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1.- Le 19 mars 1812, la Constitution politique de la Monarchie espagnole décrétée par les Cortès générales et extraordinaires fut promulguée à  Cadix. Le pays qui jusqu’alors faisait figure d’« Orient interne » de l’Europe rejoignait le camp des nations modernes et son peuple qui avait surpris le continent en étant le premier à  opposer une résistance à  la domination napoléonienne recevait l’éloge des ennemis de l’Empereur. Né au milieu d’une guerre qui avait été déclenchée en 1808 en réaction à  la captivité en France du roi Ferdinand VII, le régime constitutionnel fut renversé lorsque celui-ci revint en mai 1814. Le roi accusa une « faction » des Cortès d’avoir voulu imiter les révolutionnaires français en usurpant à  leur profit sa souveraineté. Un pronunciamiento permit le rétablissement de la Constitution en mars 1820. Il s’agissait au moins de la cinquième tentative de soulèvement militaire pro-constitutionnel depuis 1814 dans la Péninsule. La Pepa (surnom donné à  la Constitution décrétée le jour de la saint Joseph) déborda alors du monde hispanique en devenant un nouvel étendard libéral en Europe, alors qu’au même moment la liberté politique en France était réduite comme conséquence de l’assassinat du duc de Berry. Elle fut adoptée provisoirement à  Naples (juillet 1820), au Portugal (novembre 1820) puis dans le Piémont (mars 1821). Les gouvernements légitimistes de la Sainte-Alliance s’inquiétant du retour de l’hydre révolutionnaire autorisèrent les interventions militaires autrichienne en Italie (1821) et française en Espagne (1823). La fin et les échecs de la deuxième époque constitutionnelle puis l’évolution des circonstances politiques conduisirent progressivement les libéraux espagnols à  renoncer au modèle gaditan qui ne s’accordait plus aux aspirations du temps. Un coup de force des sergents de la garde du palais royal de la Granja permit encore de le rétablir en 1836, mais la réforme à  laquelle procédèrent les Cortès qui suivirent donna naissance à  une nouvelle constitution en 1837.

2.- L’intérêt pour les événements de la Péninsule se refléta dans le grand nombre de traductions et commentaires sur la Constitution en particulier en 1820-1821 lorsqu’elle se diffusa comme modèle politique dans le Sud de l’Europe. Il s’agissait d’informer le public sur les affaires extérieures, mais aussi de montrer soit chez les libéraux que les progrès du mouvement constitutionnel étaient inéluctables, soit chez les réactionnaires qu’il fallait être intransigeant pour abattre une bête monstrueuse qui ne cessait de relever la tête. Les traductions étaient donc porteuses des interprétations politiques que ces nouveaux auteurs du texte faisaient de sa lettre et de son esprit. Traduttore, traditore. S’il est inutile d’insister sur les enjeux de l’exercice linguistique de traduire dans une nouvelle langue ce qui a été pensé dans une culture différente, on peut souligner le cumul des difficultés lorsqu’on a affaire à  un texte à  la fois politique, juridique et né dans un contexte révolutionnaire. On sait la dimension linguistique du travail du juriste qui est confronté au souci de rendre le sens exact de dispositions qui par nature ne peuvent souffrir l’approximation. L’historien qui est lui aussi un interprète devant rendre le passé intelligible doit d’autant plus prendre en compte l’évolution du langage que la période sur laquelle il travaille a été sujette à  sa mutation rapide. Les révolutions politiques entraînent celle des mots. Des termes nouveaux apparaissent, des termes anciens changent de sens et parfois les auteurs mêlent acceptions nouvelles et idées anciennes ou vice-versa. Le vocabulaire devient un terrain pour les affrontements politiques autour du vrai sens de tel ou tel vocable.

La circulation des informations relatives au nouvel ordre politique et juridique de la France ne signifiait pas non plus qu’elles étaient comprises voire qu’elles étaient pleinement compréhensibles dans le cadre d’une culture traditionnelle d’ancien régime. Dans le dictionnaire qu’il venait de composer en 1805 pour préserver la langue castillane des gallicismes qui la contaminaient, Antonio de Capmany, futur député aux Cortès de Cadix, décidait d’exclure tous les « mots révolutionnaires de France ». Il le justifiait d’abord en affectant de croire que les réalités qu’ils désignaient n’allaient pas être pérennes, mais surtout, « de tels mots n’admettent pas de traduction en espagnol, ni d’application rationnelle, ni analogue à  notre vie politique, ni civile ». Indépendamment de l’opinion révélée par ce choix, sur le fond Capmany mettait en garde sur l’existence d’une barrière d’incommunicabilité entre la France impériale post-révolutionnaire et la Monarchie espagnole.

Les traducteurs de la Constitution de 1812 n’eurent pas tant de précaution. Ils n’envisagèrent même pas l’existence d’un décalage culturel entre l’Espagne des Cortès et la France de la Restauration. Un grand nombre d’entre eux traduisit la Pepa en utilisant le vocabulaire auquel le public français était accoutumé, accentuant ainsi l’impression d’une constitution dérivée de celles de la Révolution française. À vrai dire, ils ne doutaient pas du fait que c’était le cas et en Espagne cette interprétation était largement répandue.

3.- Deux phénomènes parallèles avaient permis de relier la Constitution espagnole et les constitutions françaises de la Révolution. Tous deux relevaient d’une définition de soi dans l’altérité.

Il existait en France depuis longtemps un discours sur le modèle français qui permettait d’élever l’expérience au rang de catégorie reproductible et imitable par d’autres. La Révolution, commencée par une déclaration universelle des droits naturels atemporels de tous les hommes, allait accentuer le phénomène. L’expérience ne façonnait pas seulement un modèle qui était source d’inspiration pour ceux qui en admiraient les fondements ou enviaient ses résultats : fondé sur des vérités révélées par la raison, le modèle cessait de n’être qu’une alternative pour devenir la voie vers la liberté. Bien convaincus de cela, les révolutionnaires orchestrèrent une vaste propagande pour diffuser le modèle à  suivre. Incarner un modèle conférait à  la France une position de supériorité. Elle était le guide montrant la voie à  des disciples, tout mouvement révolutionnaire national devenant une déclinaison locale de l’onde propagée depuis Paris. Reconnaître l’influence française dans la Constitution de Cadix revenait à  souligner le génie français. Au moment où la Pepa devenait le nouveau modèle pour renverser les trônes de la réaction absolutiste/légitimiste en 1820, cela permettait de rappeler le caractère pionnier de la France dans ce combat pour la liberté des peuples, à  plus forte raison quand le pays souffrait de restrictions accrues des libertés. Cette interprétation ne fut pas révisée lorsque la question perdit définitivement tout intérêt pratique après 1837.

En Espagne, le thème de l’afrancesamiento (littéralement « francisement ») avait des ressorts différents. L’arrivée sur le trône d’une dynastie française au début du XVIIIe siècle, le réformisme bourbonien, la circulation de la littérature des Lumières (françaises ou pas, mais en langue française) etc. contribuèrent à  un sentiment d’acculturation dans un contexte marqué par une fragilisation des repères et des certitudes du fait de la mutation générale des représentations et des mentalités en Occident à  cette même période. Considéré d’abord comme un penchant pour les choses à  la mode et donc comme une tendance assez superficielle, l’afrancesamiento changea de nature avec la guerre à  partir de 1808. On commença à  sous-entendre que le goût pour les choses françaises avait préparé l’invasion napoléonienne. Les élites qui seules avaient eu accès à  la culture étrangère auraient été dénaturées au point de trahir. L’essence de l’Espagnol était toute entière dans le bas peuple qui, protégé de la contamination par l’illettrisme, s’était soulevé pour défendre le roi et la religion. L’afrancesamiento comme acculturation voire comme dénaturation allait donc de pair avec le caractère, l’essence ou l’authenticité espagnols qui lui étaient opposés. Ce binôme soi/français avait commencé à  prendre forme à  l’époque des Lumières dans l’ensemble de l’Europe en étant utilisé par les anti-Lumières (ou contre-Lumières) pour défendre l’ordre traditionnel contre l’influence délétère des idées nouvelles. En Espagne cela s’ajouta à  une crise de conscience en partie provoquée par le dédain des Lumières qui considéraient que ce pays dominé par l’Inquisition n’avait joué aucun rôle dans les progrès de la civilisation. On y opposa des apologies de l’Espagne qui, d’une part, ouvraient une réflexion sur l’identité espagnole et, d’autre part, nourrissaient une défiance vis-à -vis de ce qui était français. La Révolution et la réaction de défense qu’elle provoqua dans le monde d’ancien régime encore bien vivant accentuèrent l’identification d’une opposition entre la tradition proprement espagnole et le goût pour les nouveautés et les innovations nécessairement françaises. Aussi, très logiquement et indépendamment du bien-fondé de l’imputation, lorsque certains commencèrent à  revendiquer une constitution pour garantir les libertés de la communauté et limiter le pouvoir du roi, ils furent assimilés à  des Espagnols afrancesados. Les partisans de la souveraineté royale revendiquèrent pour eux la défense de l’authentique tradition espagnole, tandis qu’ils accusèrent ceux de la souveraineté nationale d’être des émules de la Révolution française et de l’ennemi napoléonien contre lequel on luttait. À l’inverse, ceux qui allaient être qualifiés de liberales (libéraux) peu après la formation des Cortès (à  partir de la fin de la guerre, le terme afrancesado fut réservé aux anciens collaborateurs du roi Joseph Bonaparte) affirmèrent restaurer une tradition constitutionnelle purement espagnole qui avait été victime à  l’Époque moderne de l’absolutisme imposé par des dynasties étrangères (les Habsbourg puis les Bourbons). Le renversement du régime constitutionnel en 1814 favorisa l’interprétation politique des ennemis du libéralisme, dont certains produisirent même des comparaisons textuelles entre la Constitution de 1812 et celle de 1791 pour démontrer leur identité de principes. La polémique qui portait autant sur l’opposition vrai espagnol/espagnol afrancesado-dénaturé que sur l’interprétation de la tradition (absolutiste/constitutionnelle et libérale) reprit de la vigueur pendant la deuxième époque constitutionnelle (1820-1823). Elle s’apaisa lorsque la Constitution de Cadix cessa d’appartenir au programme politique du libéralisme, mais en rejoignant le champ des érudits et des historiens, elle n’en perdait pas pour autant son caractère fondamentalement politique. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que ceux qui la perpétuèrent le faisaient pour dénoncer les révolutionnaires libéraux (l’expression sera précisée plus avant) et défendre une tradition qui permettait de fonder leur conservatisme politique. Cela est valable, avec quelques nuances, y compris pour les anciens défenseurs de la Constitution qui, après être passés à  un libéralisme plus conservateur, justifièrent leur renoncement au modèle démocratique de 1812 en invoquant des erreurs de jeunesse et le fait que l’absolutisme avait favorisé la prédominance des idées françaises en empêchant tout développement autochtone d’une réflexion politique. Mais cela est surtout manifeste pour l’école traditionaliste qui imposa son interprétation comme vulgate historique jusqu’après la mort de Franco.

