René Capitant et la participation : L’échec d’une ambition sociale
Cet article étudie la contribution active de René Capitant à la mise en œuvre du projet gaulliste de participation des travailleurs à l’entreprise (1960–1967). Il analyse au préalable comment et pour quelles raisons émerge au sein des écrits théoriques du juriste, l’idée d’une participation des travailleurs aux résultats et au contrôle de l’entreprise. Il se concentre ensuite sur l’apport du député à l’élaboration et à la réalisation de deux importantes réformes. René Capitant joue un rôle majeur et oublié dans le processus parlementaire qui conduit aux ordonnances du 17 août 1967 consacrées à la participation des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise. Aussi, dans l’espoir de promouvoir une structure permettant de faire participer les salariés au contrôle de l’entreprise, René Capitant concourra également à l’introduction, au sein du droit français, de la société anonyme à directoire en 1966. Ces réformes sont analysées et commentées pour montrer en quoi elles s’écartent des ambitions initiales de René Capitant. Cet article souligne également les difficultés rencontrées par le député dans sa collaboration active à la mise en œuvre de la doctrine sociale du gaullisme : la participation. Il s’agit de comprendre pourquoi cette tentative ambitieuse de transformation de la condition salariale a échoué.
This article studies the active contribution of René Capitant to the implementation of the Gaullist project of worker participation (1960-1967). It first analyses how and why the idea of worker participation in the results and control of the company emerged in the lawyer's theoretical writings. It then focuses on his contribution to the development and implementation of two important reforms. René Capitant played a major and forgotten role in the parliamentary process that led to the ordinances of 17 August 1967 on employee profit-sharing. Also, in the hope of promoting a structure that would allow employees to participate in the control of the company, René Capitant also contributed to the introduction of the public limited company with a management board into French law in 1966. These reforms are analysed and commented in order to show how they deviate from René Capitant's initial ambitions. This article also highlights the difficulties encountered by René Capitant in his active collaboration in the implementation of the social doctrine of Gaullism: the participation. The aim is to understand why this ambitious attempt to transform the wage condition failed.
Résumé indisponible
A
insi que le souligne Marcel Waline dans sa préface aux Écrits constitutionnels, le mot de participation évoque immanquablement René Capitant. Il s’agit en effet d’une « préoccupation » centrale qui imprègne la pensée et l’action politique du « juriste militant » jusqu’à sa mort. Promouvoir « le lien entre la démocratie et la participation politique » constitue d’abord la « raison de l’engagement » de René Capitant en faveur d’une vaste réforme du parlementarisme, notamment durant les premières années de sa carrière. Au-delà de l’élection, la dissolution et le référendum doivent permettre aux citoyens de concourir, dans le cadre d’un régime parlementaire renouvelé, à l’élaboration de la législation et au nécessaire contrôle des gouvernants.
Par ailleurs, l’association de René Capitant au mot de participation renvoie aussi à son engagement politique auprès de de Gaulle, pour tenter, au courant des années soixante, d’améliorer le sort des travailleurs. Le Général lui apparaît d’ailleurs comme « le seul homme politique qui ait la capacité et la volonté de libérer l’homme par une transformation de la condition de salarié en celle d’associé ». La participation désigne dans ce cadre, plus largement, la doctrine sociale des gaullistes dont René Capitant contribuera à la conception et à la promotion. Celle-ci fut relativement peu étudiée. Son « imprécision » supposée est souvent évoquée pour le justifier. Aussi, elle ne s’inscrirait dans la filiation d’aucun courant politique ou idéologique. La participation serait une « troisième voie », c’est-à-dire, dans cette conception, une idéologie réputée entre le communisme et le capitalisme visant de manière inédite « à associer le capital et le travail » dans l’entreprise. Ces interprétations peuvent être critiquées. D’une part, cette formule « d’association capital/travail », bien qu’elle fut employée par les gaullistes, apparaît quelque peu réductrice pour saisir le sens précis ainsi que les véritables fondements de la doctrine de la participation. D’autre part, l’idée d’une participation des travailleurs à l’entreprise est en réalité largement ancrée dans la pensée politique, notamment au sein du socialisme et du catholicisme social. Elle est à ce titre défendue par l’industriel Jean-Baptiste André Godin, par Pierre-Joseph Proudhon et aussi, au siècle suivant par l’Église catholique à travers l’encyclique Mater et Magistra. Ainsi, pour René Capitant, la mise en œuvre de la participation « réaliserait pour la première fois le socialisme démocratique auquel aspiraient les réformateurs français du xixe siècle, Saint-Simon le prophète de l’industrialisme moderne, Buchez, le fondateur de la démocratie chrétienne et Proudhon ». De plus, le principe de participation des travailleurs à l’entreprise est dans les années soixante, au moment où les gaullistes entreprennent de réformer l’entreprise moderne, déjà inscrit dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Son article 8 dispose que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ».
Également selon Jean Foyer, il serait particulièrement difficile de savoir si c’est le Général lui-même ou bien les gaullistes de gauche qui ont « lancé en premier le mot de participation ». Bien que la question soit complexe, car il y a eu assurément un jeu d’influences réciproques entre la pensée des gaullistes sociaux et celle du général de Gaulle, il apparaît toutefois que ce terme de participation fut d’abord utilisé par ce dernier. Au cours de son célèbre discours d’Alger prononcé le 3 novembre 1943 le Général déclare :
La France aura subi trop d’épreuves et elle aura trop appris sur son compte et sur le compte des autres pour ne pas être résolue à de profondes transformations… Elle veut que cesse un régime économique dans lequel les grandes sources de la richesse nationale échappaient à la nation, où les activités principales de la production et de la répartition se dérobaient à son contrôle, où la conduite des entreprises excluait la participation des organisations des travailleurs et de techniciens dont cependant elle dépendait…
Ce discours présente un important intérêt historique. Il témoigne de l’enracinement au sein de la pensée du Général, d’une critique du salariat en raison du fait que celui-ci écarte les employés de la direction et des résultats de la société. De Gaulle esquissera quelques années plus tard, à Strasbourg en avril 1947, les premiers principes de ce qui doit constituer la réponse gaulliste à la problématique du salariat.
