Guillaume Sacriste, La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Sciences-Po. Les Presses, 2011, 578p.
Guillaume Sacriste,
La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914)
, Sciences-Po. Les Presses, 2011, 578p.
Le livre de Guillaume Sacriste, La République des constitutionnalises. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), est paru en 2011 aux Presses de Science-po. A partir d’un constat en lui-même peu original – l’influence prise récemment en France par la justice constitutionnelle – l’ouvrage s’interroge sur le processus qui a suscité l’évolution dont nous observons aujourd’hui le terme. Dans cette perspective, il met en valeur l’émergence d’une figure inédite, le constitutionnaliste. On éprouve quelque peine à concevoir, tant le mot est devenu familier, que, loin d’être une espèce naturelle, la chose est le fruit d’une conjoncture historique précise et relativement récente. Cette figure ne s’est affirmée en effet qu’au début de la IIIème République. Guillaume Sacriste s’efforce d’expliquer pourquoi.
L’importance de la question ne saurait être mise en doute. On s’étonne même qu’elle n’ait pas fait l’objet plus tôt d’une recherche systématique. Ou plutôt on s’en étonnerait si l’on ne connaissant la tendance des juristes non à négliger l’histoire – ils en sont au contraire friands – mais à la tenir pour un florilège de vérités éternelles plutôt que comme un processus inachevé et contingent. Sentiment compliqué par une sorte de pudeur des origines : là où la structure rassure, la genèse inquiète. Les institutions, comme les individus, préfèrent les biographies officielles aux investigations non contrôlées, et l’histoire sainte à l’histoire. Celle-ci désacralise, relativise, réveille des souvenirs que l’on aimerait oublier, voire suscite un contre-mythe, non moins fallacieux que l’ancien mais aussi déplaisant que ce dernier était confortable.
Guillaume Sacriste a donc le grand mérite de jeter une lumière nouvelle sur une époque que l’éloignement temporel tendait à réduire, dans le domaine ici considéré, à un âge d’or quelconque. Or il en vient à montrer, en s’appuyant sur d’importantes recherches d’archives et sur une étude sociologiques des acteurs et des textes, que l’époque n’était ni l’un ni l’autre. Ce n’était pas un âge d’or où des auteurs classiques auraient élaboré sereinement une science sans conflits, interférences politiques ou complaisances pour le pouvoir. Ce n’était pas un moment quelconque, simple passeur de vérités entre les temps anciens et les temps modernes. C’était une ère novatrice, qui a créé des réalités sur lesquelles, sans le savoir clairement, nous vivons pour une part encore.
La thèse générale défendue pas l’auteur semble pouvoir être résumée ainsi. Les Républicains, une fois maîtres de la République, décident de mettre en place un enseignement susceptible de légitimer le nouveau régime tout en formant ses futures élites. Dans ce but, ils choisissent de créer, au sein des facultés de droit, des cours, puis de chaires, de Droit constitutionnel. L’idée n’est pas nouvelle, puisque Louis-Philippe avait développé une stratégie du même genre avec Pellegrino Rossi. Elle va cette fois réussir, bien qu’elle se heurte à deux types de résistance. Une résistance des professeurs de Droit civil et des romanistes, qui voient d’un mauvais œil l’introduction, au sein de leurs facultés, d’une discipline nouvelle et suspecte par son objet même. Mais aussi une résistance des milieux académiques : une élite d’amateurs éclairés (ou supposés tels) y développent en effet déjà un discours à prétention scientifique sur les questions qui sont censées constituer le domaine de la nouvelle discipline universitaire. La réussite de l’entreprise provoque cependant une redistribution des cartes. Le « modèle d’excellence civiliste » – c'est-à -dire un système dans lequel les professeurs de droit vivent en symbiose avec les professions juridiques locales – se change en « rôle hybride ». Par cette formule, l’auteur entend décrire comment la figure du constitutionnaliste se construit sur la base d’une double exigence : il est un enseignant, qui transmet un savoir et un savoir-faire professionnels, mais aussi un savant qui crée du savoir selon les critères reconnus de la science. Ce second caractère, conforme aux vues scientistes des nouveaux maîtres du pouvoir, pousse à valoriser les publications, donc à développer les revues scientifiques et les manuels. L’opposition académique faiblit d’autre part : les nouveaux constitutionnalistes sont des professionnels, qui produisent un vrai savoir et leurs travaux seront rapidement couronnés par l’Institut.
