des motifs de droit qui feront l’élection -, le plus proche parent patrilinéaire (ils étaient agnats au 5ème degré) de celui sur lequel s’était porté d’abord le choix des états : Adolphe Frédéric duc de Gottorp-Eutin, prince-évêque de Lubeck après son père. Le droit propre qu’avait ce prince à  avancer sa candidature, il ne le devait nullement à  la parenté par rapport à  l’élu précédent, mais à  la descente qu’il pouvait exhiber depuis les rois de Suède. Même si, ainsi qu’il résulte a contrario des développements précédents, il ne tirait pas des rois de la dernière dynastie, le nouveau candidat n’en répondait pas moins aux règles posées par la loi de succession de Norrköping (1604). Adolphe Frédéric se rattachait à  la pénultième : Il était issu du dernier roi de Suède de la maison de Vasa. Aussi avait-il Charles IX pour quadrisaïeul en ligne maternelle. En outre, la sœur puînée de Charles X Gustave dont Adolphe Frédéric tenait ses droits devait être préférée à  la cadette, la princesse Euphrosine, dont tiraient droitement les La Gardie. (Charles X et ses sœurs avaient pour aïeul maternel Charles IX.)

En dépit de cette évidence, l’élection de 1743 n’en fut pas moins très ouverte. En tout cinq princes de maisons souveraines, dont aucun n’était Suédois, furent en lice. La part chapeau de la noblesse tenait pour le candidat de la France, le duc de Deux-Ponts, personnalité attachante, l’agnat le moins lointain de Charles XII, et qui tirait de collatéraux ascendants de la dynastie caroline, mais qui d’autre part n’entretenait aucun lien de cognation avec celle-ci et, au-delà , ne pouvait arguer de descente depuis les Vasas. Cependant le duc de Deux-Ponts, sauf erreur, était catholique. Le clergé, essentiellement bonnet, et la bourgeoisie, bonnet à  un degré moindre, se partageaient entre le frère ou le neveu du roi régnant Frédéric (landgrave de Hesse-Cassel depuis 1731), le neveu ayant pour lui d’être le candidat de la Grande-Bretagne, car il était le gendre de George II. Les paysans demandaient le prince royal de Danemark. L’ordre des paysans en Suède trouvait séculairement avantage à  une monarchie sans ambages et a été en usage sur ce motif de prendre fait et cause, lorsqu’il s’agissait d’élire un roi, pour des princes de Danemark, ce qui, en 1742 du moins, n’allait d’ailleurs pas sans paradoxe. Dans ce royaume, pour le redire, la monarchie était absolue depuis 1660 - et devait le demeurer jusqu’en 1849. Bien au delà  de l’ordre terrien, un parti assez considérable en Suède se forma en faveur du prince de Danemark. Non seulement l’élection qu’on en eût fait tombait sur un sujet de grande valeur : ce prince sur le trône (Frédéric V) révèlera des qualités brillantes. Mais, surtout, il pouvait s’appuyer sur ce constat : aucune des puissances dans le Nord n’était désormais de taille à  tenir tête à  la Russie ou la Prusse. Le parti le plus sage était de se résoudre désormais à  une position de second rang. Les nostalgiques de l’ère de la tentation impériale trouvaient cette idée insupportable, mais s’ils avaient été conséquents, au lieu d’engloutir les subsides de la France, le socle de leur grand dessein aurait dû être une union réelle entre les trois royaumes scandinaves - un plan que méditait la France bourbonienne. L’idée cependant se heurtait à  un puissant préjugé. Le Danemark était toujours perçu comme l’ennemi héréditaire. En Suède, le spectre de la monarchie absolue, et l’ombre que la Lex Regia portait sur la candidature danoise, provoqua l’opposition - par un fait atavique - de l’aristocratie. Au riddarhus, la chambre de la noblesse, la colère monta au point que les gentilshommes finlandais se portèrent à  déclarer que dans une telle éventualité ils passeraient à  la Russie. Cependant la diète, au spectacle de ces divisions, penchait vers le choix inexorable que la grande puissance victorieuse allait finir par imposer. Par décri de la « poupée russienne », les paysans de Dalécarlie, province frappée par la conscription et saignée par la guerre, entrèrent alors en résistance. C’est auprès de ces hommes rudes et fiers que Gustave Vasa proscrit trouva refuge et ils avaient été le soutien du grand régent Sten-Sturre ; ils seront encore un recours à  Gustave III revenu au sens des réalités, après qu’il aura déclenché (en 1788) une guerre digne de l’Arioste. Au cours de l’été 1743, les Dalécarliens se portèrent en armes sur Stockholm. L’ordre établi en fit dans les jours suivants un massacre.

Le 4 juillet 1743, les états de Suède s’abandonnaient à  élire le protégé de la Russie et instituaient Adolphe Frédéric, duc de Gottorp-Eutin, pour prince successeur. Le lien est patent avec les préliminaires conclus, à  des conditions inespérées, avec cet empire à  Šbo (Turku) le 27 juin et le traité de paix définitif signé le 18 août, lequel confirmait en le précisant l’ensemble de ce dispositif. Préliminaires en vue précisément de permettre aux états de Suède de procéder à  l’élection ; consommation de l’élection qui conditionnait la conclusion du traité définitif. Le nouvel élu appartenait au même groupe de parenté que son contendant danois, mais les deux branches de la maison de Holstein étaient déchirées depuis deux siècles par des querelles picrocholines. Christian VI, qui avait préconisé son fils de la façon la plus officielle, protesta et entra dans des préparatifs de guerre. Le concert des puissances fit pression et parvint à  l’éviter de justesse. Le prince de Danemark s’engagea à  renoncer à  ses prétentions. Près de dix ans plus tard, à  la veille, péniblement, de ceindre enfin la couronne, Adolphe Frédéric devra pallier encore l’obstruction danoise. Cette monarchie absolue craignait, par un beau contraste, que ce prince à  son avènement ne cherche à  revigorer la prérogative en Suède (comme il ne manqua pas d’advenir, mais la tentative échoua). Pareille éventualité faisait craindre à  la branche royale de Danemark que le nouveau roi de Suède ne réveille par les armes les réclamations de la branche ducale (à  laquelle il appartenait). Aussi le prince successeur dut-il consentir des renonciations, en vertu d’un traité international qui en Suède prit valeur de pragmatique sanction, autrement dit de loi fondamentale. Sa longue marche vers le trône fut pleine de traverses. L’Etranger en fit tant que la fierté porta les états de Suède à  se faire le rempart de ce même prince auquel naguère ils avaient dû se réduire sous le coup de la défaite. En 1746, lors du sursaut national d’impatience contre les Russes, ils en firent la déclaration solennelle (à  l’initiative d’Hoepken). Cependant, l’Angleterre, méditait encore, on l’a dit, de l’écarter au profit du neveu du roi régnant.

Le prince successeur était un bonhomme gouverné par sa femme, Louise Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric le Grand. Le brillant Tessin, qui avait conclu leur mariage à  Berlin - du temps que la Prusse était l’alliée de la France, amie des chapeaux -, et qui comme président de chancellerie était le Premier ministre de fait, cultiva, en homme de bon ton (locution qui a passé en suédois), l’amitié de cette femme de goût. Cette amitié fut extrême ; après succéda la haine. À la faveur de ce truchement, le leader des chapeaux fit oublier à  Adolphe Frédéric une russophilie qui n’était au vrai que l’ombre d’une vague reconnaissance. Aussi bien, peut-être par une thérapie, ce prince faible inclinait aux chapeaux. Tessin avait un caractère feu et flamme (Gunnar de Proschwitz) qui put réveiller en leur faveur l’hébétude de ce prince. Le roi régnant au contraire, noyé dans sa paresse, et qui aimait la tranquillité, était porté aux bonnets. Or le futur souverain n’était rien moins sûr que de le devenir. On vient de voir les garanties qu’il fut obligé de donner à  l’extérieur. Au royaume, il eu soin de gagner à  sa cause l’armée, dont les cadres dans leur majorité soutenaient les combatifs chapeaux. Le président de chancellerie laissa entendre, du bout des lèvres, qu’on ferait la tentative d’un renforcement de la prérogative lorsque Adolphe Frédéric accéderait à  la royauté. C’était se faire illusion de croire que les chapeaux allaient satisfaire à  des promesses aussi vagues et si évidemment contraires à  leur idéal politique. Dans la pensée de ces oligarques cette effusion de bons principes était destinée à  inscrire le couple princier dans un cercle léthargique. Le vieux roi Frédéric ne fut pas dupe de cette conversion. La jeune cour n’eut pas cette lucidité. Montesquieu, dans le dernier texte en date que nous ayions de lui sur la Suède (daté de 1748-49), a parlé en termes sévères de cette tentative de revigorer le pouvoir monarchique. C’est omettre de considérer qu’un mouvement se développait alors, très sensible chez les intellectuels, sur la nécessité de tirer l’institution royale de sa nullité.

En dépit de ces belles promesses, lors de l’avènement d’Adolphe Frédéric, en 1751, alors que Tessin détenait encore le pouvoir qu’à  la diète de cette année là  il allait bientôt déposer, le nouveau roi ait été assujetti à  une assurance par laquelle il était lié de toutes parts, capitulation inaugurale qui n’était pas moins contraignante que celle qui avait bridé son prédécesseur.

Adolphe Frédéric, à  peine monté sur le trône, chercha ses marques. Il demanda une explicitation des limites entre ses pouvoirs propres et ceux qu’il était tenu d’exercer de l’avis du Sénat (regeringsform, articles 15 et 20). Tessin était toujours président de chancellerie lorsqu’il lui fut répondu. Adolphe Frédéric fit alors profession d’indépendance. Cette velléité fut réprimée. C’est pour pallier cette menace que sera inventée, en 1756, la fameuse griffe (v. le paragraphe sur la balance des pouvoirs). De dépit, le parti de la cour commença de s’aboucher avec les bonnets, dans ce qui allait produire un nouvel avatar du hovpartiet. Les principes des bonnets, au contraire des chapeaux, ne portaient pas à  amoindrir plus qu’il ne sied la royauté (v. supra sur le système des partis). La Grande-Bretagne a offert un exemple insigne, sans parler d’autres, de ces fronts renversés. L’historien que nous suivons (Geijer) affirme que ceux d’entre les bonnets qui devinrent complices de la cour ne s’érigèrent en champions de la prérogative que par un calcul hypocrite, et ce uniquement pour contrer leurs adversaires. C’est fort exagéré. Les états de 1755-56, contrôlés par les chapeaux, usèrent, d’entrée de jeu, de procédés blessants à  l’endroit du palais. Ainsi ils changèrent d’autorité, comme ils en avaient d’ailleurs le droit (article 3 de la FG), les personnes chargées de l’éducation du prince royal. Puis, la diète se porta à  exiger de la reine des vérifications en conformité de la lettre de l’article 13 du règlement des états de 1723, mais qui frisaient l’inconvenance. Outrée, Louise Ulrique devint la cheville ouvrière d’une conspiration. Ceci suppose de sa part, même si elle eut l’appui des ministres de Prusse et d’Angleterre, une bonne dose d’inconscience (à  la mesure de son propre entêtement). Il aurait fallu avoir l’audace d’appeler à  l’aide la paysannerie, à  l’exemple de Sturre et de Vasa et, plus tard, de Gustave III. L’ordre des paysans murmurait, protestait même contre les insultes dont on abreuvait la royauté (Geffroy). Dans cette incapacité, du moins aurait-il fallait-il fallu, après un baroud d’honneur qui eût pris les ordres du royaume à  témoin, avoir l’abnégation de s’embarquer le jour même. Le couple royal préféra se réduire aux vieux schémas de la conspiration aristocratique. Or aucun de ces hommes courageux, dont le colonel Hråd, n’était un Fiesque, bien que Tessin ait daigné admettre que son chef, Brahé, avait en lui « ce germe de grand homme qu’il faut pour entreprendre des actions d’éclat ». Cette royale présomption aboutit (les souverains eurent du moins l’élégance de supplier pour leur grâce) à  vouer à  la décapitation d’une poignée de gentilshommes d’âge mûr, mais aussi de jeunes officiers des gardes, triste spectacle dont le supplice d’un Brahé fut l’ornement. Le complot avait été déjoué. Un traître était venu en avertir la sekreta utskottet au moment où les conjurés passaient à  l’action, à  la faveur de la nuit claire (au solstice) de 1756. Ce sont les états eux-mêmes qui procédèrent, par une commission de la diète érigée en chambre ardente. Une telle réaction était hors de proportion avec le danger qu’avait couru la république. La répression fut sévère. Cette année là  Adolphe Frédéric frôla la déposition. Il dut passer sous les fourches caudines de l’Acte d’État.