La solution humaine, française, pratique est l’association digne et féconde de ceux qui mettraient en commun, à l’intérieur d’une même entreprise, soit leur travail, soit leur technique, soit leurs biens, et qui devraient s’en partager en honnêtes actionnaires les bénéfices et les risques.
L’idée « d’association » est utilisée ici comme synonyme de celle de « participation ». Ce choix montre que la pensée sociale gaulliste est déjà formulée dans ses grands axes par le Général dès les années quarante, mais qu’elle ne s’est pas encore cristallisée et systématisée autour du mot de participation. René Capitant va jouer un rôle majeur en la matière. Il est selon les termes d’Alain Kerhervé « l’architecte » de cette idée de participation. Il va de toute évidence déterminer le Général à tenter, une fois arrivé au pouvoir, de la mettre en œuvre. Par conséquent, explorer l’apport de René Capitant à la formulation ainsi qu’à la mise en œuvre de la participation permet de souligner la place importante qu’il occupa dans le courant gaulliste et plus largement, au sein de l’histoire politique et sociale des années soixante.
Les fondements de la participation sont théorisés par René Capitant au courant des années cinquante, lorsque celui-ci entreprend d’étudier les « principes de la démocratie » et surtout les conditions de leur concrétisation dans la société industrielle moderne. Le principe fondamental sur lequel repose « l’idée démocratique » est celui d’autonomie. Le juriste le définit à la manière de Rousseau, comme le consentement d’un individu à une obligation qui lui a été imposée. Ce principe doit s’appliquer « aux divers degrés de l’ordre juridique ». En effet pour René Capitant, le principe démocratique ne se rattache pas uniquement à l’ordre politique. Il convient d’adopter une acception extensive de la notion de démocratie. Celle-ci vise en réalité de manière plus large à
associer les individus, sur un pied d’égalité, à l’élaboration de l’ensemble des règles auxquelles ils sont soumis – règles législatives et contractuelles – dans l’État, mais aussi dans les autres collectivités publiques, territoriales ou corporatives, dont ils sont membres.
René Capitant souligne ici, comme Kelsen – dont il faut rappeler qu’il est l’un des premiers juristes français à avoir réceptionné l’œuvre – que la démocratie « ne concerne pas seulement l’État, mais également les entreprises économiques ». En conséquence, elle est tout à la fois « politique, fédérale et sociale ».
Cependant juge René Capitant, si l’idéal démocratique progresse inexorablement au sein de l’ordre politique depuis le xviiie siècle, celui-ci stagne dans l’ordre social. Il est loin de s’appliquer aux relations juridiques qui sont nouées au cœur de l’entreprise moderne en raison du contrat de travail. Le juriste écrit en ce sens :
Nous pouvons tirer du principe d’égalité cette conséquence très large et très banale pour les institutions de notre époque, à savoir que tout contrat qui aurait pour objet de réaliser la supériorité d’une des parties sur l’autre, d’accorder à l’une des parties un droit de domination sur l’autre, même consenti, est en réalité injuste, illégitime parce qu’il viole l’égalité. Et alors ceci s’appliquerait à beaucoup de choses, ceci permettrait de comprendre pourquoi la démocratie moderne a aboli le contrat féodal : c’est un contrat de subordination d’un individu à l’autre. Mais cela permettrait aussi de comprendre pourquoi la question sociale à notre époque et depuis plus d’un siècle revêt une telle importance, car nous découvrons alors l’institution fondamentale qui dans nos institutions occidentales détermine l’ordre social, le contrat de travail, c’est en vertu même de la définition que nos tribunaux en donnent chaque jour, un contrat qui réalise la subordination d’un travailleur au patron. Tout contrat de subordination est illégitime en vertu du principe de la démocratie. Notre ordre social, fondé sur le contrat de travail est une violation des principes de la démocratie, et c’est la question sociale aujourd’hui qui menace la démocratie. Comment pourrions-nous nous en étonner ? Il y a dans ces principes une contradiction qui tôt ou tard ruinera ce régime.
René Capitant met ici en évidence une contradiction essentielle et trop souvent ignorée par la plupart des théoriciens de l’État et de la démocratie. Comment les nations occidentales modernes peuvent-elles se définir comme démocratiques alors que l’écrasante majorité des individus qui les composent se retrouvent dans leur quotidien, en raison du contrat de travail, dans une position juridique de subordination à un tiers ? Cette objection est capitale pour tout théoricien de la démocratie qui adopte comme René Capitant, une acception large de celle-ci autour des principes d’autonomie et d’égalité. « À travers la technique du louage, c’est le problème – pour tout juriste – de la liberté individuelle qui se dresse » résume en ce sens Raymond Saleilles. René Capitant inscrit donc son étude du contrat de travail et des solutions de démocratisation de l’entreprise moderne, dans une perspective de recherche de droit public intéressant la question de la démocratie.
Pour le juriste, si le contrat de travail apparaît ainsi comme la négation du principe d’autonomie, c’est parce qu’il ne permet pas à l’ouvrier de participer aux résultats ainsi qu’aux responsabilités de l’entreprise. À travers, les individus s’engagent d’une part, à se soumettre à des obligations dont ils ne prendront pas part à leur formulation, et également, à ne toucher qu’un salaire en contrepartie du lien de subordination qui les lie au patron. Les salariés n’ont en effet, dans le contrat de travail, aucun droit à percevoir une partie des bénéfices réalisés par l’entreprise.
Pour démocratiser les relations sociales, René Capitant reprend l’idée déjà défendue quelques années plus tôt par le général de Gaulle de participation des travailleurs aux résultats et aux responsabilités de l’entreprise. Il entend néanmoins la préciser davantage. Pour cela, il va caractériser rigoureusement les incidences juridiques de cette participation sur la condition salariale et esquisser les réformes qu’il conviendrait d’adopter pour y parvenir.