Guillaume Sacriste montre par ailleurs comment l’administration républicaine établit et maintient la conformité à ses vues des professeurs de la Faculté de droit de Paris. Indirectement par la nomination des jurys d’agrégation – qui présélectionnent les futurs professeurs parisiens à travers le classement au concours – et directement par l’influence qu’il exerce sur les recrutements, le ministère choisit les professeurs appelés à enseigner dans la capitale selon des critères d’orthodoxie idéologique et religieuse. Les professeurs de droit constitutionnel parisiens – « légistes de l’Etat républicain » selon Guillaume Sacriste – enseignent la bonne doctrine, qui reçoit sa forme canonique avec les fameux Eléments de droit constitutionnel d’Adhémar Esmein (1848-1913), dont la première édition date de 1896. Politiquement sûrs, les légistes développent en outre un « nouveau rôle » d’ « ingénieur du social » qui les autorise à prendre position, dans un sens agréable au Gouvernement mais au nom de leurs compétences et de leur neutralité scientifique proclamée, sur les questions institutionnelles qui agitent l’opinion.
Le système va cependant achopper sur l’opposition de plus en plus forte des professeurs de droit constitutionnel provinciaux. Ceux-ci, privés des rétributions matérielles et symboliques offertes aux professeurs parisiens, constituent d’autres réseaux, développent d’autres thèmes. Ils s’efforcent, par divers moyens, de compenser leur handicap social en essayant de reprendre à leur compte, mais avec un autre contenu, les rôles nouveaux développés par les « légistes ». Cette stratégie d’opposition, longtemps vouée à l’échec, jette cependant les bases d’une « révolution conservatrice » qui va finalement triompher, y compris à Paris, avant le premier conflit mondial. Elle peut être considérée, selon l’auteur, comme la source médiate de la « Révolution nationale » vichyste.
Ce rapide survol vise à mettre l’accent sur l’enchainement des thèses, distinctes mais interdépendantes, soutenues par Guillaume Sacriste. Il importe cependant d’insister aussi sur les informations nouvelles, ou les éclaircissements décisifs, que l’ouvrage apporte, chemin faisant, sur diverses questions ponctuelles mais essentielles pour la compréhension de la doctrine constitutionnelle française et pour une mise en perspective de certains débats contemporains. Sur le premier point on notera l’impact des réformes des études de droit, notamment sur le rôle du doctorat, et leurs relations avec le changement des lois sur le service militaire (pp. 119-121), la problématique du renversement du Gouvernement par le Sénat (pp. 339-343) , le congrès international de droit comparé de 1900 et l’opposition qui s’y fit jour entre les questionnements des professeurs provinciaux sur la « crise de la représentation » et le quiétisme des parisiens (pp. 353-360), les répercussions des revendications syndicales des fonctionnaires (pp. 426-443), le retour du droit naturel dans les années qui suivent l’affaire Dreyfus et la figure de Joseph Charmont (pp. 478-488) ou le renversement de l’équilibre politique parisien manifesté en 1909 et 1910 par l’affaire Lyon-Caen (pp. 518-522). Sur le second point – mais ici le débat dépasserait le cadre d’une recension d’ouvrage – on pourrait dresser un parallèle entre l’époque évoquée et l’époque actuelle sur la question des rapports entre les constitutionnalistes et le pouvoir politique, ou réfléchir sur la situation toujours hybride de l’enseignement du droit, partagé entre corporatisme et scientificité. Il convient en revanche de s’interroger sur certaines analyses de l’ouvrage. Malgré son grand intérêt celui-ci peut en effet susciter certains doutes ou appeler certaines questions. Il faut maintenant les examiner.
