Au sein des réflexions que suscite aux États-Unis la pratique du contrôle de constitutionnalité, la théorie dite processualiste occupe une place de choix. Cet article présente les polémiques suscitées par une de ses premières formulations, développée en 1959 par Herbert Wechsler.

The constitutional judge between law and politics: a brief presentation of the dispute over the “neutral principles”In the ongoing debate stirred in the United States by judicial review, process-based theories play an important part. This paper analyses the controversy raised by an early version of these theories, set forth in 1959 by Herbert Wechsler.

Der Verfassungsrichter zwischen Recht und Politik : gekürzte Darstellung der Kontroverse über die ,,neutralen Prinzipien"Unter den Überlegungen über die amerikanische Praxis der Kontrolle der Verfassungsmäßigkeit spielt die sog. Prozessuale Theorie eine bedeutende Rolle. Dieser Aufsatz bringt die Polemiken vor, die eine ihrer früheren Versionen, die Herbert Wechslers 1959 entwickelte, beigetragen hat.

Le 7 avril 1959, Herbert Wechsler, professeur de droit à  l’Université de Columbia, prononçait à  Harvard une conférence intitulée « Toward Neutral Principles in Constitutional Law » (« Vers des principes neutres en droit constitutionnel »). Cette conférence déclencha une polémique qui devait enfiévrer la doctrine constitutionnaliste pendant plusieurs années. Elle apparaît aujourd’hui, aux États-Unis, comme une référence obligée dans toute discussion relative à  la légitimité démocratique du judicial review.

Il n’est évidemment pas question de proposer ici un bilan de la manière dont a été reformulée et retravaillée, au fil du temps, « la querelle des principes neutres ». Notre (très modeste) objectif est de présenter certains points de la discussion qui s’est nouée, au tournant des années 1950-1960, autour de la thèse wechslérienne. Cette discussion recouvre, pour l’essentiel, une querelle de famille. Elle met aux prises les représentants d’une génération de constitutionnalistes (Eugene Rostow, Louis Pollack, Charles Clark, Charles Black, Louis Henkin) qui vécurent comme une libération, en 1937, la chute du « gouvernement des juges », ainsi que des hommes plus jeunes (Alexander Bickel, Martin Shapiro, Harry Wellington), entrés dans la carrière après la Seconde Guerre mondiale.

La conférence d’Herbert Wechsler s’ancre dans l’actualité du moment. Elle s’ouvre par la réfutation de la thèse soutenue l’année précédente, au même pupitre de la Conférence Holmes de l’Université d’Harvard, par le juge Learned Hand : le pouvoir de judicial review, affirme Wechsler, est établi par le texte même de la Constitution, ce n’est donc pas un pouvoir de fait dont il faudrait s’accommoder comme d’un mal nécessaire, en limitant drastiquement son champ d’application. Elle se poursuit par l’énoncé, à  l’usage tant de la Cour que de ceux qui en commentent les décisions, de la thèse des « principes neutres », qui condense l’approche dite « processualiste » (process-based) de l’exercice de cette prérogative judiciaire. Elle se clôt par une vigoureuse critique de décisions récentes de la Cour suprême, dont Wechsler estime qu’elles sont mal fondées. La querelle précipitée par la conférence d’Herbert Wechsler doit une large part de sa vivacité, nous le verrons, à  ce contexte doctrinal et politique. Pour en saisir les enjeux, il faut par ailleurs garder à  l’esprit qu’elle se déroule aux États-Unis, patrie du contentieux concret de la constitutionnalité des normes où les tribunaux sont appelés à  trancher entre des prétentions contraires formulées par des parties « en chair et en os » (of flesh and blood). Jusqu’à  quel point le juge, lorsqu’il interprète une disposition constitutionnelle, doit-il se montrer indifférent à  la situation concrète des plaignants – à  leur couleur de peau par exemple ? La partie perdante pourra-t-elle, demain, invoquer à  son profit la ratio decidendi d’un jugement aujourd’hui rendu à  sa défaveur ? Quand peut-on dire d’une décision qu’elle est l’expression des préférences partisanes du juge ? Comment assurer le développement cohérent d’une politique jurisprudentielle, dans un système régi par la règle du précédent ? C’est à  ces différentes questions que la thèse des « principes neutres » veut apporter une réponse.

À l’heure où s’estompent (paraît-il) les différences entre le judicial review « à  l’américaine » et le contrôle de constitutionnalité de style européen, la manière d’aborder ces problèmes semblera peut-être moins exotique que naguère. L’enjeu du débat, au demeurant, se retrouve dans toutes les démocraties où des juges non élus et politiquement irresponsables jouent un rôle politique de premier plan. La thèse des « principes neutres » se déploie en effet sur le fond d’une dichotomie dont elle cherche à  tirer des conséquences normatives pour la pratique du pouvoir de judicial review : la dichotomie entre « droit » et « politique » ou, selon l’approche classique du problème aux États-Unis, entre « exercice de la raison » et « acte de volonté ». Lorsqu’une décision judiciaire a pour effet de paralyser la volonté exprimée par les représentants du peuple, et qu’elle est donc, en ce sens, « politique », en quoi mérite-t-elle encore d’être caractérisée comme une décision de nature juridictionnelle ? La thèse est que ce qui distingue un tribunal d’un « pur organe de pouvoir » (naked power organ), c’est la nécessité où il se trouve de devoir fonder ses décisions sur des principes « neutres », c’est-à -dire de justifier ses décisions en donnant des raisons.

Le contexte doctrinal de l’appel aux « principes neutres »

Au moment où Herbert Wechsler prononce sa conférence, il est, avec Henry Hart et Lon Fuller, un des principaux représentants d’un mouvement qui, né au début des années 1940, est en train de se structurer en véritable école : l’école du legal process, qui applique à  la question du contrôle de constitutionnalité une analyse de type processualiste (process-based) et prône une « élaboration raisonnée » (reasoned elaboration) du jugement de constitutionnalité.

En 1959, cette école dispose d’une tribune, les « Forewords » de la Harvard Law Review, et de deux textes de référence : la première édition du manuel d’institutions judiciaires et droit processuel d’Henry Hart et Herbert Wechsler (The Federal Courts and the Federal System) et le tapuscrit du cours d’introduction au droit d’Henry Hart et Albert Sacks, dont des exemplaires circulent déjà  partout dans le pays.

L’école du legal process entend mettre un terme à  l’emprise exercée par le réalisme juridique (legal realism), sans pour autant revenir au statu quo ante marqué par la domination de la philosophie formaliste ou mécanique du droit (mechanical jurisprudence). Les processualistes se fixent pour ambition d’« intégrer la sophistication intellectuelle du réalisme juridique tout en éludant l’aspect le plus corrosif de son message, à  savoir qu’il n’existe aucune manière analytiquement défendable de distinguer entre droit et politique. […] La stratégie intellectuelle des auteurs des années 50 a consisté d’une part à  prendre acte, avec les réalistes, de l’absence de fondement neutre et prédéterminé permettant de statuer sur les enjeux sociaux inhérents aux litiges ; d’autre part à  limiter immédiatement la portée de cette concession en confinant son champ d’application aux questions ‘de fond’, pour soutenir qu’au plan procédural, un discours neutre, apolitique, raisonné – juridique, en somme – demeurait possible – d’où l’appellation de ‘théorie processualiste’ (process theory) ». La division entre la substance et la forme, ou entre le résultat et la manière d’y arriver (process), est exactement superposable à  la ligne de partage entre politique et droit. La question posée au juge est toujours politique, mais la manière de construire la réponse ne doit pas l’être.

Les processualistes admettent, en dignes héritiers de Holmes, que « le droit ne vit pas de logique, mais d’expérience ». Mais ils ajoutent que « le droit vit de raison ». La principale exigence qu’ils adressent à  la Cour suprême appliquant la Constitution (on verra par la suite à  quel point cette précision est importante), c’est qu’elle justifie ses décisions, de manière détaillée et cohérente. « Dans le monde des tenants de l’Élaboration raisonnée, les juges ne ‘découvrent’ pas le droit, comme le posait la [conception traditionnelle], mais ils ne le ‘font’ pas non plus au sens des réalistes : ils raisonnent pour l’atteindre, et explicitent ensuite le cheminement de leur pensée ». Face aux réalistes « qui parlent comme si les décisions de justice étaient intrinsèquement identiques aux autres types de décision politique, [et] comme si le processus de ‘justification raisonnée’ ne faisait que dissimuler la nudité du roi », ils veulent démontrer que la décision juridictionnelle, enserrée dans un réseau de contraintes spécifiques, ne relève pas d’un pur acte de volonté, d’un simple décret (fiat). Un tribunal ne fonctionne pas comme un organe de gouvernement. « Il serait temps que l’on admette à  nouveau, à  l’intérieur de la profession comme à  l’extérieur, que c’est la raison qui est la vie au droit, pas les bulletins de vote ».

La thèse développée par Herbert Wechsler dans sa conférence de 1959 s’inscrit très explicitement dans ce mouvement, dont elle marque l’arrivée à  maturité. Wechsler s’y adresse à  ceux, juges ou professeurs, qui « ne perçoivent dans le droit que l’élément de décision (fiat) » et/ou qui « évaluent la valeur de l’interprétation [d’une disposition constitutionnelle] à  l’aune des résultats qu’elle permet d’atteindre dans une espèce donnée, en se demandant si elle favorise ou freine le progrès des intérêts ou des valeurs qu’ils soutiennent » [« Neutral principles », p. 11].

