La Charte de 1814 dans l'histoire des constitutions politiques libérales
Au rebours de l’image d’archaïsme dont elle est souvent affublée, la Charte constitutionnelle octroyée par Louis XVIII le 4 juin 1814 est un texte fondamental dans l’histoire du constitutionnalisme libéral non seulement français mais aussi européen. L’article envisage la Charte tour à tour dans son style propre, son contenu par rapport aux précédentes constitutions françaises depuis 1791 (en particulier la « Constitution sénatoriale » du 6 avril 1814), son rapport intime à la Constitution britannique du début du XIXe siècle, la confronte aux trois constitutions formelles les plus importantes dans l’Europe de 1814 (Suède, Norvège et Pays-Bas) ; il évoque enfin son influence significative sur les textes constitutionnels de la plupart des monarchies européennes au XIXe siècle.
The Charter of 1814 in the History of Liberal Political Constitutions. A Turning Point in the History of European ConstitutionalismContrary to the common assumption that the Constitutional Charter, granted by Louis XVIII on the 4th of June 1814, is completely archaic, it remains a fundamental text in the history of liberal constitutionalism in France but also in Europe. This paper analyzes in turn the Charter’s specific style, its content, which is confronted to the previous French Constitutions since 1791 (especially the « Constitution sénatoriale » adopted by the Imperial Senate on 6 April 1814), and its close relation to the British Constitution of the early 19th century. This paper compares it next to the three most important formal European Constitutions in 1814 (Sweden, Norway and Netherlands). Finally, it discusses the significant influence of the Charter on constitutional texts in most of the European monarchies of the nineteenth century.
Le peu d’appétence de la culture française contemporaine pour les questions institutionnelles se signale une fois encore par l’absence d’intérêt ou du moins le faible intérêt qu’a suscité le bicentenaire de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814. Cette attitude est intellectuellement choquante car non seulement la Charte de Louis XVIII représente un moment essentiel de notre histoire constitutionnelle nationale — bien que certains préjugés (confinant au sectarisme) de l’idéologie républicaine française aient depuis longtemps réussi à taire une partie des racines constitutionnelles de notre démocratie contemporaine — mais encore, plus largement, parce que l’année 1814 constitue un moment charnière dans l’histoire du constitutionnalisme libéral européen moderne.
Au-delà de ce constat, il existe un paradoxe bien souvent rencontré dans l’histoire : la modernité emprunte parfois le détour de la tradition voire de l’archaïsme, quand elle n’en épouse pas jusqu’aux formes. Contrairement à certaines apparences et sans doute aussi aux intentions de ses concepteurs, la Charte de 1814 a été, tout bien considéré, un texte constitutionnel éminemment « moderne », audacieux et fécond pour l’avenir national et, on tentera de le montrer, également européen.
Ce texte — la Charte — est pourtant rarement envisagé en lui-même avec toute l’attention nécessaire. L’objet spécifique du propos qui va suivre est de tenter de situer la Charte en tant que texte dans la grande histoire des constitutions formelles modernes, spécialement en Europe, afin d’éclairer sa spécificité, sa richesse comme ses limites, sa portée enfin pour une culture constitutionnelle occidentale qui reste dominée par la foi en l’écrit.
Ce faisant, on ne se dissimulera pas pour autant que le retour au texte ne saurait suffire ; qu’il faut évidemment prendre en considération ce qu’un texte ne peut pas dire — qu’il peut, au mieux, suggérer, sans être en mesure de garantir lui-même l’effectivité de ses énoncés — et, au fond, que le principe d’énergie sans lequel il n’est pas de constitution effective, se situe toujours en dehors du texte constitutionnel lui-même.
Cinq points distincts seront successivement abordés dans la présente étude :
- le style de la Charte par rapport à ses devancières ;
- le contenu de la Charte au regard des précédentes constitutions françaises depuis 1791 ;
- la question du lien de filiation avec la Constitution anglaise de l’époque ;
- la confrontation avec les trois principales constitutions écrites d’Europe au début du XIXe siècle (Suède, Norvège, Pays-Bas) ;
- l’influence de la Charte à l’étranger.