On ne s’arrêtera pas sur les bourdieuseries habituelles. Le péril, dans ce registre, est évidemment celui de la caricature, inhérent au réductionnisme sociologique. L’auteur en est d’ailleurs conscient. Il prend soin de préciser qu’il n’entend pas « avaliser l’idée selon laquelle les professeurs de droit public de province poursuivraient une stratégie préétablie et planifiée afin de valider leur fonction dans le monde social. Et dans ce cadre, la montée en généralité que constitue le recours au droit naturel ne doit pas être appréhendée comme l’un des éléments d’une telle stratégie globale, complexe et consciente visant à valider un rôle social à peine émergent » (pp. 478-479). Mais si la précision s’avère utile, c’est bien parce que la pente naturelle du discours tend naturellement à suggérer le contraire. Les motifs porteurs de sens dans la sociologie de Bourdieu (fraction dominée de la classe dominante, discours de légitimation, manœuvres destinées à valider des investissements savants) sont, avec la propagation de la bonne doctrine chez les acteurs idéologiquement corrects, les seuls facteurs admis comme éléments explicatifs des conduites. Comme ces notions frôlent parfois dangereusement les idées du sens commun (les individus cherchent à maximiser leurs avantages, les discours que l’ont tient sur soi-même ne sont pas désintéressés…), les pouvoirs d’intimidation qu’offre le jargon scientifique sont opportunément mobilisés pour attifer la décevante idée. Plus problématique apparaît l’usage de rustines rhétoriques, utilisées quand il n’est pas possible d’alléguer un document (« Tout porte à croire (ou « laisse à penser ») que… »). Si une situation concrète ne cadre pas avec les pronostics de la théorie, il est possible de multiplier les épicycles : ainsi les « contraintes propres à l’élégance grande bourgeoise » conduisent à « faire de la science pour la science » (p. 347). Comme tous les individus concernés ne cèdent pas aux « contraintes » en question, une chose et son contraire s’avèrent compatibles avec la théorie.
Ces points sont cependant mineurs. On ne contestera pas non plus la vision politiste du droit constitutionnel. Dénoncer l’incompétence des non juristes – réflexe fréquent chez ceux qui le sont – serait ici doublement mal fondé : l’auteur étudie moins le droit que l’usage social du droit, et ce qu’il dit du droit constitutionnel est généralement exact. On voudrait cependant signaler trois points où son interprétation, qui touche à des questions de fond, paraît contestable.
Le premier concerne l’absence, après 1884, de toute modification des lois constitutionnelles de 1875. Ce refus est rendu légitime, selon Guillaume Sacriste, par l’idée que tout changement dans les institutions aurait risqué, en « ouvrant la boite de Pandore », de provoquer, finalement et volens nolens, la chute de la République. Dans ce contexte, il fait allusion à trois reprises au spectre d’une « Assemblée constituante » (pp. 364, 365 et 371). Or l’appel à une « Assemblée constituante » fut en effet un slogan des opposants au régime. Il avait une saveur révolutionnaire puisque les lois constitutionnelles de 1875, contrairement aux Constitutions de 1791 et 1848, ne prévoyaient pas l’élection d’une assemblée ad hoc pour leur propre révision. Le mécanisme prévu à cet effet était confié à la Chambre et au Sénat, selon une procédure solennelle mais à la majorité simple – ce que les constitutionnalistes résument en disant que la IIIème République avait une Constitution souple. Les Républicains (au sens non des citoyens qui acceptent la République mais des partis au pouvoir qui se réservaient le monopole du terme) pouvaient donc réviser le texte, puisqu’ils possédaient la majorité dans les assemblées, et y inscrire exactement ce qu’ils voulaient. Ce fait relativise beaucoup la métaphore de la boite de Pandore : se soupçonnaient-ils eux-mêmes de césarisme ? A l’évidence l’immobilisme (avant la lettre, puisque le mot date de la IVème République) dont ils firent preuve s’explique par d’autres causes.
De même l’expression « omnipotence de la Chambre basse » (pp. 457 et 496) étonne, car la souveraineté du Parlement n’implique nullement la toute puissance de la Chambre élue au suffrage universel. Ce qui caractérise le régime de la IIIème République est justement un bicaméralisme égalitaire : ni les lois ordinaires ni les lois constitutionnelles ne peuvent être adoptées sans l’accord du Sénat qui possède même le pouvoir, comme Guillaume Sacriste l’observe auparavant, de renverser le Gouvernement. Il est vrai que ce fait cadre mal avec l’idée de « République démocratique » et peut même, comme on va le voir, conduire à s’interroger sur son sens.
Un troisième point suscite l’interrogation. Ici, une fois n’est pas coutume, le sociologue paraît accorder plus de réalité au droit que le juriste. Après avoir évoqué les consultations où Esmein déclare illicite, car contraire au principe de souveraineté de l’Etat, le désir des fonctionnaires de créer des syndicats, Guillaume Sacriste prend soin d’écarter l’idée selon laquelle « le rapport de domination entre gouvernants et professeurs serait unilatéral de sorte que ceux-ci apparaîtraient d’abord comme soumis à l’égard des gouvernants ». Il affirme que « bien au contraire tout porte à croire qu’en consacrant les schèmes juridiques et les modélisations constitutionnelles des professeurs de droit, les gouvernants républicains deviennent, dans une certaine mesure, tributaires de ces formalisations, de sorte qu’elles sont susceptibles de devenir de véritables contraintes pesant sur la définition de leurs compétences politico-administratives. » Le paragraphe peut donc s’intituler : « L’émergence d’une contrainte juridique sur le politique » (pp. 242-243).