La marque de l’école processualiste apparaît dès le premier mouvement de la conférence [N.P. pp. 2-10], dans la réponse que Wechsler adresse aux doutes exprimés par Learned Hand sur la légitimité du pouvoir de judicial review. Pour Wechsler, la question ne se pose pas : « je n’ai pas le moindre doute à  l’égard de la légitimité du judicial review, lorsque l’acte contrôlé par le juge – qu’il émane du législateur ou de l’exécutif, d’un État ou de l’Union - est applicable à  un litige par ailleurs propre à  être résolu par la voie juridictionnelle » [N.P. p. 2]. Le pouvoir de judicial review, on le voit, est fermement arrimé à  la clause des « cases and controversies » qui délimite la sphère de compétence du pouvoir judiciaire (Article III, sec. 2 de la Constitution fédérale). La fonction des tribunaux est de trancher les litiges particuliers ; le contrôle de constitutionnalité est une conséquence incidente ou accidentelle (« accidental by-product ») de cette fonction. L’argument, d’un clacissisme achevé (il est notamment au cœur de l’arrêt Marbury v. Madison), permet, au début des années 50, de réaliser une synthèse entre les enseignements du réalisme et la volonté d’en limiter la portée : les choix du juge sont souvent politiques et c’est inévitable ; pour canaliser ce pouvoir, la seule solution est de veiller au strict respect des normes de second rang qui organisent l’exercice du pouvoir juridictionnel. « Ce n’est pas un hasard », observe Akil Reed Amar, « si Hart et Wechsler consacrent le premier chapitre de leur manuel à  l’analyse de la myriade de sous-doctrines qui irriguent la clause des « cases and controversies » - règles relatives à  la liaison du contentieux, à  la caducité d’un litige, à  l’intérêt pour agir, à  la recevabilité de la demande etc. »). La question de constitutionnalité doit d’abord et avant tout être une question justiciable : les tribunaux ne sont « ni les conseillers des assemblées ou des gouvernements, ni, comme le croient les ignorants, des forum ouverts à  tous vents où viendraient s’exprimer toutes les doléances qui se réclament de la Constitution ». Leur devoir est de « trancher le litige qui leur est soumis, avec tout ce que cela implique en termes de respect scrupuleux des exigences procédurales et des règles de compétence et de recevabilité » [N.P. p. 6].

Mais c’est le deuxième temps du propos, consacré aux « principes neutres » [N.P. pp. 10-20], qui explicite les différents articles du credo processualiste. Wechsler se demande selon quels critères on doit évaluer l’œuvre des juges lorsqu’ils interprètent et appliquent, à  l’occasion d’un litige, une disposition ou un principe constitutionnels. « Si les tribunaux, valablement saisis d’un litige, ne peuvent se dérober à  leur devoir de statuer sur la compatibilité avec la Constitution d’actions prises par les autres pouvoirs de l’État, […] vous ne douterez pas de la pertinence et de l’importance de la question suivante : quels sont, s’ils existent, les canons d’interprétation qui s’imposent ? Existe-t-il des critères auxquels la Cour suprême et ceux qui entreprennent de louer ou condamner ses décisions sont moralement et intellectuellement tenus d’adhérer ? » [N.P. pp. 10-11]. Selon Wechsler - et c’est là  le cœur de sa thèse - ces critères existent : ce sont les « principes neutres ».

Deux malentendus sur le sens de cette formule doivent être écartés d’emblée.

En premier lieu, il convient de souligner que ce n’est pas le contenu des principes qui est visé. La Constitution fixe des principes - ou des valeurs – que le juge a pour mission (Wechsler y insiste à  peine, tant la chose est évidente pour les hommes de sa génération) de faire évoluer avec le temps, mais dont il ne doit en aucun cas chercher à  désamorcer la charge axiologique (c’est-à -dire, dans un contexte américain, idéologico-politique). Les « principes neutres » sont des méta-principes qui doivent orienter le processus d’explicitation, d’actualisation, de concrétisation et d’expansion des principes constitutionnels stricto sensu. Ils guident le juge dans le choix d’une méthode d’interprétation du texte (« le degré de contrainte [qu’exercent sur le processus d’interprétation] la lettre du texte constitutionnel, l’histoire de son élaboration et les interprétations judiciaires antérieures […] est une question qui doit être tranchée, autant qu’il est possible, par des principes neutres » [N.P. p. 17]). Ils organisent la manière dont le juge enrichit le contenu des prescriptions constitutionnelles, les applique à  des situations de fait nouvelles, étend ou restreint leur champ d’application… Ce sur quoi porte la conférence d’Herbert Wechsler, c’est donc en réalité, comme l’avait souligné son collègue d’Harvard Ernest J. Brown, « l’application neutre de principes généraux », ou « l’application neutre de principes (ou de valeurs) tirés de la Constitution ».

L’adjectif « neutre », en second lieu, a souvent été mal compris. Wechsler l’a admis lors de la réimpression du texte de sa conférence dans un recueil d’articles paru en 1961 : ce choix n’était peut-être pas le plus judicieux, « mais pour ma défense, je dirai simplement que je n’en ai pas trouvé d’autre qui permette de mieux exprimer ce que je voulais dire. Ni ‘impartial’, ni ‘désintéressé’, ni ‘impersonnel’ - les autres possibilités que j’avais envisagées – ne m’ont paru aussi adéquats ; et s’en tenir à  ‘général’, bien que l’idée de généralité soit évidemment présente, ç’aurait été renoncer aux connotations auxquelles je tenais. Que le contenu de ces connotations soit quelque peu énigmatique, ce n’est pas, de mon point de vue, une vraie faiblesse. Car le sujet est énigmatique ».

Sur ce sujet « énigmatique », l’approche wechslérienne a donné lieu à  une myriade de reconstructions doctrinales, parfois non dénuées de procès d’intention. Nous proposons d’admettre que, pour Wechsler, la « neutralité » des principes d’interprétation et d’application de la Constitution doit avant tout se comprendre négativement. La décision « fondée en principe » (principled) se définit par ce à  quoi elle s’oppose : la décision politique. Cette dichotomie entre « droit » et « politique » s’organise autour de trois axes.

D’abord, l’interprétation politique de la Constitution est toujours partiale, ou partisane. Qu’elle émane d’un dirigeant, d’un juge, d’un professeur de droit ou d’un éditorialiste, elle vise à  démontrer qu’un camp a raison, et que l’autre a tort. Une interprétation authentiquement judiciaire doit en revanche être « neutre », au sens de « désintéressée », « impartiale », indifférente à  l’identité du vainqueur « un syndicat ou un contribuable, un Noir ou un ségrégationniste, une grande firme capitaliste ou un communiste » [N.P. p. 12]. Wechsler a très tôt fait le parallèle entre la thèse des principes neutres et le jugement rendu en 1946 par le tribunal de Nuremberg, dont il eut à  rédiger, en qualité de conseiller des deux juges américains, une assez large part : « dans le cadre lointain et irréel du Tribunal militaire international, la neutralité et la généralité sont apparues comme les caractéristiques intrinsèques du droit et comme les composantes fondamentales de l’action judiciaire. Cette affaire a donc un lien très important avec la thèse centrale de ‘Toward Neutral Principles’ ». Il le redira bien des années plus tard, dans un passionnant entretien accordé à  deux jeunes collègues de Columbia : si à  Nuremberg quelque chose comme du droit a été dit, c’est parce « nous [membres du Tribunal] nous sommes efforcés de juger l’ennemi uniquement en fonction de critères que nous nous serions appliqués à  nous-mêmes, que nous aurions accepté de nous appliquer à  nous-mêmes, et que nous nous serions sentis obligés de nous appliquer à  nous-mêmes ».

L’interprétation politique de la Constitution, ensuite, est de circonstance, opportuniste, ad hoc. Elle ne lie pas celui qui la promeut, elle n’engage que ceux qui y croient… Wechsler cite (entre autres exemples de retournements spectaculaires) le cas de Thomas Jefferson, qui après avoir soutenu avec la dernière énergie que le Congrès ne disposait pas du pouvoir de créer une banque nationale car la clause « necessary and proper » était d’interprétation stricte, a promu sans la moindre hésitation une interprétation maximale de cette disposition lorsqu’il s’est agi de savoir si le Congrès pouvait acheter le territoire de la Louisiane. Le juge, quant à  lui, est tenu de dégager de la Constitution un principe « neutre » qui rende possible un développement de la jurisprudence que nous qualifierions en Europe de « cohérent » ou de « prévisible », et qui renvoie plutôt ici (car l’accent est mis sur les garanties offertes aux plaideurs) à  l’idée d’impartialité : « si la Cour autorise un État à  exiger du Ku Klux Klan qu’il rende publique la liste de ses membres, elle ne pourra pas interdire à  un autre État d’exiger la même chose du NAACP [NdT : National Association for the Advancement of Colored People], sauf si elle met en évidence des différences pertinentes entre les deux situations ».

L’interprétation politique de la Constitution, enfin, n’a pas à  se justifier. Elle est à  elle-même son propre fondement. Il faut redire ici que la distinction entre interprétation « politique » et interprétation « juridique » (ou « neutre », ou « raisonnée ») n’a aucun contenu matériel : elle est exclusivement procédurale. Ce qui caractérise les décisions prises par le juge constitutionnel, dont le contenu et la portée sont évidemment « politiques » « au sens où elles supposent un choix entre des valeurs ou des désirs concurrents, choix matérialisé par l’acte législatif ou exécutif que le juge doit soit condamner, soit bénir » [N.P. p. 15], c’est qu’elles doivent être justifiées. Aucune contrainte de ce type ne pèse sur le législateur et l’exécutif, qui « ne sont pas tenus par la nature de leurs fonctions de justifier les valeurs qu’ils imposent en développant l’explication raisonnée (reasoned explanation) inhérente à  la démarche juridictionnelle » [N.P. pp.15-16].