4.- Ainsi, pendant presque deux siècles, on a postulé l’afrancesamiento culturel, politique et juridique du premier libéralisme espagnol en présentant le discours des Cortès sur le rétablissement de la tradition constitutionnelle des royaumes de l’Espagne comme une tentative de masquer des influences peu avouables dans un contexte de guerre. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années qu’un profond renouvellement de l’historiographie politique et juridique sur la révolution espagnole, les Cortès de Cadix et la Constitution de 1812 a remis en cause cette interprétation. Si elle ne l’a pas fait disparaître, les divergences reposent désormais sur des questions de méthode et non plus sur des principes politiques.

Ce renouvellement historiographique n’a toutefois pas encore permis de changer complètement la connaissance générale (par opposition à  celle des spécialistes) du moment gaditan, toujours marqué par une vulgate historique qui a servi de support à  plusieurs décennies de travaux. La célébration du bicentenaire a même participé à  la revitaliser. L’effet de mode qu’elle a créé a provoqué une multiplication de la production éditoriale avec un résultat très inégal. De nombreuses rééditions de classiques ont été faites sans aucune actualisation ni avertissement et, bien souvent, le retour à  l’interprétation traditionnelle semble plus la conséquence d’une ignorance des recherches récentes qui ne sont pas évoquées que d’une remise en cause scientifique de leurs fondements. Cela complique singulièrement l’approche pour ceux qui, peu familiers de l’histoire constitutionnelle espagnole, cherchent à  appréhender l’état de la question.

Il faut encore prévenir une autre difficulté relative au vocabulaire employé pour désigner le processus, les tendances et les collectifs politiques. Non seulement des termes identiques peuvent ne pas indiquer des phénomènes similaires entre des pays ou des époques, mais surtout, nombre de réalités ont été qualifiées par des mots repris du cas français dans le cadre de la polémique sur l’afrancesamiento. Cela entretient une certaine confusion et entraîne un réel embarras d’expression pour l’historien qui doit expliquer des réalités que désignent mal des appellations historiques souvent fortement chargées de connotations morales ou idéologiques. L’expression serviles pour désigner les députés des Cortès hostiles à  la liberté de la presse puis globalement à  la Constitution telle qu’elle fut écrite, ou celle encore de persas pour identifier ceux qui en 1814 écrivirent au roi pour critiquer la Pepa, qu’en tant que députés ils avaient juré de préserver, sont porteuses de condamnations qui ne permettent pas de comprendre la raison d’être et le contenu de la pensée réactionnaire (terme historiographique) espagnole. De même, les jacobinos avaient peu à  voir avec le club révolutionnaire français. Le libéralisme espagnol qui s’affirme pendant la période de 1808 à  1814 et qui fit de la Pepa son étendard n’est pas comparable aux doctrines qui sous ce nom se formèrent et circulèrent en Angleterre ou en France, en particulier sous la Restauration. Le fait que la Constitution de Cadix ne réponde pas aux critères de ce libéralisme ne permet pas pour autant de lui refuser cette appellation historique dans la mesure où dès 1810 les députés qui défendirent le projet de constitution furent qualifiés collectivement de liberales. Par ailleurs, s’inscrivant dans la continuité de ceux qui parlaient d’une révolution de l’Espagne, ils sont aussi des révolutionnaires libéraux ou des libéraux révolutionnaires, deux termes difficilement conciliables de façon collective dans l’expérience française. Il faut donc envisager et admettre l’existence d’un libéralisme hispanique original.

5.- La publication en ligne de nombreux ouvrages du XIXe siècle numérisés permet de trouver assez facilement des versions françaises de la Constitution relativement fidèles à  la lettre du texte espagnol. Le bicentenaire qui pourrait être invoqué pour justifier une nouvelle publication en français comme un écho de l’actualité dans le monde hispanique n’est en réalité qu’une heureuse coïncidence. L’intention ici est bien de faire une nouvelle traduction qui, d’une part, prend en compte l’état de la question sur la signification de la Constitution et, d’autre part, permet au lecteur non hispanophone d’accéder au texte historique et authentique de la Constitution, par le biais d’une retranscription en parallèle de la version espagnole.

En 1814, quand la dispute battait son plein, un anonyme proposa une traduction de la « Constitution acceptée par Louis XVI en 1791 » pour permettre à  ses compatriotes de juger par eux mêmes de l’originalité de la Constitution de 1812. Un but similaire a motivé cette nouvelle traduction faite en essayant d’éviter d’introduire un afrancesamiento dans l’esprit du texte. L’idée en était venue après avoir étudié l’influence politique et juridique française en Espagne à  cette période. Dès lors que l’afrancesamiento n’était plus postulé et qu’au contraire il était recherché dans les intentions et les actes des acteurs, il est apparu que la modélisation protéiforme du précédent de la Révolution française, dans toute sa complexité, d’abord produisait une image très déformée de l’expérience française et ensuite nourrissait les argumentaires politiques sans entrer dans le champ des réalisations juridiques. Les constitutions françaises n’apportaient pas de solutions aux problèmes posés par la reconstruction constitutionnelle d’un ensemble culturellement catholique, géographiquement étendu dans les deux hémisphères et juridiquement ancré dans les logiques juridictionnelles et consultatives. Pour le comprendre, il convient de réexaminer le processus politique de la révolution espagnole et juridique de la rédaction de la Constitution.

6.- La révolution espagnole ne peut pas être entendue comme un phénomène comparable à  celui qui s’était produit en France à  partir de 1789. Cela ne signifie pas pour autant que certains acteurs historiques ne l’ont pas vu ainsi ou qu’il n’y a pas eu de révolution. Bonnement ses enjeux, ses ruptures et ses réalisations ne doivent pas être interprétés en fonction du paradigme français. La révolution de l’Espagne apparut d’abord comme une idée et un programme politique ; elle a ensuite pu être analysée comme le processus par lequel la nation souveraine s’est dotée d’une constitution pour protéger ses droits et ses libertés en fixant les limites du gouvernement monarchique.

La référence au précédent français, que personne — en dehors de cas très isolés — ne voulait pour modèle, fut omniprésente, par l’intermédiaire de trois types de représentations distinctes. La révolution fut d’abord une inconcevable inversion des principes politiques : le peuple-sujet s’était soulevé contre le roi-souverain. Cette image qui justifiait un rejet complet de ce qui s’était passé avait pu se nourrir de la littérature contre-révolutionnaire puis réactionnaire française et européenne. L’une des références privilégiées des défenseurs du trône et de l’autel, alliés dans le combat contre l’anarchie révolutionnaire, fut les Mémoires pour servir à  l’histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel (Londres, 1798). Pour d’autres, les principes de liberté, d’égalité et de participation politique de la communauté étaient légitimes, mais la chute de la monarchie puis la Terreur sanctionnèrent l’échec des Constituants qui ne furent pas capables ou ne surent pas établir des institutions solides pour asseoir lesdits principes. D’autres, enfin, avaient retenu que l’instabilité politique permanente du pays, entretenue par des luttes incessantes entre des factions se disputant le pouvoir, avait préparé la venue d’un ambitieux. Bonaparte avait confisqué le pouvoir et la liberté des Français et il menaçait désormais directement celle de l’Espagne qu’il tentait de soumettre à  son système fédératif européen.

De ces représentations, les Espagnols tirèrent des leçons. Incriminant d’une part la fausse philosophie spéculative, laïque et contractualiste et, d’autre part, l’échauffement des esprits par des discussions sur le domaine réservé de la politique, les anti-révolutionnaires voulurent rétablir au plus vite l’ordre et la censure pour fermer tout débat sur la nature et la fonction du gouvernement. Toute remise en cause de l’ordre en place était naturellement assimilée à  de l’afrancesamiento. Ceux qui ne dépréciaient pas les principes de 1789 envisageaient la Révolution française comme — pour reprendre une image employée à  l’époque — un champ d’épaves maritimes annonçant plus sûrement qu’un phare les écueils à  éviter. Un argument naturaliste permettait d’écarter les dernières craintes : le caractère espagnol sage et réfléchi devait permettre d’éviter ce que l’inconsistance et la versatilité française avaient produit. Le troisième type de leçon, qui n’était pas exclusivement une réponse à  l’événement français, était que l’expérience historique et la tradition nationale étaient préférables aux principes théoriques énoncés par le rationalisme dans l’air du temps, à  l’heure de réfléchir aux moyens d’assurer un bon gouvernement. L’expérience française avait fait disparaître la notion classique aristotélicienne de révolution cyclique pour ne laisser qu’une image de rupture radicale suivie d’une évolution linéaire. Il fallait donc préconiser des réformes qui pouvaient être entendues comme des réformations au sens médiéval — mutatis mutandis — du terme ou comme des transformations progressives et sans ruptures.