I. Le style de la Charte au regard de ses devancières
La Charte de 1814 peut tout d’abord être replacée dans l’histoire des constitutions politiques modernes sous l’angle de la question de son style général. Par « style », j’entends sa présentation et son genre d’expression et d’écriture, qui touchent tant à la forme qu’au fond.
À cet égard, les premières constitutions formelles modernes participaient d’un genre, d’un style que j’ai proposé d’appeler le style littéraire, caractérisé notamment par le peu d’attention porté à la présentation des énoncés, leur formulation dans une prose ampoulée et volubile, plus proche d’un discours que d’un catalogue de commandements impératifs. Les exemples sont nombreux parmi les textes constitutionnels du XVIIe et du XVIIIe siècles, ainsi les constitutions de l’Interrègne anglais (spécialement l’Instrument of Government de Cromwell de 1653), les constitutions des colonies d’Amérique du Nord avant la fondation des États-Unis, mais aussi, sur le continent européen, les Constitutions de la Suède (1719, 1720 et 1772) et de Pologne (1791).
À partir de la toute fin du XVIIIe siècle, apparaît peu à peu un autre style, que j’ai proposé d’appeler le style technique. À l’inverse du style littéraire, il est marqué par une présentation plus structurée (en diverses subdivisions internes, avec numérotation de paragraphes, des titres, etc.), une écriture globalement plus concise, sobre et serrée, bref une forme d’expression se voulant plus directement normative. Inauguré par plusieurs constitutions des jeunes États américains après la Déclaration d’indépendance de 1776 (en particulier celle du Massachusetts de 1780), le style technique avait commencé à se diffuser en Europe avec la Constitution française de 1791 et fut perfectionné par les constitutions françaises ultérieures, même si le style littéraire a pu encore parfois subsister à cette époque (comme on le verra plus avec la Constitution suédoise de 1809).
Sous ce rapport, il ne fait pas de doute que la Charte de 1814 épouse, pour l’essentiel, la forme tout fraîchement « moderne » du style essentiellement technique. De ce point de vue, elle présente d’évidents éléments de continuité avec les constitutions de l’époque révolutionnaire :
- Quoique le titre de « constitution » ait été volontairement évité grâce au (beau) titre de « Charte constitutionnelle », le terme même de constitution est employé à plusieurs reprises tant dans la Déclaration de Saint-Ouen que dans le préambule.
- La Charte est structurée en sept titres (auxquels s’ajoute un huitième intitulé « Articles transitoires »), eux-mêmes ordonnés d’une manière réfléchie (ou que l’on peut même qualifiée de « logique »).
- Chacun des 76 articles est numéroté.
- Les phrases sont courtes (une à deux lignes sauf de rares exceptions).
On trouve toutefois quelques (menues) exceptions au style technique, à travers quelques passages littéraires, soit surabondants, soit déclaratifs, c’est-à -dire dans un style qui n’est pas directement normatif. Ainsi l’article 24 dispose-t-il : « La Chambre des Pairs est une portion essentielle de la puissance législative » ; ou bien encore l’article 65 : « L’institution des jurés est conservée. Les changements qu’une plus longue expérience ferait juger nécessaires, ne peuvent être effectués que par une loi ». Dans ces deux cas, on est en face d’énoncés (ou de parties d’énoncés) techniquement superflus, qui ne comportent pas de charge normative, comme les constitutions littéraires en étaient truffées.
Et aussi, en un sens, l’article 4, qu’il faut lire à la suite des trois premiers : « Leur liberté individuelle est également garantie, personne ne pouvant être poursuivi ni arrêté que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ». Il tend à montrer que l’on a un peu artificiellement découpé en articles (les quatre premiers) un paragraphe conceptuellement unique.