Wechsler résume sa thèse de la manière suivante : « les tribunaux ont le droit et le devoir, lorsqu’ils sont valablement saisis d’un litige, de contrôler les actes des autres branches du gouvernement à  la lumière des dispositions de la Constitution, même lorsque, comme il est inévitable, ces actes supposent des choix de valeur (value choices). Mais ce faisant, ils sont tenus d’agir autrement que comme un pur organe de pouvoir (naked power organ) ; ils participent [à  la vie politique] en tant que cours de justice. On ne peut donc pas éluder la question de savoir ce qui confère une qualité juridique aux choix qu’ils opèrent. La réponse, d’après moi, tient fondamentalement à  ce que leurs choix sont - ou sont tenus d’être – intégralement fondés sur des principes. Une décision fondée sur des principes, au sens où je l’entends, est une décision qui envisage tous les aspects d’une affaire en reposant sur des raisons, raisons qui, par leur généralité et leur neutralité, dépassent la solution dégagée en l’espèce. Lorsque qu’aucune raison de ce genre ne peut être trouvée pour renverser les choix de valeurs des autres branches du Gouvernement ou d’un État fédéré, ces choix, bien évidemment, doivent être maintenus » [N.P. p. 19]. Cette conclusion dévoile la finalité ultime de la thèse processualiste : justifier la posture de retenue judiciaire (judicial restraint) acquise en 1937, mais en la dotant d’un nouveau fondement. Il ne s’agit plus de la justifier à  partir d’un critère matériel (législation socio-économique versus lois touchant à  l’exercice des libertés publiques), ni d’en appeler à  des considérations liées à  la forme fédérale de l’État (en modulant le contrôle selon que l’acte émane ou non des organes de l’Union). Le critère d’une intervention légitime du pouvoir de judicial review est d’ordre processuel et/ou discursif. Il est présenté comme déduit des conditions « normales » d’exercice de la fonction judiciaire : si le juge n’est pas en mesure d’asseoir une décision d’inconstitutionnalité sur des raisons auxquelles la communauté des juristes se sentira « moralement et intellectuellement tenu[e] d’adhérer » [N.P. p. 11], il doit s’abstenir. « Il n’y a rien là  », soulignera en 1993 un Wechsler faussement candide, « de particulièrement profond ».

Son propos a pourtant soulevé une levée de boucliers immédiate et massive.

Les enjeux politiques de la querelle des « principes neutres »

Dans la dernière partie de sa conférence, Herbert Wechsler propose, de la grille d’analyse qu’il vient de présenter, une série d’illustrations qui ont mis le feu aux poudres [N.P. pp. 20-35]. Les exemples qu’il choisit d’analyser sont en effet présentés, pour l’essentiel, comme des contre-exemples, des modèles de décisions « sans principe » (unprincipled). Or ces décisions de la Cour suprême sont, au moment où Wechsler s’exprime, portées aux nues par l’Amérique progressiste (et donc la quasi-totalité des professeurs de droit), tandis que les tenants de « l’Amérique blanche » et les derniers nostalgiques du Maccarthysme crient à  l’usurpation de pouvoir et dénoncent « des décisions immorales, illégales et inconstitutionnelles ». La violence des attaques dirigées contre la Cour n’a certes rien d’inédit dans l’histoire des États-Unis. Mais l’opposition des États du Sud aux décisions prises par la Cour en matière de ségrégation raciale institutionnelle a très vite atteint un point d’incandescence jugé inquiétant par de nombreux observateurs contemporains. La mobilisation contre la jurisprudence de la Cour suprême s’est notamment manifestée par la publication, en mars 1956, du « Manifeste sudiste » signé par 100 Sénateurs et membres de la Chambre des Représentants. L’action de la Cour s’y trouvait stigmatisée comme « dénuée de tout fondement juridique, pure démonstration de puissance de la part du judiciaire (naked judicial power), et substitution par les juges de leurs propres idées politiques et sociales au droit établi ». Dans un tel contexte, l’énoncé de la thèse des principes neutres ne pouvait que produire un effet d’écho pour le moins déplaisant.

« Vous approuviez la solution dégagée par les décisions de la Cour ? » lui demanderont, bien des années plus tard, ses jeunes interlocuteurs de Columbia. « C’est pour ça que je les avais choisies », répondra sobrement Wechsler. La question, il est vrai, ne se pose pas sérieusement : Wechsler, en 1959, est professeur de droit depuis plus d’un quart de siècle (il a été nommé en 1931, à  l’âge de 22 ans), mais il est aussi, comme la plupart de ses pairs, un juriste engagé dont chacun connaît les convictions politiques. Il a assumé d’importantes responsabilités dans l’Administration Roosevelt, au moment du New-Deal, puis pendant la guerre et l’immédiat après-guerre. Il a participé au combat pour les libertés en développant, tout au long de sa vie, une pratique d’avocat pro bono, dans le domaine notamment du droit de la presse (il a par exemple été l’artisan du tournant majeur que représente, dans ce domaine, l’arrêt New York Times v. Sullivan). Comme juriste engagé, Herbert Wechsler approuve donc profondément les arrêts qu’il entreprend de critiquer en tant que professeur de droit.

Trois figures de la décision « sans principe » se dessinent à  travers les exemples choisis : la décision non motivée ; la décision partiale et inconséquente ; la décision construite en trompe-l’œil.

L’absence de motivation marque le premier ensemble d’arrêts critiqués par Wechsler. Il s’agit d’une série de jugements non motivés, rendus per curiam, qui ont permis d’une part d’étendre aux œuvres cinématographiques les garanties constitutionnelles dont bénéficiaient d’œuvres types d’œuvres de l’esprit, d’autre part d’étendre aux tramways, aux bains publics, aux jardins publics, aux terrains de golf et aux plages la solution de l’arrêt Brown ordonnant la déségrégation des écoles élémentaires publiques. Dans tous ces cas, il est purement et simplement impossible de savoir pourquoi la Cour a décidé d’étendre ainsi la portée de ses propres décisions : elle ne fournit aucune explication. Les juges ont-ils été incapables de s’accorder entre eux ? « J’ai conscience de ce qu’il est souvent plus facile pour neuf hommes de se mettre d’accord sur un résultat que sur un raisonnement. […]. Mais n’est-il pas préférable, et même en vérité n’est-il pas essentiel, que dans une telle situation les différences de position soient rendues publiques ? » [N.P. p. 21]. Dans le cas des ordres de déségrégation, le besoin « d’explication et de clarification » est d’autant plus pressant que le tracé de la ligne jurisprudentielle semble parfaitement arbitraire. La portée initiale de l’arrêt Brown était étroitement limitée à  la matière de l’enseignement public (son importance pour le développement du pays, son caractère obligatoire, le jeune âge des élèves, etc). En quoi le raisonnement qui fonde cette solution est-il transposable à  d’autres services ou lieux publics ? « Je ne dis évidemment pas que, dans ces cas, la ségrégation [raciale] obligatoire est moins grave que dans le cas de l’école. Ce que je dis, c’est que la question de savoir si elle est plus grave, moins grave ou aussi grave me semble devoir être tranchée par un jugement fondé sur des principes » [N.P. p. 22]. Le silence de la Cour constitue un manquement caractérisé aux exigences procédurales et formelles qui norment le processus de fabrication judiciaire du droit.

Ces décisions per curiam font bien sûr l’objet de la réprobation unanime des membres de l’école processualiste. Ils ramènent volontiers leur condamnation de ce procédé à  la question de la légitimité démocratique de la Cour suprême, qui est « à  la tête du seul pouvoir de l’État américain qui n’ait pas le statut de représentant et qui ne soit pas politiquement responsable » et qui est tenue à  ce titre d’« accorder un soin méticuleux au respect de procédures transparentes et équitables (open and fair) […] et [de se garder] de recourir à  des procédures sommaires qui trahissent – sans peut-être prouver – l’existence d’un objectif préétabli, d’un esprit sûr de lui, et peut-être même prévenu ».

Le reproche d’inconséquence et de partialité vise quant à  lui deux décisions motivées, mais où seul le résultat de court terme semble avoir compté pour la Cour. Il s’agissait pour elle d’étendre le champ d’application de la Constitution à  certains comportements discriminatoires émanant de personnes privées : les partis politiques excluant les Noirs de la participation aux élections primaires ; les propriétaires de biens immobiliers concluant entre eux des « accords racialement restrictifs » (racial covenants) en matière de location ou de revente de leurs biens. Dans les deux cas, la Cour a estimé que ces comportements devaient être considérés comme des « actes des pouvoirs publics » (state action), soumis à  ce titre au respect de la clause d’égale protection des lois du XIVe Amendement. Or ce n’est pas sur le fondement d’un principe neutre, estime Wechsler, que la Cour a retenu cette qualification.

La notion de « neutralité » du principe renvoie ici au niveau de généralité, ou d’abstraction, du raisonnement. Le cheminement intellectuel parcouru par le juge doit pouvoir être désolidarisé des données de l’espèce ; il doit pouvoir mener au même point, demain, dans une affaire qui présentera à  juger une question analogue ou similaire. Wechsler ne demande pas à  la Cour, au moment où elle dégage une règle ou fixe un principe, d’en prévoir toutes les hypothèses d’application ultérieure, ni toutes ses déclinaisons, modulations et adaptations futures. Mais lorsque certaines conséquences découlent logiquement de la règle qu’elle fixe, elle doit dire dans quelles conditions elle est disposée à  les assumer. Si un parti attaché aux valeurs ségrégationnistes n’a pas le droit d’empêcher un Noir de voter lors des primaires, faut-il interdire à  un parti chrétien de s’opposer à  ce que des athées participent à  la désignation de ses dirigeants ? Qu’est-ce qui s’oppose à  la substitution du mot « religion » au mot « race » dans le syllogisme déroulé par la Cour (« la discrimination raciale est interdite par la Constitution ; or les partis sont soumis au respect de la Constitution pour l’organisation des élections primaires ; donc les partis ne peuvent pas pratiquer la discrimination raciale ») ? Si un règlement de copropriété peut recevoir la qualification d’ « acte des pouvoirs publics » du simple fait que sa violation est sanctionnable par un tribunal, pourquoi ne pas appliquer le même raisonnement à  un testament ? La Cour a refusé de considérer que l’analogie était recevable, mais sans dire pourquoi. La doctrine de la state action est évidemment très complexe, puisqu’elle a pour objectif de déterminer la frontière (sinueuse) entre la sphère privée et la sphère publique ; elle ne se construira pas en un jour, mais prendra corps au fil des arrêts. Encore faudrait-il que la Cour admette qu’il est de son devoir de couler les fondations de cette œuvre à  venir. À défaut d’indices manifestant son intention de le faire, force est de conclure qu’elle a livré une décision d’espèce, c’est-à -dire une décision « sans principe », dont on peut soupçonner qu’elle a été inspirée par un mouvement de sympathie à  l’égard de la situation des plaignants. Lorsqu’un tribunal statue ainsi de manière ad hoc, sa décision est de nature politique.