Trois facteurs concoururent pour transformer en quatre ans un coup d’État aristocratique, un soulèvement au nom des droits du roi et une régence conservatoire et provisoire en « révolution de nation ». En 1808, rares étaient ceux qui souhaitaient la perpétuation et, après son renversement, le retour du système de gouvernement ultra-personnalisé mis en place par Charles IV. Ceci est d’autant plus vrai qu’il fut considéré comme responsable de la catastrophe qu’étaient la tentative de domination française et la guerre. Un changement était donc massivement souhaité par ceux qui étaient en mesure de se préoccuper de ce type de question. Ensuite, le soulèvement populaire qui fit naître des institutions inédites ne s’était pas produit contre l’ordre en place et la monarchie mais contre la domination française. Il n’y avait donc pas de conflit ouvert de légitimité sur le plan interne et l’entrée sur la scène politique de ce nouvel acteur ne pouvait pas en soi être blâmable. Enfin, en l’absence du roi et en présence d’institutions nouvelles dont les fondements de l’autorité étaient ambigus, il était possible de développer des interprétations politiquement très différentes de la situation jusqu’à  parvenir à  imposer l’idée qu’il était nécessaire de donner une constitution à  la nation souveraine.

7.- Le point de départ de la crise en 1808 fut la révolution de palais orchestrée par l’entourage aristocratique de Ferdinand, le prince des Asturies, contre le roi Charles IV et son favori Manuel Godoy. Monté sur le trône en décembre 1788, Charles était progressivement parvenu à  écarter les différents groupes sociaux qui au XVIIIe siècle exerçaient leur influence sur la politique. Cela contraria aussi bien le parti dit aragonais qui revendiquait une fonction de conseil pour les grands que les golillas (robins : le terme fait référence au rabat du vêtement des magistrats) qui justifiaient leur rôle par leurs compétences techniques. Pour régner, Charles IV s’appuya sur Godoy, un serviteur dont la fidélité était assurée par le fait qu’il devait tout (fortune, titres et fonctions) aux grâces de son maître. Dans le cadre de l’alliance franco-espagnole qui avait été renouée après la guerre de la Convention, des armées impériales étaient entrées en 1807 sur le sol européen de la Monarchie pour aller imposer au Portugal le blocus continental décrété par Napoléon. L’attitude dominatrice des troupes alliées dont une partie se rapprocha de la résidence royale d’Aranjuez en faisant route pour Gibraltar créa le facteur de déstabilisation qui entraîna une modification des équilibres de pouvoir au sein du gouvernement. Godoy fut isolé dans son projet de faire partir la famille royale à  l’abri en Amérique, à  l’instar de ce que les Bragance avaient fait quelques mois plus tôt en se réfugiant au Brésil. Profitant de l’affaiblissement du ministre et du roi, le parti aristocratique organisa un simulacre d’émeute populaire au terme de laquelle Charles IV abdiqua (mars 1808). Si Ferdinand montait sur le trône en tant qu’héritier de la Couronne, les modalités du changement brisaient la mystique royale de l’ancien régime en légitimant l’idée que le peuple pouvait défaire et faire un roi.

Manipulé par les autorités militaires françaises présentes dans la Péninsule, Charles ne tarda pas à  demander l’arbitrage de son ami Napoléon. Le nouveau roi espérait quant à  lui être reconnu de l’Empereur dont il avait cherché l’appui personnel en plusieurs occasions. Attirés avec l’ensemble de la famille royale à  Bayonne par la promesse d’un règlement impérial, tous furent finalement contraints de renoncer à  leurs droits dynastiques avant d’être envoyés en captivité dans un château français (mai 1808). Les droits à  régner avaient été transmis comme un patrimoine des Bourbons sans consultation ni consentement de la nation, c’est-à -dire des Cortès et autres institutions jouant ce rôle dans les différents territoires de la Monarchie.

Pour imposer l’un de ses frères sur le trône vacant, Napoléon fit convoquer une assemblée sui generis pour représenter la nation traditionnelle par le biais de députés des corps, corporations et ordres qui composaient les intérêts et les territoires de la Monarchie. Il tenta réellement d’obtenir le soutien du pays en promettant une régénération qui viendrait d’un roi que la nation devait lui demander (Joseph) et d’une constitution de l’État. Celle-ci fut préparée par Napoléon et son entourage de façon à  en faire un instrument de gouvernement efficace pour le roi qui devait servir les intérêts de l’Empire en Espagne. L’assemblée espagnole contribua par une fonction strictement consultative à  rendre le texte plus consensuel et à  lui faire répondre à  certaines des aspirations du pays. Si le contenu de la Constitution de Bayonne de 1808 n’intéresse pas directement notre propos, il convient de souligner que le seul fait de son existence a joué un rôle essentiel pour imposer l’idée qu’il était nécessaire de lui en opposer une autre librement consentie par la nation dûment représentée. Le règne de Joseph Bonaparte, roi dit intrus, fut une expérience fondamentale pour l’émergence postérieure d’un libéralisme conservateur et pour la modernisation de l’idée d’État en Espagne. Pour l’historiographie traditionnelle qui tenta d’éclipser cet épisode, l’important était de mettre en scène le soulèvement unanime et patriotique des Espagnols contre les Français et le régime afrancesado tel qu’il est connu dans l’historiographie.

8.- Avant même la désignation du roi Bonaparte et la réunion de l’assemblée de Bayonne, la diffusion de la nouvelle de la disparition du roi Ferdinand provoqua dans l’ensemble des territoires de la Monarchie (y compris en Amérique, mais avec un décalage dû aux distances) un soulèvement des pueblos (peuples, c’est-à -dire des communautés structurées d’habitants) en défense des droits du roi, des lois et de la religion catholique. Partout où les troupes impériales étaient absentes pour l’empêcher, des juntes (c’est-à -dire des assemblées) se formèrent pour assumer la souveraineté en lieu et place du roi pendant son absence. Ainsi, le conflit familial à  l’échelle de la Cour avait provoqué une crise dynastique qui ouvrit un débat de souveraineté dans ses deux dimensions externe et interne.

D’un point de vue institutionnel, la création et la composition des juntes étaient inédites et cela créait une situation extra — ordinaire. Les nouvelles autorités insistèrent bien sur le fait qu’il n’y avait pas de révolution, c’est-à -dire qu’il n’y avait pas de rupture politique comme cela avait été le cas en France. Si un mouvement populaire de colère provoqué par la disparition choquante du roi a le plus souvent été à  l’origine de leur formation et si celles-là  légitimaient l’exercice d’une souveraineté transmise par le peuple, cela renvoyait aux doctrines pactistes traditionnelles. La souveraineté venue de Dieu était transmise au roi par l’intermédiaire du peuple et celui-ci était la seule entité à  laquelle il était possible de recourir pour légitimer son exercice dans la mesure où le roi, qui jusqu’alors avait seul cette prérogative, avait disparu. La junte de gouvernement que Ferdinand avait désignée au moment d’entreprendre son voyage à  Bayonne ne pouvait pas servir puisqu’elle s’était soumise aux autorités françaises.

Le fondement des droits de Ferdinand en tant que roi « désiré » (c’est-à -dire captif et absent) n’était pas sans ambiguïté. D’une part, la prétendue émeute populaire d’Aranjuez et la désobéissance aux ordres formellement donnés par Ferdinand VII de se soumettre aux nouvelles autorités françaises (avant la renonciation à  ses droits dynastiques) ouvraient la voie à  l’idée que le droit de la communauté de choisir le roi était supérieur aux obligations qui découlaient du principe de sujétion. D’autre part, il était possible d’invoquer l’abdication formelle et réputée libre de Charles IV, le dol et la violence qui rendaient nulle la renonciation forcée de Ferdinand VII et enfin le devoir d’obéissance du peuple au prince Ferdinand auquel il avait prêté serment de fidélité aux Cortès de 1789.

La disparition de fait de la censure du Conseil de Castille et de l’Inquisition créa un espace public nouveau dans lequel débuta une discussion politique inédite sur le pouvoir, ses fondements et les conditions de son exercice. La situation catastrophique dans laquelle la politique du régime précédent avait conduit le pays alimentait la critique contre l’ordre interrompu qu’il ne convenait pas de rétablir en l’état. S’enracina ainsi l’idée que le peuple soulevé contre le tyran étranger devait aussi lutter contre la tyrannie intérieure. Les plus radicaux invoquaient déjà  la nécessité d’une constitution, entendue comme une complète nouveauté en Espagne. Elle devait être la finalité d’une révolution qui avait été consommée lorsque tous les princes avaient renoncé à  leurs droits et dont la nation s’était saisie en désignant librement son roi par un soulèvement unanime pour Ferdinand. Ce discours balbutiant en 1808 et sans uniformité se tenait en marge du processus de réinstitutionnalisation du pouvoir.

