Le discours du droit politique moderne se constitue en s’affranchissant de la tutelle de la tradition de la philosophie du droit. Mais quels seront le format et le fondement de ce discours qui propose de se passer de toutes les catégories de la tradition philosophique, mais qui en conserve l’ambition fondamentale qui était de justifier le droit ? Telle est la question qui agite l’œuvre de Friedrich Julius Stahl.

The order and the existence. Stahl and the foundations of modern Political law

Modern constitutional doctrine establishes itself as a discourse by liberating itself from the tutelage of the tradition of philosophy of law. But what will be the format and the foundation of this discourse that proposes to do without the categories of the philosophical tradition but which continues to adhere to its fundamental ambition of justifying law? This is the question which drives the work of Friedrich Julius Stahl.

Ordnung und Sein. Stahl und die Grundlagen des modernen politischen Rechts

Die Rede vom modernen politischen Recht etabliert sich durch die Trennung von der Tradition der Rechtsphilosophie. Was werden aber das Format sowie die Grundlage dieser Rede sein, die zwar die Kategorien der philosophischen Tradition nicht anwendet, die aber ihre Grundambition erhält. Es geht ihr tatsächlich darum, das Recht zu rechtfertigen. So lautet die Frage, die das Werk Friedrich Julius Stahls belebt.

La politique fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.

À une époque suivante, on y adjoignit l’art de contraindre les gens à  décider sur ce qu’ils n’entendent pas.

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel.

On pourrait à  bon droit se demander ce que les publicistes contre-révolutionnaires peuvent nous apprendre sur les fondements du droit politique moderne, ceux qui faisaient travail d’arrière-garde, qui se battaient pour la restauration d’un ordre qui, à  nos yeux, était voué à  la disparition. Au premier abord, cela vaut aussi pour Friedrich Julius Stahl, celui qui fut, suivant l’appel personnel du roi Frédéric-Guillaume IV, professeur de droit à  Berlin, le haut-lieu du conservatisme prussien. De Stahl, on a surtout retenu qu’il s’imposa, à  partir de 1854, comme le chef de file et le maître à  penser des conservateurs dans la nouvelle chambre haute de l’État prussien, activité politique qui lui a valu une notoriété sulfureuse de réactionnaire qui a pendant longtemps, sinon occulté son œuvre, du moins, en a détourné le sens. Mais Stahl n’était pas seulement un « professeur politique » selon la formule de Wilhelm Füßl ; il était aussi un grand philosophe du droit, le dernier du XIXe siècle, et un éminent publiciste dont l’œuvre a marqué le droit politique allemand jusqu’à  l’effondrement de l’Empire. Stahl se situe, en quelque sorte, entre ces deux bords : sa démarche part de la tradition philosophique, dont il était convaincu qu’elle n’était pas à  la hauteur du monde postrévolutionnaire, pour aller vers une doctrine de l’État dont les concepts restaient encore à  faire. Stahl nous mène sur un terrain, où se croisent philosophie, droit constitutionnel et histoire politique. Reconstituer sa trajectoire nous permet de saisir un moment déterminant dans le devenir de cette modernité juridico-politique qui est la nôtre. Loin de la simple confirmation, à  contrecœur, de la logique de la souveraineté moderne, à  laquelle on a voulu réduire l’enseignement politique de la réaction contre-révolutionnaire, Stahl nous indique non seulement par quelles voies l’articulation juridique de la société – c’est-à -dire la construction du droit politique – se poursuit au-delà  des formats de la philosophie politique classique, soient-ils jusnaturalistes ou spéculatifs, mais il nous indique aussi quelles sont les ambitions qui la poussent à  revenir à  cette philosophie dont elle croit s’être libérée pour ce qui sera l’explication finale. L’intérêt que nous portons à  cette question va au-delà  de la relation, pourtant essentielle, entre philosophie et droit. S’il nous importe de suivre Stahl dans le va-et-vient incessant entre les différents éléments constitutifs de sa pensée qui sont autant des éléments constitutifs du droit politique, c’est que nous voyons, à  travers ces mouvements, comment se met en place un nouveau format de la traduction de liberté en ordre qui, depuis l’âge classique, a été l’affaire du droit politique.

Une entrée polémique en philosophie

La clef pour la compréhension de la pensée de Stahl qui semble toujours osciller entre les différents aspects du droit politique, sa philosophie, son histoire et sa réalité politique, est la position qu’elle occupe par rapport à  la philosophie hégélienne, alors dominante. La nomination en 1840 de Stahl à  la chaire de droit naturel et de droit ecclésiastique à  l’université de Berlin, après des années pénibles passées aux universités d’Erlangen et Würzburg, est un signe de l’effritement de cette domination. Non seulement Stahl est un élève de Schelling, à  l’époque l’adversaire le plus redoutable de Hegel qui avait imposé sa propre hégémonie à  Berlin après la mort de celui-ci, mais qui plus est, l’homme à  qui il succède était nul autre qu’Eduard Gans, assistant de Hegel et éditeur de ses Principes de la philosophie du droit, connu pour ses prises de position libérales. La leçon inaugurale, par laquelle Stahl ouvre le 23 novembre 1840 ses cours sur le droit naturel, ouverture qui se fait sous les huées des hégéliens, signale donc un changement de régime philosophique et politique. Mais si son entrée en philosophie se fait sous le signe d’une opposition frontale à  la philosophie hégélienne, cela ne doit masquer le fait que cette philosophie lui sert d’aiguillon pour l’articulation de sa propre pensée : « Vivement convaincu, dès le départ, de sa fausseté, je ne pouvais toutefois pas découvrir le siège de l’erreur ... bien qu’elle me répugnât grandement, je me trouvais sans cesse dans la nécessité ..., comme par une occupation instinctive, d’y retourner ... jusqu’à  ce j’eus acquis contre elle les moyens de son dépassement scientifique ». Que Stahl ait ressenti un besoin presque obsessionnel de revenir à  la philosophie de Hegel s’explique par l’identification qu’il fait entre celle-ci et la philosophie moderne. Pour Stahl, la philosophie de Hegel en est la culmination, son aboutissement logique. En elle, le culte que la pensée a toujours voué à  la ratio est à  son comble. Adressant à  Hegel un critique qui fera école, Stahl reproche au philosophe son arrogance qui consiste à  croire que sa pensée peut capter la réalité dans toutes ses dimensions et qu’il n’y a rien en dehors de la pensée. À cette pensée, qui comprend tout et par laquelle tout est compris, Stahl oppose l’acte libre (freie That) qui peut être le fait de l’homme, mais dont l’agent véritable est Dieu. Par sa libre création du monde que nulle pensée ne pourra jamais comprendre, Dieu assigne des limites à  la raison humaine en lui montrant un au-delà  de la pensée. Si Hegel, en cela aussi emblématique de la philosophie moderne, s’est rendu coupable aux yeux de Stahl, c’est parce qu’il n’a pas fait place dans son système à  cette dimension d’altérité radicale. Au fond, il n’y a pas d’altérité dans le système hégélien ; il n’y a pas de différence véritable. Comme nous dit Stahl, la personnalité, l’acte et la liberté – tout ce qui brise l’indifférenciation de l’être – périssent dans la monotonie de la philosophie hégélienne.

Le changement de régime qu’apporte Stahl semble donc être d’ordre théologique. En fait, sous l’opposition entre l’existence et le système, la révélation et la philosophie, il y en a une encore plus fondamentale entre deux conceptions de la nature de l’être suprême : 1) une conception selon laquelle l’essence de Dieu est immanence et l’intégration de l’individu dans les structures historico-étatiques est une expression authentique de la foi (sous condition toutefois que ces structures soient elles-mêmes rationnelles, ce dont Hegel s’efforce de nous faire la démonstration dans ses Principes de la philosophie du droit), et 2) une conception d’inspiration luthérienne qui part de l’affirmation de la transcendance irréductible de Dieu pour ensuite dresser l’homme, l’assiette du divin dans l’ici-et-maintenant, contre l’État, contre sa prétention à  être une traduction parfaite de la liberté de l’homme dans l’ici-et-maintenant et à  se substituer à  Dieu comme l’objet primaire d’adoration. Cette opposition qui recouvre l’affrontement entre Stahl et Hegel est indéterminable au niveau conceptuel en ce qu’elle relève d’un choix existentiel qui seul peut faire naître une position – et donc une opposition – dans la relation de l’homme à  Dieu. Selon toute vraisemblance, nous voici partis pour un dialogue dont nous ne pouvons espérer que la confirmation d’une vérité somme toute assez banale : Que Hegel et Stahl n’occupent pas la même position par rapport à  l’être suprême; qu’ils ne croient pas en lui de la même manière. Un dialogue de sourds comme il se répète tout au long du XIXe siècle et comme on peut l’entendre encore au siècle suivant.

