L. Lacchè, History & Constitution. Developments in European Constitutionalism: The Comparative Experience of Italy, France, Switzerland and Belgium (19th-20th Centuries), Frankfurt am Main, Klostermann, 2016

L. Lacchè, History & Constitution. Developments in European Constitutionalism: The Comparative Experience of Italy, France, Switzerland and Belgium (19th-20th Centuries), Frankfurt am Main, Klostermann, 2016

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e volumineux ouvrage de L. Lacchè (722 pages) est un recueil d’articles (25) réalisés par l’auteur au cours des vingt dernières années. La plupart des essais sont écrits en langue italienne, certains le sont en français, en anglais, en espagnol, en allemand. On ne pourra évoquer l’article publié en allemand en raison de la totale ignorance linguistique qui est nôtre.

L’auteur – historien de son état et professeur à l’Université de Macerata – s’attarde sur les régimes politiques de différents États (France, Suisse, Belgique, Italie) au cours du xixe siècle. Le fil conducteur de son travail – au-delà de la description des institutions en vigueur et de leur évolution – vise l’esprit libéral qui parcourt le siècle, esprit libéral qui s’interroge sans cesse : comment faire fonctionner de manière idoine le principe monarchique et le régime représentatif ? Comment atteindre un équilibre satisfaisant entre les pouvoirs constitutionnels pour qu’advienne le temps de la modération, terme cher aux libéraux peu épris de violences révolutionnaires ? Comment enraciner le gouvernement constitutionnel (magnifique adjectif qui emporte, par lui-même, limitation du pouvoir) alors que le peuple-masse (si redouté mais impossible à récuser désormais) émerge sur la scène politique avec tant de revendications et de prétentions liées à son nouveau statut, celui de souverain (fictif, naturellement) ? Pour tenter de répondre – ne serait-ce que partiellement – à ces questions, il est loisible de s’arrêter quelque instant sur les différents thèmes suivants, fidèles – on l’espère – au travail de Lacchè.

 

« Constitutionalism and Liberalism, Constitution and Freedom »

 

Dès la page 1, Lacchè souligne combien son travail est hanté par ce double couple : « constitutionalism and liberalism, constitution and freedom ». Il a été mentionné en amont que l’auteur est historien. Aussi est-il fort logique et salutaire que l’ouvrage s’ouvre par un essai intitulé « When history meets the constitution ». Seul le lien histoire/constitution – cf. le titre de l’ouvrage – permet de décrypter avec bonheur tous les enjeux au cœur de la thématique retenue. Lacchè adopte une perspective historique qui ne peut qu’agréer au juriste épris de droit politique et non reclus dans la facilité d’un positivisme normativiste et jurisprudentiel castrateur. C’est l’image du polyptyque que l’auteur emploie pour décrire sa recherche historico-constitutionnelle : ceux qui s’intéressent à l’histoire constitutionnelle doivent – à l’instar des hommes de l’art voulant reconstruire un retable – composer avec différents éléments qu’il convient de rassembler avec cohérence. L’objectif est de pouvoir jeter un regard d’ensemble sur une œuvre qui ne prend sens qu’une fois reconstruite. Ainsi, l’historien épris de droit constitutionnel et le constitutionnaliste épris d’histoire seront-ils emportés par une analyse systématique, à rebours d’une dangereuse fragmentation. Jadis, Le Goff se demandait s’il fallait « vraiment découper l’histoire en tranches ». Le juriste – qui si facilement cède à la tentation de la taxinomie réductrice – ne peut qu’apprendre de l’histoire et de l’historien. Une lecture historique du constitutionnalisme – si l’on entend par cela ce mouvement d’esprit libéral qui prône la limitation du pouvoir politique – signifie « processus, conflit, mouvement, changement ». Lacchè est particulièrement intéressé par « the making of constitutional texts », lorgnant en direction de cette dimension politique du juridique que représentent les « myths and traditions », humus parfois négligé par le revêche juriste obsédé par la présumée neutralité de sa science.

La liberté – fille du libéralisme – est au cœur des préoccupations de Lacchè. Dans l’article intitulé « Il nome della libertà. Tre dimensioni nel secolo della Costituzione (1848-1948) », il s’attache à mettre en exergue ce qu’il appelle les « trois déclinaisons de la liberté » : « libertà proprietaria […] libertà riflessa […] libertà degna ». Par la première – libertà proprietaria – il entend la liberté de l’individu propriétaire, cette liberté issue de la logique privatiste que l’on peut faire remonter à Locke : la liberté corrélée à la propriété de son corps, de son travail, de son bien. Cette liberté est celle de l’homo œconomicus et conduit à la neutralisation du principe d’égalité affirmé théoriquement ; il ne s’agit plus seulement d’être (égal à) mais d’avoir. Cette liberté du propriétaire est bien – dans cette optique purement individualiste – « la force vitale du xixe siècle ». Pour être libérale, cette liberté n’est pas – ou peut ne pas être – démocratique. L’histoire du libéralisme sera l’histoire de sa démocratisation progressive au cours des xixe et xxe siècles, démocratisation politique à tout le moins puisque la démocratisation sociale est un processus, non un acquis. Le libéralisme du propriétaire se conjugue assez bien avec cette idée : égalité théorique, inégalité factuelle et promesses sociales sont les matrices des démocraties libérales-sociales. La seconde catégorie de liberté – la libertà riflessa – s’entend des libertés qui sont octroyées par l’État et reflètent sa volonté souveraine. La doctrine italienne – qui trouvera son accomplissement durant l’ère fasciste – reprend la doctrine allemande des libertés concédées, miroir des droits de l’État. La liberté est à ce point liée à l’entité étatique en sa genèse même qu’elle s’en trouve – pour un libéral soucieux du triomphe de l’individu souverain – annihilée. Il y a derrière cette idée d’une concession des libertés par l’État l’évident danger, avéré, de l’assujettissement de l’individu à l’État administratif (voire corporatiste, puis fasciste pour l’Italie). Cette étatisation/objectivisation de la liberté n’est rien d’autre que lecture holiste de la société conduisant à la suprématie du Grand Tout Organique sur l’individu-atome. L’ultime liberté visée est la « libertà degna ». Lacchè se tourne vers Calamandrei pour illustrer cette libertà, fille de la modernité politique conjuguant (ou tentant de conjuguer) libéralisme et démocratie :

liberté individuelle et souveraineté populaire s’affirment ensemble comme des expressions d’une même conception politique, et ensemble trouveront leur systématisation juridique dans la constitution, comme deux aspects complémentaires et inséparables de la démocratie traduite en ordre positif.

Cette philosophie politique et juridique trouve ses racines notamment dans l’article 151 de la Constitution de Weimar (« existence digne de l’homme ») ou dans les quatre libertés de Roosevelt, notamment la liberty from want. Droits politiques et sociaux cheminent de concert, avec cette réserve que Bobbio avait posée : La démocratie (quand elle se veut sociale et matériellement égalitariste) est le « régime des promesses non tenues ». La République constitutionnelle peine en effet à tenir ses promesses. Lacchè rappelle l’épisode du « Procès de l’article 4 » de Danilo Dolci. En 1956, Dolci et un groupe d’ouvriers exigent de pouvoir travailler les terres siciliennes abandonnées. Ils ne font qu’invoquer la Constitution en son article 4 :

La République reconnaît à tous les citoyens le droit au travail et crée les conditions qui rendent ce droit effectif. Tout citoyen a le devoir d’exercer, selon ses possibilités personnelles et son choix, une activité ou une fonction contribuant au progrès matériel ou spirituel de la société.