Dès septembre 1808, une « Junte centrale de gouvernement du royaume » fut formée par des délégués des différentes juntes souveraines qui avaient concentré le pouvoir dans les provinces. Mais loin de considérer qu’elle était une assemblée représentative des juntes souveraines et qu’elle exerçait ainsi un pouvoir qui émanait de la communauté, elle affirma être une régence extraordinaire et conservatoire. En prétendant se substituer au roi absent, la Junte centrale voulait essentiellement clore le débat politique et limiter son action à  la guerre pour faire revenir Ferdinand. Sur le plan juridique, la difficulté était qu’une régence ne pouvait être désignée que par le roi ou les cortès et celles-ci ne pouvaient être convoquées que par le roi. La question de la réunion de cortès extraordinaires, en tant qu’institution traditionnelle, fut donc d’abord évoquée dans le but de former une régence conforme au droit. Gaspar Mechor de Jovellanos qui jouissait d’une réputation méritée de réformateur éclairé proposa en décembre 1808 que la Junte centrale annonce dans ce but la réunion des cortès dès que la situation militaire le permettrait. Il essuya un refus net de la part de ceux qui au sein de l’organe de gouvernement défendaient le maintien strict du statu quo jusqu’au retour du roi souverain. La question fut relancée avec d’autres implications par les partisans d’une constitution qui agissaient aussi au sein de la Junte centrale

9.- En avril 1809, Lorenzo Calvo de Rozas présenta à  la Junte centrale une motion clairement volontariste dans laquelle il affirmait la nécessité de convoquer une assemblée nationale pour élaborer une constitution. Le gouvernement extraordinaire qui devait son existence au soulèvement patriotique devait agir pour la sauvegarde de la liberté du peuple. Il fallait opposer une constitution à  celle de Bayonne qui était un instrument de séduction dangereux utilisé par l’ennemi. En se battant pour une constitution protégeant ses droits et libertés en plus du retour du roi, le peuple retrouverait l’élan patriotique de 1808. Un projet de décret en ce sens fut préparé par Manuel José Quintana, chef de file du mouvement libéral et chef du secrétariat de la Junte centrale (il avait été à  l’origine de la motion de Calvo) et discuté par les membres de celle-ci.

Rares furent ceux qui ne trouvèrent pas de motifs pour critiquer le projet d’implanter en Espagne cette nouveauté française qu’était une constitution. Ils mirent en garde contre la confusion entre la licence et une liberté bien encadrée. Surtout on affirma que l’Espagne avait déjà  une constitution qui était ses lois fondamentales et qu’il suffisait de les restaurer. Le décret du 22 mai 1809 qui en ressortit réorienta la question constitutionnelle dans une direction qui allait être maintenue jusqu’à  la Constitution de 1812. On annonça la réunion prochaine de la « représentation légale et connue de la Monarchie dans ses Cortès anciennes » (et non d’une représentation de la nation souveraine) tout en mettant en place une vaste consultation des tribunaux et corps de la monarchie et des savants pour réfléchir notamment aux moyens nécessaires pour assurer le respect des lois fondamentales. Il ne s’agissait plus de créer une constitution mais de restaurer une tradition constitutionnelle propre. La détermination de son contenu pour le moins vague à  ce moment là  allait désormais être l’enjeu.

Le champ des questions ouvertes par cette affirmation de principe destinée à  éviter la mise en œuvre d’un pouvoir constituant souverain, exercice d’une volonté arbitraire, était immense. Quelle avait été la cause de la corruption des Cortès et quelle était la forme dans laquelle il convenait de les restaurer ? Qu’est-ce qui constituait le corps de la nation et comment composer une représentation qui soit à  la fois conforme aux traditions des différentes entités qui composaient la Monarchie et capable d’incorporer des nouveautés telles que la représentation des Amériques aux Cortès ? Il convient à  ce propos de préciser que le 22 janvier 1809, la Junte centrale avait reconnu que les Amériques faisaient partie de la Monarchie espagnole à  titre essentiel (par opposition aux territoires accessoires que sont pour les autres nations leurs colonies) et que par conséquent elles devaient être représentées en son sein au même titre que les domaines européens. Comment identifier les lois fondamentales et pourquoi leur application avait-elle été interrompue ? Quelle était l’étendue des pouvoirs des Cortès et du roi ? Comment prendre en compte la diversité institutionnelle des territoires de la Monarchie ?

S’il est certain que la façon de trancher ces difficultés révélait des positionnements politiques, le recours à  l’histoire était bien plus qu’une simple instrumentalisation du passé pour surmonter la censure officielle d’un volontarisme fondé sur une raison philosophique. Il ne s’agissait pas non plus d’illustrer les réalisations du présent par l’expérience du passé. L’histoire était le moyen de révéler la nature de la nation et les règles issues d’un ordre immanent catholique indisponible. Elle permettait par ailleurs de récupérer un matériel constitutionnel à  partir duquel il devenait possible de former une constitution comme un code moderne et unique de lois fondamentales anciennes et plurielles.

10.- Le processus constituant pour le moins singulier tenait plus de la recherche de l’équité et de la constitutionnalisation des instruments de résolution des conflits au sein d’une société corporative et catholique que d’une série de choix fondés sur la volonté politique d’acteurs légitimes. Si la Junte centrale en tant que corps avait rejeté l’idée d’une constitution comme acte de souveraineté de la nation, elle permit au processus d’écriture de la constitution de commencer bien avant la réunion des Cortès de Cadix. Les questions posées dans le décret de mai 1809 sur la forme et l’objet des Cortès et le respect et le contenu des lois fondamentales allaient trouver deux types de réponses. D’une part, les tribunaux, corps et savants interrogés officiellement dans l’ensemble de la Monarchie devaient se prononcer en tant qu’organes juridictionnels agissant de façon consultative et non comme des sujets politiques exerçant un choix. Il ne s’agissait pas non plus de l’exercice d’un droit de pétition destiné à  faire parvenir au gouvernant et arbitre des plaintes et suppliques. D’autre part, la presse tolérée parce qu’en partie instrumentalisée par la Junte centrale dont l’autorité était disputée instruisait politiquement une opinion publique qu’elle contribuait à  faire naître.

Une commission fut créée au sein de la Junte centrale pour organiser les Cortès en recevant et ordonnant les réponses de la consultation. Cela consistait à  extraire des rapports et mémoires les passages techniques sur les points précis du questionnaire avant de résumer ces mêmes extraits pour qu’ils puissent être reliés aux autres dans un vaste travail de compilation et d’organisation, préalable à  une éventuelle codification. La commission créa à  son tour une série de juntes auxiliaires pour traiter les différentes questions. L’une d’elle, la Junte de législation, devait initier la préparation d’une vaste réorganisation des lois contenues dans les différents corps de la législation, hérités des différentes époques mais aussi de différentes entités territoriales. L’instruction qui lui avait été donnée contenait d’ors et déjà  le principe de la formation d’un code unique qui serait la constitution. La Junte de législation pouvait proposer les réformes et les ajouts nécessaires pour créer un système et assurer à  l’avenir le respect des lois fondamentales. Celles-ci étaient définies rationae materiae comme celles portant sur le champ politique. Elles devaient être classées selon un ordre qui avait été défini par Jovellanos (l’auteur présumé de l’instruction) qui était partisan de la souveraineté royale. Cet ordre fut inversé par les partisans de la souveraineté de la nation qui agissaient au sein de la Junte de législation. Parallèlement au travail de compilation des lois fondamentales, les membres actifs de cette junte auxiliaire commencèrent à  rédiger un projet de constitution. Le processus fut interrompu par la dissolution de la Junte centrale après l’offensive impériale qui mena les troupes jusqu’aux remparts de Cadix, mais les travaux de la Junte et les documents de la consultation furent repris par la commission de constitution des Cortès de Cadix.

Après bien des aléas, les Cortès se réunirent finalement le 24 septembre 1810. Le jour même, elles adoptèrent un décret dans lequel « les députés qui composent ce Congrès, et qui représentent la nation espagnole, se déclarent légitimement constitués en Cortès générales et extraordinaires, et que réside en elles la souveraineté nationale ». Tout semblait donc disposé pour que cette représentation nationale devienne finalement l’auteur d’un acte constitutionnel souverain, un organe légitime habilité à  dire la volonté de la nation. Mais la réalité fut autre : les Cortès furent essentiellement le lieu de la représentation de la nation habilitée à  former le code de la Constitution, à  systématiser les lois fondamentales et à  amender par altération, modération et variation les dispositions qui ne permettaient pas de réaliser le bien de la nation. Mais cette représentation n’était nullement habilitée à  agir en tout pour la nation. Le serment prêté par tous les députés contenait les limites du pouvoir de l’assemblée qui ne pouvait aller contre ce que la nation avait décidé hors de toute représentation : le maintien strict de la religion catholique, de la monarchie et de la personne de Ferdinand et de sa descendance, l’intégrité de la nation et surtout le respect du mandat confié par la nation pour respecter et faire respecter les lois de l’Espagne.

La commission de constitution fut créée en décembre 1810 et avant même qu’elle ne commence ses travaux, les Cortès décrétèrent une nouvelle consultation du pays en janvier 1811. Les mémoires et rapports reçus en grand nombre furent transmis à  la commission qui reprit le projet préparé par la Junte de législation et que l’un de ses membres, Antonio Ranz Romanillos, semble avoir continué après sa dissolution. Alors même qu’il n’était pas député, celui-ci fut invité à  rejoindre la commission pour participer à  ses travaux. Le projet de Constitution présenté aux Cortès n’était donc pas seulement le fruit des réflexions et des arbitrages politiques entre les opinions des différents députés, mais aussi des opinions qui furent activement sollicitées et recherchées en dehors des Cortès. Ni les députés ni les Cortès ne pensaient avoir la légitimité suffisante pour se prononcer sans consulter la nation elle-même. En présentant le résultat de son travail, la commission affirma être restée dans le cadre du mandat qui avait été confié aux Cortès :

  • « La commission n’offre rien dans son projet qui ne soit consigné de la façon la plus authentique et solennelle dans les différents corps de la législation espagnole, si ce n’est qu’on peut considérer comme nouvelle la méthode selon laquelle ont été distribuées les matières, en les ordonnant et les classifiant pour qu’elles forment un système de loi fondamentale et constitutive dans laquelle puisse être contenu avec union, harmonie et coordination tout ce que disposent les lois fondamentales de l’Aragon, de la Navarre et de la Castille pour tout ce qui concerne la liberté et l’indépendance de la nation, les fors et obligations des citoyens, la dignité et l’autorité du roi et des tribunaux, l’établissement et l’usage de la force armée et l’organisation économique et administrative des provinces. »

Le préambule de la Constitution réitéra l’affirmation de principe selon laquelle le texte était une adaptation des lois fondamentales anciennes aux objectifs de la Constitution : assurer le bonheur et la prospérité de la nation par leur pérennité.