Alors, c’est peu dire que les préalables du dialogue ne sont guère prometteurs. En fait, on a pu dénoncer dans la lecture de Stahl une « méconnaissance presque totale » de l’idée directrice de la philosophie de Hegel, et même si cette accusation n’est pas sans injustice, il faut reconnaître que Stahl est tout sauf un lecteur-interlocuteur fidèle. Si nous nous attardions néanmoins sur ce dialogue manqué, abstraction faite de la justesse ou de la fidélité de l’interprétation que propose Stahl de Hegel, c’est qu’il contient des indications précieuses pour ceux qui veulent comprendre le devenir du droit politique moderne. Celui-ci naît en s’affranchissant de la tutelle de la philosophie. Vue sous cet angle, « l’occupation instinctive » qui pousse Stahl à  retourner à  une pensée qui, pour lui, résume à  elle seule toute la philosophie moderne, est hautement significative. Dans ce retour, il y va de la relation entre droit et philosophie. Que Stahl soit sous l’effet d’une occupation instinctive traduit la persistance dans sa pensée d’un topos fondateur du droit naturel : l’idée de la (presque) identité entre droit et philosophie. Le passage sémantique de la philosophie au droit, accompli à  l’aide de la parenté structurelle entre eux – le fait qu’ils articulent eux-mêmes les conditions de leur propre force – permettait aux penseurs du droit naturel de combler le fossé entre la pensée et l’histoire, de donner aux abstractions philosophiques une force dont la loi pouvait ensuite prendre le relais. Si l’entrée en philosophie que fait Stahl est polémique, c’est parce qu’il n’accepte pas de se ranger à  cette (presque) identité qui autorise le passage imperceptible de la construction philosophique à  l’obligation sociale. Qu’il ne cesse pas de revenir à  la tradition dont il a pris congé montre que la sortie de la philosophie n’est pas chose facile. Selon ses propres dires, cette œuvre, par le fait même de sa mise au monde, aurait achevé le dépassement de la philosophie hégélienne. Mais la rupture tant voulue, le saut dans l’absolu qu’il met au cœur de sa philosophie, ne lui fait pas passer au-delà  de l’orbite hégélienne. L’explication avec la philosophie de Hegel, qui devait maintenant être un fait accompli, d’intérêt seulement historique, ne cesse pas de lui poser problème. Comme il nous dit dans la préface de la deuxième édition de 1847, dix-sept ans après la première, cette édition s’est faite par approfondissements et ajouts plutôt que par modifications substantielles, à  l’exception du chapitre sur Hegel dont les approfondissements était d’une telle ampleur qu’ils rendaient nécessaire une réécriture totale. Alors, la relation qui se dessine entre la philosophie et cette réflexion post-philosophique sur le droit public est une relation faite d’attraction et de répulsion, mais aussi de transferts et de reprises d’idées et d’ambitions. À nous de les identifier pour mieux comprendre le devenir du droit politique moderne.

Dialogue laborieux sur la liberté : Stahl-Hegel

Comme nous l’avons évoqué plus haut, l’opposition entre Stahl et Hegel semble être avant tout d’ordre théologique, mais l’œuvre de Stahl se situe sur le plan du droit politique. Préalablement à  l’analyse, il faut donc situer l’opposition dans son champ juridico-politique, pour en dégager le sens. À cette fin, nous commençons par l’énumération que Stahl fait des mérites extraordinaires (ungemeine Verdienste) de Hegel dans les domaines de l’éthique, de la philosophie du droit et de la politique : En assignant à  la raison un principe objectif et substantiel, Hegel a redonné son éclat et sa dignité au pouvoir éthique (sittliche Macht) qui règne sur les hommes et il s’est opposé à  toute philosophie et toute doctrine politique qui voit dans la liberté individuelle, dans l’exercice par l’individu de sa liberté, le seul telos de la communauté et qui réduit par conséquent cette dernière à  la simple coexistence. En outre, Hegel a fait avancer les études constitutionnelles, surtout celle de la monarchie constitutionnelle dont il a établi le fondement en opposant à  la séparation des pouvoirs l’unité du pouvoir étatique entendu comme pouvoir princier. Comme nous allons le voir, ce sont là  des structures tout à  fait indispensables pour la doctrine stahlienne du pouvoir monarchique, de la primauté constitutionnelle du monarque dont Stahl fait le seul siège du pouvoir étatique, niant ainsi toute prétention politique du parlement qu’il relègue au statut d’intermédiaire entre le roi et le peuple. Vu dans cette perspective, le reproche qu’adresse Stahl à  Hegel d’être « ultragouvernemental », c’est-à -dire d’accorder trop d’importance au gouvernement, et ne pas permettre qu’une œuvre (Werk) puisse surgir de la subjectivité plus profonde « de l’individu, des corporations, du peuple, des états généraux », peut paraître surprenant, voire contradictoire. Comment l’idée d’un tel surgissement peut-elle être réconciliée avec la conception essentiellement passive que Stahl se fait du statut politique de l’individu dont la liberté se déploie dans la société civile, en-deçà  de la sphère constitutionnelle ? On pourrait pointer les défauts de l’interprétation stahlienne de Hegel dont la doctrine constitutionnelle repose sur une division du travail social entre l’État (droit, guerre, gouvernement) et la société civile bourgeoise (économie, société, travail sur soi). Mais cela serait mal lire Stahl. À y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il n’y a contradiction qu’en apparence. Le surgissement dont parle Stahl n’est pas un acte politique proprement dit et le problème que pose la primauté constitutionnelle du gouvernement n’est pas d’ordre politico-juridique ; il relève de la représentation. Ce que Stahl dénonce dans la philosophie hégélienne n’est pas la surpuissance politique du gouvernement, légèrement moins marquée que dans sa propre doctrine du principe monarchique, mais l’usurpation symbolique par le souverain de la place qui est celle de Dieu, usurpation qui fait apparaître l’État hégélien comme l’horizon ultime de l’existence de l’homme : « La fausseté de la doctrine de Hegel consiste en ce que l’État est considéré comme une fin en soi, et pas seulement comme un support pour l’existence éthique plus élevée de l’homme et simple substitut et instrument de la préparation pour le royaume éternel à  venir ».

La détermination de Stahl de rappeler l’État hégélien à  l’ordre, de disloquer le souverain que Hegel, en cela héritier du droit naturel, a interposé entre l’homme et Dieu, le met aux prises avec la subjection de l’homme qui est à  la base du droit politique moderne. Selon un schéma, dont la paternité remonte à  Hobbes, la subjection, qui tourne autour de la représentation de l’individu par le souverain, n’engage pas seulement l’usage que l’homme fait de sa liberté dans l’espace civil. Afin de rétablir le lien entre forme politique et nature humaine qui ferait de la cité le seul cadre de l’être et de l’agir de l’homme, celui-ci doit se soumettre totalement au pouvoir civil, même en ce qui concerne les actes de foi. Dans cet aristotélisme renversé qu’élabore Hobbes et qui devient, avec le droit naturel, le format dominant de la pensée politique classique, l’installation du souverain comme le lieu-tenant de Dieu découle de la volonté divine : Dieu commande à  l’homme non seulement de sortir de l’état de nature, de passer à  l’état civil et se soumettre au Léviathan pour se préserver, mais aussi d’obéir à  ce maître, auquel il a lui-même donné vie, comme si il était son seul souverain. Avec l’avènement du commonwealth, Dieu s’efface donc, de son plein gré et de son propre chef, derrière le souverain, accomplissant ce que Hobbes décrit comme la passation du pouvoir du Dieu immortel au Dieu mortel. En contrepoids de cette domestication du divin, dont Hegel se sert aussi pour étayer le pouvoir symbolique de l’État, Stahl avance l’idée d’une sphère dans laquelle l’homme n’est pas tenu d’obéir au souverain. Comme bon nombre de commentateurs le font remarquer, cela lui fait adopter certaines thèses libérales, dont la nécessité de protéger les libertés individuelles qui est au cœur de sa théorie de l’État de droit. Mais il ne faut pas se méprendre sur cette communauté d’esprit : Si Stahl s’aligne sur certaines positions libérales, ses motifs sont étrangers aux préoccupations des libéraux. Comme eux, il s’oppose certes à  l’intégration totale de l’individu dans l’État, mais ce n’est pas dans le but d’ouvrir un champ plus vaste à  la liberté personnelle dans son acception libérale, c’est-à -dire économico-politique, qui, pour lui, ne concerne que l’être superficiel de l’homme. Bien qu’il admette la liberté individuelle comme un élément du nouveau droit politique – ce qui le distingue des publicistes contre-révolutionnaires – il se montre résolument antilibéral en ce qui concerne la question de ses limites, le champ de bataille pour le libéralisme du XIXe siècle. À l’instar de Hegel, il affirme que la liberté personnelle n’est pas la donne sociale primordiale et qu’elle n’est pas censée croître à  l’infini. Elle a bien sa place dans l’État, mais son domaine est démarqué par les lois que dicte le roi. Alors, tout comme Hegel, Stahl reconnaît la liberté comme principe du droit politique, mais en même temps, il affirme la subordination politique de la société civile, où cette liberté est censée s’exprimer.

Ici, où la position de Stahl semble rejoindre celle de Hegel, traçant ainsi une voie médiane entre restauration et révolution, conservatisme et libéralisme, l’opposition entre eux est pourtant à  son comble. Si, pour Hegel, la liberté trouve sa place dans l’État, c’est qu’elle y trouve toute sa place. Liberté ne signifie pas liberté arbitraire ou liberté libérale. Pour Hegel, il n’y a pas de liberté possible en dehors d’un État raisonnable, un État où la société civile, la sphère de l’égoïsme aveugle, est subordonnée à  la sphère étatique. La liberté remonte de la société civile à  travers des mécanismes représentatifs qui la purgent de ses aspects trop particuliers. C’est seulement par l’intermédiaire de représentants choisis parmi les membres de sa corporation professionnelle que l’individu peut exercer sa liberté civile. Son statut politique découle de son identité professionnelle ; en tant qu’individu, il n’a pas de statut politique. Il n’est pas libre lui-même, ou plutôt, il est libre seulement en tant que citoyen d’un État où règne la liberté. Dans la représentation de l’État en la personne du souverain, l’individu retrouve cette liberté dont il se départit en sortant de l’état de nature et dont on n’a pas fait restitution totale. Le pari que fait Hegel est que cette identification par représentation est une compensation suffisante.