L’arvförening pris par les états en faveur d’Adolphe Frédéric en 1743 emportait, tout comme celui de 1720, un droit de succession en faveur de la descendance mâle. Ce prince sans relief, encore que porté au bien (le petit peuple l’appréciait), eut l’heur d’être le premier roi depuis Charles XI à  avoir une progéniture légitime : il eut trois garçons. La succession advenait à  l’aîné, à  qui on avait donné le grand nom de Gustave. De même que pour l’Angleterre George III (son petit-cousin), ce roi sera le premier à  être né en Suède depuis Charles XII. C’est le futur Gustave III. Doué d’une vive intelligence, ce prince eut tôt fait, malgré sa jeunesse, de comprendre à  quel point le régime, quels qu’eussent été ses prestiges et sa capacité naguère de séduction, s’inscrivait dans une figure d’impasse. L’abaissement de la monarchie n’était pas une nécessité pour un peuple libre. Seul le prince royal Gustave avait la puissance d’esprit et la force de résolution pour tirer la royauté de son néant. Aussi s’empressa-t-il de cultiver une connivence politique étroite avec son père. C’est lui qui inspira la résistance du roi et lui soutint les reins lors de la grave crise constitutionnelle de 1768. Cette crise déboucha, au cours des deux années suivantes, sur le constat de l’échec de la réforme de l’État, dont la diète du royaume avait fait la tentative (v. supra le paragraphe afférent). Sur ces entrefaites, par la mort soudaine de son père, le prince Gustave pour lors à  Paris succéda. À son avènement, après avoir donné les gages les plus officiels, il provoqua le constat ultime. Il méditait d’imposer par lui-même des vues réparatrices, grand dessein pour lequel la France bourbonienne déversa l’or à  flots et les conseils. Ayant recouru aux feintes, poursuivant sans dévier son but dans le secret le plus profond, Gustave III fut l’auteur de la Révolution de Suède par laquelle, avec l’acceptation des états, quelque peu subornés mais grandement séduits par la liberté d’allures de leur jeune roi, il fut mis un terme à  l’expérience captivante de l’Ère de la Liberté.

II. De la royauté élective

Auquel des types de royauté élective la Forme de Gouvernement de la Suède du frihetstiden a-t-elle obéi ? La question n’est guère perplexe. Il n'est toutefois peut-être pas inutile, avant de développer la réponse, de rappeler la typologie que l'on peut dresser de la monarchie élective.

Il existe trois types de monarchie élective : par organe de confirmation, par organe de création ou bien par organe de légitimation —, qu’on peut réduire en dernière analyse à  deux.

Le premier s’opère par un organe de confirmation dont l’intervention est en droit obligatoire, mais qui ne fait que déclarer solennellement le titulaire d’un droit propre, lequel quand il n’est pas exclusif est sinon toujours égal à  tout le moins rigoureusement équivalent.

Aussi peut-on ramener le tout à  deux catégories :

Dans l’une le monarque est élu par un organe dit de création, expression qui peut induire à  confusion, mais est en usage. Un tel organe se borne à  élire ou, pour être plus exact, à  opérer une designatio. Le collège n’étant pas en pouvoir de transférer la souveraineté en elle-même, par là  il demeure un organe essentiellement déférent.

Dans l’autre type de monarchie élective le collège électoral est une instance de légitimation. Non content d’élire, il délègue à  l’élu, ou sinon plus rarement commet, l’exercice de la souveraineté, organe que, par cette raison, nous désignerons sous la forme d’un participe comme déférant.

Chacun des types emporte dans le chef de l’élu une autorité qui foncièrement n’est pas de même nature.

Ces deux catégories recoupent la distinction classique de maiestas realis et de maiestas personalis (une distinction surtout employée par les auteurs de droit public germanique). Celle-ci recoupe à  peu de chose près la distinction scolastique regimen regale et regimen politicum. Au premier cas, l’élu est souverain au sens plein du terme, il est souverain entier (comme un nombre entier) : il détient le pouvoir constituant originaire, fût-ce (dans une monarchie autolimitée) à  titre rémanent. Au second, il ne l’est que de façon abstraite, par fraction, comme on parle aujourd’hui de souverain s’agissant d’un monarque, pour autant qu’il soit encore une branche du pouvoir législatif (c’est en cela qu’il est un souverain), mais alors cependant que la souveraineté est devenue nationale.

La monarchie (A), qui comprend la monarchie concrète, entière (Aa), autrement dit pure, et la monarchie abstraite ou fractionnée (Ab) ; la monarchie nominale (B) : pas de monarchie (C). Les types ne sont pas si tranchés (natura non fecit saltem) que la théorie élémentaire donne à  croire.

Un « organe de création » est un pouvoir constitué fondé à  élire un individu soit pour lui-même soit en y comprenant sa descendance, l’impétrant n’ayant pas de titre propre (qui tienne à  la personne) à  la maiestas – il n’a le cas échéant qu’un titre à  la candidature. Mais, dans tous les cas, il ne saurait y avoir de dévolution ou transfert de la souveraineté par l’organe dans le chef de l’élu. L’assemblée électorale n’opère dans cet ordre que comme une cause occasionnelle. Le meilleur exemple d’un « organe de création » est celui du collège des cardinaux à  l’endroit du pape. Les figures passées les plus célèbres sont celles, au VIIe siècle, de la royauté romano-gothique de Tolède - ce qui nous reconduit en Gothie et en Svea -, et, au siècle suivant, de la dynastie carolingienne, non moins franque que romaine. La maison capétienne, appelée à  régner au départ par intercalation avec la précédente, fut pareillement dépendante d’un organe de création jusqu’à  ce que la couronne (deux siècles plus tôt qu’on est d’usage de croire) devienne pleinement successive. C’est à  cet organe que l’édit de juillet 1717 réfère lorsqu’il rappelle le droit inamissible qu’a la nation - le mot y est, et l’on s’en est effrayé - d’élire en cas de vacance de la couronne.

Le recours en l’occurrence à  ce terme a pu sembler une maladresse. En réalité, c’était une manière d’éviter d’avoir à  citer les états généraux de manière explicite, lesquels n’ont jamais été un organe de représentation autre que particulière, et qui par suite à  eux seuls étaient dans l’incapacité d’élire. Hugues Capet avait été élu par les évêques et les proceres, qui dans ces temps constituaient le peuple politique. Si la maison régnante peu après 1715 ex hypothesi s’était éteinte, qui à  la mort du Grand Roi se réduisait en tout à  sept successibles, c’était (par essence) aux pairs à  désigner le nouveau roi, et aux Français de ratifier ce choix par une délibération en forme, soit par la procuration d’états généraux, soit dans des assemblées de bailliages. Mais encore même les Français, du moins ceux ayant droit de suffrage, auraient-ils été appelés directement à  en délibérer – chose difficilement concevable à  l’époque - l’organe complexe qui eût élu le souverain n’en demeurait pas moins globalement un « organe de création ».

Nous pointons cet exemple de l’édit de juillet 1717 parce qu’il intervient dans un contexte politique et un climat d’idées extrêmement proche du jaillissement du frihetstiden : c’est de la même façon qu’en Suède un rejet très vif de l’absolutisme que caractérisa en France la Régence, et dont un symptôme fut le système de la polysynodie (si emblématique de ce rejet).

Revenons à  plus haut pour définir le type opposé. Il ne faut qu’un mot pour définir l’antonyme de l’organe de création, qui est l’organe de légitimation. Le premier opère, avons-nous dit, seulement comme une cause occasionnelle ; le second est une cause efficiente. Il en résulte que le monarque élu par un organe déférant n’est pas véritablement souverain, autrement on réaliserait l’amorce d’un contradictoire. Il n’est souverain que de nom ou en figure.

Ce second type se subdivise en deux suivant que la souveraineté, qui y réside dans un corps de patriciens (au sens médiéval ou moderne) ou de nobles, y est partagée ou bien indivise – distinction bien mise en valeur par Hume, avec son acuité coutumière, et dont il est surprenant qu’elle soit demeurée l’une des jachères de la science politique. Les deux exemples respectifs les plus connus sont la République de Venise, république millénaire constituée originairement sur une base large - ressort commun des aristocraties qui ont traversé les siècles - et celle de Pologne, autrement dit le royaume de Pologne déliquescent après que la noblesse, qui y était la plus répandue d’Europe, eut largué au XVIIe siècle le garde-fou des magnats et se fut arrogée la souveraineté, qu’elle exerçait sur un mode anarchique. Celle-ci y réalisait l’agrégat pathétique d’autant de petites monades dont chacune prétendait à  elle seule refléter distinctement la République toute entière.

Un trait symptomatique de la monarchie élective du second type, celle qui repose sur une instance de légitimation, fait contraste avec le premier type. C’est l’existence d’un pacte inaugural, sous les dénominations diverses de capitulations électorales, reversales (lettres reversales), pacta conventa, assurance, bref d’un acte, toujours synallagmatique, par lequel l’élu s’engage par écrit à  satisfaire son règne durant à  des garanties rigoureuses. La souscription du formulaire conditionne l’élection ; et le manquement aux stipulations délie iure ipso les sujets de leur devoir de fidélité. Le plus bel exemple est celui des Articles Henriciens. En Suède, sur ce motif, la menace de la déposition fut brandie officiellement à  l’encontre du roi Frédéric lors de la diète de 1723 et, par une autre en 1756, son successeur, sur des motifs plus pressants, courut grand risque, et manqua de peu, de l’être à  son tour. À chaque nouveau règne, dans une monarchie élective par légitimation, les termes de la capitulation sont l’objet d’une répétition inaugurale et se voyaient minutieusement précisés, mais il arrivait bien souvent qu’ils soient abondamment complétés, sinon aggravés, par tout un train d’articles. Ainsi pour le Saint-Empire même encore au XVIIIe siècle. Cette capitulation, sous quel que nom qu’on la désigne, était indépendante et tout à  fait distincte du serment de l’investiture ou du couronnement, dans les pays qui connaissent ces solennités. Là  où ces cérémonies existent, le serment venait s’ajouter à  la capitulation. Le serment est proféré à  haute et intelligible voix et s’il arrive que l’acte dans sa teneur soit ensuite confirmé par une souscription manuelle, la capitulation, elle, est toujours écrite et jamais proférée par le monarque impétrant, sauf pour y accéder verbalement, mais toujours avant que de devoir y souscrire.

Dans la monarchie élective du premier type, celle qui repose sur un « organe de création », il n’en va pas de même. Seuls la promesse ou le serment du sacre y ont lieu d’être. Le monarque n’y promet qu’à  Dieu seul. Il promet de maintenir et garantir la loi due en général et la justice. La maiestas actualis s’évanouirait si le souverain devait être assujetti à  des capitulations. C’est précisément ce qui fait, a contrario, que dans le second type (organe déférant), un monarque peut être déposé légitimement lorsqu’il enfreint aux stipulations qui ont conditionné son élection même. En Pologne ces contraventions recevaient le nom d’exorbitances. C’est pour cette raison que les contractants étaient astreints à  en entendre la lecture à  intervalles périodiques : ainsi de la promissio du Doge à  Venise. On doit remarquer que ces cas de déliement de fidélité de plein droit et même la reconnaissance formelle du droit de résistance se retrouvent dans des monarchies héréditaires qui relèvent de l’hétéro-limitation.

Cependant, sur le plan pratique, l’opposition des deux types n’est pas, ainsi qu’on en a averti, aussi tranchée que la théorie le voudrait.

Ainsi dans les républiques dites sérénissimes, celles où le chef de l’État demeurait princeps au sens romain du terme, la dignité avait conservé sur le plan formel un reste néanmoins hautement symbolique de la maiestas : à  Venise à  la mort du Doge toutes les fonctions de l’État cessent ; de même en Pologne tant que le pospolite n’a pas élu un nouveau roi. À vrai dire, en Pologne, la République ne prenait le nom de Sérénissime que durant l’interrègne. Mais il y a des cas beaucoup plus déterminés de rémanence de souveraineté dans le chef du monarque élu. Le Saint-Empire romain en est le plus bel exemple. Alors que la relégation désormais multiséculaire de la puissance impériale y paraissait encore à  l’orée du XVIIe siècle inexorable, au point que la plupart des publicistes de ce temps, ainsi Chemnitz - publiciste mercenaire de la Suède -, rangent l’Empire parmi les aristocraties, les empereurs n’en avaient pas moins préservé, à  l’état de vestige, un réduit inamissible de maiestas realis, qui les autorisa à  tenter de réactiver la prérogative, ce à  quoi, à  la faveur de la Guerre de Trente ans, il parvinrent avec succès, et ce durablement.