Devant le désordre social et politique généré par une telle revendication, Dolci est inculpé et jeté en prison pour subversion. Dolci – notamment soutenu à l’époque par Bobbio, Calamendrei, Carlo Levi – ne faisait que mettre en lumière la césure, le hiatus, la fracture entre les prescriptions constitutionnelles et la réalité matérielle du monde ouvrier. Calamandrei, en une formule destinée à la postérité, parlera de « Constitution presbyte ».

 

De l’octroi constitutionnel : à propos d’une « undecided constitution »

 

Le xixe siècle est un terrain de prédilection pour Lacchè, attiré par l’éternelle dialectique du nouveau et de l’ancien : la Restauration – époque qui désavoue 1789 sans complètement oser la renier – est regardée comme un moment clé, à rebours des thèses la jugeant un « transitional phenomenon ». Les constitutions octroyées et les régimes politiques qui en découlent méritent notable intérêt tant ils tentent de préserver un ordre ancien tout en ne pouvant éluder la nouvelle donne : la logique représentative et le pouvoir constituant du peuple prétendant à l’ultime souveraineté. Comment réguler la subtile césure « régner/gouverner » en présence d’une « undecided constitution » ? Car si le constitutionnalisme libéral accepte le principe de l’octroi (en français dans le texte anglais) et l’autonomie organique du monarque, le même constitutionnalisme libéral vise – tel est son ADN – à limiter voire à annihiler la puissance du monarque. La période 1814-1848 représente un terrain d’études privilégié pour Lacchè, qui cogite – avec aisance – sur la trilogie « Constitucion, Monarquia, Parlamento ». Ces trente années, si fondamentales pour l’enracinement du parlementarisme libéral constitutionnel, donnent lieu à bien des batailles idéologiques, batailles de mots et de sens : « El problema de las palabras es, evidentemente, el problema de las cosas ». Les Chartes françaises et la Constitution belge de 1831 font figures de « modèles » ou, à tout le moins, de références incontournables eu égard aux enjeux en présence. Si la France constitue un marqueur idéologique premier, reste que Lacchè ne peut manquer de souligner l’instabilité politico-constitutionnelle française versus la remarquable « Bélgica felix y estable ». La France présente un défaut majeur : elle croit réellement aux postulats idéologiques par elle posés. Renan avait entrevu les dangers de cette foi dangereuse : « la souveraineté du peuple ne fonde pas le gouvernement constitutionnel ». Il est même loisible d’ajouter : la souveraineté du peuple – comme tout dogme absolutiste – représente un danger pour le constitutionnalisme libéral épris de limitation. Sans compter que l’État – ce Behemoth qui s’enracine sous l’Ancien Régime et perdure tranquillement sous la Révolution (voir Tocqueville) – est fort, trop fort en France. La France a certes inventé l’État, mais elle a aussi inventé le despote par excellence, celui qui dévore la liberté, toutes les libertés ; et ce au nom d’une res publica abstraite facilement invoquée. En France, l’État existe avant la constitution, avant les constitutions. Et la France est victime d’un « artificialismo constitucional » qui consiste à faire et défaire les constitutions en pensant que cela permet de fonder une société et de la pacifier. Burke n’est pas très loin, en sa dénonciation de la rupture a-historique française ; tout comme le Sismondi des Recherches sur les constitutions des peuples libres. Antique débat que celui-ci : « historical constitution » versus « rational constitution ». Lacchè utilise le terme « constitution-temps » pour illustrer la construction d’un texte ou d’une matérialité constitutionnelle « dans sa temporalité historique ». À la constitution-temps s’oppose la constitution-acte, à la maturation de l’histoire assumée s’oppose l’immédiateté de la norme surgie de la rupture. Si l’histoire constitutionnelle de la France est synonyme de chaos, notre pays possède une autre constitution, une constitution matérielle civile, lui permettant de connaître une réelle stabilité juridique et paix sociale : le code civil. Puisque passent les constitutions politiques, « les reglas del juego » découlent du code civil. La France s’avère incapable de terminer la Révolution, nonobstant la prétention naïve de Bonaparte. La Restauration est animée d’un esprit de lutte qui prétend effacer partiellement1789 : il suffit de lire le Préambule de la Charte de 1814 – rédigé par Beugnot – pour entrevoir le mariage de la divine providence avec la souveraineté royale. Telle était la condition pour que « la chaîne du temps » retrouve la place qui est sienne. 1814 ne peut certes s’entrevoir à la seule lumière de la souveraineté royale puisque certaines conquêtes de 1789 sont reconnues ; mais cette reconnaissance s’effectue via l’octroi, acte emportant négation théorique des droits et libertés affirmés. L’octroi emporte encore ambivalence au niveau des relations entre les organes constitutionnels : l’acte unilatéral qu’est la Charte organise une collaboration entre le Roi – figure de la puissance monarchique – et l’Assemblée, figure de la représentation libérale. Mais le Roi domine en sa position institutionnelle tant les « Granted Constitutions » sont centrées sur la figure du « King-patriarch ». Elles révèlent l’obsession de neutraliser le plus terrible des pouvoirs, le pouvoir constituant du peuple qui se prétend souverain en lieu et place du Monarque. Elles visent à « absorber la Révolution au sein de la Monarchie » en accordant au Monarque le titre de souverain retrouvé. De pacte il n’y a point. Quant à la sémantique, elle parle d’elle-même : le terme de constitution disparaît tant l’odeur révolutionnaire dévastatrice est forte. Il y a de surcroît un rapport au temps, favorable au monarque : ce dernier « existe avant la constitution », avant la charte, avant ces textes juridiques qui prétendent poser des cadres à son action et à sa légitimité. Il n’est guère surprenant que la question de l’interprétation des Chartes occupe tous les esprits. Guizot, à l’esprit si aiguisé, explique l’ambivalence originelle : présentée comme un acte de concession royale, la Charte était en réalité « un traité de paix après une longue guerre ». La révolution de 1830 n’est rien d’autre que le fruit de cette incompréhension ou de cette inadéquate interprétation de la Charte de 1814 : « La Charte désormais sera une vérité », tel est le cri des journées de juillet 1830. La Révolution de 1830 entend (re)donner à la Charte son esprit libéral, abandonné. Les Chartes révèlent l’angoissante question qui se pose toujours de nos jours : que faire de la souveraineté ? Ne faut-il pas se débarrasser de cette notion, alibi de tous les despotismes ? Y compris de celui qui s’affirme le plus légitime : la souveraineté despotique populaire. Tel est le discours d’un Guizot, qualifiant la souveraineté populaire de force brutale tyrannique de la puissance numérique écrasant les droits de la minorité. Si le peuple est le maître d’œuvre des processus révolutionnaires, il ne saurait être un acteur politique une fois le droit de la constitution établi. Reste que la « souveraineté de la raison » théorisée par le même Guizot n’apparaît guère à même de constituer une base idéologique satisfaisante (tant elle est, en sa naïveté aristocratique, impropre à un siècle se tournant vers le peuple). Une théorie du gouvernement mixte finit par prévaloir : la collaboration des pouvoirs permettrait d’atteindre un sain équilibre, cette modération tant recherchée, grâce à l’action complémentaire et antagoniste des différents organes porteurs de différentes légitimités. Modération et équilibre ; neutralisation des passions. Pour certains – Constant est leur héraut – atteindre ces objectifs signifie avoir au sommet de l’État un « pouvoir neutre et préservateur ». Le pouvoir neutre est regardé comme la pierre angulaire de l’édifice constitutionnel de la monarchie libérale représentative. Mais derrière l’affirmation théoriquement idéale, se profilent les ombres de Thiers (« Le roi règne mais ne gouverne pas ») et de Guizot encore (« Le trône n’est pas un fauteuil vide »). Pour Lacchè, il ne suffit pas de constater qu’il existe un combat entre deux formes de légitimité, celle du monarque et celle des représentants. Une erreur a été commise selon lui : celle de n’entrevoir le débat et le combat que sous l’angle unique du parlementarisme. L’échec du constitutionnalisme des chartes françaises ne repose pas dans les chartes elles-mêmes mais dans le déséquilibre herméneutique conduisant à une « inexorably determinist interpretation ». Il est vrai que la grande question politique et constitutionnelle du xixe siècle – que faire du monarque héréditaire ? – a été traitée sous un angle unique. Il faut lire Roederer pour qu’une