Le dernier exemple de décision mal fondée, parce qu’entièrement construite de manière à  dissimuler sa propre ratio decidendi, est la décision Brown v. Board of Education : «Étant données les convictions qui sont les miennes, c’est avec un profond déchirement intérieur que je soumets ma thèse à  l’épreuve de l’arrêt [Brown]. Mais renoncer à  présenter les difficultés que soulève cet arrêt, ce serait un peu comme jouer Hamlet sans que jamais Hamlet n’entre en scène » [N.P. p. 31].

Le problème n’est évidemment pas le contenu de la solution dégagée : aux yeux de tous les protagonistes de la querelle des « principes neutres », la Cour Suprême, en déclarant inconstitutionnelle la ségrégation obligatoire, dans l’enseignement public, entre enfants blancs et enfants noirs, a pris la « bonne décision » par excellence : une décision juste, qui marque pour l’Amérique un immense progrès moral. En bon héritier du réalisme juridique, Wechsler balaie par ailleurs d’un simple revers de main une série d’objections d’inspiration conservatrice [N.P. pp. 31-32] : le non-respect par la Cour de la règle du précédent (« j’approuve la position traditionnelle de la Cour, selon laquelle un précédent doit être réexaminé lorsqu’on découvre une faille dans son raisonnement ») ; le bouleversement du mode de vie sudiste (« un moindre mal que la nullification de la Constitution ») ; le mépris de l’intention du Constituant (« la formulation [du XIVe Amendement] est assez générale pour autoriser une extension de son contenu à  mesure que le temps passe et que les choses changent ») ; le fait que l’arrêt Brown ne soit ni exécuté, ni accepté par la population (« la Cour n’est pas tenue de prévoir que notre nation n’est plus disposée à  respecter les décisions de justice ») ; le fait que la Cour n’ait pas choisi de laisser l’initiative au Congrès (« c’était une solution envisageable […] mais purement dilatoire »).

Le problème tient au raisonnement suivi par la Cour. Celle-ci, on le sait, n’a pas répudié la doctrine « séparés mais égaux » consacrée en 1896 par l’arrêt Plessy v. Ferguson. Elle n’a pas dégagé le principe que beaucoup lui demandaient de consacrer, selon lequel toute différence de traitement fondé sur la race était contraire à  la Constitution. Elle s’est bornée à  affirmer que cette doctrine n’a plus sa place (« has no place ») dans le champ de l’enseignement public. Pourquoi ? On ne sait pas. Il est impossible d’identifier avec certitude le principe que Brown a entendu consacrer.

Est-ce un changement dans les circonstances de fait qui aurait rendu inapplicable aux écoles élémentaires publiques la doctrine « séparés mais égaux » ? Plusieurs indices plaident en ce sens. Les avancées de la science, a en effet expliqué la Cour, permettent d’établir que les élèves noirs subissent, du fait de la ségrégation, un préjudice qui, à  la fin du XIXe siècle, ne pouvait pas être mesuré. Mais l’analyse empirique développée par le juge s’avère trop peu fouillée pour emporter la conviction : « j’ai du mal à  croire que l’arrêt repose réellement sur une analyse des faits de l’espèce ». Cette analyse, d’après Wechsler, a été conduite très à  la légère : « La situation de l’enfant noir scolarisé dans une école ségréguée a-t-elle été comparée à  la situation du même enfant dans une école mixte où les Blancs l’accueillent avec plaisir et le respectent, ou à  sa situation dans une école mixte où les Blancs sont hostiles à  sa présence et le lui font savoir ? D’autre part, si le préjudice causé par la ségrégation a été retenu à  bon droit, quid de ses avantages, en termes notamment de sentiment de sécurité et d’absence de tension ? Ces avantages ont-ils été pris en compte ? L’analyse de la situation à  Topeka est-elle applicable au comté de Clarendon, en Caroline du Sud, qui compte 2 799 élèves de couleur et 295 élèves blancs ? A-t-on envisagé l’hypothèse d’une communauté où les Noirs préférant la ségrégation seraient plus nombreux que les Noirs préférant l’intégration ? » [N.P. p. 33]. Le fait que la Cour ait pu étendre la solution dégagée dans l’arrêt Brown à  toute une série de domaines où il n’est question ni d’élèves ni d’enfants montre assez que la ratio decidendi de cet arrêt inaugural est nécessairement autre que celle qui fut mis en avant par la Cour en 1954.

Le fondement juridique de la décision (qui permettrait d’ailleurs de comprendre la démarche ultérieure de démantèlement de la ségrégation institutionnelle) est donc autre : il découle d’« une perception de la ségrégation comme un déni d’égalité opéré au détriment d’une minorité, c’est-à -dire un groupe qui n’est pas politiquement dominant et qui n’a donc pas lui-même fait le choix contesté [devant la Cour]. De nombreux partisans de la décision considèrent que c’est assurément son fondement décisif » [N.P. p. 31]. Or cette position contrevient à  l’exigence de neutralité des principes sur lesquels doit se fonder le jugement constitutionnel puisque le principe, ici, est manifestement formulé en considération des caractéristiques respectives des parties au litige : le législateur des États ségrégationnistes d’une part, dont la Cour entreprend de sonder les mobiles (« recherche en général interdite aux tribunaux », rappelle Wechsler), les Noirs d’autre part, dont la Cour estime qu’ils sont humiliés par la ségrégation. « Mais peut-on ériger en critère de la validité d’une loi l’interprétation qu’en font ses destinataires ? […] L’arrêt Plessy ne soulignait-il pas à  juste titre que ‘si la séparation obligatoire [des races] marque les gens de couleur du sceau de l’infériorité’, c’est ‘uniquement parce que ceux-ci choisissent de l’interpréter ainsi’ » ? La séparation obligatoire des sexes est-elle discriminatoire simplement parce qu’elle peut contrarier les femmes, et qu’elle est imposée par des jugements essentiellement masculins ? L’interdiction des relations sexuelles interraciales est-elle une discrimination à  l’égard uniquement du membre non-blanc du couple ? » [N.P. p. 33-34].

Herbert Wechsler conclut sa critique de l’arrêt Brown en indiquant que l’erreur fondamentale de la Cour est d’avoir analysé la ségrégation raciale obligatoire sous l’angle du principe de non-discrimination. La dimension « humaine et constitutionnelle » du problème est toute autre. C’est à  la liberté d’association (freedom to associate) que portent atteinte les lois de ségrégation. Ce terrain est « neutre », puisqu’on peut soutenir que la ségrégation institutionnelle porte atteinte aussi bien à  la liberté des Noirs de s’associer avec des Blancs qu’à  la liberté des Blancs de s’associer avec des Noirs. Les Blancs soufrent autant que les Noirs de cette séparation forcée, ne serait-ce qu’en raison du sentiment de honte qu’elle leur inspire (Wechsler cite ici son propre exemple, en indiquant avoir autant souffert que son confrère noir lorsque, jeunes avocats plaidant devant la Cour Suprême des États-Unis, ils se trouvaient contraints d’aller jusqu’à  la gare centrale de Washington pour trouver l’unique restaurant où il leur fût permis de déjeuner ensemble [N.P. p. 34]). Un règlement « neutre » du contentieux constitutionnel né des lois de ségrégation était possible, à  la condition de déplacer le problème sur le terrain du droit de chacun à  s’associer librement avec d’autres, peut-être pas dans tous les domaines de la vie sociale ou publique, mais au moins dans la sphère privée. À cet égard, Wechsler déplore (et cette position est extrêmement minoritaire dans la doctrine de l’époque) que la Cour ait refusé d’invalider les lois interdisant les mariages « inter-raciaux », « puisqu’il s’agit de l’unique cas où les deux seuls individus concernés désirent évidemment s’associer » [N.P. p. 34].

Le champ d’application du principe peut-il être étendu de façon « neutre » au-delà  de ce cas du mariage « inter-racial » ? Wechsler ne cache pas qu’il en doute. Le droit des uns à  la libre association doit en effet être concilié avec le droit des autres à  refuser une association qu’ils jugent « déplaisante » ou « répugnante ». Là  gît selon lui le cœur du problème constitutionnel soulevé par la ségrégation, problème que la Cour a refusé d’affronter : « l’État, en pratique, doit choisir entre refuser à  certains l’usage de leur liberté d’association, ou imposer à  d’autres de s’associer avec des personnes qu’ils rejettent. Existe-t-il un principe neutre qui permettrait de faire prévaloir la liberté de s’associer sur la liberté de ne pas s’associer ? J’aimerais le croire, mais j’avoue que je n’ai pas encore rédigé l’arrêt » [N.P. p. 34]. Entre la liberté d’association interraciale et la liberté de ne pas s’associer inter-racialement, c’est un « conflit de première grandeur entre deux revendications humaines » que la Cour était appelée à  trancher, même si elle n’a pas pris la mesure du problème. Or il n’existe pas de critère « neutre » pour faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. La Cour devait donc (la conclusion est implicite mais chacun en a bien saisi la teneur), s’incliner devant le choix du législateur, seul fondé à  procéder à  ce type d’arbitrage.

Neutralité des principes et décontextualisation du raisonnement

L’analyse par Wechsler de l’arrêt Brown ne pouvait manquer de scandaliser ses contemporains. Soutenir, en citant l’arrêt Plessy, que si la séparation obligatoire des races marque les Noirs d’un sceau d’infériorité, c’est « uniquement parce qu’ils choisissent de l’interpréter ainsi (put that construction upon it) », n’est-ce pas cautionner les pires errements de la « Vieille Cour », et réaffirmer la validité du fondement même de la doctrine « séparés mais égaux » ? Wechsler semble porter, sur les lois de ségrégation, un regard qui occulte le contexte social et politique de leur mise en œuvre : un contexte d’oppression massive et brutale d’un groupe humain par un autre. Son appréhension des lois ségrégationnistes, et l’énoncé même de la thèse des « principes neutres » représentent, selon la formule de Eugene Rostow, « la répudiation de tout ce que nous avons appris sur le droit depuis la publication, en 1881, de la Common Law de Holmes, et depuis les plaidoyers de Roscoe Pound, au cours de la première décennie de ce siècle, en faveur d’une jurisprudence téléologique et sociologique ». Wechsler aurait prôné une élaboration « en vase clos » du jugement de constitutionnalité ; il aurait cherché à  « séparer le requérant du point de droit soulevé par l’affaire, [c’est-à -dire à ] s’enfuir dans un pays imaginaire où les questions juridiques se posent abstraitement, indépendamment des situations sociales et politiques ».