On peut concevoir que les ouvriers soient liés à l’entreprise par des contrats d’un autre type, par des contrats-loi, c’est-à-dire, par des contrats d’association. L’entreprise devient alors une association d’hommes collaborant par des contributions diverses à une tâche collective, en vue d’un profit commun. […] Il suffit d’y faire pénétrer les ouvriers pour que la démocratie sociale trouve une seconde forme de réalisation. […] Or, aucune difficulté technique ni juridique – en dehors de la résistance des habitudes et du privilège patronal – n’empêche de faire de l’ouvrier au lieu d’un fournisseur de travail – étranger à l’entreprise – un associé de celle-ci. L’actionnariat ouvrier prévu par une loi en 1917 ébauchait une première solution, qui, il est vrai, ne s’est pas répandue. Mais d’autres modalités de la même idée peuvent être envisagées et ont été proposées. On peut notamment laisser subsister la société de capitaux existante et constituer, en face de celle-ci, une ou plusieurs associations de travailleurs, qui se fédèrent contractuellement, avec la première pour l’exploitation de l’entreprise. Toute solution sera valable, dès lors qu’elle transformera les salariés en associés, titulaires d’une part, représentant leur apport de travail et leur donnant droit à une participation correspondante dans le contrôle de la direction et dans la répartition du profit.
La participation consiste ici en un processus visant à transformer la condition juridique du salariat. En prenant part aux bénéfices ainsi qu’à la direction des sociétés, les employés ne sont plus dans une situation de subordination à un tiers. Ils deviennent à l’inverse de véritables associés, car, en application du principe d’autonomie, ils participent à la détermination des règles qu’ils doivent respecter. Les travailleurs sont dès lors qualifiés par René Capitant de « participants » à l’entreprise et celle-ci, par cet acte de participation, se transforme mécaniquement en une structure démocratique. « Pour être légitime, l’autorité dans l’entreprise doit être exercée dans l’intérêt commun de tous ceux qui y participent et en vertu de leur volonté commune. » Ici se manifeste assurément l’influence de Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe utilise également le nom de « participant » pour caractériser les individus ayant, dans l’ordre politique, pris part à l’élaboration de la législation. Ainsi, ils ne sont plus de simples « sujets » et deviennent de véritables « citoyens ».
La réforme évoquée ici par René Capitant sera détaillée tout au long des années cinquante et soixante. Elle consiste alors, plus précisément, à attribuer aux salariés un droit de participation aux bénéfices de l’entreprise qui doit prendre la forme d’actions. Il s’agit ensuite de modifier la structure des sociétés anonymes pour séparer les fonctions de direction et de contrôle. Les actions obtenues par les salariés leur permettront subséquemment d’intégrer l’organe de surveillance de l’entreprise, et ainsi, par ce biais, de participer au contrôle de la direction. René Capitant souhaite également associer le comité d’entreprise à la fonction de contrôle des entreprises.
La doctrine de la participation est donc systématisée et développée par René Capitant, notamment dans ses travaux de recherche des années cinquante. Elle va pénétrer le gaullisme. Pour Michel Debré, la volonté résolue du général de Gaulle de réformer l’entreprise moderne au cours des années soixante s’expliquerait principalement en raison de l’influence manifeste des idées de René Capitant. Également selon Georges Pompidou, Louis Vallon et surtout René Capitant auraient « farci la tête du Général de leurs rêveries ». Ces témoignages de personnalités politiques de premier plan sont importants pour souligner les liens profonds qui unissent la pensée de René Capitant à celle du général de Gaulle.
Il n’est pas surprenant que René Capitant ait activement participé à la tentative de mise en œuvre de la participation dans les années soixante. René Capitant est en effet un « juriste-législateur ». Son engagement politique intervient toujours après un intense processus d’analyse et de théorisation amorcé à l’Université. René Capitant diagnostique d’abord les lacunes d’un régime juridique et imagine ensuite des solutions afin de les corriger. Une fois ce processus accompli, il s’inscrit enfin en politique pour défendre ses pistes de réforme. René Capitant s’est sans cesse employé de la sorte. Le « jeune René Capitant » consacre ses efforts à réformer le régime parlementaire, le second, celui qui intéresse cette contribution, tente de transformer l’entreprise moderne.
Dès lors, il s’agira dans cet article d’étudier l’action du député René Capitant en faveur de l’idée d’une participation des travailleurs aux résultats et aux responsabilités de l’entreprise. Nicole Catala conclut à un échec s’agissant de la volonté de René Capitant de métamorphoser en profondeur la condition salariale. Il appartient à cette contribution de le vérifier en opérant une comparaison entre le résultat des réformes qui émanent pour partie de l’œuvre politique de René Capitant, et les ambitions initiales du juriste formulées dans ses écrits théoriques sur la démocratie sociale. Cet article exposera par ailleurs quelques pistes qui peuvent expliquer les raisons de ce qui apparaîtra comme un revers. René Capitant a-t-il failli dans la détermination précise des modalités de participation des travailleurs à l’entreprise, ou s’est-il heurté à un environnement politique et social hostile à l’association capital-travail ?
Si René Capitant ne hiérarchise pas l’importance des deux domaines de la participation, il convient cependant d’aborder en premier son apport à la mise en œuvre de la participation aux bénéfices de l’entreprise (I). Celle-ci, selon son plan, conditionne le succès de la participation aux responsabilités (II).
I. René Capitant et la mise en œuvre de la participation aux résultats de l’entreprise
Pour René Capitant, la participation du travailleur aux profits de l’entreprise doit être distribuée sous la forme d’actions. L’action correspond à un titre de propriété qui confère à celui qui la possède une capacité de participer aux décisions de l’entreprise en intervenant dans le choix de ses principales orientations. Il s’agit donc à la fois de consacrer un droit inédit pour les salariés d’obtenir une part des bénéfices de l’entreprise, et de leur donner ensuite les moyens de participer à ses responsabilités.
Au courant des années soixante, René Capitant soutient la réforme suivante. L’autofinancement doit devenir « la règle des entreprises ». La majeure partie des profits doit alors être ajoutée au capital des sociétés et donner lieu ainsi à la création d’actions nouvelles. René Capitant souligne que celles-ci doivent être « incessibles pendant dix ans ». Les nouvelles actions doivent en second lieu être réparties entre les actionnaires antérieurs et les salariés. Dès lors, le conseil d’administration procèdera à la fois du capital et du travail. René Capitant s’inspire ici du Rapport Massé paru en 1963 ainsi que des idées de Marcel Loichot, un polytechnicien proche du général de Gaulle avec qui il est en correspondance.