autre lecture de la Charte advienne. Lacchè consacre un article entier au vieux briscard qui, en 1835, remonte sur scène pour demander un retour à l’esprit de la Charte. La Charte – selon Roederer – ne fonde pas un cabinet parlementaire, elle n’exclut pas le monarque de la puissance décisionnelle. Point de responsabilité politique collective des ministres devant les chambres ; point de conseil des ministres devant se réunir obligatoirement : nous sommes en présence – selon Roederer – d’un « conseil du gouvernement du roi », et rien d’autre. Le roi peut – doit parfois – renvoyer les ministres. Quelques années plus tard, dans l’Italie de 1897, on retrouvera une identique formule sous la plume de Sonnino : « torniamo allo Statuto » de 1848. Avec une identique condamnation : l’esprit du texte constitutionnel a été perverti par le parlementarisme au détriment de la puissance royale, fondement de tout ordre politique. La question de la « responsabilité » – mot que l’on attribue à Necker – est à ce point cruciale que Lacchè lui dédie un article entier. Necker entrevoit – et Lacchè revient à plusieurs reprises sur cela dans son ouvrage – la responsabilité comme le « tribunal de l’opinion publique », formule qui ne peut qu’interpeler le lecteur contemporain. Necker comprend la nécessité de construire un pont politique de confiance entre l’exécutif monarchique, les institutions représentatives et l’opinion publique. Quand bien même le lien politique de confiance est – à cet instant – « culturel avant d’être institutionnel », l’idée mérite d’être saluée. Le pouvoir doit posséder du crédit aux yeux de Necker (jolie formule pour un banquier, suisse de son état) ; à défaut que vaut sa légitimité et donc sa pérennité ? Lacchè s’intéresse à l’Italie éclatée du xixe siècle au sein de laquelle émerge aussi cette idée de responsabilité, même si elle est un impensé politique tant elle demeure fille du droit pénal. Les constitutions de 1848 (Royaume des Deux Sicile, Grand-duché de Toscane, Statuto fondamentale du gouvernement temporel des statuts de l’Église) prévoient certes la responsabilité des ministres mais sous le joug de la sanction pénale. Les tentatives de juridiciser la responsabilité existent mais ne vont pas aboutir, à l’instar de celle de Sineo en 1849, député du parlement subalpin. La responsabilité politique et constitutionnelle – déliée du pénal – demeure encore une idée, difficile à franchir. Quant au roi, il ne saurait être atteint. On entrevoit chez Cesare Balbo la grande équivoque qui a trait au pouvoir monarchique : si Balbo s’émerveille devant la fiction britannique (le roi ne peut mal faire), il rappelle toujours la centralité de cet organe au sein du système politique. Le roi possède le droit de dissolution que l’on ne saurait prétendre lui soustraire : la prérogative de la dissolution est le grand rempart qui permet au roi de défendre la nation contre une chambre susceptible de porter atteinte aux intérêts du pays. Dans cette logique, la pensée des ministres ne saurait faire système, ils ne sauraient développer des positions idéologiques qui n’agréent pas au roi, gardien de l’État. En France aussi, on n’imagine pas que les ministres possèdent une autonomie politique et a fortiori en appellent à la Chambre contre le pouvoir royal. Lacchè : « Le rapport existant entre les ministres et la Chambre doit donc être dépolitisé, sinon on court le risque de compromettre la prérogative royale ». Roederer part du principe qu’il n’existe pas de majorités homogènes à la Chambre, ce qui n’est pas faux. Les députés demeurent des notables individualistes non encore enracinés dans les chaînes de la solidarité partitocratique. « Le régime parlementaire est encore loin d’être une vérité ». La crainte de Roederer ? Que le pays – de plus en plus pénétré de l’esprit démocratique – ne cède à la tentation ultime : abattre la monarchie. Parlementarisation du régime, démocratisation du régime : la lecture de Roederer est sombre et lucide. Le roi est l’ultime rempart capable d’arrêter ce fleuve constitutionnel qu’est le régime parlementaire démocratique. Royer-Collard avait aussi en son temps alerté sur ce risque : le jour où le gouvernement et la Chambre se trouveraient à aller de concert via un lien politique puissant, alors la monarchie – porteuse d’un organe puissant et actif – perdrait sa légitimité et sa force. Comment ne pas constater que la figure du monarque jouissant d’une autonomie souveraine apparaît en totale inadéquation avec l’esprit du temps, représentatif puis populaire ! Il existe deux types d’États : ceux capables de compromis politiques conduisant à l’intégration du monarque au sein du circuit représentatif parlementaire en le transformant en garant de l’identité et de l’unité du pays ; ceux qui n’ont pas voulu ou n’ont pas été capables de démocratiser la monarchie et ont opté pour la république. La France fait l’objet chez Lacchè d’une attention particulière, au point de parler du « cas français », à savoir l’« impossibilité de constitutionnaliser la Révolution ». Il est certes possible d’évoquer le « caractère français » à l’instar de Bahehot. Si le propos paraît court – avec ce risque de sombrer dans un déterminisme national pathologique –, il appert que l’artificialisme serait une donnée explicative. Nous avons une propension à faire et défaire les constitutions dans l’espoir de trouver le régime politique idoine. La formule de Prevost-Paradol – « La révolution française a fondé une société, elle cherche encore son gouvernement » – est présente dans toutes les têtes. Cette propension à l’insatisfaction et donc à l’instabilité a conduit à la dévalorisation de la notion même de constitution. La constitution n’est pas en France un objet sacralisé ; la loi est la norme suprême dans l’esprit français tant elle incarne l’égalité et la liberté, la volonté générale rousseauiste. Un brin de sociologie géographique suffit pour constater qu’il n’existe pas en France de place de la constitution ou de rue de la constitution (ce qui existe dans bien des pays, l’Italie au hasard), tandis qu’il existe en France bien des rues de la loi. Il n’est pas anodin que Vedel ait jadis souligné la continuité du droit administratif et la discontinuité du droit constitutionnel. La sacralisation de la norme législative et la non-sacralisation de la norme constitutionnelle conduira à écarter jusqu’en 1958-1971 (oublions les sénats impériaux et le Comité constitutionnel de la IVe République) tout contrôle de la constitutionnalité des lois. De Sièyes à Tocqueville, les voix n’ont pas manqué pour rappeler que sans juges de la loi, le corps législatif peut aisément violenter la constitution, au point de la changer en raison de l’absence de barrière protectrice. Certes, le juge de droit commun ose parfois déclarer certains textes contraires à la Charte. Que l’on songe à la décision du Tribunal de commerce du 28 juillet 1830 – rendue dans un contexte politique ardant – qui déclare non applicable à un contentieux contractuel – car contraire à la Charte – l’ordonnance de Charles X interdisant la publication des journaux sans autorisation préalable. Que l’on songe à l’affaire Geoffroy de 1832 : condamné à mort par un conseil de guerre sur le fondement d’une ordonnance de juin 1832 (Paris est en état de siège), il est défendu par O. Barrot qui soutient l’inconstitutionnalité de l’ordonnance. Selon Barrot, il est porté atteinte au principe du juge naturel posé par les articles 53 et 54 de la Charte. Si la Cour de cassation ne censure pas les lois et décrets relatifs à l’état de siège, elle déclare inconstitutionnel l’article 103 de l’ordonnance et renvoie ledit Geoffroy devant son juge naturel. Barrot avait, avec éloquence, soutenu qu’à défaut d’une telle censure la constitution ne serait qu’une « chimère ». Le constitutionnalisme – entendu ici comme contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois – est une invention récente en France. Si l’on entend par constitutionnalisme esprit de compromis, la France paraît un pays assez peu mature quant à l’utilisation stratégique du droit aux fins de pacifier les conflits politiques et sociétaux. F. Furet – qualifiant les Français de « fondamentalistes de la politique » – remarquait la faiblesse historique de la réflexion constitutionnelle en France. Peut-être trouve-t-on en France – plus qu’ailleurs ? – un hiatus discursif fondamental : d’un côté la Révolution a fait de notre pays le socle de l’émancipation politique, de l’autre la force du peuple effraie au point de ne voir dans sa souveraineté que violence. La France n’est-elle pas le pays capable de jeter à la face du monde un discours égalitariste/universaliste en 1789 tout en maintenant l’esclavage et en inventant le droit colonial, tous deux porteurs d’une non-humanité ?