III. Différences quant au rapport inhérent à  la dimension synallagmatique de la royauté sous le Frihetstiden et de celle issue de la Glorious Revolution.

L’avènement – ici successif – de la reine Ulrique Eléonore puis du roi Frédéric se présente sous un autre jour que pour William et Mary – titulaires concomitants d’une souveraineté indivise – à  la suite de la Glorieuse Révolution anglaise, vingt ans auparavant. Parmi plusieurs différences, à  commencer par le motif de la démise, il y en a une considérable qui tient à  l’avènement d’Ulrique. La princesse, afin de se faire admettre pour reine, en consentant l’aveu officiel que les états étaient en puissance d’élire, n’a fait que confirmer la suspicion légitime qui s’attache à  ses prétentions. Aussi pour atteindre au but déposa-t-elle par préjudice la souveraineté. Si donc elle fut élue, elle n’était plus souveraine. On pourrait ergoter en alléguant que n’ayant renoncé qu’au pouvoir absolu, la souveraineté n’aurait été dans son chef que suspendue et recréée par suite de l’élection, comme il en est dans le cas d’un organe de création (v. supra). Cet argument est sophistique. Il ne vaudrait que si les états avaient été à  son endroit un simple organe de confirmation. On eût été fondé à  soutenir ce point de vue seulement si la princesse avait eu des droits certains, contestés de fait de manière inquiétante bien qu’en droit par de mauvaises raisons, et qu’elle eût voulu conforter ses droits mêmes en demandant aux états de la reconnaître pour reine, par une élection qui eût été déclarative de son titre exclusif ou du moins prévalent. Or, au contraire, les prétentions siennes ne sauraient avoir pu l’emporter à  elles seules sur les droits que le neveu et successeur présomptif de Charles XII tenait de feu sa mère, l’aînée des deux sœurs. Il en est résulté que l’élection par les états d’Ulrique Eléonore pour reine n’a pu être que le fait d’un organe de légitimation (v. supra).

Combien plus cet argument vaut-il pour l’avènement en propre à  la royauté du prince consort Frédéric (Ulrique avait abdiqué sous condition que les états élisent celui-ci roi). Or le prince héréditaire de Hesse-Cassel Frédéric n’était nullement dans la position de Guillaume d’Orange-Nassau, stathouder des Provinces-Unies, à  l’endroit de la reine Mary. Celle-ci était fille aînée du roi Jacques, qui était réputé avoir abdiqué (quoiqu’il n’en fût rien) ; elle régnait par l’exclusion d’un garçon qu’appelait la coutume, son frère consanguin alors un enfant au berceau, âgé de quelques mois. Guillaume d’Orange, propre neveu du roi déposé, avait des droits expectatifs à  la couronne, droits qu’il tenait de sa mère. Et c’est ce qui valut à  ce grand homme de pouvoir exiger d’être souverain sur le même pied que sa femme, car le droit de conquête (par quoi il ravit la royauté) à  lui seul n’aurait pas suffi à  le légitimer, ni même entièrement un acte du parlement, puisque ce dernier - tant à  Westminster qu’à  Edimbourg - n’était plus qu’une Convention.

Tout au contraire, en Suède le prince Frédéric ne pouvait arguer pour lui-même d’aucun droit à  succéder au royaume, ni même, avons-nous vu, à  se porter sur les rangs au cas d’élection.

Cette disparité des situations juridiques a appelé des conséquences contrastées :

Le pacte en Angleterre et répété à  l’Ecosse qui scella la Glorieuse Révolution (en 1688), même dans l’interprétation whig avancée, dont celle d’Acherley offre un bon exemple, n’a pas pâti d’une dissymétrie trop grande, et on exagère à  peine en affirmant que le contrat (entre le parlement et la royauté) y est relativement équilibré. D’où suit, dans ce qui allait devenir bientôt le Royaume-Uni, que la monarchie pour être abstraite ou fractionnée depuis 1688 n’en est pas moins demeurée, encore aujourd’hui, une monarchie réelle et, de plus, monarchie où persiste une résonance, faible (qu’il ne faudrait pas réduire pour autant à  un simple écho fossile), mais inamissible, de maiestas realis.

Il en est allé tout autrement en Suède. Ulrique Eléonore a remis son titre, disputé, aux états et déposé jusqu’à  la souveraineté même afin de parvenir par leur suffrage à  la royauté ; Frédéric y fut sublimé par une autre élection en l’absence cette fois de tout droit propre. La dimension synallagmatique imprimée à  la royauté avec l’Ère de la Liberté est donc affectée, à  l’instar du modèle anglais de 1688, de dissymétrie, mais, et au contraire du précédent, accuse une forte dissymétrie. Dès l’orée du frihetstiden, toute rémanence de maiestas realis avait été délibérément éteinte sur le plan le plus officiel. Il ne demeura que la maiestas personalis. Or cette dernière dans la Suède de l’Ère de la Liberté était vouée originairement à  se déployer dans une configuration profondément déséquilibrée.

IV. La Constitution de 1720 organise-t-elle une balance des pouvoirs ?

La balance des pouvoirs, comme opérant désormais dans un système holiste (autrement dit, dans le champ du concept de souveraineté), est historiquement un résidu et le dégradé du gouvernement mixte. Le gouvernement harmonique (« concordia discors ») dont la monarchia mixta est une forme n’est pas exactement un modèle ; c’est un archétype. Cet idéal, à  l’orée même du XVIIe siècle, fit porter à  Eric Sparre sa tête sur le billot ; les énoncés en seront bien mis en valeur au milieu de ce siècle par Gyllenstolpe, professeur à  Šbo. La renonciation préjudicielle d’Ulrique Eléonore, à  la mort de Charles XII, n’avait pas seulement consenti la ruine de la monarchie absolue ; en tant que la princesse abdiquait d’avance la souveraineté afin d’être reconnue pour reine, cette abandon même avait barré le retour au monument vénérable, lequel, par son côté bifide, suppose une mitigation originaire de l’autorité, ce qui supposerait donc qu’Eléonore en eût détenu primordialement une part, au lieu que la souveraineté, qui est impartageable, était arrogée désormais par les états, comme représentant le peuple suédois. Cependant, la monarchie mixte, qui avait déjà  refait surface pendant la minorité de Charles XI (Additamentum ad formam regiminis de 1660), aurait pu connaître, dès lors qu’était répudié l’absolutisme carolin, un revival dans une forme « modernisée », avec les transpositions nécessaires. La « Glorious Revolution » (1688) a-t-elle abouti à  autre chose ? Or c’est une mise au tombeau que consacrèrent definitive les Constitutions de 1719 et 1720.

La véritable question est : Si le régime de l’Ère de la Liberté est fondé ou non sur la balance des pouvoirs et, n’étant pas nié – c’est l’évidence - que la Forme de Gouvernement repose sur une balance au sein des états eux-mêmes, si la forme de gouvernement organise d’autre part une balance externe.

La question se précisait ainsi : si le pouvoir législatif, opérant par la balance des quatre chambres dont la diète était composée, s’exerçait de concours avec le monarque ou bien s’il était réservé aux quatre ordres, à  l’exclusion du monarque. Ou pour dire les choses de façon abstraite : s’agissait-il de la distribution des pouvoirs sur un mode intégral, les (pour faire comprendre) blended powers de Madison, cheks and balances, appelés à  l’époque en France système de l’équilibre, ou bien était-on en présence de celui de l’unité (wholly unconnected powers), autrement dit de la spécialisation. La réponse est biaisée par l’ambivalence héritée de l’archétype qui fait que la théorie de la séparation des pouvoirs, même ayant détaché ses liens, demeure durant le siècle des Lumières, il faut y insister, - Marc Lahmer parle de sfumato - marquée d’indécision.

On s’attachera d’abord, de manière schématique, à  la réponse que les deux grands partis pendant le frihetstiden lui donnèrent, en pointant les combats à  front renversé (ainsi par exemple lors de la crise constitutionnelle de décembre 1768) et sans omettre de considérer que le débat comme la ligne de front se sont durant la période déplacés. On ne saurait entrer ici dans toutes les nuances qu’appelle le sujet.

Le parti des chapeaux était tenant du système de l’unité, gagé sur la spécialisation. Il y a quelque paradoxe à  cela en termes d’histoire des idées, que nous avons étudié au chapitre des partis. Sur le plan pragmatique il faut se réduire au fait que les chapeaux réussirent à  conserver le pouvoir trente ans sans interruption, bien que leur domination ait été plus d’une fois menacée, une fois au moins sévèrement. Dans un système gagé en droit sur l’omnipotence du parlement, le parti qui détient la working majority est peu enclin à  adopter les vues d’une quelconque théorie postulant que la volonté du parlement élu pourrait être arrêtée par un autre pouvoir constitué. L’ « orthodoxie chapeau » (Michael Roberts) a eu, en 1752, son apologiste, Browalius, évêque d’Šbo (Turku), alors capitale de la Finlande, dans En ärlig Svensk (« l’honnête homme Suédois »). Ce prélat botaniste était en effet de mouvance hattarna (il fut de ceux dont ce parti parvint à  saupoudrer les sièges épiscopaux), alors même, avons-nous vu, que le clergé était keps, bonnet dans son ensemble, et que la Finlande plus généralement, et spécialement sa noblesse, inclinait aux bonnets. Browalius avait pris ses grades à  Šbo et y enseigna, université qui, ainsi que nous venons de voir, et de même de celle de Dorpat (Tartu), avait abrité au siècle précédent les idéaux du gouvernement mixte - dont au sein de l’ordre global propre à  la souveraineté le principe de l’unité de pouvoir réalise la transposition la plus rigoureuse. L’écrit de Browalius emblématique de la conception hattarna de la séparation des pouvoirs. On y trouve ciselées plusieurs des maximes chapeau, dont le dogme cardinal de l’inerrance des états, lequel ne fut pas seulement invoqué pour repousser la doctrine traditionnelle de la séparation des pouvoirs (fondée sur la mitigation), mais fut encore brandi avec succès afin de faire échouer la réforme de l’État tentée en 1769, celle de la dernière chance.

Par un paradoxe symétrique de celui des hattar, les mössor ou bonnets défendirent des vues opposées, pour être plus exact, les vieux – car, suite au reclassement entamé à  la toute des années cinquante, les jeunes bonnets entrèrent dans des vues « républicaines » et soutinrent conséquemment le principe d’unité de pouvoir. Ceci n’alla pas sans une forte dose de cynisme puisque le parti keps, après une cure d’opposition de trente ans, en 1765 était parvenu à  reconquérir la majorité gouvernante, en se taillant la part du lion. Les vieux bonnets, pour nombre d’entre eux, et d’autant après que le parti, depuis 1739, eut perdu le pouvoir, avaient incliné à  voir un contrat (entre les états et le monarque) à  la base de la forme de gouvernement mise en place aux années libératrices. Cette lecture pouvait indéniablement s’autoriser, on l’a vu, des formes de la Constitution considérée au regard de la diplomatique. Par son hétéro-limitation, la théorie synallagmatique porte tout naturellement au système de balance intégral. Et ceci, pour l’idéologie keps dominante, faisait rejoindre à  la Suède, à  quelques réserves près, d’ailleurs importantes (v. chapitre suivant), le type de la monarchie parlementaire britannique tel qu’érigé à  la « Révolution Glorieuse », lorsque le roi, de clé de voûte du parlement qu’il était immémorialement jusque là  fut rejeté comme la pierre d’angle et n’en fut plus seulement qu’une branche, de concours avec les deux chambres.

  • « Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble » (Voltaire).

Une telle théorie aboutissait pour la Suède à  reconnaître le monarque comme une branche à  part entière de la puissance législative. Elle emporte qu’il peut librement donner la sanction aux projets de loi adoptés par les états et, à  plus forte raison (qui peut le plus peut le moins), assentir, de manière indépendante, aux décisions prises dans le riksråd, le Sénat, encore bien même y dispose-t-il un suffrage.