On comprend que l’auteur défende ses héros, mais la conclusion ne convainc pas. Elle ressemble trop à une projection anachronique de la bonne doctrine contemporaine sur la situation qui prévalait sous la IIIème République. On voit mal en effet comment le fait de dire aux gouvernants ce qu’ils souhaitent entendre pourrait engendrer une contrainte quelconque à leur égard. Si Esmein avait conclu à la licéité des syndicats, il n’aurait peut-être pas obtenu la légion d’honneur le 31 décembre 1897, mais le Gouvernement qui disposait d’une majorité à la Chambre et au Sénat, aurait pu faire voter une loi (éventuellement constitutionnelle) imposant son point de vue. Celui-ci eût dès lors constitué, aux termes des analyses d’Esmein, l’expression, juridiquement irréprochable, de la pure raison naturelle. Il était évidemment plus confortable pour les gouvernants de ne pas avoir à le faire en invoquant l’opinion purement juridique de ses légistes. Mais c’était là un bénéfice somme toute modeste, comme la rétribution qu’il a entrainée.
Cette défense des « légistes de l’Etat républicain » n’est d’ailleurs pas isolée. Le lecteur éprouve en effet quelque peine à ne pas penser que l’auteur réserve un traitement différent aux deux groupes dont l’antagonisme constitue, selon lui, le vecteur principal des événements décrits. Il expose le point de vue des « légistes » comme s’il n’existait aucune distance possible entre leur discours et le réel, comme s’ils jouissaient, en somme, d’un privilège de véridiction dont l’origine n’est pas clairement établie. Ici nulle déconstruction ni nuance critique. Parfois même, on vient de le voir, le discours se change en plaidoyer, voire en hymne (p. 477). En revanche les « professeurs de droit constitutionnel provinciaux » – on apprécie déjà le contraste avec les « légistes de l’Etat » – sont l’objet d’un discours dépréciatif : leurs incohérences, leurs échecs, leurs motifs intéressés sont mis en valeur. Leurs opinions politiques, assumées ou implicites, sont dénoncées alors que celles des « légistes », également politiques pour autant que l’on puisse en juger, témoignent de la noblesse de leur engagement au service d’un idéal. Le vocabulaire se fait lucidement dénonciateur : les « positions doctrinales extrêmement critiques envers le régime » des professeurs provinciaux sont « formulées sans vergogne » et manifestent une « crudité subversive » (p. 375).
Les jugements de valeur sont subjectifs, et l’on ne saurait refuser à Guillaume Sacriste le droit de manifester ses préférences idéologiques. Mais on peut néanmoins se demander si, dans certains cas, l’asymétrie dans le traitement des phénomènes n’engendre pas des hypothèses fragiles.
Doit-on ainsi partager complètement l’interprétation qu’il donne de l’œuvre d’Esmein ? Non qu’on mette en doute son importance historique et la stature intellectuelle de son auteur. Mais son attitude envers la démocratie est plus ambiguë que la lecture de Guillaume Sacriste ne le suggère. Comme Sieyès – et comme Rousseau – Esmein appelle « démocratie » un régime où le peuple, quel que soit le sens précis donné à ce terme, exerce le pouvoir exécutif. Ce système, qualifié (d’ailleurs improprement) de démocratie « directe » est tenu a priori pour impossible par Esmein. Mais il récuse également, comme le montre son article Deux formes de gouvernement, publié dans le premier numéro de la RDP, toute possibilité laissée au peuple d’influencer, même indirectement, les décisions des gouvernants. Or une telle position est évidemment en contradiction radicale non seulement avec la notion de démocratie au sens antique mais également avec l’acception moderne du mot. Il convient donc de ne pas se méprendre sur la signification de l’expression « République démocratique », qu’Esmein emploie d’ailleurs bien moins souvent que Guillaume Sacriste. Une grande différence sépare, dans la mentalité de l’époque, le substantif « démocratie » de l’adjectif « démocratique ». Le second n’engage pas comme le premier : euphonique, décoratif et relativement consensuel, il ménage certaines évolutions du monde, qu’Esmein évoque dans ses éditions successives, notamment sous l’angle du droit comparé, mais n’implique en rien une conversion à la démocratie telle qu’elle est aujourd’hui comprise. La République demeure conservatrice dans tous les domaines que les élites gouvernantes n’entendent pas modifier.