 

De l’esprit de modération (le Groupe de Coppet)

 

Le Groupe de Coppet intéresse particulièrement Lacchè. Dans son article « Coppet et la percée de l’État libéral constitutionnel », il évoque ce « creuset de l’esprit libéral » qui met au centre de sa pensée l’individu, la liberté, la limitation du pouvoir. Nombre de pages de l’ouvrage de Lacchè portent sur la pensée de Necker, homme admiratif de l’histoire politique britannique et méfiant envers l’artificialisme constitutionnel qui imprègne tant l’esprit cartésien français. C’est bien « le paradigme de la constitution historique » qui est retenu ici : la constitution ne se conçoit pas en dehors de l’histoire, et en dehors du temps (ce « grand réformateur » dixit Bacon). Le Groupe de Coppet affronte naturellement la figure de l’État, encore plus puissant après la Révolution puisque la légitimité politique vient désormais du peuple-masse. Comment concilier l’individualisme libéral avec la puissance de l’État ? L’État ne doit pas seulement être limité car il est second, second après l’individu ; il n’est rien d’autre qu’une technique, au service de la liberté. Tel est le sens de l’État constitutionnel. La constitution devient – dans ce cadre – l’acte par lequel les libertés sont garanties ; vient le temps du « garantisme ». Le Groupe de Coppet opère une césure normative fondamentale, si peu présente à l’esprit français, entre le Droit et la Loi : si la loi est un acte d’importance, elle n’est pas cette norme magique issue de la pensée de Rousseau et des hommes de 1789. Une société bien ordonnée du point de vue de la garantie des libertés est centrée sur le Droit et les Droits, la loi n’étant qu’un moyen et non point une fin. La constitution est la norme permettant d’encadrer et de limiter la puissance de la loi, donc du législateur qui ne saurait être omnipotent et encore moins omniscient. Une constitution, acte de défiance, prescrit des limites au pouvoir. Quant à la souveraineté, elle ne peut être entendue en termes absolutistes puisqu’elle impliquerait effacement du message libéral et disparition potentielle des libertés au nom d’un dogme devenu foi. La théorie de la « constitution-défiance » est une théorie du contre-pouvoir, contre le pouvoir du monarque, du parlement mais aussi du peuple-masse. Aucune partie de la nation ne doit s’ériger en vertu souveraine, à peine de nier la légitimité – voire l’existence même – des autres parties. Une fois posé le prius – préservation de la liberté et corrélative limitation du pouvoir –, il est loisible de cogiter sur l’organisation des pouvoirs et leur division. Mais cette question n’est qu’un moyen. Constant souligne avec lucidité que la division des pouvoir – pour être nécessaire – peut se révéler une illusion : que les puissances politiques s’agrègent, que les coalitions se forment et le despotisme renaîtra. Lacchè voit chez Necker une idée fondamentale, promise à un bel avenir : « le tribunal de l’opinion publique ». Cette dernière s’érige en acteur à part entière, un « acteur judiciaire » dira même sa fille, Mme de Staël. Le langage utilisé par Necker – constate Lacchè – est épris de sémantique commerciale : « Le crédit est donc la véritable découverte moderne qui a lié les gouvernements aux peuples ». Le commerce a civilisé les nations, estime Necker (quid de la fourchette chère à Elias ?), qui fait le lien entre développent du crédit et gouvernement responsable devant l’opinion.

 

De l’esprit de la monarchie (la Belgique)

 

Si la France apparaît peu encline au mariage fécond entre raison et histoire, tel ne semble pas être le cas de la Belgique. Peu étudiée dans les universités françaises, la Constitution belge mérite pourtant forte admiration, en raison notamment de sa longévité (qui contraste avec la pathologique instabilité constitutionnelle française). Elle est souvent perçue comme un « modèle » (voir les pays quittant les dictatures dans la seconde moitié du xxe siècle : Italie, Grèce, Espagne, Portugal, etc.). La Constitution de 1831 est inséparable de l’indépendance de la Belgique et de l’exclusion des Orange-Nassau de la succession au trône. La Belgique devient une monarchie constitutionnelle représentative dans le cadre d’un État souverain. La République fait encore peur à cette époque tant elle est assimilée à la victoire potentielle du peuple-masse et donc à l’anarchie égalitariste. La monarchie apparaît comme la seule forme adéquate pour réunir Ordre & Liberté ; elle n’apparaît pas telle une revanche de l’Histoire, à l’instar de ce qui advient en terre française. La Constitution de 1831 est qualifiée par Lacchè de « mosaïque constitutionnelle » : séparation de la société religieuse et de la société civile, alliance de la monarchie et de la liberté, institution parlementaire magnifiée (au point que les compétences du Parlement sont décrites avant même celles du monarque et du pouvoir exécutif). Nous avons là un État indépendant qui fait société en se dotant d’une monarchie limitée et représentative ; ne serait-on pas plutôt en présence d’une « République royale » ? Cette formule montre combien la Belgique n’est pas loin de constituer un unicum sur le continent. Dans ces conditions, le roi peut jouer ce rôle modérateur si attendu, il peut exercer ses prérogatives sans que pèse par trop le soupçon de la tentation absolutiste. Nul ne s’étonne alors des propos de Léopold I morigénant avec amertume les députés du Congrès : « vous avez rudement traité la royauté qui n’était pas là pour se défendre » ! Cela n’empêche pas le roi et ses successeurs de donner une touche très monarchique à la forme de gouvernement parlementaire grâce à cette « influence personnelle » qui peut – en certaines circonstances – tant modeler un régime. Qu’il s’agisse de profiter des carences de la classe dirigeante liée à la fragmentation partitocratique ou de donner corps à une politique coloniale, les rois belges ont fait montre d’une capacité certaine à entrevoir leurs attributions de manière très ductile. La Belgique constitutionnelle mérite grand respect, au point que l’on peut s’étonner de son oubli, au profit de l’Angleterre (si naïvement magnifiée en France).