Autre particularité du processus constituant gaditan, la Constitution n’acquit pas de force obligatoire du seul fait de l’autorité des Cortès. Il incombait à  la Régence qui exerçait les fonctions exécutives délimitées par les Cortès de transmettre aux différentes autorités le texte authentique (infra § 12) pour qu’il soit publié localement et pour que tous les Espagnols et toutes les autorités civiles, militaires et ecclésiastiques prêtent un serment inconditionnel de nature religieuse (catholique) de respecter et faire respecter la Constitution des Cortès comme loi fondamentale de la Monarchie (décret du 18 mars 1812). Il s’agissait d’imposer au tissu social et corporatif ancien la lecture libérale de la tradition constitutionnelle fixée dans le texte. Si la prestation de serment ne rencontra pas en général de difficultés auprès des autorités religieuses (alors que le clergé fournit un gros contingent au camp politique opposé à  la Constitution), elle ne fut pas sans poser de problème dans les territoires forales où, du fait de l’assimilation des fueros à  une constitution propre traditionnelle, la nouvelle constitution entrait en conflit avec un ordre juridique en vigueur dont, localement, on ne voulait pas la dissolution.

Cela posait directement la question du caractère abrogatoire de la mise en application de la Constitution qui ne contenait aucune clause d’abolition des normes antérieures. Les études qui ont permis de qualifier le modèle gaditan de juridictionnel ont montré qu’en réalité l’ordre traditionnel a intégré la Constitution. La transformation de la chaire de Recopilación de l’Université de Salamanque en chaire de Recopilación y Constitución dans laquelle l’enseignant expliquait les concordances du corpus de la fin du XVIe siècle et du nouveau code des lois fondamentales en est une illustration paradigmatique. La mise en adéquation de l’ordre hérité et de la Constitution fut le résultat de l’application du mécanisme qui habilitait tous les Espagnols à  évaluer la conformité du droit et des pratiques politiques à  la Constitution. Chaque Espagnol pouvait dénoncer aux Cortès les infractions à  la Constitution. Le tribunal de l’Inquisition fut aboli en 1813 sur le fondement de son caractère incompatible avec la Constitution, mais sa fonction de contrôle de l’orthodoxie catholique ne disparut pas : elle fut confiée aux évêques qui exerçaient cette juridiction avant la création du Saint-Office, conformément au droit canonique et commun, c’est-à -dire conformément à  un ordre juridique pré-constitutionnel qui survivait tel quel sans être recréée ou refondé par une loi des Cortès. Par ailleurs, les employés publics rendus responsables personnellement de leurs actions contraires à  la Constitution étaient conduits à  vérifier la conformité de leurs actions, y compris l’exécution d’ordres venus d’un supérieur hiérarchique.

11.- Si on admet ces éléments pour définir la nature de la Constitution de 1812, il ressort que l’interprétation de sa portée ne s’épuise pas avec les actes de la commission de Constitution (les discussions ne sont pas documentées), le discours préliminaire qu’elle prépara pour expliquer son projet aux Cortès, les débats de celles-ci et les opinions des députés. Il faut recourir à  l’interprétation de ceux auxquels fut confiée la garde de la Constitution : tous les Espagnols, en particulier au moment de la mise en place des nouvelles institutions et de la transformation que cela devait produire dans l’ordre ancien. La tradition historique invoquée dans le discours préliminaire et, à  plus forte raison encore, dans le préambule innomé de la Constitution était l’un des critères d’interprétation du texte gaditan. Sans refaire un commentaire complet de la Constitution qui a déjà  été fait, on peut indiquer quelques traits particuliers de ce modèle.

Tout d’abord, la Constitution de Cadix n’avait pas pour objet de (re)-construire un État — un territoire, une population, un gouvernement —, respectueux des droits naturels de l’individu, mais de remplacer la Monarchie catholique — un ensemble composé de territoires discontinus et dotés d’institutions et de droits propres, unis par un lien de fidélité et sujétion au même roi — par une nation elle aussi catholique (art. 12 etc.), étendue dans les deux hémisphères (art. 1) et unie par une même loi (la constitution et les codes qu’elle prévoit). L’inventaire territorial de l’article 10 n’était pas l’énoncé d’une donnée géographique, mais bien l’énumération des corporations territoriales qui toutes ensembles devaient former la nation unique espagnole. L’absence d’une déclaration de droits individuels placés au-dessus de ceux de la nouvelle communauté souveraine n’est pas tant la conséquence d’une volonté d’éviter de donner un air trop français à  l’œuvre des Cortès. Cela résultait d’une part, de la priorité donnée à  la définition du nouveau sujet politique collectif (la nation) et, d’autre part, de la structure corporative d’un ordre social pré-constitutionnel constitutionnalisé. Est révélateur de cela le statut de vecino/voisin qui conditionne le fait d’être Espagnol, la citoyenneté étant encore réservée à  une catégorie plus réduite dont sont principalement exclus les femmes et ceux dont l’ascendance est « réputée » originaire d’Afrique. Le vecino est celui qui jouit du droit de vecindad comparable à  celui du bourgeois, c’est-à -dire des droits et libertés propres aux habitants d’une communauté constituée (pueblo, ciudad ou villa). Ce droit s’acquiert par naturalité locale ou par une domiciliation durable et la contribution aux charges pendant un temps, déterminé par la loi qui s’y applique. N’est donc pas Espagnol celui qui est seulement habitant des domaines de la Nation, mais bien celui qui est membre d’une communauté dotée d’un statut de corporation selon des conditions que la Constitution n’entreprend pas directement de redéfinir. Outre le fait que les Cortès n’abolirent pas l’esclavage en Amérique, l’exclusion des Noirs et des Castas (art. 22) renvoyait à  la distinction établie de longue date dans la société hispano-américaine entre enfants légitimes nés d’un mariage chrétien (catholique) et enfants nés hors mariage, le mélange racial permettant de présumer une relation entre un maître et son esclave. Cela réduisait considérablement le poids de la représentation américaine aux Cortès par rapport à  celle des domaines européens, mais cela traduisait aussi l’exclusion de ceux qui n’appartenaient ni à  la « république des Espagnols » ni à  la « république des Indiens », deux communautés dotées de privilèges (c’est-à -dire de droits propres qui, soit dit en passant, plaçaient les Indiens dans un état de minorité légale sous la tutelle de l’Église, censée les protéger des abus des conquérants puis des marchands).

En tant que code des droits de la nation, la Constitution protège sa religion qui s’impose à  ceux qui la composent. Il ne s’agit pas seulement d’une intolérance privant les Espagnols d’une liberté, mais d’une condition pour être Espagnol. Si le tribunal de l’Inquisition fut aboli, la protection de la religion fut « restituée » aux évêques sur le fond et aux juges séculiers pour l’imposition des peines. Le caractère catholique de la nation ne se trouve pas seulement énoncé dans l’article 12 que certains considèrent parfois comme une concession des députés liberales aux nombreux ecclésiastiques qui étaient membres des Cortès, il ponctue tout le texte. Quelques exemples suffisent à  le montrer. La Constitution devait être expliquée dans tous les établissements d’enseignement des sciences ecclésiastiques et politiques (art. 368) et elle fut largement diffusée sous forme de catéchismes qui, contrairement à  ceux de la Révolution française, n’étaient pas laïcisés. La surveillance des missions pour la conversion des « Indiens infidèles » — pas à  l’État mais à  la religion de la nation — entrait significativement dans le champ des compétences des députations provinciales d’outre-mer. L’évangélisation était un processus d’extension de l’aire de civilisation espagnole et par conséquent du territoire de la nation. L’élection à  trois degrés des députés aux Cortès ne faisait pas qu’emprunter des techniques au droit canonique (terna, compromissaires…), elle était par essence un acte religieux fait en présence d’un ecclésiastique qui avant tout acte électoral célèbrait une messe à  laquelle les électeurs assistaient et qui orchestrait un Te Deum après la désignation d’un électeur pour le degré suivant ou d’un député. Il s’agissait de trouver des hommes vertueux dignes d’être dépositaires de la confiance des citoyens et donc susceptibles d’être obéis d’eux.

Le système politique mis en place par la Constitution n’était pas celui d’un gouvernement représentatif qui exerce la souveraineté pour la nation. Comme cela a déjà  été évoqué, le roi et la nation existaient comme deux entités politiques distinctes avant la Constitution et avant même l’établissement d’un organe représentant la nation. L’enjeu n’était pas d’organiser une séparation des pouvoirs, fondée sur le primat de la loi, pour limiter le pouvoir et protéger les individus des abus que les organes de la société politique peuvent commettre, mais de définir la juridiction respective de chaque entité issue d’un ordre pré-constitutionnel et en partie indisponible parce que d’origine divine. L’architecture constitutionnelle gaditane fut pensée comme un ensemble de mécanismes de résolution des conflits générés par la distribution des compétences et d’attribution de confiance à  des hommes de bien (boni viri). Toutes les personnes occupant une charge publique devaient prêter un serment de respecter la Constitution et chacune était rendue responsable personnellement des violations qu’elles commettaient contre les lois fondamentales de la nation. Tous les Espagnols pouvaient ainsi dénoncer aux Cortès les infractions à  la Constitution et celles-ci devaient commencer leurs travaux par l’examen des griefs qui leur étaient exposés, agissant comme un organe de restauration de la justice pour la nation et non d’expression de la volonté générale. Le mécanisme devait engendrer la confiance, fondement de l’obéissance, en des hommes dotés d’une dignité fondée sur des qualités personnelles. Si le roi et les députés aux Cortès ne sont pas responsables personnellement de leurs actions politiques, en raison de l’immunité qui leur est accordée, absolue pour le roi et temporaire pour les députés (art. 168 et 128), leurs actes qui seraient tenus pour inconstitutionnels perdent toute légitimité et n’ont pas à  être obéis par les Espagnols. La Constitution ne dit pas quel organe est capable de décider du caractère inconstitutionnel de l’action du roi ou des députés, mais le serment que les députés des Cortès avaient prêté renvoyait à  une opinion unanime de la nation qui avait d’ors et déjà  été capable de se prononcer pour un gouvernement monarchique, la religion catholique… (supra § 10). Le droit de résistance à  l’oppression de la nation est contenu à  la fois dans le serment que le roi prêtait en montant sur le trône (art. 173) et dans l’énoncé des pouvoirs attribués personnellement aux députés par les électeurs (art. 100). Ces mêmes pouvoirs montrent d’ailleurs que la Constitution n’est pas le fondement de l’habilitation des Cortès à  exercer leurs fonctions. Le caractère légitime et donc obligatoire de leur action découle de l’authenticité de la représentation, attestée par les actes qui rendent compte du respect des procédures que la Constitution prévoit pour l’assurer. On est donc loin de l’idée du citoyen actif, représentant de la nation dans cette fonction, habilité à  désigner pour elle ses représentants à  l’assemblée législative.