L’article 8, quant à lui, énonce le droit de tout Français de « publier et de faire imprimer (ses) opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ».
On notera enfin que l’article 63 évoque la possibilité d’instituer des juridictions prévôtales, si leur rétablissement est jugé nécessaire », formule pour le moins non normative mais destinée à légitimer par avance un choix politique (qui avait les faveurs des Ultras).
Ces exceptions n’enlèvent rien au fait que la Charte était bien fondamentalement conçue comme un texte à vocation normative au sens technique du terme, comme le confirme notamment l’article 68 sur le Code civil et les lois antérieures à 1814. On peut en outre citer, à cette occasion, le vibrant plaidoyer de l’ancien constituant puis Thermidorien, devenu en 1814 Pair de France, le Comte de Lanjuinais (il était d’ailleurs professeur de droit) sur la pleine juridicité de la Charte :
Ce n’est pas seulement, comme on a osé le dire, une collection de principes à consulter par les chambres, un amas de maximes sans application nécessaire ; elle définit nos droits ; elle déclare et limite nos grands pouvoirs ; elle remplace toutes les constitutions précédentes ; elle abroge expressément les lois secondaires qui la contredisent ; elle est supérieure à toutes nos autres lois, et conséquemment, à tous les actes d’exécution, c’est-à -dire aux ordonnances royales, aux arrêtés administratifs, et à la jurisprudence des tribunaux.
Enfin, le style de la Charte peut, selon nous, être qualifié de « technique ouvert », qui ne prescrit pas d’emblée et de façon univoque un système de gouvernement précis. On peut encore parler d’une constitution essentiellement institutionnelle, en ce sens qu’elle crée (ou reconnaît) avant tout des institutions dont les relations mutuelles ne sont définies qu’imparfaitement, que la concrétisation du texte, et sa pratique seules permettront de fixer.
Ce point fondamental est trop peu souligné, naguère comme aujourd’hui, en raison d’un penchant largement répandu consistant à prêter aux textes constitutionnels une force magique d’autoréalisation. Dès l’été 1815, un acteur contemporain, Prosper de Barante, l’avait senti, qui précisait :
L’esprit dans lequel la Charte sera exécutée, la direction qu’on suivra en se conformant à ses prescriptions sont donc les seules questions à traiter ici, car il ne faut pas oublier que les formes extérieures des lois laissent souvent une telle latitude pour le maniement réel des affaires que, sans paraître s’en écarter, on arrive à des résultats tout différents.
Le jeune doctrinaire avait donc déjà conscience qu’une constitution écrite n’établit pas un « programme » si serré, qu’il pourrait se réaliser automatiquement de lui-même, à la manière d’un piano mécanique. Cela reste d’ailleurs vrai, dans une large mesure, au XXIe siècle, quoique la plupart des constitutions soient bien plus détaillées et que le style technique soit généralement plus marqué encore.
II. Le contenu de la Charte au regard des précédents français depuis 1789
Si l’on compare le contenu de la Charte de Louis XVIII aux constitutions françaises antérieures, force de constater qu’elle marque une inflexion, mieux : elle constitue un tournant majeur dans l’histoire constitutionnelle française. Mais son originalité concerne essentiellement l’organisation du pouvoir tandis qu’elle s’inscrit au contraire dans le sillage de ses devancières en ce qui concerne les principales garanties procurées aux individus et à l’ordre socio-politique inauguré par la Révolution de 1789.
A. Les éléments de continuité : les garanties en faveur de la liberté individuelle et de l’ordre socio-politique
L’une des principales habiletés politiques des rédacteurs de la Charte fut, à l’évidence, l’insistance sur un ensemble de garanties accordées à la France de 1814, signifiant de manière non équivoque que la Restauration ne serait pas un retour pur et simple à l’Ancien Régime. La Déclaration de Saint-Ouen l’avait d’ailleurs elle-même annoncée par un début d’énumération. Il s’agissait, bien sûr, de rassurer.