Analyser une loi indépendamment de ses conditions sociales d’application, c’est pourtant une idée qui n’a jamais effleuré Herbert Wechsler. Comme pénaliste (auteur en 1940 d’un manuel de sciences criminelles, promoteur après-guerre d’un modèle national de code pénal) et, plus largement, comme juriste héritier des Réalistes, il sait parfaitement qu’ « on ne peut pas comprendre le droit tant qu’on l’aborde comme une discipline autonome dont l’unique objet est d’organiser entre elles des règles et des doctrines tirées de lois et d’arrêts ». Wechsler n’a jamais prôné une approche formaliste et logicienne du contentieux.

Pour se garder de toute erreur de perspective, il faut selon nous replacer la discussion dans le cadre d’un débat sur un contrôle de constitutionnalité dont la caractéristique majeure est d’être concret. À l’heure où les Européens qualifient volontiers de « concrets » des modes de contrôle dont l’abstraction demeure le trait dominant (la QPC française par exemple), il n’est peut-être pas inutile de redire que les processualistes ancrent le pouvoir de judicial review dans la clause des « cas et controverses ». Le jugement de constitutionnalité intervient de manière incidente, à  l’occasion d’un procès dont la structure est bipolaire : les intérêts des parties sont diamétralement opposés ; il leur incombe d’avancer les preuves et les arguments qu’elles estiment propres à  faire prévaloir leur cause ; le procès ne peut être gagné que par l’une d’entre elles ; le jugement rendu ne vaut qu’inter partes. Ce modèle, qui depuis Marbury v. Madison joue un rôle déterminant dans les discours de défense et illustration du judicial review, est au cœur de la réflexion processualiste. Nul n’ignore, évidemment, que le rôle de la Cour suprême n’est pas de « trancher des litiges insignifiants qui opposent entre eux des gens insignifiants », et que la portée de ses décisions s’étend très au-delà  des querelles auxquelles elle met un terme. Mais c’est précisément pour cette raison, soutiennent les processualistes, que l’ancrage du jugement de constitutionnalité dans le contexte d’un litige singulier doit être fermement maintenu, si l’on veut fonder la distinction entre la décision judiciaire et la décision politique (Wechsler), ou entre ces trois formes de « mise en ordre du monde social » (Fuller) que sont la décision judiciaire, l’engagement contractuel et le recours à  la règle majoritaire. La « décision neutre » (i.e. authentiquement juridictionnelle) se caractérise par le fait que le juge « envisage tous les aspects d’une affaire », de droit et de fait, en accordant une attention égale à  chacune des prétentions en conflit, pour ensuite statuer en se fondant sur « des raisons qui, par leur généralité et leur neutralité, dépassent la solution dégagée en l’espèce » [N.P. p. 19].

C’est à  ce niveau de discussion que nous proposons d’analyser les objections formulées par deux professeurs de Yale (au demeurant les seuls contradicteurs que Wechsler, dans cette affaire, trouvait à  sa mesure) : Charles Black, qui entreprend de démontrer, en quelques pages d’une beauté âpre et poignante, la « conformité au droit des décisions de déségrégation », et Louis H. Pollack, qui soutient également que ces décisions sont juridiquement bien fondées, et le prouve en rédigeant in extenso l’arrêt Brown que la Cour aurait dû écrire (il reviendra sur le sujet trois ans plus tard, après un échange épistolaire avec Wechsler).

Black et Pollack admettent tous deux que la Cour doit se fonder sur des principes neutres, ou quelque chose qui y ressemble. Ils admettent également – et c’est qui nous importe ici – la manière dont Wechsler appréhende le problème constitutionnel soulevé par les lois de ségrégation : un problème de conflit de droits. Le droit à  l’égalité réclamé par les plaignants noirs doit être mis en balance avec le droit des partis politiques à  s’organiser librement (affaire des primaires blanches), avec le droit de chacun à  user librement de ses biens (affaire des règlements de copropriété à  caractère discriminatoire), avec le droit des États à  aménager comme bon leur semble leur système d’enseignement public (affaire de la ségrégation scolaire), avec le droit des Blancs à  ne pas subir la présence des Noirs (problème de la déségrégation de l’espace public). Ce dernier conflit, comme l’a montré Hannah Arendt, irrigue souterrainement l’ensemble du contentieux relatif à  la ségrégation institutionnelle.

Pour les trois auteurs parties à  la discussion, c’est bien « cette confrontation entre valeurs constitutionnelles qui définit le contentieux constitutionnel ». Le jugement de constitutionalité est le produit d’une analyse qui se déroule non pas verticalement (par confrontation d’une norme inférieure à  une norme supérieure) mais horizontalement (par confrontation des prétentions formulées par les plaideurs). Il comprend deux temps : l’analyse de ces prétentions, puis la recherche de raisons qui conduiraient à  faire prévaloir l’une sur l’autre. Ce qu’exige la thèse des « principes neutres », c’est simplement que, « lorsqu’il y a un conflit entre des valeurs protégées par la Constitution, [et que] ces valeurs demandent à  être hiérarchisées ou conciliées entre elles », la formule de résolution du conflit soit « neutre », « tant pour ce qui concerne la définition des valeurs individuelles en conflit que pour ce qui concerne l’approche du conflit de valeurs ». Mais la « neutralité » ne s’identifie pas ici au refus de tenir compte du monde réel, tout au contraire. Wechsler est, selon nous, parfaitement d’accord avec Pollack pour juger qu’il est impossible « d’engager l’analyse qui s’impose, à  chacune des deux étapes, sans se référer aux différents intérêts sociaux sous-jacents aux prétentions constitutionnelles en conflit ». Nous voudrions montrer que c’est au second stade de l’analyse – celle de l’opération de hiérarchisation des droits en conflit – que leurs chemins se séparent, en raison d’une divergence dans le crédit que les uns et les autres accordent au modèle traditionnel de judicial review.

Au premier stade de l’analyse, le bien-fondé des prétentions constitutionnelles des plaideurs est examiné à  la lumière de leur situation concrète. Dans le monde post-réaliste où se déroule la querelle des « principes neutres », les dispositions de la Constitution ne se comprennent qu’hic et nunc, elles n’ont de sens qu’incarnées. Dès lors qu’est invoqué un préjudice lié à  la violation de la Constitution, le débat tend naturellement à  se concentrer sur l’admissibilité des moyens de preuves avancés par les plaideurs, sur la question de la répartition du fardeau probatoire, ou encore sur la faculté reconnue à  la Cour de recueillir par elle-même des données de fait qui lui permettront de donner chair et contenu au point de droit disputé. Dans l’affaire Brown, Wechsler estime, on l’a vu, que le préjudice invoqué par les plaignants noirs a été mal évalué par la Cour (instrument de mesure défectueux, prise en compte des désavantages non défalquée des avantages, niveau trop global de l’analyse). Cet aspect de sa critique focalise une grande partie des désaccords exprimés par Black et Pollack. Mais Wechsler considère également que la Cour a manqué à  son devoir de neutralité en ne prenant pas en compte « tous les aspects de l’affaire », c’est-à -dire les droits des Blancs. Le droit des uns à  une libre association « inter-raciale » a été apprécié dans toute son épaisseur humaine et psychologique, ce qui ne fut pas le cas du droit des autres à  ne pas se voir imposer ladite association. Or l’approche wechslérienne est ici tout sauf « décontextualisée » ce que ne pouvaient pas percevoir ses contemporains, mais qui saute aux yeux du spectateur éloigné. Le droit de s’associer ou de ne pas s’associer (qualifié par Wechsler, Black et Pollack de droit « de l’homme » pour la simple raison qu’il est à  peu près impossible de le rattacher à  la Constitution), ne se comprend que dans le contexte très particulier du Sud des États-Unis au milieu des années 50. Charles Black consacre l’essentiel de sa réfutation à  le rappeler : les lois de ségrégation sont indissociables de « l’étiquette raciale » qui accompagne leur mise en œuvre, et qui régit les interactions quotidiennes dans le Sud (manière de se regarder, termes d’adresse, gestes à  faire ou ne pas faire). Or Wechsler, loin d’ignorer ce fait, estime que la Cour avait le devoir d’en tenir compte : ces lois, comme l’indique, précisément, le contexte, visent à  protéger les Blancs contre une proximité physique qu’ils jugent « déplaisante » ou « répugnante ». Leur droit à  la non-association, c’est le droit à  ne pas subir la proximité physique d’un Noir dans un tramway, au restaurant, dans une salle de spectacle... La source cachée du « dilemme constitutionnel » que devait trancher la Cour, c’est le corps et ses mouvements de répulsion les plus intimes.

Ainsi formulé, le conflit de droits, selon Wechsler, ne peut pas être résolu par la voie judiciaire. Il faut prendre parti pour les uns ou pour les autres, la décision est donc nécessairement politique. Le deuxième moment de l’analyse constitutionnelle, c’est-à -dire, pour reprendre les termes de Pollack, l’« audit comparé des pertes et profits que causerait, au plan constitutionnel, la priorité accordée à  l’une ou l’autre des valeurs en conflit », ne débouche selon Wechsler sur aucun résultat susceptible de faire objectivement pencher la balance en faveur des Noirs.

Cet échec trahit la difficulté des processualistes à  résoudre la tension, inhérente au modèle traditionnel de judicial review, entre le singulier et le général ; elle révèle, d’autre part, leur impuissance à  déchiffrer la nouvelle forme de contentieux constitutionnel inaugurée par l’affaire Brown.