Le pouvoir ou non de refuser la sanction aux projets de loi définitivement adoptés par la diète

On traitera au plan théorique aussi rapidement que possible du dilemme qui traversa le frihetstiden concernant les pouvoirs constitutionnels du roi concernant le pouvoir législatif. Un pouvoir du moins ne lui était pas contesté, c’est celui de l’initiative des lois, encore était-il exercé de l’avis du Sénat, les propositions en étant expédiées et contresignées (comme traduit Mallet) par celui-ci. Le point contesté était celui qui touche le cœur même de la puissance. Sans doute, la Constitution ne dit nulle part que le roi est en pouvoir de refuser de donner la sanction aux projets de lois adoptés par les états, ni dans quelles formes, pas plus qu’elle ne précise de manière explicite si le refus peut en être tacite ou s’il doit être exprès, et dans quel délai. Mais, à  ne s’en tenir qu’à  la lettre, il serait anachronique d’inférer d’une telle prétérition que le roi n’aurait pas ce pouvoir, selon une opinion naturelle à  l’époque, et qui tient au fait juridique de la monarchie comme on la comprenait. Il est difficile de nier que le roi, le cas échéant, n’aurait pas tout au moins détenu par concours le pouvoir constituant dérivé, s’agissant en tout cas d’une révision touchant l’institution monarchique dans ses œuvres vives ou son fondement - exigence a minima inséparable de la monarchie sub specie aeternitatis. Cependant, la Suède de l’Ère de la Liberté était-elle encore une monarchie ? Quoi qu’il en soit, limitons nous d’abord à  considérer la prérogative royale dans son rapport à  la puissance législative ordinaire.

Pour résoudre la difficulté il ne suffit que considérer le principe générateur de la Forme de Gouvernement. Le monarque en Suède avec l’Ère de la Liberté n’était pas souverain au sens strict, il ne détenait plus que la maiestas personalis. Encore doit-on rappeler que la royauté était redevenue élective, et ce n’est pas encore assez dire. Car l’élection était opérée en droit par un organe de légitimation (v. supra). Il en résulte de plus fort que la monarchie du Frihetstiden ne saurait avoir été une monarchie en acte. Et ceci induit inévitablement un ordre de présomption. Soit le regeringsform de 1720 établit une monarchie réelle, mais abstraite, fractionnée - lecture keps – et le silence de la Constitution peut être compris comme une prétérition, et donc interprété de façon positive (au regard de la prérogative). Soit elle érige une monarchie nominale - lecture hatt -, ce qui revient à  dire dans le fait une république royale, et en conséquence l’omission ne saurait être objet d’interprétation, puisque dans une monarchie nominale la puissance législative reconnue au monarque est par définition affectée d’un coefficient zéro (ce qui n’est pas rien, étant clair que dans une république royale à  l’état pur il n’y a même pas de coefficient).

Montesquieu en a opéré le constat : « Ce sont aujourd’hui les états qui gouvernent, et qui ont eux seuls la puissance législative : car le Roi et le Sénat n’ont pas plus de part à  la législation qu’en Pologne ». La thèse en faveur de la spécialisation des pouvoirs a eu la faveur du plus old whig des publicistes français. Mably imagine la fiction d’un dialogue entre deux parlementaires, l’un suédois, l’autre britannique. C’est le Suédois qui parle : « Le gouvernement de la Suède me paroît préférable à  cet égard [à  celui du Royaume-Uni], nous avons parfaitement distingué la puissance législative de la puissance exécutrice. (…) Rien n’arrête et ne suspend l’action de notre diète, et l’activité de votre parlement est suspendue par le pouvoir du roi. Nous avons senti que si le roi et le sénat formaient un cinquième ordre dans la diète, ils abuseroient aisément du crédit que leur donne leur magistrature ».

Une précision est absolument capitale en cet endroit. Le roi en Suède était bien loin de disposer de la latitude du souverain britannique qui, bien qu’il fût en pouvoir de refuser la sanction, s’est bien gardé d’user d’une arme aussi lourde (le dernier refus de sanction a eu lieu, comme l'on sait, en 1707) dès lors qu’il pouvait s’en remettre aux pairs pour rejeter un projet adopté par les Communes, s’épargnant par là  l’impopularité un refus frontal. Il n’était guère difficile d’en convaincre en sous-main les Lords. Déjà  au début du siècle, ce système amphibie avait donné sa mesure en aboutissant au rejet, en 1719, de deux bills dirigés contre ce qu’on appelait (dans le chef du monarque) l’Influence. Ce système alla loin. Le dernier exemple éclatant pour le XVIIIe siècle fut le rejet qu’obtint George III, par le truchement des pairs, de l’India bill, en 1783. Or même si, sans atteindre à  l’ampleur de ce qu’il en était en Angleterre, le pouvoir d’influence du monarque en Suède était loin d’être négligeable, le roi de Suède n’avait nullement la faculté de contrer le parlement par l’opposition de l’une seulement des chambres. Cela tient précisément, nous l’avons vu, à  l’organisation des états et au nombre des ordres. Ce qui tranche tout, c’est que, eût-il obtenu ce soutien, l’opposition d’un seul ordre parmi les quatre dont les états étaient composés n’était pas à  même d’empêcher, s’agissant des lois ordinaires, l’adoption par la diète d’un projet (v. supra le paragraphe relatif aux états).

Quant à  l’inanité de l’autorité du monarque en Suède au regard de la puissance législative, un fait est édifiant : Lors de la crise de 1723, une députation des états ayant à  sa tête le maréchal de la diète (Sven Lagerberg) donna vingt-quatre heures au roi Frédéric pour renoncer à  traverser la volonté de la représentation nationale, faute de quoi le trône serait déclaré vacant. Lors de la crise, d’ailleurs autrement plus grave, de 1755-56, les états parlant au roi recourent à  la litote : « Ils se réjouissent, disent-ils, de n’avoir pas besoin de recourir aux moyens que Dieu et leur droit ont mis entre leurs mains ». Dans la même remontrance, on a ce morceau, d’une insolence parfaite : « La Constitution leur a donné le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ; mais ce seraient des droits sans effet si quelque résistance ou quelque censure y pouvait mettre obstacle. Aussi V. M. s’est engagée par un serment solennel à  être d’accord avec les états assemblés, de manière que leurs actes soient réellement ou paraissent être son bon plaisir ».

Or pourtant la Constitution, si on l’examine suivant des vues disons simplicistes, ne refusait pas au roi le pouvoir de sanction de la loi. En tant qu’elle était muette là -dessus, on pouvait même, à  l’époque, inférer ce pouvoir, lequel, en tout cas au début du XVIIIe siècle, était l’objet d’une présomption dans le chef d’un monarque. Pour trouver une disposition susceptible de jeter une ombre de doute sur la présomption en l’espèce, il faut recourir au règlement des états, article 20 : « Non seulement le roi publie en son nom tout ce que les états lui ont présenté pour être signé par S. M., mais de plus il [le Roi] fait exécuter tout ce qu’ils ont résolu ». C’est soulever ici la question du rang du règlement des états dans la hiérarchie des normes. Le règlement du 17 octobre 1723 fut en vigueur durant tout le frihetstiden. Pas plus qu’aujourd’hui, le règlement du riksdag n’avait rang de loi constitutionnelle. Cependant, du fait que son adoption requérait le consentement de l’unanimité des ordres, à  la différence des lois ordinaires, on peut bien dire que formellement il n’était distingué de la Constitution que par le contenu, et encore cela ne valait-il que pour celles de ses dispositions qui n’étaient que de détail ou peu essentielles. Or c’est le règlement des états lui-même, article 17, qui déclare cette règle de l’unanimité, non la Forme de Gouvernement. On s’est expliqué là  dessus au paragraphe 2 de la première partie.

On pourra toujours opposer à  la thèse déniant au monarque le pouvoir de donner la sanction, laquelle donc peut faire munition de l’article 20 du règlement des états de 1723, que ce dernier n’est rien d’autre qu’un ouvrage avancé et comme la contrescarpe de l’oligarchie régnante. Qui ne voit que ce texte opère en prise directe sur la crise constitutionnelle de cette année là , au cours de laquelle le roi Frédéric frôla la déposition ? Aussi n’est-ce pas sans motif qu’on est fondé à  arguer simpliciter que ce règlement d’assemblée s’évade de la Constitution originelle.

C’est par l’effet d’une herméneutique revêtue d’un cachet officiel, mais contre la lettre bien comprise du texte, et jusqu’à  son silence même, que les oligarques ont imposé la lecture défavorable à  la prérogative. Cette interprétation forcée est de grande conséquence. À partir du moment où la Forme de Gouvernement de 1720 se présente comme une loi fondamentale (v. supra le paragraphe liminaire sur ce concept) et ne prévoit pas de procédure spéciale de révision, elle peut être modifiée suivant le même mode que les lois ordinaires, quoique néanmoins sous une réserve importante. Cette réserve ne concernant nullement le monarque, si l’on admet que celui-ci n’a pas le pouvoir de donner ou refuser la sanction à  l’endroit fût-ce des simples lois, il en résulte que celui-ci a perdu le pouvoir constituant dérivé. Il en résulte que le royaume de Suède à  l’Ère de la Liberté ne saurait plus être tenu pour une monarchie.

La compétence du roi est-elle liée ou pas à  l’endroit des décisions prises dans le Sénat ?

Il était ardu de défendre en cet endroit la prérogative. Dès lors en effet que la Constitution réduisait le roi à  la figure d’un doge, avec son double suffrage, il est malaisé de soutenir que, la décision collégiale dans le Sénat ayant été l’objet d’une délibération, mise aux voix et dûment prise, le roi à  lui seul aurait été en pouvoir de la suspendre et, à  plus forte raison, de l’anéantir. Cet argument, apparemment très fort, trouve vite sa limite. Plutôt que d’entrer dans un raisonnement abstrait on recourra aux exemples. Prenons le cas d’une monarchie abstraite, le régime de Juillet en France, gouvernement d’esprit et de pratique parlementaires. On y découvre réalisé, curiosité rare, un ou deux cas non tant de vote par scrutin en conseil des ministres (ce qui est déjà  en France comme en Angleterre une étrangeté) que de scrutin dans lequel le roi a exprimé son suffrage. Que le souverain, Louis-Philippe en l’occurrence, ait averti ou non au préalable qu’il se rendrait à  l’avis de la majorité, est une question de fait ; en droit, personne n’a jamais douté qu’il était maître de la décision. Que s’il se fût refusé à  se rendre à  l’avis de la majorité, les ministres (conformément au régime parlementaire classique) n’avaient plus qu’à  se plier à  la volonté du roi ou bien remettre leur démission, l’obligeant ainsi à  trouver d’autres ministres qui acceptent d’en assumer la responsabilité. On rencontre des cas d’un souverain donnant son suffrage dans des monarchies tempérées et même, qui croirait, absolues, au sein de la plus exemplaire d’ailleurs de toutes. Mais ces exemples, si saisissants, ne sont d’aucun argument s’agissant de la Suède puisque sous le régime de la Constitution de 1720 la monarchie y est, dans l’interprétation la plus favorable, une monarchie abstraite ou fractionnée. La comparaison ne peut donc jouer qu’avec le régime de Juillet, qui l’est aussi, pour lui sans aucun conteste. Or cependant à  partir du moment où en Suède c’était le prescrit constitutionnel lui-même qui instituait ce suffrage en faveur du monarque, et qu’il ne s’agissait nullement d’un simple usage, comme celui auquel s’est prêté Louis Philippe, il faut bien admettre qu’il y a là  une présomption sérieuse en faveur de la compétence liée. Et cette présomption devient irréfragable dans le cas où l’on postule – et telle fut bien l’interprétation dominante, laquelle a été revêtue d’un caractère officiel – que la forme de gouvernement de l’Ère de la Liberté n’est rien d’autre, tout au plus, qu’une monarchie nominale et dans le fait une république royale.

C’est bien ainsi, nous allons le voir, que fut résolue sous ce régime la question du pouvoir qu’aurait eu le roi, indépendamment et pour lui-même, d’assentir aux décisions du Sénat auxquelles il avait participé en exprimant son suffrage. Dans la logique et en vertu du principe d’unité propre au système, le conseil du royaume, nommé sur la présentation des états et, suite au détournement que l’on sait, à  leur entière dévotion, devait être inexorablement soumis à  leurs volontés ; le monarque, qui n’était qu’un princeps senatûs, ne pouvait pas manquer à  son tour d’en être l’esclave. La question semble avoir été réglée pour le roi Frédéric, en tout cas après le clash avec la diète de 1723. Une fois surmontée à  ses dépens cette crise, le roi Frédéric maintint profil bas. Tout y concourait, à  commencer par sa paresse. Adolphe Frédéric, dont l’élection comme prince successeur, en 1743, n’avait pas été jouée d’avance et dont l’avènement avait nécessité bien des précautions, tenta à  cette occasion de prendre ses marques, ou du moins on lui inspira de les prendre (c’était un monarque sous influence).