D’autre part, Guillaume Sacriste dénonce à juste titre le contresens qui découvre chez Rousseau une théorie de la « souveraineté populaire ». Mais il faudrait ajouter que faire du citoyen de Genève l’inspirateur de la « souveraineté nationale » n’est pas un moindre contresens. Cette interprétation repose sur des glissements arbitraires de sens, car la volonté générale n’est pas l’esprit public, moins encore la souveraineté nationale. Elle méconnait des évidences perceptibles à simple lecture du Contrat social : Rousseau ne condamne pas la monarchie en tant que pouvoir exécutif, mais considère qu’un régime n’est légitime que si le pouvoir législatif est exercé par le peuple, tout en récusant l’idée de représentation. Il était difficile de justifier le régime de la IIIème République sur la base de tels principes. Le recours à Rousseau est donc bien purement cosmétique, comme le note Guillaume Sacriste, et n’implique aucune connaissance réelle de son œuvre. Mais il faut marquer les implications de ce fait. La théorie du gouvernement représentatif auquel se réfère Esmein est celle de Sieyès, telle qu’il l’oppose à la démocratie dans son discours de 7 septembre 1789. Certes on a renoncé depuis 1848 à la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, mais il reste entendu que le suffrage universel doit être « discipliné » (p. 276) : non seulement il est légitime d’en exclure les catégories que l’on soupçonne de mal voter, à commencer par les femmes – autre point qui rend problématique le portrait d’Esmein en héraut de la modernité – mais en outre il est entendu qu’il convient de s’opposer à une évolution du gouvernement vers un système semi-représentatif où le poids du nombre risquerait de faire triompher le point de vue du peuple ignare sur celui de l’élite éclairée (et autodésignée). Si bien que la théorie de la souveraineté nationale peut aussi bien être décrite comme un moyen d’éviter la démocratie que comme un moyen de la promouvoir.
Le second point où l’analyse de Guillaume Sacriste n’entraine pas la conviction est l’usage qu’il fait de la notion de « révolution conservatrice ». Celle-ci est certes gagée sur une référence à Bourdieu (« Il s’agit (…) d’une sorte de syncrétisme au profit d’une stratégie révolutionnaire visant à faire basculer un ordre social à tendance progressiste vers un ordre social plus conservateur, tout en usant des atours de la modernité. » (p. 426, note 1)). L’auteur utilise d’ailleurs l’expression entre guillemets, sans doute pour en signaler le caractère partiellement inadéquat. En dépit de cette précaution, l’analyse se heurte à diverses objections. D’abord elle tend à ranger dans le même sac des auteurs entre lesquels existe plus que des nuances, que Guillaume Sacriste indique d’ailleurs parfois. Efficace d’un point de vue polémique, cet amalgame peut sembler discutable dans une réflexion scientifique. Ensuite il est loin d’être évident qu’un système comme celui que défendaient les « légistes » puisse être qualifié d’ « ordre social à tendance progressiste ». Qu’il en ait présenté certains traits n’est pas douteux, mais avec le passage du temps, l’immobilisme institutionnel, le rejet du vote des femmes, le refus du syndicalisme des fonctionnaires, tous blocages garantis par le droit de veto du Sénat, peuvent difficilement passer pour des symboles de progrès, et le terme « conservateurs » peut paraître s’appliquer mieux à ceux qui entendent conserver le système qu’à ceux qui veulent le transformer. « Révolution » paraît d’autre part peu adéquat pour désigner des auteurs qui, à la différence de la « droite révolutionnaire » étudiée par Zeev Sternhell, ne prétendant changer le système que par la voie légale. Si réformer les lois constitutionnelles par la procédure qu’elles ont elles-mêmes définies est assimilable à un acte révolutionnaire, on craint qu’il ne faille réviser la qualification du régime. Dans ces conditions, l’allusion finale aux « légistes de la Révolution nationale » (pp. 537-541), même assortie d’un point d’interrogation, n’a-t-elle pas pour but de conférer une vraisemblance rétrospective à une thèse discutable ?