Une fois la Ve République consolidée par la révision constitutionnelle du 6 novembre 1962, le général de Gaulle se consacre davantage à son programme social. Il indique à l’occasion d’une conférence de presse du 29 juillet 1963 vouloir réaliser une série de réformes en faveur de la « coopération du travail, du capital et de la technique à l’intérieur des entreprises ». Dès lors pour René Capitant, le temps est venu d’apporter son aide pour mettre en œuvre la doctrine de la participation. Le député va prendre part de manière active et décisive à l’action parlementaire (A) à l’origine des ordonnances du 17 août 1967 (B).
A. L’action parlementaire de René Capitant et Louis Vallon en faveur de la participation aux bénéfices
Les ordonnances du 17 août 1967 trouvent leur origine dans un amendement à la loi du 12 juillet 1965 (1). Le gouvernement est tenu de soumettre au Parlement un projet de loi visant à consacrer un droit des travailleurs à participer à l’expansion des entreprises. L’hostilité politique et syndicale à cet amendement va largement impacter la rédaction du projet de loi final (2).
1. L’amendement à la loi du 12 juillet 1965
Le contexte économique de l’été 1965 semble propice à René Capitant et aux gaullistes de gauche. L’ouverture récente du pays à la concurrence étrangère a entraîné des difficultés de financement pour les sociétés. L’idée d’un développement de l’actionnariat ouvrier pourrait ainsi apparaître comme une réponse adéquate à cette problématique. Valéry Giscard-d’Estaing, alors ministre des Finances, soumet au Parlement une loi qui vise à modifier l’imposition des sociétés et des revenus de capitaux mobiliers pour favoriser l’investissement et l’épargne. Louis Vallon rédige un amendement à l’article 33 de celle-ci. Il prévoit que « le Gouvernement déposera, avant le 1er mai 1966, un projet de loi définissant les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l’accroissement des valeurs d’actif des entreprises dû à l’autofinancement ». Il s’agit en réalité d’une initiative conjointe de René Capitant et de Louis Vallon. Michel Debré le confirme dans ses mémoires. Aussi, un autre indice en témoigne. C’est René Capitant lui-même qui se charge de défendre à la radio cet amendement. À ce titre, il est intéressant de noter que les journalistes lui imputent la parenté de ce projet visant à consacrer un droit de participation des travailleurs aux profits des entreprises par la généralisation de l’autofinancement.
Cet amendement à l’article 33 de la loi du 12 juillet 1965 est accepté par le gouvernement. Le Parlement le vote à une large majorité sans qu’il ne donne lieu à un débat. Bien qu’elle semble a priori modeste, la portée de cet amendement s’avère en réalité extrêmement importante. En effet, l’amendement ne précise ni la forme ni le degré de la participation des salariés aux bénéfices dus à l’autofinancement que le gouvernement doit, dans un projet de loi, soumettre au Parlement. Aussi, il laisse en suspens la question de la place que doit prendre l’actionnariat ouvrier dans la réforme du financement des entreprises.
Le fait que René Capitant et Louis Vallon se soient, par la formulation de ce texte, dessaisis de la rédaction finale du futur projet de loi ne doit rien au hasard. La détermination juridique et économique des notions « d’autofinancement » et « d’accroissement des valeurs d’actifs » s’avère particulièrement difficile. René Capitant admet d’ailleurs dans un article du 7 octobre 1966, qu’il comptait initialement sur le Gouvernement pour définir avec plus d’exactitude ces différentes notions. René Capitant a donc pour des raisons techniques, volontairement confié au pouvoir exécutif la mise en œuvre de la réforme qu’il prône depuis de nombreuses années. L’article évoqué laisse en effet transparaître la difficulté de René Capitant à déterminer avec plus d’exactitude les notions « d’autofinancement » et « d’accroissement des valeurs d’actifs ». Assez curieusement, René Capitant assimile l’autofinancement à « l’épargne des entreprises ». Cela signifie-t-il que toute l’épargne des sociétés anonymes doit donner lieu à l’émission de nouvelles actions pour financer leur développement ? D’autre part, il ne caractérise pas ce qu’il entend par « l’accroissement d’actif qui résulte de l’autofinancement ». Par ailleurs, René Capitant n’a jamais précisé dans quelles proportions les travailleurs devaient participer aux bénéfices des entreprises. C’est toute l’ambiguïté du mot de participation qui se joue ici. Participer c’est prendre part, mais dans quelle mesure ? En échouant à imaginer avec exactitude les modalités de la participation des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise, René Capitant prend une part de responsabilité dans son échec. Il a assurément sous-estimé le problème de la mise en œuvre de la participation dans ses écrits théoriques. En 1953, il soutenait que son projet n’engendrerait « aucune difficulté technique ni juridique ».
2. L’hostilité politique et sociale
Cependant, la mise en œuvre manquée de la participation aux bénéfices procède également du climat politique et social particulièrement tendu de l’époque. L’amendement en question va en effet, par la suite, provoquer de vifs débats et cristalliser diverses oppositions.
D’abord, la réaction de ceux que Louis Vallon qualifie de « forces d’argent » sera extrêmement violente. Le patronat va manifester son désaccord en publiant une brochure alertant des dangers de l’amendement « Capitant/Vallon ». Les syndicats patronaux agitent « le spectre d’une soviétisation des entreprises ». Raymond Aron écrit dans Le Figaro que cet amendement « obsède les chefs d’entreprise et empoisonne le climat des affaires ». Le philosophe y défend également l’idée que la participation des travailleurs aux bénéfices constitue « la mort de l’entreprise privée ». Dans ce contexte troublé, René Capitant reçoit personnellement les lettres de dirigeants de société l’invitant à abandonner son aspiration réformatrice. Assurément, il ne s’attendait pas à une telle réaction. Dans son discours prononcé devant les membres du rpf de 1952, René Capitant faisait part de son optimisme concernant le ralliement des syndicats patronaux à la participation. « Le patronat intelligent ne peut pas manquer à la longue de faire la même constatation et d’être ainsi amené à saisir que son intérêt bien compris est lié à l’association plutôt qu’au maintien d’un capitalisme stérile et ruineux ». René Capitant indique d’ailleurs que l’adhésion du patronat est indispensable au succès de son ambition sociale. De plus, il supposait que le projet « d’association capital-travail » serait encouragé par un vaste mouvement ouvrier, y compris par les syndicats. En réalité, son initiative parlementaire ne sera pas soutenue par les groupements de travailleurs. Par ailleurs, en 1966, le journal L’Humanité entre en campagne contre l’amendement Capitant/Vallon.