Le nouveau roi demanda, par une note du 9 avril 1751, quelle était la différence entre les affaires de l’État, qui doivent être décidées par la majorité dans le riksråd ou Sénat (Forme de Gouvernement, article 15), et les affaires de cabinet, dont la décision appartenait exclusivement au roi (article 20). Lorsqu’on eut répondu à  sa question, il déclara que l’opinion du Sénat devait être considérée comme nulle si elle n’était validée après examen par sa sanction. Il était appeler à  régner, non à  souscrire à  la volonté du Sénat. Ces prétentions provoquèrent des discussions, qui furent agitées en présence du roi et dans lesquelles Tessin (le président de chancellerie), prit la parole, nous dit Geijer. Notre ignorance est grande. Malgré le désir, un peu violent, d’en savoir plus, les relations qui n’ont pas manqué d’en être faites ne nous sont pas de si tôt accessibles. C’est en cette occasion que se cristallisa le ressentiment du monarque qui trouvera carrière en 1755-56, attisé par les provocations de la diète, et sera alors le ressort de la tentative de coup d’État royal (v. infra le dernier paragraphe). Cette crise fut surmontée avec beaucoup d’acerbité par les oligarques tant et si bien qu’elle fut aux chapeaux un triomphe. C’est alors que fut consacrée définitivement la conception purement moniste de la séparation des pouvoirs, corollaire du dogme du dépôt de la maiestas realis dans le sein exclusif (était-il prétendu) des états. Lors de la crise dramatique de décembre 1768, il est plaisant que le rappel au dogme ait été le fait d’un sénat peuplé cette fois de bonnets. Ce qui donne les limites du genre, et marque à  quel point les positions de principe des factions relativement à  la prérogative durant toute la période furent en réalité dépendantes (et en cela Geijer a raison) de considérations assez méprisables.

L’invention de la griffe

Aussi est-ce cette même diète de 1756 qui inventa la pièce de secours de l’estampille ou griffe, dont les états conservèrent le dépôt. À Venise – autre république princière – on n’avait pas eu à  recourir à  ce détour blessant et on avait atteint au même résultat par des voies plus simples : les édits et lettres de créance étaient pris au nom du doge, mais celui-ci n’était pas en pouvoir d’y apposer sa souscription ou son sceau. De la part des états de Suède « leur humble avis que, dans toutes les affaires sans exception où la signature du roi avait été requise jusqu’alors, le nom de S. M. fût apposé dorénavant à  l’aide de cette estampille toutes les fois que la signature ne suivrait pas de plein gré la première ou la seconde réquisition ». En agissant de la sorte, ils cédaient seulement, disaient-ils, à  cette considération que « le grand nom de roi rend les commandements plus respectés et les expéditions plus efficaces ». Aveu naïf, comme dit à  merveille Geffroy, de l’extrémité qu’ils n’eussent pas craint d’affronter en supprimant même le nom de roi, n’eût-été l’attachement de la nation à  la vieille institution monarchique ». Le roi de Suède ne pèse dans ce registre révérenciel qu’à  l’aune de ce que le cynisme lui mesure. C’est bonnement l’Être Suprême, chose sans quoi Iphicrate doit se prêter de bon cœur aux soutirages d’Arlequin ou un seigneur de village, comme M. de Voltaire, faisant le prône en place de son curé, est grugé à  toujours par ses paysans.

Les états de 1756, par la voix du comité secret, avaient rendu leur oracle : « Tout ce qui ailleurs faisait la grandeur du roi n’en faisait en Suède qu’un homme au service d’un peuple libre ».

V. L’échec de la réforme de l’État

« Le frémissement intérieur, symptôme inséparable d’une nouvelle forme de gouvernement ». Depuis le coup d’État manqué de 1756, la réforme se faisait plus pressante. C’est ainsi que la diète « jeune bonnet », en 1766, avait adopté une ordonnance sur la meilleure exécution des lois. À l’issue du psychodrame de la crise constitutionnelle de 1768, la question prit un tour d’urgence. Lors des élections générales que le sénat bonnet, à  la suite d’une partie de bras de fer avec le roi, avait dû se résoudre à  anticiper, les chapeaux l’emportèrent haut la main. La diète, ouverte à  Norrköping, et dont la tenue se poursuivit à  Stockholm, marqua l’alternance, avec la destitution de dix sénateurs bonnets. Le grand débat attendu put alors se donner carrière. Il y avait les tenants d’un retour simpliciter – d’où leur nom de simplicistes – à  la Constitution originelle, débarrassée de toute sa gangue d’excroissances et de déviances. Cette thèse est inséparable de l’axiome, qui à  dire vrai tient du postulat, ou du vœu pieux, d’après lequel le canon de la Constitution aurait été fondé sur l’équilibre des pouvoirs (checks and balances). Au contraire de cela, la lecture peut s’en faut autorisée, qui avait reçue une manière de consécration officielle, était celle non tant de la prééminence du corps législatif, laquelle emporte simplement la spécialisation des fonctions, mais par un glissement - qui est la note distinctive du régime du frihetstiden - de l’omnipotence du parlement, et la subordination à  son endroit, conçue comme hiérarchique, de tous les pouvoirs constitués. Anders Schönberg, la grande voix des simplicistes, cernait les dangers du dogme de l’inerrance, credo de Browallius, lorsqu’il rappelait que « le membre d’une assemblée d’états constituée en diète absolue pouvait s’avérer un tyran autant qu’un monarque absolu pouvait l’être ». Mais, comme le dit Michael Roberts, les opposants à  la réforme de l’État « wÈre not a bit impresed by allusions to the Magna Carta and Habeas Corpus. They saw the question in term of powers, and with jealons vehemence defended the sovereignty which in practice inhered in themthelves ».

Lors des états de 1769, une grande commission, appelée des députations réunies, accoucha d’un projet intitulé Acte de Sécurité. Quand il s’est agi de l’adopter, à  la fin de la session, la chambre de la Bourgeoisie vota la question préalable ; celle des Paysans le rejeta par un vote sur le fond ; au riddarhus, le texte fut repoussé de même, bien que la majorité ait été serrée (26 voix d’écarts dans une assemblée qui comptait près de neuf-cents membres). Seule des quatre, la chambre du clergé avait émis un vote favorable.

On ne saurait achever cette section sans évoquer la proposition relative au mode de désignation du riksråd que fit Gustave III dans le Sénat même, le 28 novembre 1771, soit dans les mois qui suivirent son éloquent discours d’ouverture (le 25 juin) de la diète inaugurale de son règne. Il s’agissait d’un système de composition fondé sur les nombres rationnels, de l’invention de Carl Fredric Scheffer, homme brillant et de grande ressource (dont le frère, puîné, Ulric sera nommé l’année suivante, à  la suite du coup d’État, président de chancellerie). Cette composition était fondée sur la proportion deux-tiers un tiers entre majorité et opposition au sein des commissions parlementaires. En outre, elle réservait deux postes de sénateurs à  l’opposition parmi ceux qui venaient à  vaquer en suite de l’alternance. Ce projet séduisant faisait partie d’une gerbe d’amorces de la part du roi destinées à  administrer la preuve définitive de la mauvaise volonté du régime à  se réformer lui-même. Aussi ne pouvait-il aboutir.

VI. Par quelles raisons le modèle britannique a-t-il été érigé comme seul et unique prototype du régime parlementaire. Pourquoi le régime de la Suède du frihetstiden fut-il oblitéré, qui a mis en œuvre celui-ci un demi-siècle avant l’autre ?

On est en droit de se demander pourquoi la plus ancienne constitution écrite dans l’Histoire à  avoir été appliquée durablement dans un grand État a été la plupart du temps si obstinément oubliée. Cette question se double d’une autre, qui la rend encore plus pressante : d’où vient qu’il ait fallu attendre 1990 pour voir un manuel de droit comparé de langue française consacrer un développement sur le premier régime parlementaire à  avoir existé au monde, lequel est non pas le modèle britannique, n’étant pas nié qu’il soit insurpassable, mais en Suède le régime de l’Ère de la Liberté ? À quoi on doit ajouter enfin le silence qui plane sur la remarquable Constitution suédoise de 1809, texte assurément fondé sur la séparation « rigide » des pouvoirs, selon l’expression bateau reçue en France, mais qui n’en a pas moins été la première constitution écrite en Europe à  parvenir à  l’efficience sur une période probante. Et ceci rend le silence encore plus oppressant.

On esquissera quelques raisons :

1° - Lorsque Voltaire (1726-28) puis Montesquieu (1729-31), lors de leur séjour en Angleterre, que suivit bientôt celui de Maffei, apprirent sur le terrain à  connaître les institutions britanniques et en firent la description en haussant celles-ci à  la dignité d’un modèle digne d’un peuple libre et d’un exemple pour toutes les nations, il n’y avait pas de raison qu’ils établissent un parallèle (qui aurait déparé l’originalité voulue de leur propos) avec les institutions nouvelles de la Suède, ce d’autant que le régime de l’Ère de la Liberté n’avait pas encore à  cette date développé toutes ses virtualités. Aussi Voltaire écrit, en 1734 : « La nation anglaise est la seule sur la terre qui soit parvenue à  régler le pouvoir des rois en leur résistant ». On trouve dans la princesse de Babylone, conte de la vieillesse (1768), une idée voisine appliquée à  la Suède : « Ici la royauté et la liberté subsistaient ensemble par un accord qui paraît impossible dans les autres États ». Cependant, dans les Lettres anglaises, aucun parallèle n’est tenté. À première vue, on peut trouver cela surprenant, mais voyez ce qui suit : « et qui d’efforts en efforts aient enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout puissant pour faire le bien, a les mains liées pour faire le mal ». La vérité oblige à  dire que le roi de Suède sous le régime de la Constitution de 1720 avait les mains liées pour faire le mal, mais n’était pas tout puissant pour faire le bien.

2° - L’expérience de l’Ère de la Liberté avait été accueillie très favorablement en Europe, à  commencer par Voltaire, prodigue de bonnes paroles : « Cette Constitution est admirable ». Les témoignages là  dessus sont nombreux, et d’autant plus remarquables que la plupart sont tardifs (on ne s’étonnera pas, par exemple, que Limiers, en 1721, soit élogieux) : Montesquieu (1748-49), la Baumelle (1751), Rulhière (1764), Voltaire encore (1768), Mably (1776, par rétrospection). Nous n’avons pu lire les appréciations du duc de la Rochefoucauld (le traducteur des constitutions américaines, l’ami de Franklin) et son cousin le duc de Liancourt (le bienfaiteur de l’humanité) lors de leur séjour en Suède, en 1769, l’année qui précède la venue d’Alfieri. Celles-ci doivent être d’autant plus dignes d’intérêt que se tenait une diète, qui fut celle de la « dernière chance ». L’ensemble de ces récits témoignent par leur date que le régime bénéficiait toujours d’un crédit de bienveillance en Europe et que si la réforme de l’État avait abouti, dont cette année là  la tentative se fit, par un regain de l’esprit public et l’effort de la diète elle-même, le développement historique du régime parlementaire dans le Monde aurait pris un autre tour. C’est alors que la forme de gouvernement de l’Ère de la Liberté, épurée de ses vices, restituée dans son esprit originel et consolidée définitivement sur de nouvelles bases, serait devenue un modèle. Il est permis de le regretter.

Cependant, il serait vain de dissimuler à  l’endroit de ce régime tout un lot de critiques, qui ne firent que s’aggraver, au premier titre de la part en France de secrétaires d’État des affaires étrangères, le marquis d’Argenson ou le duc de Choiseul. On peut citer : l’abbé Raynal (la date manque), Breteuil, ministre de France à  Stockholm, Barthélemy, son secrétaire de légation, l’encyclopédiste Alexandre Deleyre et le publiciste De Lolme. Comme pour l’autre, le catalogue est très loin d’être complet. De Lolme est digne d’attention parce que c’est un adepte de Montesquieu, un Genevois anglophile, l’opposé de son compatriote Rousseau, même s’il lui doit quelque chose en ce qu’il a une lecture de la Constitution britannique qui confine à  la spécialisation, ce qui aboutit à  atténuer le contraste avec les institutions suédoises à  l’endroit desquelles il n’en est pas moins fort réservé.

Il reste que le régime a fini par sombrer, et c’est ce qui a emporté le silence.

3° - Un autre motif est la configuration du système constitutionnel de prise de décision dans son rapport au monarque, laquelle, dans l’ordre du pouvoir législatif, s’avère aberrante dans la perspective du régime parlementaire classique et, dans l’ordre de l’exécutif, pour le moins insolite, même au regard du régime parlementaire dans sa forme moniste.