Si tel est le cas, la tentative n’est guère convaincante. D’abord parce que la filiation entre les « professeurs de droit constitutionnel provinciaux » d’avant 1914 et les légistes de Vichy d’après 1940 reste problématique. Bien des choses se sont tout de même passées entre temps et, en histoire, la causalité rétrospective paraît quelque peu suspecte. Le régime de Vichy s’est instauré sur des clivages qui sont, pour une part, anciens, mais qui sont aussi le produit d’une conjoncture inédite. Les « légistes de l’Etat républicain » étaient patriotes (pour utiliser le vocabulaire du temps) et si leurs successeurs présumés affirmaient aussi l’être, ils servaient un régime qui collaborait officiellement avec l’occupant. Peut-être est-ce là une nuance… D’autre part les « légistes de l’Etat républicain » étaient républicains, mais ils étaient également proches du pouvoir, ce que sont les « légistes de la Révolution nationale », bien qu’ils ne soient pas républicains. Bref les déterminismes sociologico-idéologiques ne suffisent peut-être pas à mettre en court circuit deux périodes historiques séparées par un quart de siècle et quelques tragédies. Enfin on jugera léger l’argument selon lequel au témoignage – évidemment impartial ! – de Bonnard, Duguit a « forg[é] effectivement tous les instruments de pensée – à commencer par une critique en bonne et due forme de la Révolution française et de la philosophie rousseauiste » qui ont permis à son disciple de « se prévaloir de ses constructions théoriques pour se rallier sans vergogne à la Révolution nationale, voire en être l’un de ses (sic) principaux théoriciens » (p. 540). Certes « tout porte à croire » que Duguit « aurait été furieusement opposé au nouveau régime allemand » car il était un « grand bourgeois libéral » (ibid.). Autrement dit Duguit, antinazi posthume sur critère sociologique, n’en est pas moins le père spirituel putatif du régime de Vichy.
Pour en revenir à des questions plus sérieuses, on observe également dans le livre de Guillaume Sacriste une lacune assez surprenante. L’auteur constate, dans son sixième et dernier chapitre, une « monopolisation de la doctrine constitutionnelle par les professeurs de droit public provinciaux » (p. 477), un renversement du rapport de force au sein de la faculté parisienne, et « la disparition définitive de l’influence des légistes » (p. 530). Ces formules sont des diagnostics mais pas des explications. Or ici on ne peut que s’étonner. Les gouvernements républicains contrôlent indirectement, on l’a vu, le recrutement des professeurs par la désignation des jurys d’agrégation, et l’influence du ministère s’exerce directement sur les élections à la faculté de droit de Paris. Ceux-ci, d’autre part, contrôlent les moyens de diffusion de la doctrine, du moins les plus prestigieux d’entre eux. Comment cet empire, qui semblait inébranlable, s’est-il transformé en son contraire ? La question vient naturellement à l’esprit du lecteur, mais l’auteur ne pose pas explicitement le problème. Quelques conjectures pourraient certes s’évincer de ses analyses, mais cette démarche ne produirait que des extrapolations hasardeuses. Il est sans doute préférable de supposer que l’explication principale se trouve dans ce que l’auteur ne dit pas.
Il est en effet frappant que les doctrines constitutionnelles ne tiennent dans l’ouvrage de Guillaume Sacriste qu’une place somme toute modeste. Si l’on excepte l’œuvre d’Esmein, qui bénéficie d’un exposé minutieux et suscite une empathie manifeste, le contenu des doctrines constitutionnelles n’est présenté que par allusion et de manière objectivement polémique, puisque ne sont relevés que les points susceptibles d’une analyse politique critique. On songe à La distinction de Bourdieu où l’analyse du discours social sur l’art finit par éliminer complètement l’œuvre objet du discours. Or, si cette démarche apparaît légitime compte tenu de ses postulats, elle n’en est pas moins délicate à manier. Elle présente en effet l’inconvénient de réduire la doctrine à un symptôme de phénomènes sociopolitiques supposés seuls en mesure de lui conférer un sens, parce qu’ils sont censés la déterminer exhaustivement. A cette vision des choses on peut objecter que la doctrine, objet intellectuel d’une haute complexité, présente, à côté de ces déterminations, une logique et une dynamique propres qui lui confèrent une autonomie, autrement dit une histoire qui détient peut-être une partie de ses propres clés.