 

De la souveraine cantonale du peuple (la Suisse)

 

La Suisse ne peut que fasciner tant elle incarne un miracle social, politique et juridique. Comment un tel pays peut-il atteindre une telle homogénéité – former nation – avec ses langues, ses religions, ses racines françaises/germaniques/italiennes ? Comment un tel État a-t-il été capable de survivre, entouré de prédateurs étatiques ? L’historien souligne combien les Suisses s’estiment porteurs d’une histoire particulière placée sous le sceau d’une « antica libertà ». Cette liberté première, originelle trouverait sa source – voir Lamartine – dans l’homme paysan, sage et anguleux montagnard gardien de son troupeau. N’existe-il pas en Suisse cette idée – fortement ancrée – que la ville dénature l’innocence du paysan et oppresse sa naturelle liberté ? Quant au canton, il est le lieu incarnant l’identité – et donc la liberté – du peuple suisse. Ce dernier se représente comme « nazione-volontà » porteuse de son destin, farouchement attachée à son indépendance. Le pacte de Grütli (1291) constitue – déjà – un moment volontariste scellant un destin commun, au point de devenir le symbole – fantasmé mais qu’importe – de la naissance de la Confédération. Il existe une forme de patriotisme constitutionnel suisse, et cela bien avant que la formule connaisse grand succès. Les cantons sont la source de ce pacte constitutionnel fécond. Pour autant, la Suisse a connu – comme tout État – les affres de la contradiction : comment préserver la liberté de chaque entité tout en forgeant une nation apaisée et en dotant la structure fédérale des moyens idoines pour qu’elle accomplisse sa nécessaire tâche ? Demeure, nonobstant les vicissitudes de l’histoire, cette spécificité constitutionnelle et mentale centrée sur les notions de pacte, cantons, liberté, indépendance. Il n’est alors guère surprenant que certaines tentatives de modifier les gènes politiques suisses aient échoué : que l’on pense à la Constitution de 1798 – modelée sur la Constitution française de l’an III – qui instaure une République une et indivisible, avec des cantons devenus de pauvres entités administratives et des préfets gardiens de l’ordre centralisé. Le Pacte fédéral de 1815 viendra rendre leur souveraineté originelle aux cantons : la souveraineté des cantons est la règle tandis que le pouvoir central n’est qu’une déclinaison nécessaire – faible car dérivée – de cette puissance originelle. Le début des années 1830 voit surgir la thèse de la « Rigenerazione », volonté de repenser le Pacte de 1815. P. Rossi – rapporteur du projet de la Commission de 1832 – joue un rôle important. Sans surprise, la Commission retient que la notion première est celle de la souveraineté cantonale, tout en soulignant la nécessité de renforcer la logique fédérale, pour que croisse la communauté suisse entendue comme corps national. L’esprit modérateur qui anime les hommes porteurs du pacte renouvelé ne suffit pas pour emporter adhésion pleine et entière. Sans doute le temps politique est-il encore trop tranché entre catholiques et protestants, libéraux et conservateurs, défenseurs intransigeants de l’indépendance cantonale et promoteurs d’une entité fédérale renforcée. Le Projet de 1832 devient – dans l’histoire du pays – un moment intermédiaire entre le Pacte de 1815 et la Constitution de 1848. Il a eu le mérite d’exister, avec sa quête d’un juste milieu tout en n’ayant pas réussi à convaincre ; il est vrai que proposer en Suisse un projet renforçant les pouvoirs du Centre tout en arguant qu’il ne porte pas atteinte à la souveraineté cantonale n’était pas chose aisée. 1848 n’est pas un moment de pacification constitutionnelle, loin s’en faut ; la césure, évidente en 1832, paraît encore davantage béante. Souveraineté cantonale versus pouvoir central bien sûr ; mais logique représentative versus logique censitaire aussi ; ou encore État laïque versus État confessionnel. Au point que survient la guerre du Sonderund, gagnée par Dufour. La Suisse peut alors se donner une nouvelle charte, cette « Constitution fédérale de la Confédération », magnifique formule illustrant combien l’État fédéral s’inscrit encore et toujours dans des racines cantonales sources de toute identité. Fédéralisme, libéralisme, démocratie représentative sont les maîtres mots du texte de 1848. Celui-ci présente deux traits que le lecteur français peine à concevoir : une « souveraineté divisée » entre l’État central et les cantons ; un exécutif, le Conseil fédéral, non responsable politiquement devant l’organe législatif. L’acquis constitutionnel est profond, même s’il faut attendre 1874 pour qu’émergent les traits saillants du constitutionnalisme suisse moderne : logique démocratique alliée au conservatisme, Kulturkampf, sacralisation du mécanisme référendaire. Il est très intéressant de noter que la disposition dédiée au référendum se trouve – dans le texte constitutionnel – dans la section consacrée à l’Assemblée ; le référendum s’entrevoit alors comme une « sanction », sanction éventuelle émanant du peuple contre les normes votées par les élus du peuple. L’Assemblée exerce le « pouvoir suprême de la Confédération », « sous réserve des droits du peuple et des cantons ». Peuple et cantons : le couple magique du miracle suisse promeut le référendum, incontournable vecteur. Un nouveau pas démocratique est franchi avec la révision constitutionnelle de 1891 : désormais, le peuple peut être appelé aux urnes via le référendum pour réviser le pacte constitutionnel national. Une telle réforme ne se fait pas sans heurt. Pour Numa Droz, l’ère de la « démagogie » est advenue avec une telle réforme ; il est vrai que la possibilité de réviser ainsi la Constitution peut permettre au peuple-masse d’altérer la substance de la relation Centre/Cantons. Qu’importe. Le référendum est ancré et dans le texte constitutionnel et dans l’ADN suisse. Il sera utilisé stratégiquement par ceux qui entendent s’opposer aux majorités au pouvoir ; la démocratie référendaire assumera alors la mission qui est sienne, servir de correctif aux carences de la démocratie représentative lorsqu’elle est monopolisée par des élites par trop pérennes.

 

Du Statuto, de la Monarchie, de l’État (l’Italie)

 