L’opposition est aussi politique. Michel Debré qui succède à Valery Giscard d’Estaing au poste de ministre de l’Économie et des Finances se montre particulièrement hostile au projet. Il précise qu’il ne s’agit pas d’un rejet total de la doctrine de la participation. Michel Debré craint plutôt la radicalité que celle-ci pourrait revêtir si jamais elle devait être mise en œuvre directement par René Capitant et Louis Vallon. L’amendement à l’article 33 de la loi du 12 juillet 1965 lui semble alors dangereux. Il viserait en réalité à « exclure les chefs d’entreprise et les actionnaires de leur propriété ». Michel Debré prend dès lors l’initiative de créer une commission chargée d’étudier pour le compte du gouvernement le bien-fondé de l’amendement « Capitant-Vallon ». L’ambition affichée est de freiner le projet et de démontrer qu’il est irréalisable et nocif pour l’économie. Michel Debré place Raymond Mathey, conseiller-maître à la Cour des comptes à sa tête. Georges Pompidou, qui ne cache pas son hostilité aux idées sociales de René Capitant, jouera un rôle important dans la sélection des autres membres de cette commission. Selon Louis Vallon, Georges Pompidou s’arrange pour nommer en son sein des personnalités proches des milieux d’affaires. Sur le conseil de la commission Mathey, le gouvernement indique que toute réforme visant à permettre aux travailleurs de participer aux bénéfices réalisés par l’autofinancement des sociétés devra respecter une série de principes particulièrement restrictifs. Le projet se retrouve par conséquent bloqué. Le gouvernement et la commission font savoir que l’article 33 de la loi du 12 juillet 1965 n’est pas conforme à ces objectifs. Il ne pourra donc pas donner lieu à un projet de loi à la date convenue. Par ailleurs, ce projet de participation des travailleurs aux bénéfices, par son inexorable technicité, risque de déconcerter fortement à la fois les parlementaires et les chefs d’entreprise. Cet épisode souligne que la division des cadres gaullistes s’agissant de la participation a joué historiquement un grand rôle dans l’échec de son application.
B. Le résultat jugé décevant des ordonnances du 17 août 1967
Cependant, René Capitant et Louis Vallon peuvent compter sur un soutien de taille : celui du général de Gaulle. Lequel, rappelle Alain Peyreffite « a toujours tout cédé aux gaullistes de gauche ». À l’occasion de sa conférence de presse du 28 octobre 1966, le général de Gaulle indique que la réforme prévue par l’article 33 de la loi du 12 juillet 1965 sera bel et bien mise en œuvre par le gouvernement. Aussi, il écrit le 13 mai 1967 une lettre à Georges Pompidou pour influencer la rédaction du futur projet de loi. Le président demande à son Premier ministre d’aller « le plus loin possible » dans la reconnaissance d’un droit des travailleurs à participer aux bénéfices des entreprises.
Selon Jean-Claude Casanova, le soutien du président de l’automne 1966 est le résultat d’une intense campagne de promotion de René Capitant et de Louis Vallon au profit de leurs idées. Les recherches d’Hélène Truchot l’ont confirmé. Les deux députés ont envoyé au président une note de synthèse l’invitant à prendre position en faveur de leur amendement. Dès lors, dans un article du 14 avril 1967, René Capitant revendique être à l’origine de l’action politique et parlementaire qui conduira aux futures ordonnances d’août 1967.
Toutefois, c’est Édouard Balladur, membre du cabinet de Georges Pompidou qui sera chargé de la rédaction de ces textes. René Capitant et Louis Vallon ne semblent pas avoir été consultés. René Capitant a simplement soutenu en tant que député la proposition du gouvernement de recourir aux ordonnances pour consacrer un « droit à la participation des travailleurs aux fruits de l’expansion des entreprises ».
L’ordonnance principale qui en découle, adoptée le 17 août 1967, a un caractère énigmatique. Son préambule tient à l’inscrire dans la perspective des grandes conquêtes sociales issues de la Libération, car, pour la première fois est reconnu un droit inédit conféré aux salariés de participer aux résultats des entreprises. Pourtant, l’analyse juridique de ce texte conduit à relativiser sa véritable portée, notamment si on la compare aux ambitions de René Capitant telles qu’elles furent formulées dans ses écrits théoriques.
D’abord, le régime de participation des travailleurs aux fruits de l’expansion des entreprises institué par l’ordonnance ne concerne de manière obligatoire que les sociétés de plus de cent salariés. Pour les autres, la réforme ne prévoit qu’un système facultatif d’incitations fiscales par des plans d’épargne dont l’application se retrouve donc laissée à la discrétion du chef d’entreprise. Or en 1967, les sociétés qui comptent plus de cent salariés sont très peu nombreuses. René Capitant souhaite par conséquent réviser l’ordonnance. Le droit de participation aux bénéfices qui est ici accordé « laisse de côté la majorité des travailleurs ».
Aussi, l’ordonnance n’impose pas aux patrons de redistribuer la participation des salariés à l’expansion de l’entreprise sous la forme d’actions. Cette possibilité n’est reconnue qu’à titre facultatif ce qui soulage considérablement les opposants de la participation. René Capitant avait pourtant sans cesse réaffirmé la nécessité que le projet de loi qui émane de son amendement conduise à l’attribution gratuite d’actions pour les travailleurs. Il évoque alors une « substitution » des modalités initiales de participation aux bénéfices.