4° - Lorsque la théorie du régime parlementaire classique se prononce entre 1816 et 1847 elle va déboucher sur l’établissement de deux critères cumulatifs : la responsabilité politique collective du gouvernement devant les Assemblées et le droit de dissolution, qui en est conçu par elle comme la contre partie. Le parlement en Suède – si tant est avons-nous dit que ç’ait été un parlement - était sous le régime de la Constitution de 1720 une assemblée d’ordres, et il le demeura sans discontinuer jusqu’en 1866. Il en résultait que la dissolution à  l’endroit des trois chambres élues dont il se composait sur les quatre, ou à  l’endroit de l’une ou deux de ces chambres, ne pouvait avoir de lieu. La séparation des états du royaume appelait de plein droit lors de la tenue de la diète suivante des élections générales, le terme extrême entre deux tenues d’états étant de trois années. On comprend bien qu’à  partir du moment où le critère sacro-saint de la dissolution ne se rencontrait pas, la doctrine n’ait pas tenu le système de l’Ère de la Liberté pour un régime parlementaire au plein sens du terme. Le même argument vaudra, et est utilisé parfois encore aujourd’hui, à  l’encontre des institutions de la Norvège, où le pouvoir de dissolution n’est pas reconnu, lorsque, dans le dernier quart du XIXe siècle, celles-ci furent investies par le régime parlementaire, car à  l’origine, comme en Suède (les deux royaumes étant compris à  cette époque au sein d’une union réelle), il avait été conçu, et avait fonctionné durablement, comme un régime de séparation « rigide ».

Lorsque les publicistes du Continent ont entrepris la théorie du régime parlementaire, il est clair que c’est uniquement le modèle britannique qu’ils ont eu en vue. Le système politique de l’Ère de la Liberté en Suède (si tant est qu’on en ait en conservé à  l’époque encore un souvenir, désormais vague) était reconnu pour avoir dégénéré dans la licence, et la figure absolue d’un parlement gouvernant ne pouvait à  l’époque que rappeler d’avantage le traumatisme récent dû aux dérives « totalitaires » de la grande Convention. Or par une application du critère de la confusion des pouvoirs, l’un et l’autre de ces régimes n’étaient nullement tenus pour avoir obéi au régime parlementaire (si l’on passe les élucubrations futures de Mirkine-Guetzévitch), mais étaient regardés comme un régime d’assemblée.

VII. Condition historique du régime parlementaire accompli. Rapide comparaison sous ce rapport de la Grande-Bretagne et de la Suède

L’aristocratie ainsi que cette part de noblesse en phase à  son endroit d’accrétion, moyennant le renfort de ce « joyau social » qu’ont été été la gentry et le middling landed rank, dont pour la Suède l’ofrälse ståndspersoner offrait quelque peu le répondant, ont été la condition du gouvernement parlementaire. Ce n’est pas assez dire. Ce n’est pas la Constitution ou la forme de gouvernement qui reposait sur le principe aristocratique – c’est là  l’énoncé d’un truisme, et il n’en allait pas autrement en Suède –, mais bien le gouvernement (au sens de cabinet) lui-même. D’où les prodromes en Grande-Bretagne du régime parlementaire accompli, dans le même moment où en Suède le régime parlementaire absolu se déploie. Comprenons bien ici qu’il ne s’agit pas ici du fondement aristocratique, mais du principe actif, au sens du ferment ou du ressort. Benjamin Constant dira, des « avantages du principe». Nous allons y revenir.

Pour appuyer l’évidence de cette conclusion, on partira de définitions de droit public et politique, celles, d’abord, de l’aristocratie et de la noblesse dans leur rapport aux fonctions étatiques. La meilleure (parce que la plus adéquate) est celle de Bonald, que nous modifions légèrement : l’aristocratie exerce seule ou par concours la puissance législative ; la noblesse signale une ou plusieurs participations au pouvoir exécutif ainsi qu’au pouvoir judiciaire. Dans l’ordre exécutif la noblesse exerce, par vocation, au premier titre des fonctions de commandement militaire. Aux deux cas, et c’est ce qui dans l’origine - et donc à  Rome - permet de la circonscrire, elle est la descendance de qui est parvenu au sommet des honneurs. L’aristocratie accepte en général d’assez bonne grâce et trouve politique de servir à  l’intérieur de ce cursus, et parfois non. L’aristocratie véritable ne doit absolument rien ab origine à  la faveur du monarque ou aux carrières de la république, contrairement à  la noblesse. Le monarque en revanche fait les nobles et la république (entendons la romaine et celles d’ancien style), les fabrique. Or cependant nul ne devient noble pour lui-même. Ce fait juridique, depuis Rome, a traversé les siècles. À l’endroit de l’aristocratie, la monarchie, quand elle ne s’emploie pas à  lui casser les reins, use de soporifiques ou de diversions, mais elle ne saurait se passer d’une noblesse dont le rôle soit actif. À l’inverse, cette dernière, on vient de le dire, peut exister à  part de la monarchie. Ainsi dans les républiques oligarchiques où la noblesse est d’institution et y sert à  l’habitude de camouflage à  l’ancienne aristocratie, seule à  détenir l’autorité dans son principe, le patriciat au sens antique. Rome en est le meilleur exemple.

L’aristocratie immémoriale, c’est bien connu, est fondée sur l’indépendance et s’inscrit dans la distance. Le sentiment d’un devoir de protection ou de patronage lui est inhérent, et elle trouve son appui le plus naturel dans le menu peuple, par l’effet d’un enjambement souvent souligné, souvent vérifié dans l’histoire et qu’il est aisé reconnaître dans bien des contextes, en dépit même de leur caractère hétérogène. Par une suite naturelle, la noblesse d’accession se coulera à  longueur de temps dans le même moule protecteur. En tant qu’elle s’avère de taille à  retremper son illustration d’une génération l’autre et entre dans de belles alliances, qu’elle parvient à  accroître le socle de grandes propriétés foncières et l’étendue de ses dépendants, elle revêtira d’autant plus un cachet d’aristocratie qu’elle sera parvenue à  traverser sans encombre disons deux siècles. L’ « aristocratie » de l’ordre décrit repose donc au départ sur un jeu de rôles, un comportement qui s’étudie (elle n’a pas oublié qu’un jour pas si lointain elle est parvenue à  la noblesse). L’aristocratie immémoriale était éteinte, à  peu de choses près, en Grande-Bretagne. La noblesse dans le meilleur des cas était d’extraction. À l’âge classique, elle devait somme toute en petit nombre ses titres originels au sang versé en bataille ; et, contrairement à  la part répondante de la noblesse française, dont on tirait le sang et qui y mangeait les derniers restes de ses terres, ces titres mêmes étaient marqués plus par l’encre des comptoirs (banque, négoce) que par celle du siège (judicature) ou du bureau (finance), la Suède réalisant un cas intermédiaire. Bref, au XVIIIe siècle, une large part sinon le gros de la noblesse était extraite outre-Manche de la bourgeoisie d’affaires. L’économie ouverte et ce qu’on a appelé la société marchande vont de pair avec la prise de décision fondée sur la délibération et le gouvernement représentatif porté à  son point d’efficience. Il en est résulté qu’étant issue de ce vivier (sans s’attarder ici à  le décrire), en ayant hérité le sens du calcul d’utilité, des montages et de la médiation, la noblesse britannique a revêtu certaines qualités, au mieux nappées de bienséance, qui n’ont pas été sans incidence sur le développement du gouvernement parlementaire.

Parvenu en ce point, on ne peut manquer d’évoquer la pairie, qui est l’interface de l’aristocratie et de la noblesse. Nous avons déjà  parlé incidemment de la pairie médiévale. C’est ici de la pairie moderne qu’il est question. Elle a été l’aristocratie nobiliaire des temps modernes. C’est un office national, comme a dit Mounier (lorsqu’il tenta de dissiper les préventions lors des débats de l’été 1789 à  la Constituante). La pairie est une portion essentielle de la puissance législative.

Quant à  la Grande-Bretagne, on a eu l’occasion de rappeler que la noblesse a fini par s’y réduire sur un mode individualisé absolument à  la pairie. On a dit surtout à  quel point et comment cela a été d’une incalculable importance dans l’avènement du gouvernement représentatif. En Suède, il a pu exister une institution équivalente aux temps médiévaux, et les jarls en approchaient. Cependant la féodalité n’y a pas poussé des racines profondes comme dans l’ouest de l’Europe. Or précisément c’est d’elle que la pairie tire son origine. D’autre part, à  l’âge moderne, la première curie de l’ordre de noblesse (le genus senatorium) aurait pu en servir de base. Mais on a vu que l’Ère de la Liberté en imposant la « démocratie des nobles » a ruiné le dessein qu’on en aurait eu. Il reste néanmoins un peu étrange, pour le dire en passant, que Gustave III, à  travers la Constitution réparatrice de 1772, n’ait pas tenté quelque chose dans ce sens.

L’hérédité n’est inséparable que de l’aristocratie. On doit considérer cependant que la noblesse personnelle comme la pairie viagère sont des inventions récentes. Aux trois cas, lorsqu’il y a hérédité, la dévolution des statuts et ses modes ne sont pas exactement les mêmes. Quoique de grande implication par leur interaction avec le droit politique, il ne saurait être question ici d’entrer sur ce point dans des développements.

Les querelles intestines et les guerres de succession médiévales avaient mis à  rude épreuve la plus vieille aristocratie tant en Suède qu’en Angleterre et en Ecosse. À l’orée de l’âge moderne il n’en restait plus grand-chose. Il ne subsistait plus que la noblesse en tant qu’elle est susceptible de revêtir, à  de certaines conditions, le caractère d’une aristocratie, et en ce cas, ainsi qu’on vient de dire, son punch s’avère plus grand. Souvent fort ancienne en Suède, elle l’était très peu en Grande-Bretagne.

Il reste à  dire un mot, et on va tout de suite dire pourquoi, d’une institution publique qui, dans l’ancien droit, n’a jamais été héréditaire, celle de la chevalerie. Il y a des familles parées du nom de chevaleresque comme issues de chevaliers, mais la chevalerie en soi est intransmissible. On renverra en note l’élément de définition. En plein siècle des Lumières, l’exquis M. de Razins (dernier des officiers français survivants de la bataille de Fontenoy), en a fait une description charmante. Il dédia ses œuvres complètes au roi Gustave. Cette strate ne doit surtout pas être négligée au regard du système politique du fait de son importance considérable en Grande-Bretagne, et qui tient au premier chef à  son enracinement. Nous voulons parler de la gentry. Celle-ci dans sa part la plus précieuse tirait de la vieille chevalerie, mais les gros escadrons des gentlemen ne l’étaient jamais qu’en vertu de présomptions supplétoires, fondées sur la créance publique et la considération du mode de vie ainsi que la détention de charges honorables.

En revanche, en Suède, suivant toute apparence, la chevalerie paraît au XVIIIe siècle bien évanouie, sans qu’on puisse préciser à  quel modèle opératoire (assomption ou avalement, tarissement, plusieurs ont été en œuvre en Europe) on doive recourir in situ. Tout au moins, les expressions d’Ordre équestre et de riddarhus et jusqu’à  cet hendiadys qu’on repère dans la Constitution de 1720 en sont-ils des vestiges.

Le principe aristocratique a été, pour le répéter, non tant celui à  la base de la forme de gouvernement que le ressort du gouvernement au sens restreint et actif, du cabinet, et partant celui du régime parlementaire à  ses origines. Cette idée, au fond assez banale, a été rendue encore plus intéressante par Benjamin Constant, en ceci qu’il lui imprime un tour paradoxal. Ecrivant en 1822, précisément à  l’époque même où la théorie du régime parlementaire prend son essor, il commence de rappeler l’évidence : « Ses institutions constitutionnelles lui donnent tous les avantages d’un gouvernement aristocratique. Le roi est dans la Constitution britannique (…) un modérateur élevé au dessus de la sphère des agitations (...) [suivent deux lignes sur ce qu’il appelle le pouvoir neutre]. La véritable action journalière est dans le ministère, réunions d’hommes toujours plus ou moins distingués par le talent et l’expérience, à  l’abri comme corps collectif des vicissitudes de l’hérédité (…) ; formant en un mot une espèce de sénat, constant dans ses vues, uniforme dans sa marche, et préservé par sa composition de la versatilité et des caprices, inséparables d’une succession d’individus qui se remplacent par droit de naissance. Quelles qu’aient été toujours les divisions des partis, le gouvernement anglais en passant des mains d’un de ces partis dans celles de l’autre, n’a jamais dévié de son principe aristocratique ». Ensuite, Benjamin Constant s’attache, en des pages limpides, six ans après Rubichon, à  reconnaître les changements sociaux profonds opérés dans les Iles Britanniques depuis un quart de siècle, sous le coup de la guerre de titans soutenue par le Royaume-Uni contre la Révolution et ses principes, consolidés par Bonaparte, le système « de l’esprit de conquête et l’usurpation ». La conclusion tombe : (Au cours de ces vingt ans,) « L’aristocratie anglaise a fait contre elle même ce que la puissance royale avait fait dans d’autres pays contre l’aristocratie ». Voyez bien qu’il écrit en 1822. Il n’a pas pressenti le spectaculaire rétablissement du quart de siècle suivant.