Cette liberté différentielle, que Hegel a laissé sombrer dans son système afin de mieux pouvoir réconcilier l’homme avec la domination qu’il subit dans l’État, est l’enjeu de la polémique déclenchée par Stahl à  son encontre. Pour Stahl, il s’agit de la récupérer, la faire vivre. S’il s’oppose à  ce qu’il décrit comme l’ultragouvernementalité de Hegel, ce n’est pas parce qu’elle est un frein à  l’exercice de la liberté personnelle dans son acception libérale, mais parce qu’elle risque de mater les forces spirituelles de l’individu, ôter leur vitalité en faisant croire qu’il n’y a pas de liberté sauf celle d’essence civile. Comme cette liberté non-civile, proprement humaine, s’exprime à  l’intérieur, et seulement à  l’intérieur, du format hégélien du droit constitutionnel, il ne peut pas la transposer au niveau constitutionnel, lui donner une traduction politique. C’est selon des registres tout autres qu’il décline son opposition à  l’État hégélien, ceux de l’intériorité et de l’intensité. La liberté différentielle, qui est un aspect de la liberté personnelle tout en étant autre, il la définit comme la « révélation créative de l’individualité et son intensification infinie dont il n’y a pas de mesure ». C’est-à -dire, une liberté qui traverse toutes les hiérarchies humaines ; une liberté dont la force n’est pas donnée par l’étendue d’un domaine socio-politique, parce qu’en elle, l’homme se soustrait à  la mondanité. Ce auquel il accède dans cette intensification infinie est sa vraie nature d’homme que la philosophie de Hegel prétend avoir intégrée, ce dont elle est pourtant incapable, parce qu’elle ne voit en l’individu qu’un sujet, donc un être généralisé et généralisable, jamais une personne. Tous les reproches que Stahl adresse à  Hegel tournent autour de ce thème : « La personnalité semble avoir une importance capitale dans [le] système [hégélien] ; elle est un moment nécessaire dans l’évolution de la loi qui régit le monde (Weltgesetz) et un hommage est même rendu à  la chrétienté, parce qu’elle a su protéger le droit de l’individualité. Mais une personnalité qui n’existe que par un processus logique et donc, finalement, seulement pour lui, n’existe pas vraiment en tant que personnalité. Voilà  pourquoi il ne s’agit encore pas d’une personnalité réelle, concrète, de moi et toi et lui, mais de personnalité in abstracto qui est un moment éternel, comme le concept même de généralité ».

À cette critique, Stahl ajoute encore des thèmes et motifs, dressant un véritable réquisitoire contre la philosophie de Hegel : son indifférence à  l’indigence des hommes, leur faim et leur soif, la détresse dont l’homme est en proie à  cause de son péché originel et dont l’appartenance à  un État raisonnable ne peut pas le libérer ; l’arrogance qui la conduit à  poser l’existence des hommes afin de pouvoir ensuite les supprimer pour se donner un contenu. Dans sa substance et même dans son style, cette dénonciation de la philosophie spéculative comme un monde à  l’envers, le miroir qui se regarde dans les hommes comme le dit Stahl, a des traits communs marqués avec celle, beaucoup mieux connue, de Kierkegaard. À l’intérieur de cette communauté d’opposition partagée, à  laquelle on n’a peut-être pas prêté toute l’attention qu’elle mérite, il y a pourtant des différences essentielles. Chez Kierkegaard, la personnalité est venue à  s’imposer comme l’unique point de repère. Sa pensée est teintée d’unilatéralisme, même d’une certaine inclination révolutionnaire qui semble le pousser à  aller jusqu’au bout, à  tout faire pour faire prévaloir toute la vérité – toujours singulière et unique – sur les normes morales et juridiques de la société. Par contre, celle de Stahl est tiraillée entre, d’un côté, l’ordre public et, de l’autre, l’individualité. Que l’individualité soit d’une profondeur et d’une valeur infinie, ce dont Stahl est tout aussi convaincu, ne le conduit pas à  disqualifier l’ordre public. L’infini ne peut s’affirmer que dans le respect de l’ordre ; l’intensité vécue n’a aucune signification politico-juridique et la vérité infinie de l’individu n’est pas chose publique, ce qu’elle tend toujours à  être chez le philosophe danois, parce qu’il n’y a rien pour lui qui puisse, à  bon droit, s’opposer à  sa manifestation. Suivant l’esprit, sinon la lettre, du droit naturel, Stahl fait tout son possible pour maintenir ensemble l’individu et l’État, la liberté et la souveraineté, deux choses dont il est pourtant conscient qu’elles ne sont pas dissolubles l’une dans l’autre. En fait, tout l’intérêt de son œuvre tient à  cette volonté de maintenir ensemble les deux dimensions de l’existence politique sans croire qu’ils forment un tout, de mener à  bien le programme jusnaturaliste de justifier le droit public sans y croire complètement, ou plutôt, sans croire que le droit public puisse jamais être complètement justifié par la philosophie. Dans cette perte de foi philosophique, nous trouvons le signal d’un malaise dans le droit politique, une sorte de déstabilisation de l’articulation juridique de la société.

À cela, on pourrait faire valoir que cette totalité, dont nous venons de pointer l’absence, se trouve réalisée dans cet empire éthique (sittliches Reich) dans lequel les commentateurs s’accordent pour voir l’essence de la doctrine de l’État stahlienne. Et il est vrai que Stahl introduit un dénominateur commun entre le droit subjectif et le droit objectif, en ce qu’ils renvoient tous les deux au pouvoir éthique divin. Mais l’introduction d’un tiers supérieur ne mène pas à  la disparition de l’opposition entre l’objectif et le subjectif ; elle ne fait que la contenir à  l’intérieur de l’ordre présent. Comme nous dit Stahl, se démarquant ainsi de « la philosophie récente », le droit subjectif n’engage pas la liberté; il concerne le pouvoir éthique (sittliche Macht) qu’exerce la liberté de l’homme sur son prochain. Alors, il n’y a pas de médiation entre liberté et domination dans l’empire éthique ; il y a coexistence entre deux régimes de droit dont aucun n’exprime la liberté proprement humaine. L’empire éthique n’est donc pas un tout ; c’est un ensemble. Vu l’augustinisme très marqué de cette conception de l’ordre politique, on pourrait être tenté de voir dans la scission qu’introduit Stahl au cœur de la société – et la malaise qui en découle – le revers d’une expérience religieuse particulière dont nous devons, autant que possible, faire abstraction. Pour une réflexion sur le devenir du droit politique, il faut pourtant poser la question autrement. Il faut se demander quelle est la transformation du format de l’articulation juridique de la société qui a ouvert un espace pour l’irruption d’une expérience qui relève du plus intime de l’existence. Comment en est-elle venue à  s’imposer au cœur d’un discours qui lui devait être fondamentalement étranger, voire antithétique ?

Pour trouver une réponse à  ces questions, il faut que nous détournions notre regard des structures juridiques pour voir ce qui se passe autour d’elles. La transformation du droit politique, dont nous cherchons des traces dans la pensée de Stahl, n’affecte pas les structures juridiques, mais le sens que nous y attribuons, les attentes qu’elles suscitent en nous. Bien qu’il insiste sur le devoir d’obéissance des citoyens envers l’ordre public, son insistance que cet ordre n’est pas à  l’hauteur de l’individualité et qu’il ne représente pas toute la liberté de l’homme, remet en cause la prétention du droit politique à  maintenir ensemble, à  faire coïncider ou presque, les dimensions intérieure et extérieure de l’existence humaine, à  offrir à  l’homme une communauté où il peut réaliser tout son être, c’est-à -dire une communauté politique dans le sens classique du mot. Avec l’œuvre de Stahl, nous assistons à  un moment-clef dans l’histoire du droit politique où celui-ci se détache de l’existence et donc de la volonté de l’homme qui, depuis Hobbes, lui servait de fondement. En quelque sorte, cette œuvre fait figure de registre du complément existentiel à  ce que Jean-François Kervégan a appelé la “désimplication” de la société civile et de l’État que Hegel essayait, en vain, d’accommoder dans sa doctrine de l’État sans compromettre la libre traduction de la liberté en droit.