Lorsque Lacchè s’intéresse à l’Italie, il souligne – de manière très classique – l’influence de la Révolution française sur les élites de son pays au début du xixe siècle. Le constitutionnalisme libéral se répand en Italie tant en raison de la puissance des idées que de l’expansionnisme territorial révolutionnaire. Les partisans du régime représentatif se tournent vers la Constitution de l’an III qui fait figure de modèle pour ce que l’on appellera les « Républiques sœurs ». Apparaît particulièrement emblématique la Constitution napolitaine, avec ses Éphores et ses Censeurs. Si ce « modèle » français est regardé avec amour (naïf) par certains auteurs – à l’instar de Compagnoni dans ses « Elementi di diritto costituzionale democratico » (1797) – un tel sentiment ne fait pas l’unanimité. Que l’on songe à Cuoco dénonçant le constructivisme jacobin abstrait, ou encore à Rossi regrettant une domination française ouvertement trop pesante. Reste que l’Italie de la Restauration est une terre sans constitution par défaut d’unité d’une nation qui cherche à devenir un État. Cette quête constitutionnelle fait dire à Lacchè que « la constitution apparaît un bien en elle-même » tant la force idéologique et la puissance organisationnelle d’un tel texte pourraient ouvrir de nouvelles perspectives. Il faut attendre le Statuto de 1848 pour que l’Italie signe son entrée dans l’ère du constitutionnalisme libéral défendu par une norme fondamentale. Le texte de 1848 est bien autre chose que la constitution de l’Italie (ou plutôt d’une partie de l’Italie) : il est le moteur de l’unification à venir sous l’égide du Royaume de Sardaigne investi d’une mission historique. L’Italie peut enfin tenir entre ses mains la « constitution-acte » qui relie la royauté au royaume. Borelli – l’auteur du Statuto – insiste sur la dimension légitimante du texte quand il s’adresse à son souverain : « il faut la donner, non se la faire imposer ; donner les conditions, non les recevoir ». En une formule digne d’intérêt, Lacchè écrit que « le constitutionnalisme libéral émerge de textes qui semblent regarder davantage le passé que le futur ». S’il est un constitutionnalisme qui semble émerger, il prend presque les traits de ce constitutionnalisme médiéval qui parle de libres communes, de franchises… Quant au roi, il est ce père si attendu, au sens littéral du terme : comment oublier que le Statuto est concédé « con affetto di Padre » ? Le Statuto est la Loi fondamentale d’une monarchie qui se prétend « perpétuelle et irrévocable ». L’Italie du xixe siècle a certes son texte constitutionnel, mais cherche toujours son unité-unification. Lacchè s’arrête sur un auteur – Pisanelli – qui appartient à cette génération du milieu du siècle, génération qui ne vit que pour construire une identité nationale et s’évertue à penser le « State building ». La figure de Pisanelli est intéressante d’un point de vue académique, car il incarne encore ce temps doctrinal qui n’arrive pas à séparer droit & politique (si cela s’avère un objectif nécessaire…), qui n’entrevoit pas une science du droit déliée de ses atours politiques. Pisanelli – par sa lecture idéologique (dans l’acception non péjorative du terme) – participe de ce mouvement de légitimation des institutions : le droit constitutionnel est le droit de la constitution, à savoir l’idéologie politique des élites gouvernantes. Lacchè écrit que « le texte constitutionnel possède une valeur en lui-même, presque indépendamment de ses composantes ». Par cela, il souligne combien la dimension symbolico-politique du Statuto prend le pas sur la juridicité de ce dernier. Il existe une « rhétorique de la constitution » qui renvoie à une idée, l’idée d’un régime politique qui entend imposer ses valeurs, ses paradigmes. L’enseignement du droit constitutionnel devient l’enseignement des valeurs politiques du régime constitutionnel, légitime car il existe. On pourrait appeler cela l’existentialisme constitutionnel auto-légitimant. On trouve chez Pisanelli cette idée que l’État est au centre du système – l’État, non pas l’individu –, car il est le seul vecteur cohérent du processus d’unité/d’unification. La théorie de « l’État-personne » qui va occuper tant d’importance dans le discours doctrinal et politique italien surgit et se développe. Un pays à ce point non-État pouvait-il faire l’économie de cette théorie, aussi utile présentement que dangereuse bien plus tard ? Seul l’État peut incarner la « personnification de l’unité substantielle d’un peuple », surtout d’un peuple éclaté à la recherche de son âme commune. Pisanelli espère concilier la souveraineté de l’État-personne avec les principes élémentaires d’un libéralisme de bon aloi. L’État de droit libéral sera la figure théorique susceptible de trouver un point d’équilibre entre unité/souveraineté de l’État-personne et droits individuels (notamment le droit de propriété). L’État-personne et la monarchie représentative sont les deux pôles de ce constitutionnalisme libéral qui tente de protéger des élites institutionnelles menacées par des peuples aux revendications démocratiques. Pisanelli, professeur napolitain de droit constitutionnel, est aussi homme de gouvernement, garde des Sceaux en 1863. Le constitutionnalisme libéral de Pisanelli est – cela a été dit – un constitutionnalisme à la tonalité fort légitimatrice, au profit de la monarchie représentative. Ministre de la justice, il invite les agents de l’État à « veiller » sur les organes de presse, crédités de l’intention de miner – par leurs propos critiques – les fondements d’une monarchie si indispensable au pays. Lorsque des libéraux s’attaquent à la liberté de la presse – liberté libérale par essence –, on entrevoit combien le discours d’équilibre ne vaut guère, tant il est happé par les exigences du pouvoir et les angoisses des élites soucieuses de survivre. Un autre auteur est étudié par Lacchè, dans un article à lui spécifiquement consacré : Brunialti. Dans son essai « Liberté et démocratie. Études sur la représentation des minorités » (1871), Brunialti évoque, de manière très constantienne, la nécessité de protéger les minorités du despotisme de la majorité. Brunialti va au-delà de l’emphase classique et théorique ; il souligne – et cette pensée occupe encore en Italie une place fondamentale – la nécessité d’instaurer une démocratie proportionnelle. Seule une loi électorale proportionnelle lui paraît à même de conjurer le danger de l’oppression quantitative. Brunialti intéresse aussi en ce qu’il réfléchit sur la « fonction politique du pouvoir judiciaire », titre d’un petit essai de 1870. Brunialti – grâce à un travail de reconstruction archéologique de la mission de juger – souligne combien la fonction de juger est politique, au sens le plus noble du terme, celui qui consiste à déterminer les valeurs de la polis. Le juger est le lieu naturel du commander, à rebours de la froide logique abstraite du principe de division des pouvoirs (vite compris à tort comme séparation des pouvoirs). Brunialti se penche naturellement sur l’Angleterre et les États-Unis pour illustrer son propos. Dans ces deux pays, la constitution – qu’elle soit écrite ou non, peu importe – ne prend sens qu’au regard de la volonté des juges ; sur le continent européen, les constitutions ne sont-elles pas de simples morceaux de papiers, laissés à la discrétion des élites gouvernantes, loin de toute idée de Rule of Law ? Le pouvoir judiciaire est un pouvoir politique, doit être un pouvoir politique car il est « la pierre angulaire de la liberté », formule traumatisante pour tout Français révolutionnaire-rousseauiste-légicentriste. Pour Brunialti, la loi – et notamment pour la France le code civil, constitution par défaut – a « appauvri la théorie constitutionnelle des droits » ; la théorie du « législateur infaillible » représente une erreur intellectuelle et politique aux conséquences dramatiques.