L’affirmation de la souveraineté de la nation se traduit donc par la reconnaissance d’un fondement démocratique du pouvoir, un droit du peuple, et c’est le gouvernement seul qui est une monarchie modérée héréditaire. Il n’y a pas distribution et équilibre des pouvoirs entre les organes, mais définition de la potestas (le terme original est bien potestad et non poder) de chaque entité. Celle de la nation est donnée dans les articles 3 et 4 qui d’une part fait du droit d’établir ses lois fondamentales la conséquence par essence (c’est le sens qu’il faut donner au terme essentiellement) de l’attribution à  elle de la souveraineté et, d’autre part, son objet qui en marque les limites, à  savoir protéger les droits et libertés de ses membres. Les facultés des Cortès ne sont pas seulement soigneusement listées (art. 131), elles sont protégées par l’énumération longue des restrictions de l’autorité royale qui empêchent toute entrave à  leur formation et réunion et à  l’exercice de leurs compétences (art. 172).

À Cadix, les députés se prononcèrent pour le caractère unitaire de la Nation contre toute organisation fédérale, mais cela n’empêcha pas de mettre en place des provinces dotées de larges compétences autonomes avec des députations dont les membres élus par les citoyens étaient aussi leurs représentants. Il ne s’agissait pas d’un fédéralisme innomé, mais comme l’expliqua bien l’un des membres de la commission de Constitution, d’une distinction entre le gouvernement politique de la nation, unitaire comme elle, et un gouvernement économique des provinces. En d’autres termes, cela permettait l’existence de compétences propres des députations provinciales qui agissaient sous le contrôle mais pas sous l’autorité des Cortès, sans contredire l’unité politique de la nation. Celle-ci était le lieu du développement des libertés politiques, tandis que la province était celui des libertés civiles. La Constitution est qualifiée de politique, parce qu’il devait aussi y avoir une constitution religieuse et une constitution militaire de la nation.

Ainsi, la Constitution de Cadix tenta de créer une nation unitaire étendue des deux côtés de l’Atlantique et au-delà . Si elle sanctionnait une situation politique nouvelle et l’accompagnait d’institutions en partie nouvelles elles aussi, nombre des procédures et des mécanismes étaient hérités d’une culture juridique qui maintenait la justice comme la finalité du pouvoir. Comme pour les lois fondamentales, les lois ordinaires étaient le résultat d’un processus de déclaration, de clarification et de révision de celles qui avaient été énoncées précédemment. Il convient de remarquer à  cet égard que la Constitution précise que la dérogation des lois suit la même procédure que leur établissement (art. 153) : un débat avait eu lieu sur l’éventualité d’une majorité qualifiée pour modifier ou supprimer une loi déclarée. Il ne s’agit pas d’une expérience unique ou d’une tentative dont la portée doit être mesurée à  son échec. Nombre de logiques institutionnelles présentes à  Cadix perdurèrent au cours du XIXe siècle, en Espagne mais aussi en Amérique. À partir de 1810, un certain nombre de territoires commencèrent à  affirmer leur autonomie puis indépendance : les constitutions qu’ils élaborèrent tiraient leurs racines doctrinales de la même culture juridique, en décalage aussi bien avec les expériences nord-américaines que françaises.

Une lecture juridictionnelle du texte authentique de la Constitution lève les nombreuses ambiguïtés et supprime les maladresses répétitives que l’on ne peut manquer de trouver si elle est faite en croyant avoir affaire à  une constitution dérivée des modèles français légicentristes et des conceptions individualistes de l’ordre naturel.

12.- Avant d’entreprendre une traduction française qui tenterait d’être aussi fidèle que possible à  l’esprit et à  la lettre de la Constitution, il convient de s’interroger sur le choix de la version du texte qui lui sert de support. Il en existe en effet plusieurs qui sont officielles et même en réalité un très grand nombre. En les comparant, on constate leur variété dans l’usage des majuscules, de la ponctuation et même du contenu de l’édition (en particulier certaines mentions liées à  la publication et impression du texte), des différences qui sont plus que formelles. La question ne relève pas seulement d’une préoccupation légitime de l’historien pour l’authenticité de ses sources, elle a une dimension éminemment constitutionnelle et occupa à  ce titre l’attention des Cortès.

En tant que support de la garantie des droits, la norme constitutionnelle devait à  la fois être générale et publique. Cela impliquait qu’elle soit identique sur l’ensemble du territoire de la nation espagnole, mais aussi qu’elle fasse l’objet d’une publicité pour que sa connaissance soit un gage de sécurité juridique. Éloignées de la logique légicentriste, les Cortès n’imaginèrent pas une procédure unique et centralisée de publication générale de la norme permettant à  la fois de créer la fiction de sa connaissance par tous et d’établir une seule version officielle à  laquelle tout le monde pouvait recourir. L’édition d’un journal de sessions des Cortès (qui excluait les séances secrètes) et la collection des décrets (incomplète) n’avaient pas une finalité juridique, mais politique de propagande, l’assemblée cherchant comme les organes patriotiques qui l’avaient précédée à  mettre en scène son action. Le mécanisme traditionnel constitutionnalisé de publication par circulation hiérarchique aux autorités locales, prévu pour les lois et utilisé pour la Constitution (décret 139 du 18 mars 1812), impliquait une mise en vigueur fractionnée de la norme et la nécessité d’un très grand nombre d’exemplaires. En effet, la Constitution devait être lue intégralement avant de faire l’objet d’un serment de fidélité de la part des Espagnols. Les délais de fabrication d’un nombre suffisant d’exemplaires différèrent la publication, ce qui conduisit certaines autorités à  écrire aux Cortès pour recevoir le texte afin de mettre en vigueur la Constitution. Le mécanisme du recours pour infraction à  la Constitution et celui associé de la responsabilité des employés publics, en donnant à  tous les Espagnols un rôle dans la mise en place et maintien de la Constitution impliquait une diffusion étendue d’un texte faisant foi.

Du fait de la distribution des compétences entre les Cortès et la Régence qui exerçait seule la fonction exécutive, la publication de la Constitution échappait à  l’autorité des premières qui établirent une série de dispositions destinées à  protéger l’authenticité du texte. La veille du jour choisi pour la proclamation mémorable de la Constitution à  Cadix, lieu de la Cour et résidence du gouvernement, les députés assistèrent à  une dernière lecture publique du texte (décret du 14 mars 1812). Il s’agissait d’établir deux originaux identiques. Tandis qu’un secrétaire lisait, un autre vérifiait la concordance du second exemplaire. Au terme de la lecture, les députés étaient appelés à  reconnaître qu’il s’agissait bien du texte de la Constitution qu’ils avaient adopté et ils signèrent les deux exemplaires individuellement. En tant que gardienne du respect de la Constitution, les Cortès conservèrent un exemplaire tandis qu’une députation fut commissionnée pour remettre l’autre à  la Régence afin qu’elle l’archive (décret précité) et pour qu’elle prenne les dispositions opportunes pour son impression, sa publication et circulation (décret 138 du 18 mars 1812). Ainsi, le texte qui servit à  la fabrication des premiers exemplaires imprimés fut celui de la Régence et non celui des Cortès. Des difficultés de financement des impressions et d’insuffisance des moyens de l’imprimerie royale de Cadix obligèrent rapidement à  prévoir une décentralisation de la fabrication. Dans un premier temps, les Cortès ouvrirent seulement à  la Régence une possibilité d’autoriser la fabrication locale d’exemplaires sous l’inspection et le contrôle des chefs des provinces. En même temps, elles interdisaient toute réimpression privée sans autorisation du gouvernement pour s’assurer que la Constitution « circule et parvienne sans la moindre altération jusqu’aux générations les plus éloignées ». Cette interdiction devait être expressément mentionnée dans les exemplaires de la Constitution mis en circulation. Le 11 septembre, les Cortès arrêtèrent que la Régence devait ordonner la fabrication d’exemplaires dans toutes les provinces. Si le principe de la responsabilité des agents localement chargés de surveiller le caractère fidèle des réimpressions fut affirmé, aucun mécanisme spécifique ne fut prévu pour assurer le maintien de l’unicité du texte. Ainsi, en dépit des velléités des Cortès, il n’y eut pas un mais des textes rendus officiels par leur lecture et promulgation locale.

Il aurait donc été possible de prendre n’importe quelle édition de la Constitution pourvue qu’elle ait été officielle, c’est-à -dire qu’elle ait servi à  sa promulgation. Nous avons retranscrit celle qui semble avoir été, selon l’étude minutieuse de Carmen Muñoz de Bustillo, la première édition à  être destinée à  cet effet. Elle contient la mention de l’interdiction de réimpression, le décret de la Régence pour la circulation et publication de la Constitution et bien sûr son texte. Dès cette époque, on a très souvent fait circuler le texte de la Pepa accompagné du discours préliminaire que la commission de constitution avait préparé pour expliquer son projet aux Cortès. Mais en réalité, s’il pouvait instruire les Espagnols qui pour la première fois étaient confrontés au texte d’une Constitution, le discours n’avait pas de valeur officielle. Il était d’ailleurs fabriqué par une imprimerie privée et non par l’imprimerie royale.