L’œuvre de Stahl est d’autant plus précieuse, vu que le souvenir même de la perte de cette dimension existentielle se perdra. Le lieu même de la traduction/transformation entre souveraineté et liberté existentielle sera abandonné et oublié : d’un côté, l’humanisme, s’arrimant à  l’individu, cessera de voir en l’ordre public la destination naturelle de la liberté pour n’en conserver que l’aspect négatif, la loi comme limite et donc obstacle au libre déploiement de l’individualité ; de l’autre côté, l’avènement du positivisme juridique, en évacuant la question du fondement historico-politique du droit public, enfermera la science juridique dans le même unilatéralisme. Quand, vers la fin du XIXe siècle, Georg Jellinek élabore sa théorie des droits publics subjectifs, essayant de réintroduire la volonté de l’individu dans le droit public, il ne peut pas la donner une signification juridique qu’en fonction de la reconnaissance par l’État que cette volonté individuelle coïncide avec l’intérêt général. C’est sous cette condition, et seulement sous cette condition, que l’individu peut exercer des droits actifs de recours juridictionnel contre l’État. Alors, le seul statut juridico-politique dont l’individu est originairement doté, le seul que l’État ne peut pas lui enlever, est un statut à  minima : dans sa relation avec l’individu, l’État est tenu au respect des limites qu’il s’est imposé lui-même. De la dimension existentielle du droit politique classique, il ne reste que la présupposition formelle – et formellement nécessaire – d’un individu-sujet. En forçant le trait, on pourrait dire que s’il y a individualité chez Jellinek, c’est parce qu’il faut quand même à  l’État des sujets pour gouverner. Si Jellinek continue de mener combat pour une inflexion libérale du pouvoir étatique, c’est bien à  travers un catalogue d’objectifs de l’État (Staatszwecke) passablement libéraux qu’il espère atteindre son but, et non pas à  partir d’une conception de ce qu’est la liberté de l’homme. Dans une telle perspective, les principes fondateurs du droit politique classique n’ont plus de sens. Les ambitions du droit politique classique résonnent encore chez certains penseurs du droit du XXe siècle, mais elles forment alors seulement un écho. L’ironie du sort voudra que celui qui y sera plus attentif sera Carl Schmitt dont la théorie constitutionnelle puise sa force de cette dimension existentielle qui, tout en transcendant la société par son intensité, lui donne – doit lui donner – tout son sens.

Le tournant historique du droit politique

C’est à  partir de sa position instable entre liberté libérale et liberté existentielle, entre l’homme-sujet et sa vraie nature d’homme, qu’il faut comprendre l’œuvre de Stahl. C’est seulement à  partir de là  que l’on peut saisir l’unité et la cohérence de cette œuvre dont le caractère disparate a parfois laissé perplexes les commentateurs. Au lieu de chercher un thème unificateur, une ligne qui traverse toute l’œuvre, de la philosophie du droit au publicisme, il faut peut-être s’aviser que cette continuité peut être celle d’une démarche qui relie entre elles des situations diverses et qui est propulsée par l’ambition d’aller vers le concret, de chercher l’intensité dans l’être et de la faire vivre dans la pensée.

Cette démarche porte Stahl vers l’histoire qui est, en quelque sorte, la passerelle entre sa réflexion philosophique et son engagement publiciste. Ce mouvement n’est pas seulement animé par une nécessite immanente qui serait propre à  cette pensée ; il est aussi fonction de sa situation historique. Par le fait même de son avènement, la Révolution française, l’événement déclencheur de toutes les transformations historico-politiques auxquelles doit répondre Stahl par son œuvre, avait apporté la démonstration que l’homme pouvait changer les conditions de son existence de citoyen et de penseur, changement dont la pensée n’avait qu’à  prendre acte. De là , on constate un déplacement de focus vers l’histoire qui se fait sentir avec une force égale chez les réactionnaires : la tentative de faire marche arrière, d’endiguer l’opposition des forces dont l’histoire est tissée, doit partir de cette opposition pour y mettre fin. Stahl entre de plein pied dans ce tournant historique qu’annonce le sous-titre de la première édition de son œuvre : Philosophie des Rechts nach geschichtlicher Ansicht. C’est dans la réception de l’histoire qu’il voit la nouveauté radicale de Schelling, dont la supériorité par rapport à  Hegel est fondée sur cette ouverture à  l’histoire. Mais les choses sont peut-être plus compliquées que ne le laisse penser l’interprétation de Stahl. Le tournant historique ne se laisse pas si facilement assigner à  une place distincte. Stahl parle de l’éclosion de la perspective historique comme d’un événement déterminé dans l’histoire de la philosophie du droit, mais en pointant le caractère a-historique de la philosophie hégélienne, il ne fait, dans un certain sens, que répéter un geste de démarcation que Hegel, lui aussi sous l’impulsion du cataclysme révolutionnaire, avait fait quelques décennies avant à  l’adresse du droit naturel. Dans ses écrits d’Iéna, Hegel dénonce le caractère formel et abstrait du droit naturel. En mettant hors du domaine de la moralité toutes les obligations auxquelles l’homme est soumis dans la société, laissant seulement le fait formel d’être soumis à  une obligation – celle de la raison législatrice –, le droit naturel s’était rendu incapable de distinguer entre les formes, pourtant très différents, par lesquelles la domination de l’homme sur l’homme se manifeste historiquement. La justification de la domination qu’offre le droit naturel s’applique dans la même mesure à  toutes ces formes, parce qu’il les réduit à  ce qui leur est commun, c’est-à -dire la subjection. Comme le dit Hegel, l’obligation à  laquelle le droit naturel soumet l’homme diffère de l’esclavage seulement en ceci que l’esclave a son maître hors de lui, tandis que l’homme qui obéit à  la loi de la raison porte son maître en lui-même.

Dans le tournant vers l’histoire qu’accomplit Stahl, il s’agit donc moins d’une césure dans la tradition de la philosophie du droit que d’une radicalisation d’un motif qui est déjà  présent dans celle-ci, radicalisation dont il faut comprendre l’articulation dans la pensée de Stahl. Elle est à  l’œuvre même à  l’intérieur de cette œuvre qui, dès sa première édition, proclame la proéminence qui doit échoir à  l’histoire dans la réflexion sur le droit. Dans l’exposition tripartite qu’il fait de tous les systèmes de philosophie du droit qui se sont succédés depuis les Grecs jusqu’à  son époque, le caractère historique est le propre de l’ultime volet qui s’ouvre avec Schelling. Pour le Stahl de 1830, l’histoire apparaît avant tout comme une caractéristique des certains systèmes de philosophie et le mouvement vers lui apparaît avant tout comme un mouvement dans la philosophie, c’est-à -dire un mouvement philosophique. Cette perspective historique qu’il s’emploie à  introduire dans la réflexion sur le droit est encore une perspective philosophique. Dans la deuxième édition de son ouvrage, la relation entre philosophie et histoire s’est inversée, signe que Stahl est entretemps allé plus loin dans sa réception de l’histoire. Dans une approche similaire à  celle que développera le jeune Marx quelques années plus tard, la philosophie est pensée à  partir de l’histoire, comme produit et réflexion de l’activité de l’homme, comme une expression de ses intérêts. Stahl reconnaît que chaque système philosophique semble se fermer sur lui-même, ouvrant un monde entièrement à  lui où la pensée est chez elle, sans se soucier de considérations extérieures au système, mais en même temps il fait remarquer que la genèse du système s’est faite dans ce monde et que le mouvement libre de la pensée systématique repose sur un fondement réel (thatsächlichen Grund) qui est extérieur au système. Il n’y a pas de système qui se soit érigé de lui-même ; tout système est le résultat d’un acte créatif humain; il faut donc qu’il y ait dans la nature humaine « une pulsion (Trieb), un intérêt » qui explique sa genèse et sa durée.

Cette mise en perspective a pour conséquence de déplacer l’attention accordée aux systèmes philosophiques vers les conditions historico-politiques de leur efficacité. L’histoire politique devient ainsi, en quelque sorte, la mesure de la philosophie. L’objectif que se donne Stahl n’est plus de combattre le jusnaturalisme, mais le courant historico-politique qui en avait pris le relais : « Le libéralisme ou la Révolution... est l’effet de ces principes sur lesquels repose le „droit naturel“. [Dans la Révolution] ils se montrent ... sous leur aspect pratique, [dans le droit naturel], sous leur aspect théorique. Le droit naturel essaie de donner une explication et une justification a priori de l’État, la Révolution essaie au contraire d’en donner une fondation et articulation a priori. C’est-à -dire, le premier essaie, en théorie, de faire table rase de l’État pour le déduire seulement à  partir de la raison ; la seconde essaie, dans sa réalité, de faire table rase de l’État pour en fonder un nouveau seulement à  partir de la raison ». L’opposition de Stahl au droit naturel et au libéralisme constitue donc deux aspects du même combat, seulement le dernier est d’une actualité plus forte, plus urgente. Ce déplacement d’attention n’affecte pas l’exposition que fait Stahl de l’histoire de la philosophie du droit, dont la trajectoire reste, pour l’essentiel, inchangée. Seule différence de taille : l’actualité à  laquelle l’exposition s’arrête n’est plus philosophique. Dans la deuxième édition de son ouvrage de 1847, ce n’est plus avec un système philosophique que conclut Stahl ; c’est avec l’école historique du droit. Cette relégation de la philosophie se reflète aussi dans les mots qu’il utilise pour désigner les épochès de la philosophie du droit : tous les systèmes qu’il avait qualifié d’historiques en 1830 sont maintenant qualifiés d’un autre adjectif, moins noble celui-ci : ce sont des systèmes spéculatifs, façon de dire que l’histoire est un au-delà  pour la pensée philosophique. En 1847, la qualification d’historique est réservée pour deux discours dont Stahl ne faisait pas grand cas auparavant : le publicisme contre-révolutionnaire et le travail de l’école historique du droit. Au fur et à  mesure que l’exposition historique s’approche de son propre temps, ce qu’elle laisse dans son sillage ne sont pas seulement des philosophies périmées ; c’est la philosophie elle-même qui est périmée, au moins sous sa forme classique, au moins dans la réflexion sur le droit.