Ainsi qu’indiqué à plusieurs reprises, la question de l’opinion publique interroge les hommes du xixe siècle : on ne peut faire à moins de prendre en compte – ou de faire croire que l’on souhaite prendre en compte – l’expression de la population (ou d’une partie de la population). Si la raison et l’intelligence humaine sont véritablement les piliers théoriques de la légitimité et de l’agir politiques, comment faire autrement ? Lacchè réfléchit sur cette question dans un article intitulé « Per una teoria costituzionale dell’opinione pubblica. Il dibattito italinao (xix sec.)  ». Pour l’Italie, la prise en compte de la notion d’opinion publique est jugée indissociable du « processus de Nation building ». Le xixe siècle est le siècle des élites aristocratiques censées incarner le gouvernement des meilleurs ; leur maintien au pouvoir implique l’apparition d’un consensus minimal, stabilisateur. Face à la puissance revendicatrice du peuple-masse aspirant à la démocratie, face à une classe moyenne concourant au développement économique, la « conquête de l’opinion » s’avère essentielle. Élites bourgeoises et monarchies constitutionnelles doivent trouver un support de légitimité qui ne peut être – désormais – que l’opinion publique, relayée – on suppose – par une presse en plein essor et dont la liberté importe tant. Il va sans dire que cette opinion publique apparaît – non sans raison – à certains auteurs comme une construction artificielle. Pietro Ellero parle d’une « opinion publique fictive », instrument au service d’une bourgeoise qui – à défaut d’être homogène – sait ce qu’elle n’est pas (le peuple) et ce qu’elle ne veut pas (le pouvoir du peuple-masse). Scipio Sighele s’interroge sur ces « étranges et obscures lois psychologiques » qui innerveraient le gouvernement représentatif. La fin du siècle raisonne, il est vrai, des livres de Le Bon (1895) et de Tarde (1898). Prévaut l’idée d’un passage, d’une évolution : la foule s’efface en partie pour faire émerger le public, figure (ambivalente) de la modernité qui cherche à construire ces chemins libéraux qui vont conduire à la démocratie. Il est tentant alors de voir dans l’opinion publique la « conscience juridique de la nation ». Le maître Scolari – qui donnera naissance à une école doctrinale féconde – décrit le moment législatif de manière ternaire : opinion publique, élection, représentation. Chez Orlando – l’homme qui révolutionne à la fin du xixe siècle la science du droit ou plutôt explique que le droit est une science –, l’opinion publique est la mise en forme d’une volonté commune : l’opinion publique possède un « rôle organique ». Minguzzi réfléchit sur l’intégration de l’opinion publique au sein de l’État constitutionnel, sur l’intégration de l’opinion publique au sein de la forme de gouvernement représentatif. On avoue ne guère croire en la juridicisation ou la constitutionnalisation de l’opinion publique ; on ne saurait nier qu’il existe des tendances et mouvements sociologiques qui animent la foule, les foules ; de là à en tirer des conclusions juridiques pertinentes et efficientes… D’ailleurs, tous les auteurs cogitant sur la notion d’opinion publique sont confrontés à d’évidents écueils lorsqu’ils tentent de lui donner sens juridique. Comme l’écrit Lacchè, l’opinion publique se situe entre « droit et politique : pouvoir, force, influence ». Cette opinion publique – qui fascine tant – est certes une force : mais est-elle, peut-elle être un « pouvoir » ? La présumée institutionnalisation de l’opinion publique laisse dubitatif. La thèse selon laquelle l’opinion publique serait – voir Brunialti – un « vrai pouvoir de l’État qui agit de manière organique à l’identique des autres » nous paraît peu compréhensible, peu saisissable. L’opinion publique produit sans doute des effets de droit, toute chose produit des effets de droit ; mais l’opinion publique n’existe pas – selon nous – comme forme homogène pouvant être saisie par le droit. Tout au plus, peut-on considérer que l’opinion publique fait partie intégrante de ce grand système qui s’appelle régime représentatif et constitue une force que les élus de la nation ne peuvent éluder lorsqu’ils perçoivent le sentiment d’une partie importante de la population. Le gouvernement de l’opinion publique dans cette optique n’est rien d’autre que l’art de débattre publiquement et en toute transparence des questions de société. Discussion et publicité : de Constant à Habermas, la thématique ouverte avec la Révolution française n’a guère évolué. À défaut de donner au peuple une souveraineté qu’il ne peut exercer, on explique à ce peuple ce qu’il convient de décider en son nom. Le gouvernement représentatif devient un gouvernement de la pédagogie, qui peut aussi être le gouvernement de la démagogie ; la forme ne génère pas toujours de fruits sains. Le gouvernement représentatif produit son propre discours auto-légitimant, celui qui aspire à toujours être en adéquation totale avec les aspirations réelles du pays. La question de l’opinion publique constitutionnelle se dilue dans celle de la représentation. Plus tardivement, un objet singulier viendra donner corps à la notion de représentation, au point de l’absorber : le parti politique. La démocratie libérale deviendra alors « gouvernement de parti ».

En amont, le nom d’Orlando a été évoqué. Orlando peut être regardé comme le père du droit constitutionnel italien, si l’on entend volonté éclairée de transformer la science du politique et de l’institutionnel politique en droit. En 1889, Orlando publie « Les critères techniques pour la reconstruction du droit public », volonté de repenser le droit public d’un point de vue méthodologique. L’État – explique Orlando – n’est pas seulement une machine politique ; il faut penser « l’État juridique » (pléonasme qui ferait s’étouffer nombre de positivistes). L’État est principalement pensé – écrit Orlando avec regret – par des philosophes, historiens, politiques… Les juristes doivent s’approprier l’État à partir des éléments de la science du droit. Il revient aux juristes de droit public de penser le droit public, comme les privatistes pensent leur droit privé : réfléchir à partir d’un « ensemble de principes juridiques systématiquement coordonnés ». Émerge alors ce que l’on va appeler la « nouvelle école italienne », qui entend séparer distinctement droit & politique, ordre politique et ordre juridique. Cette école va sacraliser l’État-personne, État porteur de sa propre souveraineté, entité organique vivante dont les démembrements imposent leur volonté à la société tout entière par le truchement de la « rationalité administrative ». Si elle peut apparaître une évolution notable au regard de la science du droit, une telle lecture de la chose étatique a pour conséquence de placer l’État et l’administration bien au-dessus de l’individu ; cet État de droit qui sacralise l’État présente des atours peu compatibles avec la philosophie libérale. Dans la logique d’Orlando, l’individu ne possède pas tant des droits et une liberté originelle que des « garanties posées par l’État » ; ce dernier ne saurait rencontrer de limites en son action en raison de présumés droits de l’individu-sujet. Orlando n’est pas Majorana – auquel Lacchè consacre un article – qui voit dans les droits naturels de l’individu des droits préexistant à la société et donc à l’État. Pour Majorana, l’État de droit ne vaut qu’à l’aune de la suprématie de la « personne humaine ». Ce débat – aujourd’hui bien connu, mais non forcément obsolète – tournera en faveur de l’école d’Orlando. Mais à Majorana (et d’autres) reviendra l’honneur d’avoir rappelé que le droit constitutionnel ne s’épuise pas dans la revêche juridicité ; la sociologie du politique ne peut être éludée avec une prétentieuse certitude scientiste. Il n’est pas surprenant que Majorana réfléchisse sur la notion de « classe politique » discutant les théories du maître Mosca. Dans son ouvrage « Théorie sociologique de la constitution politique » – titre sublime –, Majorana promeut une lecture « réaliste » du pouvoir, arguant de la nécessité d’entrevoir le droit à l’aune des principes de liberté et d’égalité, à l’aune d’un individu qui ne doit pas être sacrifié sur l’autel de l’État (présumé temple de l’unité donc de la perfection). Il faut – dit Majorana – réfléchir sur le lien État/Société en assurant la « satisfaction des besoins humains ».

 

De l’esprit des femmes (la « sentenza Mortara », 1906)

 