Il est sans doute préférable de consulter une édition du texte tel qu’il a été imprimé afin de devenir officiel, et à  ce titre, les éditions fac-similées présentent l’avantage de mettre à  l’abri des erreurs modernes de transcription presque inévitables (plusieurs relectures ont tenté de les corriger). Mais la confrontation du manuscrit conservé par les Cortès et de l’édition de l’imprimerie royale de 1812 a laissé apparaître de telles divergences dans l’orthographe (celle du manuscrit est plus conforme aux formes anciennes, tandis que celle de l’imprimé est plus actuelle), la ponctuation et l’usage des majuscules (beaucoup plus réduit dans l’imprimé) qu’il a semblé acceptable sans porter atteinte au sens du texte d’actualiser l’orthographe (ex : obgeto remplacé par objeto, reyno par reino…) et l’accentuation (ex : Nacion/Nación, Córtes/Cortes…) et de corriger sans les signaler les erreurs manifestes d’impression.

13.- L’objectif de cette nouvelle traduction française s’est imposé de lui-même. Dans la mesure où il y a déjà  plusieurs traductions, dont beaucoup sont consultables par le biais de rééditions numériques, celle-ci ne devait pas seulement être un moyen de faire connaître la Pepa en dehors du monde hispanique. Son but est double. D’une part, il s’agissait de permettre au public non hispanophone de lire le texte espagnol davantage « mis en français » que « traduit dans la langue française ». Cela a conduit à  admettre des formulations maladroites et des lourdeurs dans le style. D’autre part, il fallait conserver le caractère historique du texte en privilégiant son sens original et en respectant son vocabulaire, d’où l’emploi de termes désuets ou à  comprendre dans un sens aujourd’hui vieilli. Certaines expressions qui peuvent paraître curieuses au juriste contemporain correspondent à  des emplois attestés dans la littérature juridique du XVIIIe ou du XIXe siècle. Il convient d’insister sur le fait que ce travail se veut une première étape, un essai, une proposition susceptible de faire l’objet de corrections, de modifications et d’améliorations.

Les traductions anciennes qui ont servi à  différentes étapes de ce travail et dont on s’est finalement écarté progressivement pour éviter les déformations du sens et la perte des nuances sous l’effet de la reformulation textuelle en français, sont :

-* Constitution politique de la Monarchie espagnole ; promulguée à  Cadix, le 19 de mars 1812, traduite de l’espagnol par Aimé Duvergier, ex-chef d’escadron, sous les yeux de quelques membres des Cortès et principalement sous ceux du secrétaire-rédacteur des procès-verbaux et des discussions de la même assemblée ; auteur du Catéchisme politique d’après la Constitution espagnole, Paris, 1820, [4]-62 p. Il s’agit d’une traduction de bonne qualité, consultable sur Gallica depuis 2012 (Numm-6210580). La préface exposait favorablement le mouvement révolutionnaire qui avait imposé la Constitution à  Ferdinand.

-* Constitution politique de la Monarchie espagnole, promulguée à  Cadix, le 19 mars 1812, et acceptée par le roi le 8 mars 1820, dans les Réflexions sur la Révolution d’Espagne, avec un commentaire politique, historique et critique de la Constitution des Cortès, par J. A. A***., chevalier de la Légion-d’Honneur, éditeur de la dernière édition des Réflexions sur la Révolution de France, par Burke, Paris, A. Égron imp., avril 1820, pp. 51-135. L’ouvrage est disponible sur http://books.google.fr/. L’auteur, identifié d’après la notice de la BNF comme J.-A. Auvray, est manifestement royaliste et hostile au libéralisme aussi bien en France qu’en Espagne. La traduction de bonne qualité est accompagnée de notes et commentaires qui finalement concernent plus la situation politique française que celle de l’Espagne.

-* « Traduction nouvelle de la Constitution des Cortès » dans les Essais de Jérémie Bentham sur la situation politique de l’Espagne, sur la Constitution et sur le nouveau code espagnol, sur la Constitution du Portugal, etc., etc., traduits de l’anglais, précédés d’observations sur la révolution de la péninsule et sur l’histoire du gouvernement représentatif en Europe, et suivis d’une traduction nouvelle de la Constitution des Cortès, Paris, Brissot-Thivars et Bossanges frères, 1823, pagination indépendante. L’ouvrage est disponible sur http://books.google.fr/. D’après la notice de la BNF, l’auteur de la traduction serait Victor Euphémien Philarète Chasles. Pendant la deuxième période constitutionnelle, Bentham qui était une figure tutélaire des libéraux dit exaltés (par opposition aux libéraux dits modérés) tenta de faire admettre ses idées aux Cortès. Ayant fort mal compris la Constitution de 1812, il incitait les Espagnols (ceux de la Péninsule) à  abandonner leurs colonies d’Amérique (c’est-à -dire qu’il incitait une partie de la nation à  se séparer de l’autre, alors que précisément l’objet de la Constitution était de les réunir). La traduction est très approximative.

-* Collection des constitutions, chartes et lois fondamentales des peuples d’Europe et des deux Amériques avec des précis offrant l’histoire des libertés et des institutions politiques chez les nations modernes, et une table alphabétique raisonnée des matières par MM. P.-A. Dufau, J.-B. Duverger et J. Guadet, Paris, Béchet aîné, 1823, t. V : pp. 1-64 (précis historique), pp. 65-83 (Statut constitutionnel du 6 juillet 1808) et pp. 84-139 (Constitution politique de la Monarchie espagnole). L’ouvrage est disponible sur http://books.google.fr/. La traduction est correcte, mais le texte est en partie reformulé.

Par ailleurs, nous avons aussi consulté la récente et nouvelle traduction anglaise faite dans un but de vulgarisation par un juriste spécialiste de la Pepa : Matthew C. MIRROW (Introduction, translation and text), Florida’s First Constitution: the Constitution of Cádiz, Durham (NC), Carolina Academic Press, 2012, 138 p.

14.- GLOSSAIRE

Les outils linguistiques principaux utilisés dans cette traduction sont :

-* Le Nuevo Tesoro Lexicográfico de la Lengua Española qui permet un accès en ligne (http://ntlle.rae.es/ntlle/SrvltGUILoginNtlle) aux différentes éditions du Diccionario de la lengua castellana compuesto por la Real Academia Española (cité comme DA, c’est-à -dire Diccionario de autoridades qui est le nom donné à  la première édition).

-* Le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (http://www.cnrtl.fr/).

En outre, un glossaire a semblé indispensable pour définir les termes espagnols conservés dans la traduction française (en italique), pour exposer des difficultés de traduction lorsque des mots n’ont pas d’équivalent et qu’il convient de ne pas appauvrir le texte sur le plan du vocabulaire et enfin pour justifier l’emploi de termes désuets en français. La plupart des termes et des expressions qui font l’objet d’une explication dans ce paragraphe sont signalés par un astérisque dans le texte de la version espagnole de la Constitution.

Alcalde.- Le DA renvoie au latin judex. Il s’agit du juge qui administre la justice dans un pueblo. C’est un magistrat doté d’un pouvoir d’exécution et de fonctions de police sur le territoire de sa juridiction.

Aldea*.- Le DA renvoie au pagus. C’est une petite zone géographique sans juridiction propre, qui dépend de la villa ou de la ciudad dans le district de laquelle elle se trouve.

Arbitrios*.- Il s’agit des droits que beaucoup de pueblos, qui n’ont pas de biens propres, imposent sur certains produits (vin, vinaigre, huile, viandes…) en vertu d’une faculté accordée par le roi. Ces droits sont payés par les consommateurs et les acheteurs. Traduit par octrois. La Constitution remplace l’autorisation royale par celle des Cortès.

Arrestado*.- Littéralement, il s’agit de la [personne] arrêtée, ce qui a été traduit par la personne aux arrêts. Le DA de 1803 indique que le terme s’utilise plus communément dans la milice. Il ne peut pas être traduit par détenu dans la mesure où le texte emploie aussi en d’autres circonstances le terme detenido.

Audiencia*.- Tribunal supérieur composé de juges professionnels (oidores/auditeurs) exerçant de façon collégiale la justice déléguée du roi (comparable aux Parlements). Leurs compétences et compositions variaient selon le territoire sur lequel elles étaient établies. Elles furent homogénéisées et organisées en tant que tribunaux d’appel sans compétences de gouvernement dans le chapitre I du décret 201 du 9 octobre 1812.

Caudal.- Le DA indique que le terme employé plus communément pour désigner de l’argent, s’emploie en général pour les finances et les biens quels que soit leur espèce. Il donne aussi un équivalent avec capital ou fonds. Ce dernier terme a été choisi.

Certificación*.- Le DA de 1803 reconnaît comme équivalent le certificado et la certificación en tant qu’instrument dans lequel on assure la vérité d’un fait. Mais dans la mesure où le terme français « certification », bien que vieilli, existe, il a été employé pour respecter le choix de vocabulaire des rédacteurs de la Constitution.

Circular*.- La circulación de las normas est la méthode de publication des lois par envoi aux autorités inférieures chargées de les promulguer dans leur ressort.

Ciudad*.- Le DA renvoie à  Civitas. Il ne s’agit pas seulement de la ville au sens urbain, mais d’un titre dont jouissaient certaines villes, soit parce qu’elles étaient capitales de royaume soit par privilège. Leur prééminence était supérieure à  celle des villas.

Compromisario.- Le terme de compromissaire appartient au vocabulaire du droit canonique. Il est parfois utilisé dans les pays de droit écrit pour désigner l’arbitre désigné par compromis. Le compromis est un mode d’élection dans lequel tous les électeurs confient à  un ou plusieurs d’entre eux le pouvoir de décider.