L’ouvrage de Guillaume Sacriste témoigne à l’inverse d’une conception plutôt intemporelle de la doctrine. Il note seulement les inflexions idéologiques, comme si des contenus différents se succédaient dans un contenant identique. Dans les trois dernières pages de son livre il évoque certes le passage du temps. Il montre comment « le travail de glose auquel s’attellent les constitutionnalistes, soit dès avant, soit au lendemain de l’adoption du texte, contribue à arracher, pour partie tout au moins, ce texte constitutionnel à la contingence des origines (…) » (p. 543). La formule est admirable. Il est regrettable que l’auteur n’en ait pas développé toutes les implications au fil de ses analyses et qu’il n’ait pas observé le mouvement inverse par lequel l’histoire prend sa revanche : le changement des mentalités, la pression des événements pose au texte des questions nouvelles qui rendent peu à peu obsolète la glose idéalisante et objectivement conservatrice des premiers interprètes.
L’idée trompeuse de l’immutabilité du contenant se manifeste cependant surtout quand Guillaume Sacriste s’efforce de montrer que les premiers professeurs de droit constitutionnel de la IIIème République n’ont pas inventé une nouvelle discipline et se sont contenté d’« investir la doctrine constitutionnelle préexistante » (p. 96). Il commente sarcastiquement – sans doute dans le but louable de rabattre le caquet des juristes – le discours d’éloge qu’en 1936 René Capitant prononça en hommage à son maître Carré de Malberg : « durant les années 1880-1890, le champ de la doctrine constitutionnelle est loin d’avoir le caractère quasi-virginal (sic) que le professeur-hagiographe (sic) mentionne en exaltant les vertus de « pionnier » et de « fondateur » de son ancien maître. » (p. 97). Mais qui a défloré la « quasi-virginité » du champ ? Selon Guillaume Sacriste, on l’a vu, les premiers chargés de cours de Droit constitutionnel sont confrontés à la concurrence de l’Académie des Sciences morales et politiques. « Le marché de l’analyse des institutions politiques » est en effet « dominé » par celle-ci. Sans doute. Mais lorsque l’on considère les « six règles de la méthode » pour l’étude des constitutions politiques qu’Emile Boutmy (élu en 1880 membre libre de cette Académie) publie en 1884 (pp. 105-106), on constate qu’elles n’excèdent guère le niveau de solennelles platitudes. Leur généralité les rend applicables à n’importe quelle enquête historique, sociologique ou politologique, mais ignore toute dimension juridique. Elles ne sauraient donc relever de la discipline considérée que si l’on tient le substantif, dans le syntagme « Droit constitutionnel », pour purement explétif. Cette vision des choses, qui nie la juridicité du « Droit constitutionnel » est certes encore très répandue de nos jours, mais elle n’en est pas moins erronée. S’il y a « hybridation », comme l’admet Guillaume Sacriste, entre modèle civiliste – donc juridique – et modèle scientifique, elle a exigé un travail spécifique, long et complexe, auquel la « doctrine constitutionnelle préexistante », impressionniste, purement descriptive, étrangère au droit, ne préparait en rien. La lecture d’Esmein, de Duguit, d’Hauriou, de Carré de Malberg montre d’ailleurs surabondamment, si l’on prend la peine de s’y livrer, que leurs écrits ne ressemblent en aucune manière au programme dressé par Boutmy.
Rien, bien sûr, n’est jamais un commencement absolu. Mais faire de ce dernier le « nomothète de la doctrine naissante » et dire qu’il produit un « véritable discours de la méthode du droit constitutionnel » (p. 104) constitue une erreur manifeste. Les professeurs de droit constitutionnel français ont bien créé quelque chose. Le regard rétrospectif, pour qui cette chose est devenue extrêmement banale, tend à minimiser les efforts et le temps que cette création a exigés : la mise au point de concepts opératoires et spécifiques est un travail de plus longue haleine que de vagues enquêtes, pompeuses par la forme, mais trop souvent journalistiques par les notions et la méthode. D’autre part l’arrachement à la « contingence des origines » ne suppose pas seulement une exégèse adroite des textes. Elle implique aussi la sédimentation de pratiques, de controverses, de difficultés rencontrées et résolues. La science constitutionnelle n’est pas a priori : elle suppose la durée, car son devenir n’est pas déductible des conditions initiales. La question posée par la crise de 1896 ne pouvait être discutée en 1885.