Une décision de justice occupe, au début du xxe siècle, une place significative en Italie dès lors que l’on s’intéresse à la question de l’égalité homme/femme en politique. Le 25 juillet 1906, la Cour d’appel d’Ancone – présidée par Ludovico Mortara – estime que les personnes de sexe féminin sont autorisées à s’inscrire sur les listes électorales aux fins de voter. Il fait droit à la requête de plusieurs femmes qui avaient déféré au juge les actes par lesquels certaines commissions électorales avaient refusé une telle inscription. L’audace folle de Mortara est d’avoir pris au sérieux l’article 24 du Statuto de 1848 proclamant l’égalité de tous (et toutes) devant la loi et l’égale jouissance des droits civils et politiques ; ce faisant, tous (et toutes) peuvent être appelés à exercer les charges civiles, notamment électives. Le droit électoral tel qu’appliqué par les autorités locales apparaît alors en évidente contradiction avec le Statuto tel que lu par le juge. Les critiques ne manquent pas de poindre, de la doctrine en particulier. Mosca – conservateur bien connu – s’inquiète de l’agitation créée par ce type de décision, a fortiori en un temps nourri d’un socialisme qui inquiète le bourgeois. Orlando retient, lui, que la lecture de l’article 24 par Mortara est bien trop ductile pour être fidèle à l’esprit du Statuto. L’idée de Mortara est d’une simplicité embarrassante pour les conservateurs libéraux et libéraux conservateurs : les femmes jouissent de la pleine capacité électorale et des droits politiques, car les droits fondamentaux ne sont pas sexués, ils appartiennent à l’humanité en sa double version, hommes & femmes. Le juge de droit commun d’Ancone vient assumer une charge de juge constitutionnel, à l’époque où un tel juge n’existe pas dans l’ordonnancement italien, à l’époque où le texte constitutionnel connaît une « normativité faible ». Mortara refuse que la femme soit assimilée au mineur, à l’étranger, au délinquant, au débile. Les droits politiques électoraux ne sont pas seulement une fonction comme le prétendent les auteurs libéraux ; les droits des femmes ne se limitent pas aux droits – négatifs – de liberté. Il n’est pas anodin qu’Orlando se tourne vers la théorie des droits publics subjectifs pour souligner combien les droits offerts par l’État ont vocation à être conférés aux meilleurs. La décision de la Cour d’appel est révolutionnaire tant elle met les pouvoirs publics devant leurs contradictions et leurs silences. En effet, si la loi communale et provinciale (1865, 1898) écarte expressément les femmes – alors interdites de vote –, tel n’est pas le cas de la loi électorale du 28 mars 1895 : selon cette dernière, est électeur toute personne jouissant par naissance des droits civils et politiques, ayant atteint l’âge de 21 ans, sachant lire et écrire. Mortara refuse que l’on tire du silence du législateur une conclusion négative : l’exclusion de la gente féminine. Lors du procès de 1906, Mortara doit affronter un argument de poids, celui des travaux préparatoires, de la volonté du législateur (Zanardelli et Cripsi en l’espèce). Mortara écarte d’un geste la volonté présumée des élus du peuple : l’argumentation de Zanardelli ne relève pas de « l’argumentation juridique », mais représente une simple « figure rhétorique, à savoir une hyperbole, non idoine à une démonstration scientifique ». De plus, ajoute le juge, l’article 3 du code civil indique que l’intention du législateur doit être recherchée dans le texte de loi et non point en dehors, ce qui rend les travaux préparatoires inopérants. L’arrêt de 1906 est un message d’esprit common law adressé au législateur : la loi est une norme abstraite, statique tandis que la jurisprudence renvoie à la vie du droit, signifie évolution et adaptation de la société. Le magistrat – interprète de la loi – est tout sauf ce juge automate œuvrant par le truchement du pathétique syllogisme prétendument rationnel. La décision de la Cour d’appel d’Ancone est – sans surprise – censurée (le 12 décembre 1906). Il n’est pas nécessaire – dit la Cour de cassation reprenant l’argument systématisant d’Orlando – qu’existe une prohibition expresse refusant le droit de vote aux femmes. Cette interdiction d’inscrire les femmes sur les listes électorales découle logiquement – dixit le juge romain masculin – de « l’entier droit public en vigueur découlant non seulement des dispositions écrites, mais aussi des normes, des coutumes et traditions depuis toujours reconnues ». « [C]outumes et traditions depuis toujours reconnues » : quand le temps et le droit se rencontrent, le premier est parfois le facile auxiliaire de la pérennité de l’injustice ! Il revient au législateur de reconnaître expressément le droit de vote des femmes s’il souhaite qu’elles jouissent des mêmes droits politiques que les hommes. Toute autre interprétation – s’inquiète la très légitimiste Cour de cassation – reviendrait à « usurper l’œuvre législative ». Fin de l’histoire : Mortara, devenu garde des Sceaux, sera le principal artisan de la loi électorale du 17 juillet 1919 reconnaissant aux femmes le droit de vote. Le juge-législateur vaincu de 1906 impose sa volonté une fois devenu ministre-législateur.

 

De l’esprit européen (ius commune europaeum et constitutionnalisme)

 

Deux textes achèvent le bel ouvrage de Lacchè qui réfléchit sur l’Europe en son droit commun, sur l’Europe en sa volonté-prétention de faire œuvre constitutionnelle, à la fois en dépassant les traditions constitutionnelles des États-membres et en s’inspirant de ces traditions. Il commence par évoquer l’évident processus de « constitutionnalisation » au cœur du projet européen, la recherche d’une « nova methodus » magnifiquement ambiguë. La modernité juridique européenne – question : faut-il assimiler modernité et progrès ? – conduit à amoindrir la puissance de l’État souverain, à démythifier la puissance du législateur omniscient, à bousculer les sources du droit en leur hiérarchie présumée naturelle. Jadis, l’idée d’un droit commun se cristallisa sous l’égide de l’Église ; jadis – et cela ne pouvait qu’attrister le juriste publiciste –, l’idée d’un droit commun émergea par le truchement d’un droit privé capable de s’émanciper des frontières étatiques ; désormais, écrit Lacchè, le droit commun prend les traits des « traditions communes aux États-membres » que la CJUE a – avec forte intelligence stratégique – réceptionné pour les communautariser. Ce « processus de constitutionnalisation » prend la forme d’une constitutionnalisation des droits fondamentaux, évolution qu’on ne peut – de prime abord – que louer. Cependant – et la remarque est nôtre – la thématique des droits fondamentaux version UE n’est-elle pas aussi un masque pharisien permettant aux quatre libertés économiques de prétendre à la qualité de fondamentales ? De prétendre à la même puissance normative que – par exemple – le principe de dignité ? Or, la liberté de circulation des marchandises – pour nécessaire qu’elle soit au regard des nécessités commerciales – ne revêt pas la même fondamentalité que les droits inhérents à la dignité de la personne humaine. S’il existe – selon nous – un droit constitutionnel européen des droits fondamentaux, il prend plutôt la forme du « droit constitutionnel conventionnel », la « Cour constitutionnelle » de Strasbourg assurant la suprématie matérielle de la « Constitution européenne des droits de l’homme » de 1950 et de ses protocoles.

L’ultime article de Lacchè s’intitule « The Italian Constitutional Tradition and the Debate around a European Constitution ». Il évoque le Manifeste de Ventotene de Spinelli et Rossi : ce texte – qui est en Italie plus qu’un manifeste mais le projet de toute une génération – imagine un fédéralisme sublimé écartant à jamais le spectre de la guerre. L’Europe a été pensée par des élites démocrates soucieuses du bonheur du continent européen et avec le temps – constate Lacchè – la nécessité de donner la parole au(x) peuple(s) souverain(s) n’a fait que croître. Lacchè insiste sur l’impérieuse obligation de faire participer les peuples au processus décisionnel. Reste qu’un partisan de l’Europe, qu’un amoureux de la logique fédérale ne peut que réaliser ce constat (selon nous) : l’Europe est devenue puissance en mouvement lorsqu’elle a été gouvernée par des technocrates éclairés, de Monnet aux juges de Luxembourg ; l’Europe est devenue mare stagnante lorsqu’elle a cherché un gain de légitimité dans le vote populaire et lorsqu’elle s’est agrandie. L’Europe petite et sans le peuple était avenir ; l’Europe en expansion territoriale et avec le peuple n’a guère de volonté et peu d’identité. Qui veut une Europe puissance fédérale doit donc assumer cet angoissant et logique paradoxe : peu d’États et peu de peuple (selon nous)…

 

Franck Laffaille

Professeur de droit public, Faculté de droit (Cerap), Université de Paris XIII (Sorbonne-Paris-Cité).

 

Pour citer cet article :

Franck Laffaille « Luigi Lacchè, History & Constitution. Developments in European Constitutionalism: The Comparative Experience of Italy, France, Switzerland and Belgium (19th-20th Centuries), Frankfurt am Main, Klostermann, 2016 », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/Luigi-Lacche-History-Constitution-Developments-in-European-Constitutionalism-The-Comparative-Experience-of-Italy-France-Switzerland-and-Belgium-19th-20th-Centuries-Frankfurt-am-Main-Klostermann-2016]