Les motifs qui poussent Stahl à  se rapprocher de l’école historique ne sont pas difficiles à  deviner. Son opposition aux changements révolutionnaires de l’ordre politique est en parfait accord avec la thèse directrice de l’école selon laquelle l’évolution du droit est un processus organique et sa source est la conscience commune du peuple dont parle Savigny, non la volonté d’un individu-atome comme l’avait enseigné le droit naturel. Cela signifie qu’il n’est pas possible de tout refaire dans le droit. Au contraire, le droit est d’une continuité fondamentale qui traverse toute l’histoire humaine et la constitue comme tradition. Pour changer le droit, il faut respecter les limites qu’impose cette tradition. À la convergence entre Stahl et l’école historique autour de cette position conservatrice se joint un autre motif qui le conforte, mais, comme nous allons le voir, le déstabilise tout autant. Dans la notion du peuple, chère à  l’école historique, Stahl trouve la dimension de cette liberté proprement humaine qu’il ne pouvait pas faire entrer dans la sphère constitutionnelle. C’est à  travers les mœurs d’un peuple, sa langue et son caractère particulier, que s’exprime la liberté précieuse de l’individu dont il faut pousser l’intensification jusqu’à  l’infini. Comme les individus, les peuples sont porteurs d’individualité et Stahl de décrire la vie du peuple comme une « grande, indivisible révélation de sa vie intérieure » en parfait parallèle avec sa détermination de l’exercice de la liberté personnelle. Ce faisant, il peut se rattacher au vitalisme qu’Olivier Jouanjan a mis en relief dans l’œuvre de Savigny. Mais, s’il y a un accord parfait entre Stahl et l’école historique sur l’idée que le droit est l’expression primaire de l’esprit du peuple et le signe de sa vitalité, cela ne vaut pas pour la conception de la manière dont cette vitalité se manifeste. Pour l’école historique, les puissances qui agissent silencieusement dans le peuple, son esprit vital, se manifestent de manière (presque) spontanée dans le droit. Seulement presque, parce que Savigny admet qu’on ne peut pas tout expliquer dans le droit en faisant référence à  un processus spontané : Il faut le suppléer par un traitement systématique et réfléchi – ce qu’il appelle l’élément technique du droit –, dont il confie le soin à  la science juridique. Mais si la manifestation du droit n’est pas totalement spontanée selon l’exposition de l’école historique, elle reste anonyme. Quand les puissances vitales qui agissent silencieusement dans le peuple sont passées de l’obscurité à  la lumière, quand elles se sont faites chair dans le droit, elles s’attachent toujours à  un corps, soit celui du peuple, soit celui des juristes. Elles ne s’attachent jamais à  une personnalité.

C’est à  propos de cet anonymat du droit que Stahl se démarque de l’école historique. À la manifestation du droit il associe la législation dont la fonction doit être assumée par une personne singulière qui se révélera, bien sûr, être le monarque. Au législateur, il attribue le soin de rétablir l’harmonie entre la vie intérieure du peuple et ses institutions, harmonie qui est toujours menacée par le développement de la société. On pourrait lui faire l’objection que ce rétablissement fait partie de l’élément technique du droit et qu’il sied mieux à  un corps qu’à  une personne. Pour les démocrates que nous sommes devenus, facile de crier au scandale, de récuser la servilité politique de Stahl, comme on l’a fait dans le cas de Hegel. Il ne fait guère de doute que l’option que prend Stahl pour le monarque est aussi – et peut-être avant tout – un choix politique dans le sens restreint du mot. Il n’empêche que ne vouloir voir dans cette option qu’un acte d’opportunisme serait se méprendre sur la fonction qu’incombe au législateur dans sa doctrine de l’État. Sa raison d’être ne se limite pas au maintien de l’ordre juridique ; elle reflète l’idée que se fait Stahl de la liberté. S’il faut placer un législateur singulier au cœur de l’ordre civil, c’est parce que celui-ci doit rappeler à  l’homme-sujet qu’il est détenteur d’une liberté autre que celle – civile – dont l’exercice l’intègre dans cet ordre. Il faut donc interposer un législateur entre l’homme et Dieu, pour qu’il puisse, par l’imprévisibilité de son action, introduire de l’arbitraire dans l’existence de l’homme, lui rappeler la précarité de sa situation, le plonger dans l’attente de ce qui adviendra, qui constitue, pour Stahl, l’essence de l’existence humaine. Tout ceci se passe au niveau de la représentation symbolique. Le souverain doit paraître autre que l’homme, même étranger à  lui, apparence qu’une multitude, quelle que soit sa nature, ne pourrait jamais vraiment revêtir, parce que sa représentation se réfèrerait toujours à  la condition terrestre de l’homme : Si elle laisse transparaître la diversité des intérêts qu’elle contient et qui s’opposent en elle, cela l’ouvre vers ce qui n’est pas divin, et même dans le cas où sa composition est uniforme, elle fait toujours signe vers l’ici-bas, rappelant par son nombre le caractère essentiel du peuple. Ce que la représentation d’une multitude montre à  l’homme n’est pas l’image d’une altérité radicale. Au contraire, elle s’ouvre à  lui, l’invitant à  franchir le pas qui sépare le sujet du souverain, celui qui subit la pouvoir de celui qui le détient. Bien que ces considérations sur la symbolique du pouvoir ne soient pas explicitées dans le texte de Stahl, elles se reflètent dans son constat que dans une république, le régime politique où règne la multitude, il n’y a pas de « révélation ni d’expérience continue d’humilité, de piété, de dévotion personnelle », parce que l’excitation constante, les factions, la tentation de la domination et la jalousie font distraction.

Comme nous l’avons vu, l’interposition du souverain entre l’homme et Dieu fait partie du schéma que Hobbes a légué à  la philosophie politique moderne. Mais si Stahl se sert des catégories du droit naturel, il s’y prend autrement. S’il faut que le souverain prenne de la hauteur par rapport au peuple, il ne doit pas en prendre jusqu’à  se mettre à  la place de Dieu. Le souverain doit, en quelque sorte, être suspendu entre deux extrêmes – Dieu et la communauté des croyants – auxquels il ne peut pas s’identifier, parce que sa fonction est de rappeler la distance entre eux. Cette position intermédiaire se reflète dans le pouvoir que lui délègue Stahl. La souveraineté du monarque doit être suffisamment forte pour qu’elle puisse rendre imprévisible l’action législatrice, mais elle ne peut pas être totale, ce qui ferait de lui la seule source du droit, venant confirmer sa prétention à  être le lieu-tenant de Dieu. Pour maintenir la subordination de l’ordre civil à  l’ordre divin, pour faire barrage à  l’usurpation de la place de Dieu par le souverain, Stahl doit donc poser des limites à  la souveraineté. C’est pour cette raison qu’il avance la thèse de l’école historique selon laquelle le droit vient toujours d’une pratique coutumière dont l’intervention intentionnelle du législateur vient seulement se superposer. Le droit, nous entendons, n’est pas le fait d’un législateur omnipotent, parce qu’il n’est pas donné à  l’homme d’être omnipotent.

Ceci est l’horizon du tournant historique qu’accomplit Stahl. Ce qu’il entend solliciter par l’introduction de l’histoire dans la réflexion sur le droit est la reconnaissance de la majesté divine. À travers la contemplation de ce souverain qui est trop fort pour être (issu du) peuple, trop faible pour être Dieu, l’homme est censé hisser son regard jusqu’au niveau de l’histoire du genre humain pour reconnaître en Dieu le moteur véritable de cette histoire dont l’homme ne peut jamais se faire maître. Reconnaissance dont les retombées civico-politiques ne sont pas négligeables : « le respect pour l’ordre, la modestie de l’homme dans le changement de celui-ci, le regard vers un pouvoir plus haut, duquel l’on doit attendre l’essentiel et le meilleur ». On ne doute pas qu’il s’agit là  d’une expérience véritable de l’histoire ou plutôt de l’historicité de l’homme. Cela explique pourquoi Stahl s’associe si fortement à  la démarche de l’école historique, jusqu’à  prétendre avoir trouvé en elle cette « vérité philosophique fondamentale» que l’histoire est l’histoire des actes de Dieu. Mais il est aussi évident que ce qu’entend Stahl par histoire n’est pas la même chose que l’histoire dont l’école historique a fait son affaire. Pourtant, au niveau des structures, sa conception ne semble pas être si différente. La véritable différence est une différence d’intensité. Pour Stahl, l’histoire est l’élément de la liberté de l’homme – ce que n’aurait pas renié l’école historique – mais avec ceci en plus qu’il s’agit toujours de sa liberté. Ce que Stahl entend par histoire est existence et intensité. En fait, l’histoire, pour lui, est moins un élément d’action pour l’individu qu’un devoir auquel celui-ci ne peut pas se soustraire, le devoir d’apercevoir Dieu à  travers ce qui est donné. Que l’histoire incombe à  l’individu, ce que nous pourrions, avec Heidegger, appeler la Jemeinigkeit de l’histoire, nous permet de comprendre que, en même temps que Stahl s’associe à  la démarche de l’école historique, il prend sa distance avec les travaux des ses membres. Après nous avoir expliqué le principe philosophique nouveau dont la démarche de l’école est porteuse – que Dieu est le moteur véritable de l’histoire –, il fait remarquer que cette vérité n’est pas articulée par les membres de l’école; dans la plupart des cas, ils n’en sont même pas conscients. Ce que reproche Stahl à  l’école historique, bien qu’il ne le dise pas explicitement, est de manquer à  l’appel de l’histoire. Les juristes de l’école décrivent le passé, mais ils sont aveugles à  la détermination vitale du présent dont il est porteur. Cette charge, dont on ne peut surestimer l’importance, nous la trouvons dans la préface de la première édition, où Stahl reproche à  l’école historique de brosser un portrait loyal du passé sans se demander comment il est lié au présent. C’est la cause pour laquelle, selon Stahl, il n’y a pas eu de progrès dans la perspective historique depuis Savigny.