La comparaison avec le droit constitutionnel de la Vème République est ici éclairante. Là aussi des décennies furent nécessaires pour que s’ajoute puis se substitue à la glose de la Constitution un vaste corpus de textes, de thèmes, de précédents, de débats et d’hypothèses de lege ferrenda, auxquels s’ajoute, après 1974, la production d’une véritable jurisprudence. Avec toutefois une différence non négligeable : dans ce cas les constitutionnalistes étaient, dans leur grande majorité, opposés au régime. Loin de créer et de promouvoir un corps de « légistes » consacrés à chanter ses louanges, celui-ci dut attendre très longtemps, et une alternance au pouvoir, pour que l’hostilité méprisante des débuts se changeât en compréhension, puis en complaisance. Cette histoire n’a d’ailleurs pas été écrite, et l’on soupçonne qu’elle ne le sera pas avant longtemps, mais ceux qui l’on vécue peuvent témoigner qu’il y eut là plus et autre chose qu’un effet de génération.
Ces observations peuvent paraître sans rapport avec la question posée. Et pourtant l’évolution décrite par Guillaume Sacriste tient certainement pour une part, à côté des mécanismes sociopolitiques qu’il décrit, à une dynamique interne de la discipline. Comment les générations pourraient-elles se succéder en répétant le même message, fût-il politiquement correct ? Comment justifierait-on sa qualité de chercheur, écrirait-on de nouvelles thèses, ferait-on valoir l’originalité de sa pensée ? La science exige le mouvement, le renouvellement des problématiques, une remise en cause périodique des dogmes. En n’offrant aucune nouveauté d’ordre institutionnel et peu de changements politiques, le régime de la IIIème République ne laissait à ses analystes, quel qu’ait été par ailleurs leur positionnement idéologique, d’autre voie que la spéculation pure, propositions de réformes ou mise en question des fondements mêmes de l’édifice. Ceux-ci étaient soumis à une critique de plus en plus acérée, qui identifiait les sophismes et dénonçaient les incohérences du discours officiel. La déconstruction du système trouvait ainsi en elle-même les moyens de sa propre radicalisation. Il ne s’agit pas de nier que le mouvement des idées constitutionnelles reflète des réalités sociales et politiques externes, mais de montrer que celles-ci interagissant avec des facteurs internes qui impliquaient à eux seuls des remises en cause et des changements de perspective. Sans l’immobilisme du système, ceux-ci auraient pu ne pas s’exercer contre lui. En toute hypothèse, l’œuvre d’Esmein, bien qu’admirable, ne pouvait figer pour l’éternité le mouvement de la pensée constitutionnelle. La nécessité de son dépassement était inscrite dans l’exigence de scientificité qui lui avait donné naissance autant que dans l’évolution historique qui poussait au dépassement du compromis de 1875. On ne pouvait s’affranchir de cette œuvre, fragilisée par sa propre domination, sans la contredire. Aussi la disparition des « légistes de l’Etat républicain » était-elle programmée : nés d’une conjoncture exceptionnelle – une nouvelle discipline imposée par un nouveau pouvoir intelligent, autoritaire, efficace, agissant dans la durée – ils pouvaient difficilement survivre à l’épuisement des conditions initiales et à l’inévitable renouvellement, inhérent à toute démarche scientifique, des générations et des idées.
La perception des ruptures, des continuités, des points d’inflexion, des thèmes émergents ou en déclin, de l’influence de telle ou telle personnalité ou des accidents conjoncturels suppose toutefois une lecture fine. Les généralités sont éclairantes mais ne suffisent pas à prendre une vue complète et nuancée d’un champ intellectuel vaste et complexe. Le livre de Guillaume Sacriste, de ce point de vue, ressemble à un guide de voyage. Un guide est utile, voire indispensable. Mais il ne remplace pas le voyage. Que l’on partage ou non toutes les conclusions de l’auteur, la lecture de La république des constitutionnalistes est nécessaire. Elle enrichira la lecture des constitutionnalistes. Mais il faut encore les lire.
Jean-Marie Denquin est Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Il a publié notamment 1958 : la genèse de la Ve République, PUF, 1988 ; La monarchie aléatoire, PUF, 2001 ; La politique et le langage, Michel Houdiard, 2007 ; et plusieurs articles dans Jus politicum.
Pour citer cet article :
Jean-Marie Denquin « Guillaume Sacriste, La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Sciences-Po. Les Presses, 2011, 578p. », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/guillaume-sacriste-la-republique-des-constitutionnalistes.-professeurs-de-droit-et-legitimation-de-l'etat-en-france-(1870-1914)-sciences-po.-les-presses-2011-578p.-629]