Également, soucieux d’apporter des garanties au patronat, le gouvernement a accordé de nombreuses exonérations fiscales aux entreprises concernées par la participation aux bénéfices. Cette exonération contrebalance la totalité des sommes que les sociétés doivent redistribuer aux salariés au titre leur participation aux profits réalisés. Par ailleurs, les sommes en question sont modestes. Elles correspondent environ à 5 % des bénéfices opérés durant une année. Dès lors comme le note Michel Despax, les fondements de la doctrine de la participation s’en trouvent complètement bouleversées. En effet, ce n’est plus l’entreprise elle-même qui partage, au nom d’une meilleure répartition des richesses, ses bénéfices avec les travailleurs. C’est alors à la Nation tout entière, par ses contribuables, de compenser les nouvelles obligations qui pèsent sur les entreprises concernées par la participation des travailleurs aux profits. Pour ces raisons, l’ordonnance du 17 août 1967 sera particulièrement dénoncée par l’opposition, notamment par le parti communiste. Étonnamment sur ce point, René Capitant ne relève pas la contradiction qui existe entre l’ordonnance en question et l’idée de participation telle qu’il la défend s’agissant du partage des bénéfices.
Enfin, l’ordonnance prévoit que les sommes allouées à la participation des travailleurs aux bénéfices sont calculées et réparties uniquement en proportion de leur salaire. La solution retenue en définitive revient donc, en quelque sorte, à déterminer la participation d’un salarié aux bénéfices de l’entreprise en fonction du seul coût qu’il représente pour cette dernière. Là encore, le texte s’éloigne considérablement des souhaits initiaux de René Capitant. Celui-ci a toujours estimé que la part que prend l’ouvrier dans les résultats de l’entreprise ne pouvait correspondre à son salaire. Pour autant René Capitant n’aura jamais dans ses écrits déterminé de critères permettant de calculer précisément l’apport effectif du facteur travail sur les bénéfices réalisés.
Pour toutes ces raisons, l’ordonnance du 17 août 1967 va largement décevoir René Capitant. Il suggère en conséquence de la réviser entièrement, ne pouvant s’accommoder d’un résultat si limité. Pour lui, c’est à Georges Pompidou qu’il faut en attribuer la faiblesse. En 1969, pour justifier son opposition à la candidature de ce dernier à l’élection présidentielle, René Capitant, devant de jeunes sympathisants gaullistes, accuse l’ancien Premier ministre « d’avoir éliminé la participation des salariés aux résultats, au capital et aux responsabilités de l’entreprise ».
II. René Capitant et la mise en œuvre de la participation aux responsabilités de l’entreprise
L’entreprise coopérative représente pour René Capitant la forme idéale de société permettant de faire pleinement participer les travailleurs à ses bénéfices et à ses responsabilités. Il s’intéresse d’ailleurs de très près au socialisme yougoslave. Il correspond avec quelques-uns de ces dirigeants et vante ses « mérites démocratiques » au sein du journal Notre République.
Cependant, pragmatique, René Capitant est bien conscient que le type coopératif ne peut s’appliquer qu’à de petites structures. Ce modèle ne peut être universel. Dès lors, pour réformer l’entreprise moderne, René Capitant compte plutôt sur une généralisation et une transformation de la société anonyme. Ce choix ne doit pas étonner. Au sein d’une société anonyme note René Capitant, « les actionnaires ne sont pas propriétaires des biens de production collective. Ils ne sont pas davantage propriétaires de l’entreprise. Bien qu’ils élisent la direction, celle-ci n’est pas leur mandataire, mais l’organe de la personne morale ». Par sa nature la société anonyme lui semble donc permettre de déconcentrer et de désincarner le pouvoir à l’œuvre dans l’entreprise en lui conférant un caractère plus collectif. De ce fait, « la société par actions change tout ». Elle présente un aspect plus institutionnel et offre la possibilité de séparer en son sein la fonction de contrôle de celle de direction. René Capitant souhaite ensuite intégrer les ouvriers à la fonction de contrôle de l’entreprise. Il n’est d’ailleurs pas le seul à penser que la société anonyme puisse être l’outil d’une profonde rénovation sociale. Jean Jaurès par exemple a également soutenu cette idée.
René Capitant va durant l’été 1965 tenter d’initier une profonde réforme de l’entreprise dans le but de faire participer les travailleurs à son contrôle (A). L’opposition parlementaire va considérablement freiner ses ambitions. S’il réussit en compagnie de son collègue François Le Douarec à introduire en droit français une nouvelle forme d’entreprise, la société anonyme à directoire, René Capitant ne parvient pas à généraliser la cogestion (B).
A. Une tentative de mise en œuvre par la création d’une nouvelle forme de société anonyme
L’action parlementaire de René Capitant en faveur de la participation des travailleurs aux responsabilités de l’entreprise intervient au cours de l’été 1965. L’Assemblée nationale discute d’un projet de loi du Gouvernement visant à réviser considérablement le droit des sociétés. Le mardi 8 juin 1965, René Capitant et François Le Douarec déposent une série d’amendements destinés à consacrer une forme inédite de société. Celle-ci doit constituer la pierre angulaire d’un projet plus large de réforme de l’entreprise. L’idée de créer au sein du droit français un nouveau type de société n’était pas initialement prévue dans le projet de loi de l’exécutif. Il s’agit donc d’une initiative personnelle des deux députés. René Capitant se chargera seul de défendre dans l’hémicycle le bien-fondé de ce projet.
Le premier objectif soutenu est d’introduire une structure dans laquelle les fonctions de direction et de contrôle sont distinguées et séparées. Cette idée d’une séparation effective des pouvoirs dans l’entreprise émerge dans les cours du professeur René Capitant sur la démocratie sociale. Il insiste sur le fait que celle-ci est un préalable indispensable à toute tentative de démocratisation de l’entreprise. Elle permet de répartir de manière plus égalitaire les obligations et responsabilités en son sein, en évitant que celles-ci se concentrent entre les mains d’une personne ou d’un organe unique. La première prise de parole de René Capitant devant l’Assemblée vise alors à dénoncer la confusion des pouvoirs qui règnent au sein des sociétés anonymes traditionnelles. Il souligne en ce sens que le président-directeur général est seul à la tête d’un organe, le conseil d’administration, chargé de sa nomination de son contrôle et de sa potentielle révocation.