D’où la mise en exergue, en tête du texte, avant tout précision sur la forme de l’État ou du gouvernement (il y avait, certes, le fameux Préambule) d’un premier Titre intitulé « Droits publics des Français » (articles 1 à 12) qui reprend les principaux acquis de la Révolution, à commencer par les libertés proclamées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
- 1. « Les Français sont égaux devant la loi [...] ».
- 2. « Ils contribuent indistinctement, dans la proportion de leur fortune, aux charges de l’État ».
- 3. « Ils sont tous également admissibles aux emplois civils et militaires. »
- 4. « Leur liberté individuelle est également garantie, personne ne pouvant être poursuivi ni arrêté que dans les cas prévus par la loi, et dans les formes qu’elle prescrit. »
- 8. « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois […] » (la formule fait écho à l’article 11 de la Déclaration de 1789).
D’autre part, la Charte offre la garantie qu’on ne reviendra pas en arrière :
- L’article 9 spécifie que « Toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles que l’on appelle nationales [...] ».
- L’article 11 précise, dans un remarquable souci de réconciliation rarement fixé de la sorte dans un texte constitutionnel, que « Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu’à la restauration sont interdites. Le même oubli est commandé aux tribunaux et aux citoyens ».
Le sixième Titre de la Charte intitulé « De l’ordre judiciaire » reprend lui aussi la plupart des garanties formulées en 1789 (inamovibilité des magistrats, art. 58 ; droit au juge naturel, art. 62). La continuité des institutions juridictionnelles est expressément affirmée (art. 59, 60, 61, 65), tandis que « Le Code civil et les lois actuellement existantes qui ne sont pas contraires à la présente Charte, restent en vigueur jusqu’à ce qu’il y soit légalement dérogé » (art. 68).
Le septième et dernier (si l’on néglige les « articles transitoires) Titre de la Charte, intitulé : « Droits particuliers garantis par l’État » (art. 69 à 74 — de facto 72), complète cette logique en ajoutant que :
- Les militaires en activité et en retraite (ainsi que leurs veuves) conservent leurs grades, honneurs et pensions (art. 69).
- « La dette publique est garantie » (art. 70)
- La noblesse nouvelle conserve ses titres (art. 71, 2e phrase)
- « La Légion d’honneur est maintenue » (art. 72).
À peu de détails près, toutes ces garanties sont reprises (parfois même mot à mot) du texte de la Constitution sénatoriale (en ses articles 15 à 28) qui, en ce domaine, a manifestement servi de brouillon à la Charte, et ce, d’autant plus aisément qu’on touchait là à une sorte de consensus sur les acquis juridiques et sociaux de la Révolution.
Politiquement, il était difficile (voire impossible) à Louis XVIII de ne pas accorder ces garanties. Sa réaffirmation solennelle du principe monarchique s’accomplissait en fait sous des contraintes politiques et psychologiques qui le conduisirent à donner des gages afin que la Restauration pût être acceptée. Quels que soient ses lacunes volontaires, ses archaïsmes, les arrière-pensées de ses rédacteurs, la Charte pouvait justement être regardée comme « ce qu’elle était réellement, un traité de paix après une longue guerre » (Guizot).
Mais la question de l’organisation du pouvoir politique posait de bien plus redoutables difficultés.
B. La forte discontinuité quant à l’organisation du pouvoir
La Charte constitutionnelle de 1814 représente un tournant fondamental dans l’histoire du constitutionnalisme français en ce qui concerne l’agencement des pouvoirs ou ce que les Américains appelaient volontiers le « plan de gouvernement ». Reprenant à la base les données de ce problème central mais irrésolu depuis 1789, elle opte pour des solutions nouvelles, profondément éloignées des lignes directrices choisies en France par ses constitutions antérieures.