Congregar.- Le terme français « congréger », désuet, est attesté dans Frédéric GODEFROY, Lexique de l’ancien français, publié par les soins de MM. J. Bonnard et Am. Salmon, Paris-Leipzig, 1901, disponible en ligne sur [www.archive.org->http://www.archive.org/]. L’idée est bien celle de la réunion, mais le texte original emploie aussi reunir/reunión. Par ailleurs, le terme juntar/junta ayant été traduit par assembler/assemblée pour éviter une confusion avec le sens connu en français de gouvernement issu d’un coup d’État militaire, il était nécessaire de conserver un mot différent.

Contadurà­as de valores y de distribución de la renta pública (art. 348)*.- Si la Constitution établit la trésorerie générale (art. 345), les contadurà­as de valores y de distribución de la renta pública sont des institutions antérieures, chambres ou bureaux des comptes chargés respectivement des revenus ou recettes et des paiements ou dépenses. La contadurà­a mayor de cuentas dont l’organisation est renvoyée à  plus tard (art. 350) complète la traditionnelle répartition entre trois organes.

Conveniente/convenible.- Le terme doit être entendu dans son sens premier de bien convenir, d’être adapté ou à  propos.

Cuenta y razón.- L’expression renvoie à  l’idée de l’exactitude des comptes et donc à  leur contrôle, vérification et enregistrement.

Cumplir/cumplimiento.- Accomplir au sens d’obéir, exécuter et respecter avec exactitude et ponctualité une obligation née de la loi, de l’ordre d’un supérieur ou de la religion. Le verbe entre dans une expression qui associe cumplir y ejecutar.

Despachar.- Dépêcher, au sens d’expédier des ordres à  quelqu’un, expression attestée dans Le dictionnaire royal, augmenté de nouveau et enrichi d’un grand nombre d’expressions élégantes, de quantité de mots François nouvellement introduits […], par le R. P. François Pomey de la Compagnie de Jésus, Lyon, Chez Louis Servant Libraire, 1716, pp. 279 et 391.

Ejecutar/ejecución*.- Il faut attendre le DA de 1843 pour trouver Poder ejecutivo. Le terme ejecutivo n’est pas employé dans la Constitution : voir en particulier la formulation de l’article 16. Le terme renvoie donc au sens commun de mettre en œuvre (exsequi). En droit, on retrouve le sens de l’exécution judiciaire (Capite plectere), de l’action de faire payer un débiteur sur l’ordre d’un juge ou de l’exécution sur les biens pour recouvrer une dette confirmée par un juge.

Elección, elegir*.- Élection, élire / choix, choisir. Il s’agit aussi bien de l’opération de désignation d’une personne pour occuper une fonction par le biais d’un vote, c’est-à -dire d’une consultation des vœux, que du fait de choisir. Si en français l’expression « l’élection retombe sur… » est peu utilisée, celle de « le choix retombe sur… » est plus fréquente.

Gobierno/gobernación*.- Les deux termes pourraient être traduits par gouvernement, c’est-à -dire l’action de gouverner parce qu’on détient l’autorité (dans un pays), qu’on dirige les affaires publiques de l’État, qu’on exerce le pouvoir politique. Les termes renvoient aussi à  l’organe qui remplit cette fonction. Il a fallu rendre compte du fait que le texte original distinguait les deux mots. Gobierno a dont été traduit par gouvernement et gobernación par gouvernance, terme employé historiquement pour les territoires des Flandres et de l’Artois. Le terme gouvernorat a été écarté parce qu’il renvoie plus à  celui qui a la charge de gouverneur.

Hijos.- Le terme signifie aussi bien les enfants en général dans la famille que les fils. Dans la mesure où la Constitution réserve la qualité de citoyen aux seuls hommes, le terme a été traduit dans l’article 21 par fils.

Individuo*.- Le terme signifie littéralement « individu », mais il doit être compris dans le sens de membre d’un corps ou d’unité au sein d’un groupe.

Injure*.- la Injuria du droit romain qui correspond aussi bien aux injures réelles (c’est-à -dire physiques : coups et blessures) qu’aux injures verbales.

Intención* (art. 283).- L’intention est l’action d’intenter une procédure en droit romain.

Junta.- Le DA (1803, 1817 notamment) la définit comme une assemblée ou un congrès de plusieurs personnes pour conférer (au sens de discuter) d’un sujet important ou d’affaires particulières. Le terme s’emploie pour des tribunaux. La junte est donc dotée de compétences propres, par opposition à  une simple réunion de personnes.

Juez de letras*, Justicia letrada.- Justice professionnelle rendue par des juges lettrés, par opposition à  la justicia lega rendue par des citoyens ordinaires.

Lugar*.- Ciudad, villa, ou aldea, et « rigoureusement » une petite population inférieure à  la villa et supérieure à  la aldea. Signifie communément « lieux ».

Observar/observancia.- Accomplissement exact et ponctuel de ce qu’on commande d’exécuter.

Ordenanza*.- L’ordonnance s’emploie en particulier à  propos des règles qui s’appliquent aux militaires et au « bon gouvernement » des troupes.

Partido.- Dans la Constitution, c’est la circonscription intermédiaire entre le pueblo et la province qui a été traduite par district. Le DA de 1803 définit le terme comme le district ou territoire qui est compris dans la juridiction ou l’administration d’un pueblo principal qui en est la cabeza (chef-lieu). Tractus, plaga.

Poblacion.- Population dans le sens de localité peuplée.

Propios*.- Propriétés immobilières destinées aux cultures (heredad) ou au pâturage (dehesa), maison ou toute propriété appartenant à  la ciudad, villa ou lugar pour satisfaire les dépenses publiques.

Presupuestos.- Le DA renvoie à  la présupposition de quelque chose qui, dans le domaine des finances, est le budget des recettes et dépenses. Le terme presupuesto n’a pas changé en espagnol, mais en français « budget » n’apparaît qu’à  l’époque du Consulat comme réemploi d’un mot anglais (qui venait du français bougette, petite bourse). Les traductions françaises de la Constitution de l’époque de la Restauration emploient « budget », mais est-ce la traduction correcte pour 1812 ? Dans l’ancienne France et sous la Révolution, on prévoyait un « état » des moyens ou des dépenses et recettes.

Providencia*.- Le DA de 1803 indique un emploi du terme dans le domaine juridique. Il s’applique à  propos des mesures que le juge décide de façon provisoire au cours d’un procès (mandatum pro providencia). Le terme ne peut pas être traduit par mesure (=medida) ou disposition (=disposición) qui sont employés ailleurs dans le texte. Mesure ou disposition de prévention ou préventive sont proposées pour les différentes occurrences.

Pueblo.- Peuple / village, bourg… / ensemble de population vivant dans un lieu déterminé en tant que communauté. Le terme a été conservé pour souligner la difficulté liée à  sa polysémie.

Regidor.- Magistrat municipal qui « régit » ; conseiller municipal avec délégation de pouvoir exécutif (adjoint municipal). Communément traduit comme « régidor ». Le corregidor (corrégidor) était un magistrat qui, dans sa circonscription, exerçait la juridiction royale dans tous ses aspects. Il connaissait des causes contentieuses, du gouvernement et du châtiment des délits. C’était un alcalde nommé librement par le roi pour présider la municipalité et exercer diverses fonctions de gouvernement.

Residenciar/juicio de residencia*.- Demander à  un magistrat des comptes sur l’administration de la charge qui lui a été confiée après qu’il ait cessé de l’exercer.

Sesión/sesiones.- Littéralement session/sessions. Le texte original ne fait pas référence à  une session parlementaire, mais évoque systématiquement les sessions, c’est-à -dire l’ensemble des séances. Le choix a été fait de conserver la correspondance étymologique.

Terna*.- Groupe de trois candidats en droit canonique.

Vecino, vecindad, avecindadar, vecindario.- Le voisin-vecinus jouissant des droits propres de la communauté dont il est membre (droit de vecindad), c’est-à -dire dans laquelle il est avecindado. L’ensemble des vecinos forme le vecindario. Voir la note 34.

Villa*.- Traduit par Ville. Le bourg/lieu de peuplement jouissant de certains privilèges qui le distinguent de la aldea, avec un droit de vecindad et une juridiction séparée de la Ciudad. Le DA indique le latin oppidum. Le terme s’applique aussi au corps des regidores et juges qui gouvernent la villa ou le pueblo.

Voto, votación, voz.- Le voto (=vote) existe dans le DA de 1803 et désigne l’avis, l’opinion exposé dans une assemblée de façon à  parvenir à  la prise d’une décision commune. Le terme renvoie aussi bien au suffrage (suffragium) qu’à  l’avis (judicium, sententia). L’un des sens de voz (=voix) est donné comme identique à  voto. La votación n’apparaît pas avant le DA de 1817 pour désigner l’action ou l’effet de voter. La votation est entendue comme un mode de décision d’un corps qui peut être notamment utilisé lors d’une élection. Ces différents termes qui existent avec les mêmes nuances en français ont été conservés dans la traduction.

Jean-Baptiste Busaall est Maître de conférences en histoire du droit à  l’Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité. Il participe aux projets de recherche du groupe HICOES. Il vient de publier Le spectre du jacobinisme. L’expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol (1808-1814) à  la Casa de Velázquez (Madrid, 2012).

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Pour citer cet article :

« Constitution politique de la Monarchie espagnole, promulguée à  Cadix, le 19 mars 1812. Présentation de l’essai d’une nouvelle traduction française à  partir d’une version authentique, par Jean-Baptiste Busaall. », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/constitution-politique-de-la-monarchie-espagnole-promulguee-a-cadix-le-19-mars-1812.-presentation-de-l'essai-d'une-nouvelle-traduction-francaise-a-partir-d'une-version-authentique-par-jean-baptiste-busaall.-649]