En regard du développement du gouvernement parlementaire, celui-ci n’a pas lieu d’advenir si l’aristocratie détient à  elle seule l’autorité ou bien si la monarchie n’a pas eu à  composer avec elle. En tant que l’aristocratie pour elle s’articule, le cas échéant, sur la monarchie, institution qu’elle aspire de toute son âme à  oblitérer et que, livrée à  elle même, elle a tôt fait de rendre vide – la Suède du frihetstiden est le meilleur exemple – elle est susceptible d’appeler de la part d’une monarchie intelligente une rétroaction. C’est cette composition dialectique qui, lorsque et pour autant qu’elle est assumée « effort après effort » de leur part comme de celle du monarque, aboutit au gouvernement parlementaire. Cette condition a été nécessaire. Elle n’est pas suffisante.

Pour que le régime parlementaire historiquement advienne, dans sa forme aboutie, il faut : 1) que si violentes d’ailleurs puissent être les émotions et la réclamation du peuple, lors d’émeutes en rafale (celles de l’ère prévictorienne), qui furent celles du désespoir, la forme de gouvernement ne soit pas contestée dans son principe ; 2) qu’il y ait composition d’une part d’une aristocratie puissante qui sort d’avoir largué son devoir de patronage au sens antique et est en passe, à  tous égards, de reconversion et d’autre part d’une monarchie à  qui n’est pas déniée de beaux restes d’autorité, mais a fait le choix de s’inscrire dans des réseaux plus modernes d’influence. Or cette dernière n’a fait que grandir dès lors que, plus que jamais, le monarque persiste à  se maintenir « au dessus de la sphère des agitations ».

VIII. En quoi la Forme de Gouvernement du frihetstiden réalise-t-elle la forme inaboutie du parlementarisme ?

Sur le plan du gouvernement parlementaire et du système politique, les points de convergence entre la Suède et la Grande-Bretagne n’ont jamais été aussi grands qu’à  cette époque. Il importe de dire que les Suédois, justement conscients de leur originalité, n’étaient ni ne furent, même dans leur part la plus anglophile, adeptes de modeler leurs institutions nationales sur l’exemple britannique.

Aux deux royaumes : Existence du ferment aristocratique du parlementarisme – ce point sous ce regard est fondamental, on vient d’en parler - monarchie abstraite (fractionnée), souveraineté du parlement, élections libres et disputées, dans le cadre d’un suffrage censitaire, avec interaction de l’influence de la part du monarque, liberté d’opinion et vie politique trépidante, système de représentation oligarchique se traduisant par la mise en compétition de deux grands partis, notable raffinement des procédures parlementaires ayant trait à  la délibération et à  la prise de décision collective.

Les différences apparaissent aussitôt : Alors qu’en Grande-Bretagne persiste en faveur de la monarchie une rémanence (certes) lointaine de maiestas realis et comme un rayonnement fossile, la royauté en Suède est habitée depuis l’Ère de la Liberté par la grisaille. La monarchie à  cette époque n’y était d’ailleurs plus qu’un flatus vocis et si le royaume redevint par la suite de façon réelle une monarchie pour deux siècles (1772-1974), on sait qu’il n’en est plus une aujourd’hui. La Forme de gouvernement de 1720 – monarchie abstraite nominale - a dérivé très vite vers la république royale, de même que la Constitution de 1974 a instauré une démocratie couronnée. Les états de Suède, et on a insisté plus haut sur ce paradoxe, en raison de leur composition, jusqu’en 1866, ont réalisé la figure d’un parlement atypique. C’est cette composition en ordres des états qui, alors même que le régime, avec l’Ère de la Liberté, était devenu parlementaire a empêché la reconnaissance du droit de dissolution. Pour parfaire le tout, le frihetstiden a consacré le dogme de leur omnipotence. Or, dès l’origine, l’interprétation officielle (qu’imposèrent les oligarques) a fait prévaloir l’idée que le roi ne faisait pas partie du parlement. Il en est résulté que les pouvoirs du roi ont été tirés dans le sens de la spécialisation, et qu’il a été « évacué » de la puissance législative - contraste avec la Grande-Bretagne. Autre différence, l’influence en Suède du monarque sur les élections, qui pour autant n’est pas quantité négligeable, apparaît notablement moindre. La configuration bipartisane y était, en dépit de l’apparence, sans ordre véritable de comparaison, et atteignit pour ces temps en Suède un stade plus avancé qu’en Angleterre. Enfin, alors que le régime de l’Ère de la Liberté, qui dura un demi siècle, a pratiqué par deux fois l’alternance, la Grande-Bretagne de l’ère géorgienne n’en a n’a pas connu de véritable durant la plus grande partie du siècle, du fait que l’opposition unie, et plutôt moins que plus, contre le ministère, à  peine était-elle parvenue à  conquérir le pouvoir se divisait aussitôt. Il fallut le contre coup de la guerre d’Amérique et l’avènement de Pitt le Jeune. Encore même alors l’alternance a-t-elle revêtu un caractère fragile et une figure très incomplète.

Si au-delà  du parlementarisme, on s’attache maintenant à  considérer le régime parlementaire qu’en est-il ? La Suède, cela est manifeste, a été affectée à  cet égard d’un précédent fondateur beaucoup plus précoce, dès 1738-39. Or ce ne fut pas là  comme dans le cas de la démission de Walpole (trois ans plus tard) qu’un premier jalon. Il en a été autrement parce que la résignation de fonctions de Horn avait été précédée de la mise en jeu de la responsabilité de trois de ses collègues, par l’instrument de la procédure du licentiering. D’autres suivirent, et la procédure était si rodée qu’il a suffi la plupart du temps d’en agiter la menace. Il est clair déjà  que si Arvid Horn résigne ses fonctions, c’est par lassitude, mais aussi parce qu’il pressent qu’à  se maintenir une destitution en forme se profile. Il en sera de même avec Hoepken. Bien avant les précédents des lords North (1782) et Shelburne (1783), qui ont pris ex post figure de mythe, et sont pour une large part des recréations anachroniques de la doctrine, la mise en jeu de la responsabilité collective du gouvernement s’était déjà  déployée dans tous ses effets encore dix plus tôt en Suède. Le régime parlementaire s’y est donc déployé dans toutes ses conséquences, ou presque.

Qu’elle est donc la différence fondamentale entre les deux systèmes ?

Répondre plus en détail à  cette question nécessite de revenir sur l’histoire du gouvernement représentatif. La revendication récurrente des états dans l’Europe entière, outre bien naturellement celle de leur périodicité, a toujours été d’entrer dans la désignation du conseil étroit du monarque - ce que nous appelons le gouvernement - et sinon même d’imposer au prince le choix par eux de ses conseillers.

Il y a un nombre impressionnant de ces tentatives depuis les provisions d’Oxford (1258) qui mirent en œuvre ce système, lequel modifié dura bien trois ans. Sur le continent, la traduction la plus accomplie en a été opérée en Brabant, par la Charte de Cortenberg de 1312. On vit alors ce duché florissant (le premier de l’Europe avec la Bourgogne, car pour lors, Milan n’était pas encore un duché) adopter, à  l’exemple de l’Angleterre, le parlementarisme sous sa forme première, de la même façon que la naissante Belgique - dont le Brabant est le centre de gravité -, figure prémonitoire de la transcription de la forme seconde, en 1831. En France, les états généraux de 1355-58 ne manquèrent pas, en 1356 précisément, d’émettre hautement la même prétention. Chaque fois que le royaume fut confronté à  une grave crise et la tenue d’états jugée nécessaire, ils furent tentés – non toujours – de pousser à  cet égard leurs avantages. La dernière fois ce fut par les seconds états tenus du temps des guerres de religion, à  Blois, en 1588. Après que la monarchie en Angleterre, au XIVe siècle, fut redevenue puissante, par l’effort d’un roi énergique, une fois donc surmontée l’asthénie de la royauté, qui avait appelé les diverses Provisions, il ne pouvait être question pour les estates de prétendre imposer au monarque le choix de ses conseillers. Cependant, dès que le règne d’un souverain, pour l’un sous influence, pour l’autre, cassant et maladroit, leur en offrit l’opportunité, ils ne manquèrent pas de supplier en faveur d’un renvoi et quand ils ne l’obtenaient pas ne tardèrent pas à  emprunter un chemin de traverse. D’où l’invention de l’impeachment, en 1376 – là  encore date purement symbolique. Richard II eut beau prétendre qu’il ne renverrait pas un seul marmiton de ses cuisines, cette arme récente et dont l’acier n’était pas encore émoussé vint démentir la prétention, du reste légitime, qu’il en avait. On sait que Richard II finit par être déposé – événement qui marque pour les institutions anglaises une rupture grave et irrémissible. Aussi n’est-il pas surprenant qu’à  la faveur la guerre dynastique épuisante du siècle suivant, les estates se soient conjoints de façon définitive au parlement.

Cependant, si en recourant à  l’arme oblique de l’impeachment ou à  celle de destruction massive du bill d’attainder, les parlements sont parvenus à  se débarrasser des conseillers du prince, c’est par la raison qu’avec la montée en puissance de l’institution monarchique depuis le XVIe siècle il n’était plus tenu pour admissible qu’ils puissent imposer au roi, sur un mode direct et positif, la composition de son conseil. Dans le XVIIIe siècle encore, comme nous l'avons rappelé plus haut, toutes les adresses en ce sens échouèrent de façon quasi systématique.

C’est donc un fait bien remarquable qu’en Angleterre et en France les rois sont en définitive parvenus à  éluder la revendication tendant de la part des états à  leur ôter la libre désignation par eux-mêmes, et eux seuls, de leurs propres conseillers.

La situation en Suède, où la monarchie, quand elle le fut, n’a jamais été durablement aussi puissante, n’était guère différente. L’Ère de La Liberté a imposé une révolution. La Constitution obligeait le roi à  choisir les membres de son conseil étroit, le riksråd, appelé sénat, sur une liste de présentation des états. Le détournement de procédure qui s’en est suivi, comme on sait, a abouti à  ce qu’en dernière instance il ne soit plus même libre de ses choix.

Nous touchons ici, c’est l’évidence, à  la différence capitale avec le modèle britannique.

Avant de cerner définitivement cette différence, on doit dissiper d’emblée le risque d’un malentendu. Le régime parlementaire aujourd’hui tant suédois que britannique, qui est de ceux qu’on appelle monistes, repose plus particulièrement sur l’interpénétration du parlement et du gouvernement, à  la fois sur le plan organique et fonctionnel. C’est ainsi qu’est généralement compris le régime parlementaire moniste contemporain, suivant la célèbre grille de lecture qu’en 1867 produisit au jour Bagehot. Il ne faudrait pas en inférer que ce régime ne satisferait pas à  la séparation des pouvoirs, en ce qu’il livrerait pieds et poing liés le gouvernement à  la merci du parlement. Au contraire, le type suédois comme le britannique sont en droit comparé ceux parmi les régimes parlementaires qui réalisent le plus haut degré d’indépendance de la fonction gouvernementale. Non tant à  la faveur des procédures par lesquelles la responsabilité du gouvernement est susceptible d’être mise en jeu que par le pouvoir de direction sur les travaux parlementaires qu’ils parviennent à  assurer au profit de celui-ci, et ce de la façon la plus concrète. Et les systèmes britannique et suédois sont les plus excellents au Monde parce qu’ils sont à  la fois et indissociablement simples et raffinés. Si donc ces deux régimes parlementaires sont parvenus à  ce point de perfection inégalé c’est que la prérogative du monarque, laquelle subsiste toujours au Royaume-Uni, n’y a jamais été sérieusement mise en cause dans son principe, et que le royaume de Suède a connu historiquement un processus dialectique unique en son genre (v. l’introduction générale, in fine) qui aujourd’hui lui permet sans grand risque de n’être plus en droit strict une monarchie.