Aussi, René Capitant veut par cette réforme prendre part à l’uniformisation du droit européen en matière de droit des sociétés. L’objectif est de rapprocher le droit français du droit allemand dans lequel l’idée de cogestion commence à émerger. René Capitant s’intéresse de très près à la progression du paritarisme outre-Rhin.
En conséquence, René Capitant témoigne à l’Assemblée de son souhait de faire participer le comité d’entreprise à la fonction de contrôle de cette nouvelle forme de société.
Le comité d’entreprise n’est pas fait pour diriger l’entreprise, ni même pour partager cette direction. Mais on peut concevoir qu’il contrôle la direction au nom du travail, comme le conseil de surveillance le fera au nom du capital. Progressivement, il sera possible de donner au personnel des droits juridiquement égaux à ceux des actionnaires.
Pour autant, malgré l’ambition affichée, le député reste muet s’agissant de la question des pouvoirs qu’il souhaite conférer au comité d’entreprise au sein de sa réforme. Pour connaître la volonté de René Capitant en la matière, il faut se référer à un article qu’il a écrit quelques mois auparavant. Deux organes doivent alors assurer la mission de contrôle. Le premier est composé par les actionnaires de l’entreprise et donc, dans la logique du plan de René Capitant, par une partie des salariés ayant obtenu des actions par leur participation aux bénéfices. L’autre organe doit être formé par les délégués du comité d’entreprise. Il représente à ce titre l’ensemble des travailleurs. À propos, il convient de rappeler que c’est René Capitant lui-même, à la Libération, qui a suggéré au général de Gaulle de créer des comités de salariés au sein des entreprises. Cette idée d’une division en deux organes de la fonction de contrôle doit alors permettre de matérialiser le concept de « l’association capital-travail ». En effet, pour éviter les blocages, les actionnaires et les travailleurs sont dans le système promu par René Capitant mécaniquement poussés à collaborer. Ainsi que le souligne Hélène Truchot, la réforme prônée par René Capitant s’inspire très largement du fonctionnement du régime parlementaire. « L’organe directeur et décisionnel de l’entreprise s’apparente à un gouvernement chargé de conduire la politique de l’entreprise, sous le contrôle de deux assemblées. » En prenant part au contrôle de l’organe directeur, les travailleurs peuvent de cette façon participer indirectement à la direction et à la gestion de l’entreprise.
B. L’échec final de la participation aux responsabilités de l’entreprise
René Capitant ne parviendra pas à consacrer et à généraliser la cogestion au sein de l’entreprise (2). Cet échec découle de l’hostilité du Parlement à l’égard de la doctrine de la participation (1).
1. Maladresse politique et hostilité parlementaire
Les objectifs prévus par les amendements « Capitant–Le Douarec », dans leur grande majorité, vont « s’enliser dans les sables parlementaires ». Pour Paul Le Cannu, cela trouve d’abord son origine dans « l’excessive timidité » et « l’autocensure » de leurs auteurs. « Proposant peu ils ont obtenu moins encore, tout en donnant l’impression qu’ils allaient bouleverser les assises du capitalisme ». L’exemple évoqué précédemment de la place du comité d’entreprise au sein de la société anonyme à directoire est à ce titre frappant. À ce sujet, si le discours de René Capitant à l’Assemblée est particulièrement ambitieux au point d’effrayer de nombreux parlementaires, le projet effectivement soumis au vote du Parlement est en réalité très modeste. En effet, les amendements ne retiennent pas la forme dualiste de la société anonyme. Il est prévu que le conseil de surveillance exerce seul la fonction de contrôle. De plus, ils proposent seulement la possibilité que les sociétés anonymes adoptent, si elles le désirent, la forme à directoire. S’agissant du comité d’entreprise, les amendements prévoient simplement l’éventualité que celui-ci puisse, avec le conseil de surveillance, former périodiquement « des commissions paritaires mixtes pour examiner toutes les questions relatives à la marche de l’entreprise et tenir des réunions communes ». Sur ce point, ces prérogatives restreintes accordées au comité d’entreprise trouvent peut-être également leur origine dans l’optimisme de René Capitant concernant la future mise en œuvre de la participation aux bénéfices. En juin 1965, le député compte probablement sur son succès pour permettre aux salariés d’intégrer la fonction de contrôle de l’entreprise en guise d’actionnaires. Dès lors, l’hypothèse d’une participation additionnelle des travailleurs au contrôle de l’entreprise par l’intermédiaire du comité d’entreprise revêt sans aucun doute moins d’importance aux yeux du député. Quoi qu’il en soit, le décalage entre le discours prononcé et le projet effectivement soumis au vote va avoir de profondes répercussions. Il va assurément semer le doute au sein du Parlement, quant à la nature et à la portée du projet présenté par René Capitant et François Le Douarec.
Pour autant, il serait largement excessif d’attribuer cet enlisement uniquement à la prudence de René Capitant et François Le Douarec, voire, à une certaine forme de maladresse politique de leur part. Les deux députés vont surtout se heurter à l’hostilité du Parlement à l’égard de l’idée de participation. Celle-ci se manifeste l’année suivante lors de la seconde lecture du texte à l’Assemblée et au Sénat. La chambre haute envisage d’ailleurs dans un premier temps la suppression de l’ensemble des amendements déposés. Dans son discours, Étienne Dailly soutient que les amendements ne trouvent leur cohérence que dans un programme plus vaste de réforme de l’entreprise propre au gaullisme social. Ils ne sont alors que la première étape d’un plan qui vise en réalité à généraliser petit à petit la société anonyme à directoire, pour ensuite limiter le pouvoir des actionnaires au profit des salariés en leur sein. Pour illustrer son propos, le sénateur cite directement les mots prononcés par René Capitant à l’Assemblée un an plus tôt, lorsque celui-ci annonçait vouloir étendre progressivement les prérogatives du conseil d’entreprise. Il évoque également la volonté affichée par René Capitant, dans ses écrits et autres paroles politiques, de promouvoir l’actionnariat ouvrier. Ces arguments seront repris par l’Assemblée. Le député Henri Colette déclare par exemple que « l’insertion du comité d’entreprise telle qu’elle est prévue est à proscrire. Son maintien aurait d’ailleurs pour effet de rendre suspect ce nouveau type de société ». Dès lors, c’est plus largement les ambitions mêmes du projet gaulliste de participation des travailleurs à l’entreprise qui sont ici récusées.