Tout se passe, en effet, comme si Wechsler enjoignait au juge constitutionnel de rester cantonné dans les termes de sa saisine. L’« audit comparé des pertes et profits » semble devoir se dérouler dans le strict cadre du litige interindividuel, avec une extension future limitée à  des personnes ou catégories de personnes placées dans une situation dont la similarité s’apprécie étroitement. Un certain degré de myopie apparaît, chez le juge, comme une qualité professionnelle. Wechsler prend l’exemple de l’arrêt Korematsu par lequel la Cour avait admis la conformité à  la Constitution de l’internement, après l’attaque de Pearl Harbor, des résidents japonais et des Américains d’origine japonaise. De cette « abomination », croit-il savoir quinze ans plus tard, est sorti un bien, puisque ces événements « ont abattu pour toujours les murs des ghettos où vivaient jusque-là  [les Nippo-Américains] » [N.P. p. 27]. La Cour pouvait-elle prévoir ce développement d’ordre sociologique ? Si elle avait pu le prévoir, aurait-elle dû en tenir compte dans l’appréciation du préjudice subi par les requérants (pour le minorer, en l’occurrence) ? Louis H. Pollack écrit qu’« un litige constitutionnel est le mécanisme idoine pour éprouver la portée réelle de nos valeurs fondamentales, parce qu’il surgit à  l’occasion d’une vraie controverse mettant aux prises des êtres humains. La décision met un terme à  cette controverse. Mais elle fait plus : elle prophétise une résolution comparable des futures affaires comparables, et, ce faisant, elle trace des perspectives pour le progrès de notre société ». Soit, mais à  quel horizon ? « Plus je pense au passé », dit Wechsler, « plus je suis sceptique sur notre capacité à  prédire l’avenir » (N.P. p. 26).

Derrière la question de l’horizon temporel que doit se fixer l’opération d’ « audit constitutionnel », le problème qui se pose est évidemment celui de la part relative qu’il convient d’accorder aux considérations d’intérêt général dans la résolution des conflits entre droits subjectifs. Dans le modèle processualiste, la latitude reconnue au juge pour s’extraire de la structure bipolaire du litige semble des plus limitées. Le juge doit se borner à  trancher l’affaire pendante devant lui, mais il doit statuer sur le fondement de principes qui soient, d’une part suffisamment généraux pour que la solution ne soit pas ad hoc, d’autre part suffisamment féconds pour que la solution puisse être ultérieurement étendue et développée. Selon quelles modalités s’articulent le singulier et le général, le temps présent du litige et le temps futur de la jurisprudence ? Wechsler, sur ce point, reste très elliptique.

Ces hésitations s’expliquent peut-être par une conscience aiguë de ce que le modèle classique du judicial review subit, au moment où Wechsler écrit, des mutations considérables. Le paradigme d’un contentieux constitutionnel totalement encastré dans le règlement de litiges privés (« la compétence de la Cour consiste, uniquement, à  se prononcer sur les droits des individus », affirmait Marshall dans Marbury v. Madison) est en train de se dissoudre. L’affaire Brown marque l’avènement d’un « contentieux de droit public » (public law litigation), ou « d’intérêt public » (public interest litigation), pratiqué par des organisations qui recourent à  la technique de la class action et qui demandent au juge non plus de déterminer le droit applicable à  la querelle (« c’est par excellence la compétence et le devoir du juge de dire ce qu’est le droit », disait Marshall dans Marbury), mais d’user de ses pouvoirs d’injonction pour leur accorder la réparation à  laquelle elles estiment avoir droit (injunctive relief). L’instrument de la « Révolution des droits » qui s’amorce avec Brown sera moins la déclaration d’inconstitutionnalité que l’ « injonction réparatrice », par laquelle les tribunaux entreprendront de piloter un certain nombre de réformes institutionnelles. L’école du legal process n’a pas les moyens de penser ces évolutions, non plus que la nouvelle définition que la Cour a promu de son propre rôle dans l’arrêt Cooper v. Aaron, rendu en 1958 en réponse au mouvement de rébellion suscité par son règlement de l’affaire Brown : la Cour (sous couvert, bien sûr, de simplement répéter la leçon de Marbury) affirme que le pouvoir judiciaire fédéral détient un pouvoir suprême en matière d’interprétation constitutionnelle, et que cette suprématie est « une caractéristique permanente et nécessaire » du système de gouvernement des États-Unis. Le juge de droit commun réglant de manière incidente des points de droit constitutionnel à  l’usage des seules parties au litige (et des requérants placés dans la même situation) cédait officiellement la place à  un organe exerçant dans l’État une « fonction spéciale » qui consiste à  statuer sur le sens de la Constitution.

Neutralité des principes et indifférence au résultat

L’appel wechslérien au respect de « principes neutres » consiste (entre autres) à  enjoindre le juge et les commentateurs à  se montrer « impartiaux ». Cela signifie que le jugement ne doit pas être entaché de parti pris à  l’égard d’un des plaideurs, nul ne conteste ce point. Mais cela signifie aussi - et la critique ici s’est déchaînée – que le juge ne doit pas prendre parti sur le conflit politique qui sous-tend le litige. Il ne doit pas statuer en opportunité. Sa jurisprudence ne doit pas être téléologique (result-oriented), au sens où il est tenu de se désintéresser des effets que sa décision va produire sur la société. Il est indifférent au progrès moral, politique et social de l’Amérique. S’il ne trouve pas le « principe neutre » sur lequel asseoir son raisonnement, il s’abstiendra de prendre une décision dont il sait pourtant qu’elle est « bonne pour le pays » (la déségrégation, par exemple).

L’idéal d’une jurisprudence « a-téléologique » s’est trouvé contesté sur deux fronts. Le premier a mobilisé essentiellement des politistes ; l’examen de leur position ne nous retiendra pas longtemps, car ils refusent les termes même de la discussion. Le second groupe d’auteurs rassemble des membres de l’école réaliste, qui considèrent que la thèse de Wechsler condamne le juge constitutionnel à  l’impuissance et qu’elle repose, par ailleurs, sur une méconnaissance complète des processus de fabrication judiciaire du droit en terre de common law.

L’argument « politiste », tel qu’il est formulé par Martin Shapiro en 1962, n’en est pas vraiment un. Martin Shapiro, qui était alors professeur de sciences politiques à  Stanford, refuse en effet d’admettre que la thèse développée par Wechsler, et plus généralement par les processualistes, mérite d’être analysée au fond. Il la traite soit comme un symptôme, soit comme un objet. Symptôme, elle est l’expression du repli corporatiste de professeurs de droit dont le monopole « d’arrêtistes » est mis en péril par le développement de méthodes quantitatives d’analyse de la jurisprudence. Objet, le discours des « neutralistes » doit être disséqué pour ce qu’il est : une donnée politique intéressante. « La demande de ‘neutralité’, très répandue dans le peuple et parmi les professionnels du droit, [..] est un facteur important de notre tradition juridique et une source capitale du prestige de la Cour suprême. C’est sur ce terrain que le débat doit maintenant s’engager, et non sur celui de l’exactitude philosophique, jurisprudentielle ou historique du concept de principe neutre ».

Une telle brutalité ne se retrouve pas dans toutes les interventions signées de politistes. Mais elles se caractérisent toutes par une récusation des prémisses du raisonnement de Wechsler. Il est absurde, selon eux, de chercher à  construire une théorie normative du processus de prise de décision judiciaire : la Cour est un organe de gouvernement, et il serait plus sain d’en prendre acte. « La ‘vie du droit’ quoiqu’en dise Hart, ce n’est absolument pas la raison ; c’est le combat politique. La Cour est un organe de pouvoir, qui participe à  la formulation des valeurs de la communauté […] et qui doit aider à  l’explicitation, sous la forme de principes généraux, des objectifs que se fixe la société américaine ». Selon la formule du juge Arnold (qu’on classera sans hésitation dans le camp des « politistes »), la Cour que recherchent les processualistes est une Cour qu’ils découvriront éventuellement dans un monastère trappiste, où les juges, peut-être, n’auront « ni convictions profondes sur les problèmes nationaux du jour, ni engagement dans les combats politiques autour des idées qu’ils vont devoir intégrer dans le droit ». Mais dans le monde tel qu’il est, ce n’est pas en fonction de critères juridiques qu’il faut évaluer l’œuvre du juge constitutionnel.

Le seconde série de critiques est pourtant interne au monde du droit. Elle voit dans la thèse des « principes neutres » une mise en cause radicale des conditions dans lesquelles se développe le droit dans une culture de common law : la croissance du droit y est organique et non mécanique ; ses principes se déploient au fil des cas, en un mouvement inductif et non déductif ; son moteur ou, pour le dire avec Holmes, sa « source secrète », « c’est l’évaluation par le juge de ce qui est opportun ici et maintenant ».

L’argument réaliste opposé à  Wechsler par le Doyen Rostow ou le juge Clark, consiste à  soutenir qu’il est aberrant de demander au juge de statuer sur la base de principes. « S’il y a bien une chose que nous savons du droit, c’est que le critère formulé par le Professeur Wechsler pour évaluer la qualité de la décision judiciaire est impossible à  satisfaire: il n’a jamais été satisfait par aucune cour de common law, ni par aucune autre cour ». Le droit dit pas le juge avance en tâtonnant et en zigzagant. Ce processus n’est ni rationnel, ni transparent, ni même toujours conscient. Tous les réalistes citent ici Cardozo, qui a montré que les juges ne comprennent souvent qu’après coup, et même bien des années plus tard, qu’ils ont dégagé une nouvelle règle ou posé un nouveau principe. Et de citer les phrases célèbres : « Mon analyse de la décision judiciaire tient, à  peu de chose près, dans la proposition suivante : la logique, l’histoire, la coutume, l’utilité sociale et les critères reçus de la conduite juste sont les forces qui, seules ou en combinaison, façonnent le progrès du droit. La priorité accordée à  l’une ou l’autre de ces forces dans un cas donné doit essentiellement dépendre du poids ou de la valeur relative de l’intérêt social qu’une telle priorité aura pour effet de promouvoir ou d’affaiblir. Un intérêt social des plus fondamentaux s’attache à  l’uniformité et à  l’impartialité du droit. Aucun acte juridique ne doit porter la marque du préjugé, de la faveur, de la fantaisie ou du caprice arbitraires. […] Mais le service que rendent à  la société l’harmonie interne et la prévisibilité du droit doit être mis en balance avec le service rendu par l’équité, la justice ou d’autres éléments du bien-être social. Ils peuvent imposer au juge le devoir de tracer une nouvelle ligne de partage, de jalonner un nouveau chemin, de marquer un nouveau point de départ, d’où ceux qui viendront après lui commenceront leur voyage ».