Le progrès que cherche Stahl est de l’ordre de l’intensité. Il s’agit de placer l’homme dans sa situation concrète, de l’arrimer à  cette existence unique et précaire qui est la sienne ici et maintenant. Cela requiert la présence d’une différence suffisamment radicale pour ouvrir la conscience à  ce qui la dépasse, radicalité que l’on ne trouve pas dans ces puissances vitales qui agissent dans le peuple pour ensuite se manifester spontanément. À cet égard, la pratique coutumière ne fait pas le poids ce qui explique que Stahl essaie de dissocier la démarche historique d’elle, allant jusqu’à  soutenir que la prédilection de l’école pour les pratiques coutumières est « de fait, non de principe ». La tentative de Stahl d’assimiler la doctrine de l’école historique à  la sienne relève de la mauvaise foi, mais là  n’est pas l’essentiel pour nous. L’essentiel réside dans le fait que, dans le tournant qu’accomplit Stahl, l’histoire se montre sous un aspect particulier. Pour Stahl, l’histoire n’est pas un élément indistinct où les événements se passent, quel que soit leur caractère. Ce qu’il entend par histoire est l’horizon de l’existence de l’individu. Aller vers l’histoire, c’est aller vers l’existence, vers la réalité vécue de l’individu. L’histoire se montre donc à  travers l’articulation juridique de la société, parce que c’est elle qui rappelle l’homme à  sa situation. Dans un sens qu’il reste encore à  préciser, penser la constitution telle qu’elle s’est développée dans l’histoire est donc aussi penser l’existence de l’individu.

Le principe monarchique : la liberté comme disposition politique

En apportant le calme, un certain calme, la Restauration soulève nombre d’interrogations capitales qui ne cesseront pas de tarauder la réflexion sur le droit politique. Comment penser la césure que la Révolution introduisit dans l’histoire de la souveraineté ? Comment intégrer le bouleversement de l’ordre politique dans la réflexion sur ses fondements ? La tâche qu’impose une telle interrogation relève presque de l’impossible, en ce que le fait même de poser la question des fondements du droit politique pointe le vide béant, l’absence de cette évidence intangible dans laquelle tout ordre puise sa force morale. Dans l’immédiat, la tentation était donc de la refouler, faire comme si rien n’était, comme si le roi des Français n’avait pas été destitué de son pouvoir. Dans le préambule de la Charte constitutionnelle de 1814, Louis XVIII, ayant retrouvé la majesté, affirme ainsi que « cherchant à  renouer la chaîne des temps, que des funestes écarts avaient interrompue, nous avons effacé de notre souvenir, comme nous voudrions qu’on pût les effacer de l’histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie pendant notre absence ». Bien que Stahl se fasse l’avocat d’un retour à  l’ancien ordre, son œuvre s’inscrit en faux contre cette façon de le restaurer qui, à  travers l’article 57 de l’Acte final du Congrès de Vienne, était passé de la Charte constitutionnelle dans le droit publique des états allemands. Pour lui, il y va de la liberté de l’homme. Oblitérer le passé récent serait non seulement oblitérer son l’irruption dans le droit politique ; ce serait aussi nier sa réalité. Comme le fait remarquer Jellinek, la remontée du temps que vise la Restauration, la volonté « d’ignorer » tout ce qui s’était passé entre 1789 et 1814, allait de pair avec l’affirmation d’un pouvoir monarchique absolu, un pouvoir qu’on ne pouvait pas expliquer à  partir de la constitution. Cette affirmation prît deux formes principales : d’un côté, l’affirmation de l’origine divine de tout pouvoir (de Maistre), de l’autre, l’affirmation du caractère personnel du droit (von Haller). Toute la spécificité de la démarche de Stahl, le paradoxe qui plane sur son refus de trancher entre la reconnaissance des revendications révolutionnaires et l’affirmation des principes contre-révolutionnaires, est là . Stahl ne peut pas s’aligner sur aucune des deux stratégies contre-révolutionnaires, parce que chacune reprend qu’un aspect du droit politique tel qu’il le conçoit. Chez de Maistre, le droit politique est vu uniquement comme œuvre divine, ce qui lui permet de disqualifier la Révolution comme un acte d’insurrection pur et simple. Chez von Haller, il est vu comme un droit privé, ce qui lui permet de décrire la restitution du pouvoir au roi comme la restitution d’une chose dérobée. Pour Stahl, de Maistre s’est égaré par son zèle excessif ; l’emphase qu’il donne à  la présence active et immédiate de Dieu dans l’histoire occulte l’indépendance, certes limitée mais non moins réelle, dont jouit l’homme. De son côté, la conception patrimoniale de von Haller pèche par l’excès de liberté qu’elle confère à  l’homme. Elle est gottlos, impie, parce qu’elle dissout l’ordre juridique en une pluralité des titres personnels, ce qui met sur un pied d’égalité le roi et les états qui n’ont donc aucun supérieur au-dessus d’eux, ni maître, ni Dieu. La spécificité de l’histoire providentielle de Stahl est qu’elle tient ensemble les deux dimensions du droit : sa dimension divine, par laquelle il fait signe vers la majesté de Dieu, et sa dimension naturelle, par laquelle il fait signe vers l’homme. Pour Stahl, tout pouvoir vient, en dernière instance, de Dieu, et le monarque en est le dépositaire sur terre jusqu’à  la fin des temps. Ceci ne fait pas pour autant de l’individu un être passif. Il n’a pas à  subir ce pouvoir en attendant ; au contraire, il doit agir en attendant pour faire l’œuvre divine. Alors, il faut que l’individu soit libre, relativement libre, de vouloir ce que veut Dieu, même si cette volonté ne peut pas être pleinement réalisée dans l’ordre civil. Nous avons là  le motif qui pousse Stahl à  accepter, dans un certain sens, la Révolution. Si la Contre-révolution représente des principes vrais, la Révolution représente des revendications vraies. Stahl n’est pas prêt à  la disqualifier, parce que, précisément, en tant qu’acte d’insurrection elle apporte la preuve de la réalité de la liberté personnelle que le droit naturel a voulu faire fondre dans la liberté politique.

Nous retrouvons ici en creux la structure triadique – communauté des croyants, souverain, Dieu – que nous avons déjà  relevé dans la pensée de Stahl, mais avec une différence essentielle. La fonction du souverain n’est pas seulement de rappeler la distance entre les points extrêmes, mais aussi de les tenir ensemble. Non seulement est-il tenu au devoir d’obéissance envers Dieu dans l’exercice de son pouvoir, mais il doit aussi se conformer aux exigences constitutionnelles parce qu’elles reflètent l’indépendance limitée de l’individu. En cela consiste sa légitimité. Le principe de légitimité comprend deux aspects : 1) la continuité, c’est-à -dire que tout changement constitutionnel doit être le fait de l’autorité désignée par la constitution elle-même, et que tout changement doit se faire dans le respect de l’ordre juridique, et 2) l’affirmation qu’il existe au-dessus de l’ordre constitutionnel un pouvoir qui commande à  tous avec une force égale, le pouvoir de Dieu. Dans l’histoire du droit politique allemand qu’esquisse Stahl se conjuguent théologie et pragmatique du pouvoir, providence et intensité. C’est l’histoire des changements constitutionnels qui ont été fait dans le souci de tenir ensemble les deux ordres dans lesquels vit l’homme. Mais cela n’est que le côté formel de la chose. Qu’il y ait de la place pour la liberté dans son histoire ne suffit pas. Elle est encore trop loin de cette vie qu’il a mise au cœur de sa pensée. Pour s’en approcher, il doit montrer comment elle s’inscrit dans l’histoire politique ; comment elle y entre et comment elle se rattache aux formes constitutionnelles existantes. Cela le conduit inévitablement à  la constitution anglaise, dont la durée et la stabilité politique marquaient déjà  les esprits au temps de l’élaboration de la Charte constitutionnelle. La constitution anglaise s’impose à  lui comme le point de départ de sa réflexion sur la constitution du pouvoir étatique et il n’est pas avare de louanges à  son égard : Elle est un modèle pour l’avenir européen, juste, excellente, convenable, et le caractère constitutionnel qu’ont pris les états feudaux en Angleterre constitue un progrès qui a marqué l’historie du monde et que nul ne pouvait faire reculer. Mais si l’attraction qu’exerce la constitution anglaise sur Stahl est tellement forte qu’elle en vient presque à  effacer le thème de la Révolution de sa monographie sur le principe monarchique, ce n’est pas à  cause de ses mérites intrinsèques. Stahl s’intéresse au modèle constitutionnel anglais, parce qu’il est porteur d’une menace insidieuse qui est le parlementarisme. Comme il ne cesse pas de le rappeler, son avènement signifie la libération du peuple de la tutelle du monarque, sa constitution comme sujet politique autonome. Même si les formes juridiques restent inchangées, même si le monarque porte le titre de souverain, la réalité du système parlementaire est que le monarque ne détient pas le pouvoir. Sous la forme monarchique, ce que la constitution anglaise véhicule n’est rien d’autre que la souveraineté du peuple.