La réaction contre l’idée d’une participation des travailleurs au contrôle de la société, y compris par la modalité restreinte de commissions paritaires mixtes entre le comité d’entreprise et le conseil de surveillance, n’est pas seulement de nature conservatrice et libérale. Elle concerne également le courant socialiste. André Méric profite du débat pour fustiger l’esprit de la doctrine de la participation dont procèdent les amendements proposés par René Capitant et François Le Douarec.
Arrêtons là toutes ces contradictions toutes ces hypothèses, toutes ces intentions, tous ces propos inutiles. Toutes ces recherches pour éviter de modifier la structure de l’entreprise, mais pour donner l’illusion aux travailleurs qu’ils participeraient à la gestion de la firme, prouvent que l’association capital-travail reste une contradiction dans un régime économique au sein duquel la propriété est sacrée.
Cette prise de parole d’un cadre politique important du socialisme, vice-président du Sénat, présente un grand intérêt. Elle souligne que la vigueur de l’idéologie de la lutte des classes a joué historiquement un rôle considérable dans l’échec de la mise en œuvre de la participation.
2. La généralisation manquée de la cogestion
Malgré l’hostilité parlementaire, René Capitant et François Le Douarec parviendront tout de même à introduire en droit français un nouveau type de société anonyme qui sépare de manière effective les fonctions de contrôle et de direction. La société anonyme à directoire est consacrée par la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales. La doctrine saluera d’ailleurs l’efficacité de la solution proposée qui met fin à la confusion des pouvoirs observée au sein des sociétés anonymes traditionnelles. Pour autant, la création de la société anonyme à directoire n’a pu être réalisée qu’au prix de considérables renoncements.
Premièrement, toutes les modalités spécifiques qui auraient pu permettre aux salariés de participer à son contrôle et donc à la gestion de l’entreprise ont été rejetées et supprimées par les parlementaires. Non seulement la société anonyme à directoire ne recouvre pas une forme dualiste afin de faire du comité d’entreprise un de ses organes de contrôle, mais aussi, la simple possibilité d’établir des commissions mixtes paritaires entre le conseil de surveillance et le comité d’entreprise fut définitivement exclue. En conséquence, Étienne Dailly salue l’efficacité du jeu parlementaire qui a réussi à donner un « habit à la française » à la société anonyme à directoire. Il s’agit là d’un témoignage important. Le sénateur souligne ici la crainte éprouvée par la majorité des parlementaires de voir la France suivre le même chemin que l’Allemagne.
Celle-ci a parfaitement exploité les perspectives participatives offertes par la séparation au sein de l’Aktiengesselschaft des fonctions de contrôle et de direction. La pratique de la cogestion commence à s’y développer. Les salariés intègrent progressivement les organes de contrôle et de direction des sociétés anonymes allemandes.
Aussi, la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales ne prévoit la possibilité que les sociétés anonymes puissent adopter la forme à directoire qu’à titre facultatif, ce qui rassura considérablement le Parlement. Louis Vallon avait d’ailleurs soumis au Gouvernement l’idée d’accorder des bénéfices fiscaux aux sociétés anonymes choisissant la forme à directoire dans son rapport à la loi de finances de 1965. Cette proposition ne fut pas acceptée.
Il serait proprement injustifié d’imputer directement à René Capitant l’échec de la mise en œuvre d’une participation des travailleurs au contrôle de l’entreprise. L’exemple allemand en la matière le souligne rétrospectivement. La consécration législative de la cogestion en Allemagne en 1976 est le fruit d’un vaste mouvement syndical. Lequel, au courant des années soixante, a fait de cette question de la participation des travailleurs au contrôle de l’entreprise une de ses principales revendications. Cet élan a ensuite entraîné l’union du spd et de la cdu au sujet de la place des salariés au sein des entreprises. À l’inverse, René Capitant et plus largement les gaullistes sociaux, n’ont pu bénéficier du soutien des syndicats ou de la formation d’une sensibilité politique transpartisane favorable à la participation.
René Capitant a joué un rôle important et méconnu dans l’histoire politique et sociale des années soixante. Sa tentative de mise en œuvre de la doctrine du gaullisme, la participation, a cependant échoué. Cette défaite doit-elle lui être imputée ? René Capitant a indubitablement rencontré des difficultés à définir précisément par quelles modalités les travailleurs devaient, selon son plan, participer aux bénéfices et aux responsabilités de l’entreprise. Pour autant, il s’est surtout heurté à une opposition politique et sociale particulièrement hostile. La division des gaullistes au sujet de la participation a joué un grand rôle dans son échec. Le climat social également. René Capitant était parfaitement conscient des limites du politique dans un tel contexte. En 1952, il déclarait devant les militants du rpf :
Les privilèges n’ont jamais été abolis que par la révolte de leurs victimes. La victime du capitalisme, c’est la classe des salariés […]. Il faut donc que les salariés s’affranchissent eux-mêmes du contrat de travail. Ni la démocratie politique, ni la démocratie sociale ne seront octroyées. Et si elles devaient l’être, elles seraient condamnées dès leur naissance. Le rôle du rpf apparait alors clairement : il est d’organiser cette double conquête, ouvrière et populaire ; de grouper et d’entrainer la classe ouvrière sur la voie qui doit la conduire du salariat à l’association ; et simultanément de faire naitre et éclore en chaque électeur la conscience et la revendication de leur pleine citoyenneté.
Clément Gaubard
Clément Gaubard est doctorant contractuel à l’Université de Paris. Il rédige une thèse sous la direction du Professeur Alain Laquièze qui s’intitule « La représentation des intérêts socioprofessionnels en droit constitutionnel ».
Pour citer cet article :
Clément Gaubard « René Capitant et la participation : L’échec d’une ambition sociale », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Rene-Capitant-et-la-participation-L-echec-d-une-ambition-sociale]