Un développement cohérent et prévisible du droit constitutionnel, qui procèderait par voie d’extension raisonnée de principes généraux, n’est ni possible, ni souhaitable. Le droit constitutionnel est un work in progress, un chantier qui n’a pas besoin d’être organisé au cordeau. « Il en allait ainsi à  l’époque de Marshall, de Taney, ou de Hughes. Et il en sera toujours ainsi, tant que nous aurons décidé de faire du processus de décision judiciaire de tradition anglo-américaine un de nos principaux moyens de self-government ».

Wechsler est accusé de vouloir ressusciter le « mythe judicaire » dissout par les Réalistes, en présentant le droit comme un corps de règles que des juges désintéressés doivent découvrir et développer selon des procédures objectives et politiquement neutres. Pour les réalistes, la formulation d’un tel idéal a pour effet de dissimuler les vrais ressorts de la décision judiciaire. Il risquerait aussi, s’il était pris au sérieux par les juges, de brider leur créativité, d’émousser le sens des responsabilités qui accompagne la conscience de la liberté, et de les conduire, lorsqu’il leur sera impossible de fonder une décision sur des « principes neutres » (c’est-à -dire presque toujours), à  s’incliner devant les décisions prises par les élus.

Plus fondamentalement, l’opposition entre droit et politique sur laquelle repose la thèse wechslérienne est récusée par un auteur comme Eugene Rostow, qui identifie complètement progrès du droit et progrès de la justice sociale. De ce point de vue, il n’est pas certain que Wechsler et lui parlent de la même chose. Wechsler s’efforce de dégager une « essence », ou un idéal-type, de la décision politique, qu’il oppose trait pour trait à  ce que doit être une décision de type juridictionnel. Rostow, quant à  lui, parle de policy (mot que n’emploie jamais Wechlser). Ce qu’il a à  l’esprit, c’est l’intérêt général (tel que le conçoivent les progressistes). Sa conception du droit est pragmatique : si le juge doit se soucier des effets politiques de ses décisions, c’est parce que « le droit est un moyen au service de fins sociales, pas une fin en en soi ». Son refus de distinguer entre droit et politique découle d’une vision militante du rôle des juristes dans la Cité : « le juriste moderne ne peut pas tracer une limite opératoire entre le droit et la politique (policy), parce qu’il admet que le droit exprime, sous une certaine forme, une politique. Son slogan reprend la remarque de Brandeis : ‘aucune question n’est jamais réglée tant qu’elle n’est pas réglée de manière juste’. Pour lui, le sens de sa profession, ce qui la justifie et la hisse à  la hauteur de ses rêves, c’est précisément qu’elle est, et doit être, l’agent que notre société a désigné pour incarner son sens de la justice ». La question de savoir si une décision est rendue dans les règles de l’art, en s’appuyant sur des « principes neutres » et en soumettant au jugement public l’ensemble des raisons qui la justifient, est totalement secondaire au regard de la seule question qui vaille : cette décision est-elle juste ?

Herbert Wechsler s’adressait, lors de sa conférence, à  ceux qui évaluent une décision juridictionnelle « à  l’aune des résultats qu’elle permet d’atteindre dans une espèce donnée, en se demandant si elle favorise ou freine le progrès des intérêts ou des valeurs qu’ils soutiennent » [N.P. p. 11]. L’échange avec Clark et Rostow montre qu’il ne les a pas convaincus… D’une telle confrontation de points de vue fondés sur des convictions diamétralement opposées, il n’y a pas grand-chose à  retirer. La réaction de la « vieille garde » réaliste permet toutefois d’attirer l’attention sur une contradiction interne, ou à  tout le moins une ambiguïté, de la thèse développée par Wechsler. Comme tous les processualistes, il rattache l’exercice du judicial review à  l’office naturel du juge : trancher des litiges. Mais, dans le même temps, il exige du juge constitutionnel qu’il recoure à  des méthodes de travail tout à  fait étrangères à  la culture du juge anglo-américain. Ce sort particulier réservé à  l’interprétation de la Constitution par rapport à  l’interprétation de la loi ou des précédents judiciaires se retrouve chez tous les processualistes. Le droit, sous la plume de ces auteurs qui ont pris acte de l’ « objection contre-majoritaire » adressée au contrôle de constitutionnalité, n’est plus la catégorie unifiée qui avait permis à  Marshall d’établir, dans l’arrêt Marbury v. Madison, qu’ « une loi contraire à  la Constitution est nulle ».

Les principes neutres, des principes exposés au public

Pour Wechsler, comme pour tous les processualistes, ce qui distingue un tribunal d’un « pur organe de pouvoir », c’est la nécessité où il se trouve de devoir justifier ses décisions en donnant des raisons. Il statue sur le fondement de « principes neutres », c’est-à -dire de critères auxquels tout « spectateur impartial » doit se sentir « moralement et intellectuellement tenu d’adhérer » [N.P. p. 11]. L’acceptabilité (la juridicité) d’une décision « repose entièrement sur les raisons qui la fondent » [N.P. p. 20]. La décision du juge ne saurait être l’expression d’une simple volonté (« fiat ! ») ; elle est le produit d’un raisonnement dont toutes les étapes doivent être explicitées. La Cour doit dire ce qu’elle fait, et faire ce qu’elle dit. Elle doit refuser l’implicite, le non-dit, l’ambivalence, le brouillage de pistes. Une motivation détaillée permet de s’assurer que le juge a statué en droit ou, en tout cas, d’ouvrir une discussion sur les raisons de son choix.

La question n’est pas de savoir si l’« explication raisonnée » développée au soutien de la solution décrit de manière exacte le processus qui a permis de l’atteindre. Wechsler n’ignore pas que les « vrais » fondements de la décision restent souvent inconnus du juge lui-même. Il a lu Cardozo, et il sait que c’est « une étrange mixture qui, chaque jour, mijote dans le chaudron du juge ». Il propose simplement au juge une pierre de touche, une épreuve de vérité : si le jugement de constitutionnalité ne peut pas être convenablement motivé, le juge doit s’abstenir de le prononcer. Cette exigence découle de la dichotomie entre droit et politique autour de laquelle s’organise toute la réflexion processualiste : « une décision qui ne cherche pas à  recueillir une adhésion raisonnée au résultat ne fait pas droit au sens que le mot ‘droit’ doit revêtir dans une société démocratique ».

L’enjeu n’est pas non plus d’ordre rhétorique : Wechsler n’invite pas la Cour à  mieux « communiquer ». Montrer, comme l’ont fait certains chercheurs, qu’il n’y a pas de corrélation entre l’accueil réservé à  une décision de la Cour suprême et la qualité de sa motivation, c’est se placer sur un terrain totalement étranger à  la thèse wechslérienne. Il est tout aussi vain de souligner que « si la Cour Suprême avait mis en œuvre la règle prônée par le professeur Wechsler, il y a bien longtemps qu’elle aurait disparu de la scène américaine ». Il est indéniable que la Cour ne dit pas le droit dans une salle de classe. Elle est prise dans un jeu de forces qui lui impose, bien souvent, d’avancer masquée ou, à  tout le moins, de développer une stratégie jurisprudentielle : « quand la Cour décide d’accepter ou de refuser une affaire, de la trancher sur tel terrain ou sur tel autre, de prononcer des obiter dicta qui sont autant d’avertissements sans frais, elle exerce, à  l’évidence, une fonction autrement plus complexe que celle qui consisterait à  répondre à  l’appel du Professeur Wechsler en envisageant en toute franchise chaque aspect de chaque affaire sur le fondement de principes neutres dotés d’un niveau suffisant de généralité ». Dans l’affaire Brown par exemple, la Cour savait fort bien qu’à  ancrer la solution sur un principe, elle risquait de déclencher un mouvement de rébellion dont les conséquences pouvaient être tragiques. Elle a préféré « faire sans dire », tactique qu’elle adoptera à  nouveau au cours de la décennie suivante en matière électorale, lorsqu’elle entreprendra d’imposer (d’abord sub silentio) le principe « un homme, une voix ». Dans certaines circonstances, il peut au contraire être de bonne politique, pour la Cour, d’affirmer le caractère « absolu » d’un principe dont elle sait fort bien qu’elle ne l’appliquera pas de manière absolue, ou encore d’affirmer simultanément deux principes inconciliables entre eux.

Mais l’exigence formulée par Wechsler ne tient aucun compte de ces considérations de realpolitik jurisprudentielle. Ses enjeux sont d’un autre ordre. Pour les faire apparaître, nous proposons d’examiner la critique adressée à  Herbert Wechsler par un jeune professeur de l’université de Yale, Alexander Bickel.

Alexander Bickel, lorsqu’il publie son livre The Least Dangerous Branch, est un processualiste en rupture de ban, mais il n’a pas répudié les postulats sur lesquels est construite la thèse wechslérienne. Il affirme, comme Wechsler, que « la fonction constitutionnelle de la Cour est de définir des valeurs et de proclamer des principes ». Il oppose, comme Wechsler, le monde du droit, gouverné par la raison et des principes ou valeurs dotés d’une certaine permanence, au monde sublunaire des décisions de court terme, de circonstances, qui se réfèrent aux principes de manière purement tactique. Mais Bickel estime que le rôle de la Cour suprême est de jeter un pont entre ces deux univers. Car si « aucune société bonne ne peut se passer de principes, aucune société viable n’est mûe exclusivement par des principes ». La Cour doit organiser la coexistence entre l’opportunisme cynique et le respect des principes. Elle doit mettre en œuvre des techniques de contrôle qui lui permettront de faire droit aux considérations d’opportunité tout en préservant (à  moyen terme) les principes. En effet, si elle doit toujours statuer sur le fondement de principes, elle a les moyens de différer ce moment ou, plus exactement, d’organiser elle-même un temps de latence entre l’énoncé du problème et sa résolution fondée sur des principes.