Si le modèle constitutionnel anglais constitue le point de départ pour la réflexion de Stahl, le but de son exposition est de délier le constitutionnalisme du principe parlementaire, montrer qu’il peut y avoir constitution – ce qu’il qualifie comme la revendication de l’âge – sans pour autant céder au parlementarisme. C’est autour de l’opposition totale entre les principes parlementaire et monarchique qu’il articule sa doctrine du principe monarchique : « Il n’y a pas de milieu possible entre le principe monarchique et le principe parlementaire ». Le champ de bataille est l’histoire et pour en évincer le principe parlementaire, Stahl le cantonne dans sa propre histoire. Si les bienfaits du parlementarisme sont réels, ils le sont seulement pour les Anglais. La primauté constitutionnelle du parlement appartient à  « l’individualité la plus profonde de la constitution anglaise ... hors de toute comparaison et de toute tentative de l’ériger en exemple par d’autres États ». L’introduction de la figure de l’individualité de l’État dans l’histoire entre en tension avec la tendance universaliste de l’histoire providentielle. Si Dieu est le moteur véritable de l’histoire, on voit mal pourquoi cette historie se scinderait en histoires nationales. Et Stahl de nous expliquer que l’origine nationale du droit ira en décroissant au fur et à  mesure que la science vraie et l’unité des peuples s’imposeront dans l’histoire ; avec le temps, les différences entre les nations seront négligeables, reflétant différences entre mœurs locaux et non pas différences morales. Au premier abord, la tension entre individualité et providence dans l’œuvre de Stahl semble naître d’une volonté de s’accommoder des exigences politiques. Rien n’est moins sûr. Bien que les considérations d’opportunisme politique, qui pourraient motiver l’introduction de l’individualité là  où elle n’a pas de place, ne manquent pas, il serait réducteur de ne voir en la tension qui en découle qu’une opposition entre vision religieuse et nécessité politique. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que les principes parlementaire et monarchique s’opposent déjà  à  l’intérieur de l’histoire providentielle. Le monarque étant la pierre angulaire dans le rayonnement de Dieu, la détermination de sa position constitutionnelle revêt une importance qui est tout autant théologique et politique. Tout affaiblissement de sa position touche ainsi inévitablement à  la présence divine dans l’histoire. Le point extrême de cet affaiblissement est la république, où la communauté politique s’est renfermée sur elle-même, trouvant en son sein son propre fondement, tournant son dos à  Dieu. S’il est vrai que le tournant national que prend l’histoire providentielle se prête à  l’instrumentalisation politique, il est non moins vrai que la lecture théologique qu’en donne Stahl est irréfutable. Dans la perspective qui est la sienne, l’opposition entre les principes parlementaire et monarchique n’est pas simplement un fait politique ; elle engage toute l’existence de l’homme : « Entre les principes qui s’opposent comme des ennemis, il n’y a ni conciliation, ni milieu. Soit tout ordre et tout pouvoir suprême est le fait des hommes, érigé pour servir aux fins humaines ; soit ils sont le fait de Dieu et servent à  réaliser sa volonté. Il n’y a pas d’union possible entre légitimité et souveraineté du peuple, entre foi et absence de foi, entre vérité et erreur ».

Le choix entre les deux principes est un choix éminemment existentiel. Il concerne la façon d’être la plus fondamentale de l’homme, c’est-à -dire son rapport à  Dieu, avant de concerner son être politique. L’histoire qu’esquisse Stahl est l’histoire d’un choix : celui d’entrer en cette histoire qui, comme il nous rappelle à  maintes reprises, fait figure d’exception dans l’histoire constitutionnelle de l’Ouest, parce qu’elle n’est pas l’histoire de la souveraineté du peuple, mais de la légitimité de la domination. On s’est interrogé sur la réalité que la prétention exceptionnaliste recouvre : est-ce que la Sonderweg allemande, dont Stahl se fait le chantre, constitue bel et bien un modèle sui generis dans l’histoire constitutionnelle de l’Europe, ou est-ce là  un agrégat des éléments constitutionnels sans unité propre, une œuvre de bricolage faite pour donner au pouvoir royal une nouvelle assiette même plus ferme que celle que la Révolution avait fait voler en éclats ? Il nous paraît impossible de trancher entre les deux alternatives sans, par cet acte, tracer une ligne qui démarque la constitution « véritable » de son inscription dans l’histoire. Mais en proposant une telle démarcation – entreprise hasardeuse –, nous nous rendrions incapables de suivre jusqu’au bout la démarche de Stahl qui ne prend tout son sens qu’à  la lumière de l’affirmation du caractère exceptionnel du droit politique allemand, tel qu’il s’est développé dans cette histoire providentielle dont Stahl nous fait l’esquisse. Nous laissons donc en suspens cette alternative. Ce choix va de pair avec une certaine cécité par rapport à  la situation dans laquelle s’inscrit la démarche de Stahl, mais il s’impose à  nous qui voulons en éclaircir un aspect qui n’est pas sans intérêt pour la compréhension des ressorts du droit politique allemand du XIXe siècle : quelles sont les exigences structurelles de la construction du droit politique qu’entreprend Stahl qui le poussent à  l’affirmation d’un tel exceptionnalisme, et comment va-t-il s’y nicher ?

Nous disposons déjà  d’éléments d’une réponse. Comme nous l’avons vu, l’introduction de l’individualité nationale dans la matrice providentielle de Stahl scinde son esquisse historique en une pluralité de trajectoires nationales, arrimant le parlementarisme à  l’une d’entre elles, manœuvre dont la finalité peut être qualifié de politique et de théologique, c’est selon. La conception d’une histoire constitutionnelle non-parlementaire sauvegarde la possibilité de la liberté humaine, dont l’existence dépend de la subordination politique de l’individu à  l’autorité d’un souverain ne relevant pas d’une autorisation constitutionnelle, c’est-à -dire un souverain qui n’est pas issu du peuple. Tout cela nous l’avons déjà  indiqué. Mais à  travers la mise en scène par Stahl de cette histoire, nous voyons aussi comment il s’y prend pour récupérer cette liberté, la faire vivre et l’inclure dans sa construction du droit politique. Sa démarche naît, en quelque sorte, d’une surenchère, de la volonté d’affirmer le propre d’une position particulière jusqu’à  en faire une exception. L’affirmation du caractère unique du droit politique allemand lui confère une urgence qui se reflète non seulement dans les relations entre ordres juridiques nationaux, mais aussi dans la façon dont ce droit est vécue et assumé par ceux qu’il domine et dirige. Cette surenchère mène Stahl au-delà , ou en-deçà , du droit politique. Comme le montre l’exemple du roi anglais, qui porte le titre de souverain, mais sans l’être, c’est seulement dans la façon dont le droit politique est vécu et assumé par un peuple, qu’on peut trouver des différences pour fonder une position d’exception. Le principe monarchique reflète cette dimension intra-constitutionnelle qui fait la différence entre le constitutionnalisme allemand et le parlementarisme anglais. Bien qu’il soit un supplément nécessaire à  la souveraineté, parce qu’il en détermine la réalité, le principe monarchique reste en dehors d’elle. Il est fait d’une autre étoffe : « La souveraineté du roi est un concept juridique pur et simple, tandis que le principe monarchique désigne une position de fait ».

Le changement de registre entre droit et fait signale que nous sommes toujours pris dans ce tournant qui va vers cette chose que Stahl appelle histoire. Ce qu’il désigne sous le nom du principe monarchique est bien un fait historique. Au moins, c’est cela qu’il nous dit : La situation de fait que décrit le principe monarchique – la prépondérance du monarque dans la constitution qui lui permet, s’il en est besoin, de gouverner tout seul – existait déjà  au temps de la veille constitution territoriale allemande, ne faisant alors l’objet d’aucune contestation. En inscrivant le principe monarchique dans l’histoire, Stahl ne nous fait pas simplement part d’une observation quelconque. Il donne à  la constitution une dimension vitale, il la fonde dans une réalité vécue, ambition qui était toujours au cœur de son mouvement vers l’histoire. Tournant historique ne signifie pas que le droit est pensé à  partir de l’historie, à  partir d’un droit passé, mais au contraire, qu’il est pensée à  partir d’une réalité vécue, de son intérieur. La constitution n’est pas seulement un corpus des règles, tels qu’ils existent à  un moment donné dans l’histoire, mais aussi – et surtout – une façon d’être pour ce sujet collectif qui est gouverné par elle. Ceci est le sens du corollaire que Stahl donne au principe monarchique : « Il va de soi, et nous l’avons indiqué dès le début, que non seulement le principe monarchique peut être réalisé de maintes façons, mais aussi qu’il peut déterminer la constitution dans un dégrée plus grand ou moindre ». La détermination, dont parle Stahl ici, fait référence au sujet collectif qui vit et qui assume le droit, mais ce qu’il entend par son corollaire va plus loin : en faisant du principe monarchique le fondement du droit politique allemand et de celui-ci une exception historique, il affirme l’obligation pour l’État de réaliser son individualité au plus haut point, d’être soi-même autant que possible. En affirmant que le principe monarchique est le propre du droit politique allemand, Stahl affirme qu’il doit l’être. Il doit l’être, et pour qu’il le soit, il faut qu’il y ait encore une détermination du droit politique par le principe monarchique, toujours encore une. Le principe – et l’exception dont il est le nom – devient alors une modalité existentielle, la manifestation juridico-politique de l’intensité de l’existence de ce sujet collectif qui est la nation allemande.