Les pères fondateurs du frihetstiden sont partis du postulat suivant. On en rejettera en note une définition des plus abstraites. L’erreur primitive ne fut pas tant d’absolutiser le parlement (le parlement britannique aussi est érigé dans l’omnipotence), que de prétendre hypostasier ce qui n’était jamais qu’une assemblée d’ordres, non un parlement véritable. Appelée par le postulat de ce holisme radical appliqué qui plus est à  un substrat malencontreux, se manifesta alors une sorte d’exaspération de l’erreur, qui aboutit à  exclure le monarque et son gouvernement – au contraire du modèle de Westminster - de l’exercice de la puissance législative, tout en réduisant le roi soliveau dans l’ordre exécutif, où il se voyait désormais strictement borné, à  n’être qu’un ciron. L’oligarchie régnante de l’Ère de la Liberté a eu la témérité de croire que la condition du régime parlementaire appelle l’évaporation de la prérogative. La réduction de l’institution monarchique n’a nullement consisté pour eux à  établir celle-ci comme la préfiguration du pouvoir neutre, mais à  en faire un neutrino.

La liberté gagnée dégénéra souvent en licence. Le régime finit par se teinter d’oppression insidieuse. Sous le coup du sabot de Pégase de l’Ordre équestre, au sortir du cauchemar carolin, l’Ère de la Liberté avait été vécue comme un verre d’eau dans le désert. Le régime se posa alors comme la chimère la plus brillante. Il ne tarda pas à  se découvrir pour ce qu’il était : un monstre hectique, vétilleux et inefficace. Ce système de gouvernement, qui avait son prestige, s’était avéré à  la longue pour la Suède un luxe dangereux.

  • L’ardir primiero è in qualche parte estinto, non v’è più libertà .

    Métastase, Catone in Utica (1728), I, 1.

    (qu’a mis en musique Niklas von Höpken,

    frère d’Anders Johan, le président de chancellerie)

ANNEXE : Paul-Henry Mallet, éditeur scientifique et traducteur de la Forme de Gouvernement de Suède

Ce n’est pas l’édition et la traduction procurées par lui, à  Copenhague, en 1756, de la Forme de Gouvernement de Suède – traduction qui demeure la seule en français - qui a fait passer Mallet, à  la postérité, mais la parution, la même année, de l’ouvrage par lequel il faisait découvrir l’Edda à  l’Europe.

Paul-Henry Mallet (1730-1807), Genevois, se rencontre un agnat au neuvième degré de Mallet du Pan. Ce dernier tenait ce nom de du Pan de sa mère ; Paul-Henry eut d’ailleurs pour femme une du Pan. L’un et l’autre sont parents de ces célèbres Mallet de la banque, famille toujours représentée, dont l’établissement à  Paris remonte à  1713, ce qui en fait le plus ancien de la place. Tous reconnaissent pour aïeul souchier un marchand drapier et bonnetier de Rouen qui s’expatria et gagna la Genève de Calvin. Il y fut reçu habitant en 1558, bourgeois en 1566 et dès 1594 fut élu – indéniable consécration - au Conseil des Deux-Cents. Ascension remarquable, si l’on songe qu’à  l’ère pré contemporaine encore le Genevois sans conteste le plus marqué au coin du génie, Rousseau, célébré de toute l’Europe, proscrit par l’ordre établi et banni (en 1762) de Genève, n’en était pas citoyen. Il n’avait que la qualité de natif.

Paul-Henry, après avoir fait son droit, dut à  un hasard heureux, en 1752, d’être appelé à  Copenhague, comme la Baumelle (le jeune afficionado de Montesquieu) trois ans auparavant, pour y professer les lettres françaises à  l’académie, comprenez l’université. Bernstorf, le grand ministre, appréciait Mallet. Ils devaient devenir amis. Bernstorf fut le premier (mais non pas le seul) à  lui suggérer d’écrire une histoire de Danemark. Paul-Henry commença d’en rédiger l’introduction, ambitieux préliminaire, qui parut, à  Copenhague, pour la première partie en 1755 et la seconde, l’année suivante (le premier tome de l’histoire proprement dite sera publié en 1758). L’édition la plus souvent citée, parce que plus complète, est la troisième, datée de 1787. La seconde partie se compose – là  est plus précisément le titre de gloire - de l’édition commentée et la traduction en français de l’Edda, l’antique épopée norroise, qu’avait préservée l’Athènes des glaces. « Cet ouvrage, supérieur à  l’attente de ses amis et de ses protecteurs qui lui avaient demandé de l’entreprendre, établit dans toute l’Europe la réputation de son jeune auteur » (Sismondi). Ceci lui valu cette année même d’être appelé à  enseigner, pour un lustre, les belles lettres au prince royal de Danemark, le futur et malheureux Christian VII (qui sera frappé d’insanité sévère). L’ouvrage fut immédiatement traduit en danois, et le sera en 1770 – l’année même du voyage d’Alfieri en Suède - en anglais par le chapelain de George III, sous le titre, concis et judicieux, de Northern Antiquities. L’édition de l’Edda et son propylée ont fait époque. Elle a mérité de passer à  la postérité par les lueurs que son auteur a prodiguées à  l’Europe sur la plus ancienne histoire, les vieux mythes et l’épopée de la Scandinavie. Ce n’est pas déprécier Paul-Henry Mallet que de dire qu’il fut un vulgarisateur car il est de tout premier ordre. Sans ce ferment jamais Lessing ou Herder n’auraient pu s’engouer sérieusement pour les grandes épopées germaniques. Le paradoxe n’est pas sans charme de ces auteurs d’exception qui n’eurent de cesse, combien à  juste titre, de contester l’influence démesurée du français en Allemagne et ont découvert dans le texte l’épopée scandinave grâce au patient labeur d’un Suisse roman. L’historien genevois fut de ceux qui commencèrent de tirer du fatras l’étude des antiquités nordiques, que déshonoraient les élucubrations, celles même dont en Suède Dalin fit un carnage. S’il n’était pas de ces esprits puissants qui aplanissent les voies, il rendit un peu moins raboteux le chemin difficile qui aboutit à  la Deutsche Mythologie de Jacob Grimm.

En 1760, Mallet rentra dans sa petite patrie. En 1764, il fut élu au Conseil des Deux-Cents, fonctions qui étaient viagères, et dureront pour lui autant que l’oligarchie. Un édit de pacification eut lieu cette année là . La république de Genève durant tout le XVIIIe siècle a tenu l’Europe en haleine avec le spectacle de ses dissensions intestines (les révolutions de 1738 et 1782 en particulier sont fameuses). Ce régime, embrevé fortement par les querelles de parti, a cultivé plus d’un rapport - comme il n’échappait alors à  personne - avec celui de l’Ère de la Liberté en Suède. Mallet marqua d’emblée ses sympathies pour le parti conservateur, celui appelé des négatifs, qui maniaient la férule et résistaient aux progressifs (dont était à  la même époque De Lolme), eux-mêmes sous le fouet des démagogues.

À Genève, une missive de la Sémiramis du Nord l’atteignit. Le professeur décline l’offre. L’impératrice obtint plus tard, cette fois pour deux de ses petits-fils, un autre Genevois, l’ineffable La Harpe. Mallet s’épargna ainsi pas mal de désillusions. Sa décision de ne pas quitter Genève pour la Russie allait le conduire bientôt, de façon un peu inattendue, à  découvrir l’Angleterre. Ce bref séjour, sans s’arrêter à  une péripétie qui devait appeler chez lui un pincement de cœur, aboutit à  une cascade de commandes. Non seulement la reine consort, qui venait de se marier, le pressa de composer (comme l’épouse d’un Guelfe) une histoire de la maison de Brunswick, mais le landgrave de Hesse-Cassel, oncle par alliance de George III, en agit de même pour la sienne. Notre faiseur ne tarda pas à  faire un séjour à  Cassel pour « prendre mesure », comme il dit avec abandon. Il en profita pour faire au saut au Danemark.

Enfin, il put accomplir le voyage de la Mecque. Il y partagea le pain et le sel avec la fleur des Lumières. Il se lia à  l’incontournable Suard, vrai poste d’aiguillage, chez qui, jeune homme, Benjamin Constant – un Lausannois – fera vingt ans plus tard deux séjours, sans oublier, en 1786-87, celui de Belle de Zuylen (van Tuyll), la future Mme de Charière. Suard fut le dernier à  survivre à  Mallet. Mais revenons aux fastidieux chantiers auquel, séduit par les pensions qui y étaient attachées, allait s’atteler ce Roman découvreur des aèdes du Nord, délaissant par là  son champ d’étude de prédilection. Ces deux très grandes races méritaient bien que l’on poursuive les recherches. Scheid (éditeur de Leibniz et d’Eckhart) pour les Guelfes venait d’en donner dix ans auparavant l’exemple ; de même encore la maison de Mecklembourg, qui fera aussi à  Mallet une soumission, - dernière dynastie slave régnante de l’Europe - à  laquelle appartenait la souveraine qui lança ce train de commandes . Après tout Voltaire (qui venait d’avoir cessé d’être historiographe de France) n’a-t-il pas entrepris des annales à  la demande d’une princesse de l’Allemagne ? Cependant Paul Henry Mallet en était accablé. C’était avant tout un homme de lettres, et il s’était voué aux scaldes et à  la philologie ancienne scandinave. Comme enchaîné à  ces travaux, il succomba sous le défaut d’une qualité : son talent pour la compilation. Ces trois ouvrages historiques « à  la demande » connurent la publication ; cependant seuls les deux premiers ont été achevés. Il paraît que notre historien n’en était pas bien content. Du moins y gagna-t-il son lot de pensions.

Lorsque la Révolution française commença d’exporter ses principes, en 1792, Paul-Henry Mallet, qui portait la « tare » de ses sympathies négatives, dut quitter Genève. Mallet était résident du landgrave de Hesse-Cassel auprès du canton de Berne ; il trouva refuge à  Rolle, ville sujette de Berne (Rolle où le caricaturiste devancier de Töpffer, Dunker, régnicole de la Suède, avait obtenu le droit de bourgeoisie). Cette république, l’une des quatre patriciennes de la Suisse, promettait d’être le dernier rempart de la liberté helvétique. Elle le fut, avec l’un de ses avoyers. Mallet ne devait revenir que huit ou neuf ans plus tard dans sa patrie, devenue, en 1798, le chef lieu du département du Léman. En 1803, année où une autre Genevoise fut frappée de proscription, – c’est alors que Mme de Staël entreprend son voyage d’Allemagne - notre historien fait paraître (il faut bien vivre) l’abrégé à  la fois et la continuation du grand ouvrage de Müller, le Tacite de la Suisse. Ensuite, en 1805, il donne une histoire de la Ligue Hanséatique, beau sujet, en porte-à -faux dès 1806-1807 avec la fulmination des décrets de Berlin et de Milan. Alors se mit en place le système continental. De tout ce temps, l’Hypathie du siècle, maintenue à  distance comme une pestiférée, se voyait réduite à  errer à  travers l’Europe, dont elle fit son lazaret, plantant comme Agar dans le désert d’incertains tabernacles dans ce qui restait de société pensante. En 1806, le Royaume-Uni fut donc déclaré en état de blocus sur terre. De toutes, la pension britannique (servie à  Mallet) était la plus généreuse. Cette même année, le Hesse-Cassel avait été rayé des cartes, payant de son indépendance ses liens étroits à  l’époque avec la Prusse – prémonition d’un autre anéantissement, celui là  définitif, et dont les causes seront inverses. Ce fut un jeu pour la maison détrônée d’éteindre l’autre pension sur ce prétexte. Il ne resta plus de secours que du Danemark, où d’ailleurs l’Electeur avait trouvé refuge. En 1807, le Danemark fut contraint à  son tour de s’enfermer dans le système de l’asphyxie universelle. Il subit alors des représailles foudroyantes de la part du Royaume-Uni, qui firent grande impression en Europe. Le dernier secours qu’en recevait Mallet fut durablement interrompu. Mallet n’avait eu en numéraire pour subsistance que ces pensions expirantes et des droits d’auteur mal servis ou en voie d’exténuation. Il fut réduit à  vendre sa maison de campagne avec sa ferme, fruit de ses labeurs, et mourut dans une grande gêne en 1807. L’année même, Sismondi composa son éloge.

Jean-Paul Lepetit

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Pour citer cet article :

Jean-Paul Lepetit « La Constitution suédoise de 1720 – Première constitution écrite de la liberté en Europe continentale (Partie II) », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/la-constitution-suedoise-de-1720-premiere-constitution-ecrite-de-la-liberte-en-europe-continentale-(partie-ii)-689]