Pour mener à  bien sa démonstration, Alexander Bickel doit repenser les fondements du judicial review, mais aussi ses conditions d’exercice. Comme le soulignera Wechsler dans son compte-rendu de l’ouvrage de Bickel, celui-ci « rejette complètement le raisonnement consacré par l’arrêt Marbury v. Madison, au profit d’une nouvelle théorie, beaucoup plus complexe, de la fonction de la Cour suprême dans sa relation avec les autres organes de gouvernement ». La Cour, selon Bickel, peut prendre, en matière constitutionnelle, trois types de décisions : « elle peut abattre une loi au motif qu’elle contrarie un principe. Elle peut valider ou, pour mieux le dire avec Charles Black, ’légitimer’ une loi comme conforme au principe. Ou elle peut décider de ne faire ni l’un ni l’autre. Dans cette dernière option gît le secret de sa capacité à  se maintenir dans la tension entre principe et opportunité ». La Cour dispose de toute une série de techniques pour ne pas examiner au fond une affaire qui soulève une question de constitutionnalité qu’elle juge embarrassante. Elle est, d’une part, investie par la loi du pouvoir discrétionnaire de refuser de statuer sur la plupart des affaires qui lui parviennent par la voie du writ of certiorari. Elle peut toujours, d’autre part, invoquer des éléments de fait ou de droit pour déclarer qu’un litige n’est pas assez mûr (ripe) pour donner matière à  un règlement juridictionnel, ou qu’il est au contraire caduc (moot), ou encore que la demande n’est pas recevable pour telle ou telle raison de procédure ou de fond. Le point essentiel est que son refus de statuer doit, d’après la théorie de Bickel, être perçu comme tel : « lorsque la Cour suspend son geste, et manifeste clairement qu’elle suspend son geste et refuse donc de légitimer le choix des élus, alors les mécanismes politiques pourront jouer librement. […] En s’abstenant de formuler un jugement constitutionnel, la Cour ne trahit pas nécessairement sa mission éducative, ni n’abandonne les principes. Elle cherche simplement à  faire émerger des réponses correctes […] [à ] engager un dialogue socratique avec les autres institutions de l’État et avec la société dans son ensemble, au sujet de la nécessité de telle ou telle mesure, de tel ou tel compromis. Pendant que ce dialogue a lieu, la question des principes reste en suspens, et mûrit ».

À la question de savoir si, au cas particulier, le recours à  l’une de ces techniques d’évitement ne risque pas de conduire à  un déni de justice, Bickel répond d’une façon qui montre bien la distance prise par rapport au modèle du contrôle de constitutionnalité « incident » : « il existe des différences cruciales - que bien entendu les arrêts Marbury v. Madison et Cohens v. Virginia cherchent à  occulter - entre le rôle de la Cour suprême et la fonction des autres tribunaux. Ceux-ci siègent comme des organes de règlement pacifique des litiges et, dans une sphère plus étroite, comme les agents principaux de la garantie et du progrès de l’ordre juridique. Ils sont tenus, c’est certain, de résoudre tous les litiges dont ils sont valablement saisis, parce que l’autre branche de l’alternative, c’est le chaos. La Cour suprême en revanche doit, dans les affaires qui présentent à  juger une question de constitutionnalité, rendre un jugement fondé sur des principes qui s’ajoutent à  ce qui a déjà  été décidé. Ses interventions sont, par hypothèse, exceptionnelles et limitées ; elles interviennent, non pour prévenir le chaos, mais pour modifier un ordre établi qui par ailleurs est viable, et qui a été établi par des voies plus normales [que le judicial review] ».

On voit ici que Bickel partage avec Wechsler une conscience aiguë de l’aberration que représente la pratique du judicial review au regard du mode de formation normal, en démocratie, des choix collectifs. Pour parer cette « objection contre-majoritaire » (selon la formule de Bickel passée dans le langage courant), Wechsler a construit, avec la thèse des principes neutres, un cadre théorique qui vise à  concilier la nature politique de la question posée au juge constitutionnel et le caractère judiciaire de la réponse qu’elle reçoit. Dans ce dispositif, la nécessité où se trouve le juge de « donner ses raisons » forme en quelque sorte le pendant de l’accountability à  laquelle sont soumis les élus du peuple et les agents publics. Ces raisons, par hypothèse, ne peuvent pas être des raisons d’opportunité. La Cour doit s’interdire de recourir à  des subterfuges procéduraux comme la déclaration de caducité (l’adage sarcastique « hard cases are moot » n’a pas sa place dans l’univers wechslérien). Elle doit, lorsqu’elle refuse l’octroi d’un certiorari, respecter « les règles [qui encadrent] l’exercice de [ce] pouvoir discrétionnaire, règles formulées en termes neutres, comme l’importance de la question ou l’existence d’un conflit de sentence. Seuls le maintien et l’amélioration de ces règles et, bien sûr, leur application honnête, pourront, je le dis respectueusement, protéger la Cour contre le soupçon de partialité et de favoritisme dans l’exercice de sa juridiction d’appel » [N.P. pp. 9-10].

Le refus de la Cour suprême des États-Unis, en 1955, d’accepter le pourvoi formé à  l’encontre d’un arrêt par lequel la Cour suprême de Virginie avait déclaré nul, conformément à  la loi de « pureté raciale » en vigueur dans cet État, un mariage « interracial » conclu dans un autre État, condense l’opposition entre Wechsler et Bickel. Wechsler estime que le refus d’octroi de certiorari, qui invoquait une « absence de question fédérale », est « totalement dénué de fondement juridique » [N.P. p. 34], ce dont Bickel ne disconvient pas. Sur le fond, tous deux considèrent par ailleurs que la Cour disposait d’un principe neutre qui lui permettait de déclarer inconstitutionnelle la loi virginienne : ce principe, on l’a vu, est pour Wechsler la liberté d’association « puisqu’il s’agit de l’unique cas où les deux seuls individus concernés désirent évidemment s’associer » ; c’est pour Bickel - mais il entend le mot « principe » en un sens plus flexible que Wechsler - le principe posé selon lui par Brown, en vertu duquel la ségrégation raciale est inconstitutionnelle en soi. Tous deux sont également conscients des enjeux politiques attachés à  cette question du mariage « interracial », considérée par les États du Sud comme un véritable casus belli. Mais le jugement qu’ils portent sur le refus de certiorari est diamétralement opposé. Wechsler le juge tout simplement honteux (« je ne suis pas fier de savoir que la Cour … »). Bickel estime que la Cour a agi avec sagesse, en refusant de rendre un jugement qui aurait radicalisé la situation politique dans le Sud, et qui aurait compromis irrémédiablement l’œuvre de déségrégation amorcée par l’arrêt Brown. À ses yeux, la position de Wechsler repose sur une dichotomie intenable, entre « jugement politique » (normé par des considérations d’opportunité) et jugement judiciaire (fondé sur des principes). Cette alternative brutale conduit à  envisager la Cour soit comme une troisième chambre, soit comme un organe « imposant au pays la férule absolue d’un principe absolu ». Dans le premier cas, elle « entre en guerre avec la théorie et la pratique de la démocratie » ; dans le second, elle « conduit le pays à  la ruine ». « Le problème de l’association des races noire et blanche », conclut Bickel, « ne se prêtera pas toujours à  une résolution fondée sur des principes. Sa solution devra passer par des phases de compromis et d’habile débrouillardise, ou échouer ».

Fiat justitia, pereat mundus… : telle serait en somme, d’après Bickel, la position soutenue par Wechsler. La critique ne manque pas de sel, visant un auteur dont ses contradicteurs ont généralement considéré qu’il prônait, surtout en matière de déségrégation, une retenue judiciaire proche de l’abdication. Mais quelle que soit la conclusion à  laquelle elles parviennent, il nous semble que ces critiques ont le tort d’envisager la thèse des « principes neutres » du point de vue de ses effets (sur l’office du juge, sur les relations entre les pouvoirs, sur la société américaine…). Or Wechsler cherche à  saisir l’essence du jugement « en droit ». Lorsqu’à  l’occasion d’un litige le juge interprète, enrichit et applique une disposition du texte constitutionnel, il doit « faire du droit », c’est-à -dire trancher l’espèce de manière impartiale, désintéressée et impersonnelle, mais aussi inscrire la solution dans un cadre qui la dépasse. « Rendre raison » d’un choix particulier, c’est mettre en avant le principe général dont il est l’illustration, la conséquence ou l’exception. La liaison du général et du particulier s’opère (pour le juge) et s’évalue (pour la doctrine) en fonction de canons internes au système juridique. Ces canons (ces « méta-principes » auxquels renvoient les si mal nommés « principes neutres ») ne peuvent demeurer implicites, sous peine de laisser planer un doute sur la manière dont le juge constitutionnel remplit son office. En livrant la raison de ses choix, le juge s’expose, et s’engage à  demeurer fidèle à  la maxime de son action.

Analogue dans l’ordre juridique du principe d’accountability dans l’ordre politique, l’obligation de motivation « raisonnée » engage le juge vis-à -vis de ses concitoyens, mais surtout vis-à -vis de lui-même. L’appel à  juger sur le fondement de « principes neutres » veut inciter le juge à  une discipline du sentiment et de la raison. Honneur oblige, le juge doit sans cesse travailler à  se hisser au-dessus de lui-même.

Le cœur de la thèse des « principes neutres », c’est donc peut-être la juge Ginsburg qui l’a dévoilé, dans l’hommage qu’elle a rendu à  Herbert Wechsler après sa mort en avril 2000 : « chaque fois que je m’évertue à  rédiger une décision qu’il jugerait satisfaisante, il est encore mon professeur ».

Gwénaële Calvès est Professeur de droit public à  l’Université de Cergy-Pontoise. Elle publiera au printemps 2011, aux éditions Dalloz dans la collection « Rivages du droit », une traduction française de l’ouvrage de Benjamin N. Cardozo, The Nature of the Judicial Process. Dernier livre paru : La discrimination positive, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 3e éd., 2010.

Pour citer cet article :

Gwénaële Calvès « Le juge constitutionnel entre droit et politique : Une brève présentation de la querelle des « principes neutres » », Jus Politicum, n°5 [https://juspoliticum.com/articles/le-juge-constitutionnel-entre-droit-et-politique-:-une-breve-presentation-de-la-querelle-des-principes-neutres-301]