L’intensité marque l’intersection entre le sujet collectif et le sujet singulier qui sont également impliqués dans la détermination de la constitution par le principe monarchique, détermination qui se fait en deux actes parfaitement parallèles : l’assomption par le sujet collectif de son individualité nationale et l’assomption par le sujet singulier de son individualité individuelle. Dans la situation d’exception, les deux a subjectivité et l’existence de l’individu viennent se superposer l’une sur l’autre. À travers l’affirmation de l’individualité de la nation à  laquelle il appartient, l’individu affirme aussi la singularité de sa propre existence. S’il assume la position que le droit politique allemande lui assigne dans la constitution – réflexion de l’exception allemande –, celle-ci le renvoie à  son existence toujours singulière et donc exceptionnelle. À travers sa position constitutionnelle – qui traduit son impuissance politique –, il entre en relation avec le pouvoir souverain qui le dirige. Bien que ce pouvoir soit étranger à  lui, il ne pose pas de limite à  sa liberté. Au contraire, il lui permet d’affirmer ce qui lui est propre. Dans une manœuvre qui semble préfigurer celle opère par Carl Schmitt en 1928, c’est toute la sphère de la liberté personnelle – l’élément du libéralisme – qui est en quelque sorte intégrée dans la constitution. Le monarque et le peuple, ces deux pôles qui ne se touchent que par l’intermédiaire de la représentation populaire, sont installés dans un face-à -face qui ne bascule pas dans le conflit, parce que ce qu’importe n’est pas l’autre, mais le tiers auquel ils sont subordonnés. Le monarque et le peuple étant tous les deux tournés vers Dieu, il ne s’agit pas, à  vrai dire, d’un face-à -face, mais d’un être-ensemble. À l’intérieur de l’Empire éthique, il n’y a pas d’opposition possible entre le peuple et le monarque : soit leur intérêt coïncident, étant la réflexion de leur subordination commune, soit leurs sphères ne se touchent pas. Au premier abord, on dirait qu’il n’y a plus de politique dans cet Empire éthique stahlien, parce qu’il n’y a rien qui puisse servir d’assiette à  une position politique. Il y reste pourtant quelque chose, une disposition que Stahl diagnostique déjà  dans l’école historique. Bien que l’école n’avance pas un système politique, elle a bien un caractère politique qui n’est pas lié à  une « doctrine politique déterminée », mais à  une « certaine disposition politique » dont l’essence, comme nous l’avons vu, est le respect pour l’ordre et la modestie dans le changement de celui-ci. La politique subsiste sous la forme d’un impératif : la subordination de toutes les positions politiques au maintien de l’ordre politique et de l’équilibre constitutionnelle. Cette disposition est un élément clef dans l’inscription historico-politique de la pensée stahlienne. Dans une version sécularisée, elle passe dans le positivisme juridique allemand qui s’articule autour de l’identité symbolique entre le pouvoir étatique et le peuple. En tant qu’articulation de la société, cette inflexion de la construction du droit politique constitue un mouvement rétrograde par rapport à  Hegel qui y fit entrer les conflits sociaux qui accompagnent la désimplication de l’État et de la société civile. Mais, dans un certain sens, c’est précisément par son refus d’admettre la scission au cœur de la société moderne que la doctrine de l’État de Stahl s’avérera être plus appropriée à  l’actualité politique allemande après l’échec de la révolution de 1848. En éludant la question de l’opposition sociale qui définit la politique moderne, elle permet d’accéder à  un terrain neutre, un terrain où les adversaires politiques peuvent se rencontrer. Mais si nous voulons comprendre toute l’influence qu’exerce la pensée de Stahl sur le droit politique allemand jusqu’à  l’effondrement de l’Empire, et même au-delà , nous devons regarder au-delà  de sa finalité politico-juridique. Si la pensée de Stahl s’imposa à  tous, c’est aussi parce qu’elle rendait possible une autre rencontre, dont Stahl lui-même ne fait qu’indiquer le lieu : la rencontre de l’individu et de la nation à  travers l’intensité de l’existence.

Droit politique : le passé d’une fiction ?

Il semble qu’en restituant l’unité de l’œuvre de Stahl, nous l’avons mis à  l’écart des discours philosophique et juridique traditionnels sur le droit politique. Si, comme nous l’avons soutenu, son unité est celle d’une démarche personnelle, alors, la question de sa relevance pour la compréhension du droit politique, son devenir et ses ressorts, se pose. Est-ce que ce que l’œuvre de Stahl nous offre est autre chose qu’une perspective particulière, trop particulière pour ceux qui ne la partagent pas ? Pour nous, son intérêt tient au fait que, tout en étant particulière, tout en cherchant de se détacher de la tradition philosophique du droit politique, l’œuvre de Stahl reste néanmoins ancrée dans celle-ci. S’il s’obstine à  ne vouloir penser le droit politique qu’à  partir de l’existence, c’est qu’il reprend, à  sa manière, une de deux exigences que formule le droit naturel à  la construction du droit politique : que la liberté de l’individu doive être la source de tout pouvoir. Stahl radicalise cet impératif, il en détourne le sens, mais encore une fois, la différence n’est pas de l’ordre structurel; elle relève de l’intensité. C’est l’intransigeance avec laquelle il affirme la première exigence qui le conduit à  réfuter la deuxième : que la construction du droit politique doive faire en sorte que cette liberté personnelle qui est le fondement de tout pouvoir soit toujours dirigée vers le bien commun, les res publica. Stahl n’y croit plus. L’ordre civil ne peut jamais être à  la hauteur de ce bien, vers lequel la liberté de l’homme doit être dirigée. Ainsi, la particularité de la perspective stahlienne apparaît comme un aspect de l’occupation instinctive qui le faisait revenir sans cesse à  la philosophie de Hegel. Mais ce n’est pas une tâche aisée de sortir de la philosophie, surtout si l’on veut faire sa sortie par et dans la philosophie. Que Stahl ne trouve pas dans les travaux de l’école historique ce « principe philosophique nouveau » qu’il cherche nous confirme que les formats de pensée ont la vie dure.

Mais renvoyer l’œuvre de Stahl à  ses origines philosophiques serait se méprendre sur son sens et sa signification. Sa volonté d’en sortir est réelle ; la perte de l’autorité du discours philosophique sur le droit politique l’est tout autant. Ce que Stahl nous donne à  penser n’est pas l’impossibilité de sortir de la philosophie, mais la volonté de le faire. Où sont les ressorts de cette volonté ? Nous savons qu’il y va de la liberté, ou plutôt de l’existence. Mais quel est le caractère de ce droit politique qui s’empresse d’aller au-delà  les abstractions philosophiques, vers la liberté, vers l’existence. Il n’est pas certain que le droit politique puisse se tenir là , au plus près de l’existence, tout en conservant son caractère politique. Depuis toujours, il est une œuvre de fiction. Son idée fondatrice – que la liberté puisse être traduite en ordre sans rien perdre de sa pureté – en est une, et son génie était de la rendre nécessaire en pérennisant l’équilibre toujours instable entre liberté et domination. Mais peut-on encore trouver un équilibre dans l’infini de l’existence ? Stahl lui-même nous indique la réponse. En introduisant la nation dans son esquisse historique, il se plie à  la nécessité de tenir la construction du droit politique à  l’écart de l’existence, de lui trouver une assiette plus ferme. C’est à  travers l’affirmation de la spécificité nationale du droit, et seulement à  travers elle, qu’il arrive à  penser l’histoire du droit politique comme une histoire de la liberté. Le concept de la nation dont la postérité de Stahl fera un usage autrement plus affirmé ne sera bien sûr pas la dernière figure de notre imagination politique et culturelle à  être convoquée pour entrer dans cette histoire. La nation sera suivie par tant d’autres figures qui servent toutes à  montrer que le droit politique traduit bien la liberté d’un sujet dans le temps et dans l’espace : celle de la civilisation, de l’empire, de la race, de l’homme, de l’Europe. Si la fiction du droit politique en appelle d’autres, c’est peut-être qu’il y a dans l’idée de vouloir penser la liberté, la fonder, un élément mystificateur. Il est peut-être temps que nous nous interrogions sur cette pulsion politique dans le droit. Un droit sans politique ou un droit sans liberté. Est-ce là  une terminaison qui doit tenter l’âme avide ?

Amnon Lev est professeur assistant à  la Faculté de droit de l’Université de Copenhague (Centre d’Études de la Culture Juridique).

Pour citer cet article :

Amnon Lev « L’ordre et l’existence : Stahl et les fondements du droit politique moderne », Jus Politicum, n°5 [https://juspoliticum.com/articles/l'ordre-et-l'existence-:-stahl-et-les-fondements-du-droit-politique-moderne-299]