1. La Charte s’éloigne totalement, pour ce qui concerne l’aménagement de ses institutions de gouvernement, des expériences révolutionnaires et napoléoniennes des années 1793-1804, et de la sorte de « bricolage » institutionnel, parfois inventif mais à peu près irréalisable que celles-ci avaient édifié (ainsi notamment du « faux » bicamérisme de l’An III, du Sénat conservateur de l’An VIII ou encore de la répartition des rôles entre le Tribunat et le Corps législatif sous la Consulat). Le retour de la forme monarchique réduisait de toute façon le champ des expérimentations, notamment en ce qui concerne l’organisation du « pouvoir exécutif ».
Il n’était évidemment pas question pour l’entourage du Roi restauré de suivre le modèle honni de la Constitution de 1791. Il importait au contraire au monarque de trouver la formule propre à rectifier tous les éléments de déséquilibre du premier texte établissant une monarchie « constitutionnelle » en France : outre la technique de l’octroi, qui « redressait », si l’on ose dire, le principe de légitimité en faveur de la Couronne, le texte de 1814 prend le contrepied presque systématique de la Constitution de 1791 et de la balance faussée des pouvoirs qu’elle avait établie. Bien plus, la Charte met soin à établir des barrières aux possibles débordements des chambres, notamment celle des députés. D’où notamment les solutions, réglées avec simplicité, concernant le bicamérisme (qui plus est : essentiellement égalitaire), l’initiative législative réservée au Roi (avec une nuance pour les suggestions des parlementaires), y compris pour le droit d’amendement, le veto législatif absolu du Roi, le droit de dissolution de la Chambre des députés, la compatibilité des fonctions de ministre et de parlementaire, le droit d’entrée et de parole sans restriction des ministres aux chambres et, enfin, la restriction implicite de compétence des chambres.
Loin des formules alambiquées des constitutions antérieures, souvent trop détaillées et trop marquées par une vision abstraite et dogmatique des principes, la Charte, qui fut le texte constitutionnel le plus court et succinct de l’histoire constitutionnelle, organise les institutions selon un schéma général fort simple, appelé à une grande fortune puisqu’il deviendra presque le modèle unique en Europe au XIXe siècle. S’il en est ainsi, c’est précisément parce qu’elle se calquait de très près sur le schéma « technique » de la Constitution britannique, comme on le verra plus loin.
2. À ce stade, il faut d’abord relever qu’en dépit de différences notables, la Charte de Louis XVIII présentait une incontestable proximité de fond (et parfois également de forme ou de style) avec le projet de Constitution sénatoriale d’avril 1814, signe que ce dernier texte avait déjà esquissé une bonne part du tournant dans la conception du schéma constitutionnel fondamental.
Le tableau qui suit permet d’embrasser plus aisément du regard la forte parenté entre les deux textes quant à l’organisation du pouvoir.
|« Constitution » sénatoriale du 6 avril 1814 |Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 |
|Art. 4. Le pouvoir exécutif appartient au Roi |Art. 13 (3e phrase) : Au roi seul appartient la puissance exécutive.
14. Le Roi est le chef suprême de l’État […] |
|5. Le Roi, le Sénat et le Corps législatif concourent à la formation des lois.
Les projets de loi peuvent être également proposés dans le Sénat et dans le Corps législatif. […] Le Roi peut inviter également les deux corps à s’occuper des objets qu’il juge convenables. La sanction du Roi est nécessaire pour le complément de la loi. |15 : La puissance législative s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des pairs, et la Chambre des députés des députés des départements.
16. Le Roi propose la loi.
19. Les chambres ont la faculté de supplier le Roi de proposer une loi […].
22. Le Roi sanctionne et promulgue les lois. |
|6. Il y a 150 sénateurs au moins, 200 au plus.
Leur dignité est inamovible et héréditaire […]. Ils sont nommés par le Roi. […]
7. Les princes de la famille royale et les princes du sang sont, de droit, membres du Sénat. […] |27. La nomination des pairs de France appartient au Roi. Leur nombre est illimité ; il peut en varier les dignités, les nommer à vie ou les rendre héréditaires […]
30. Les membres de la famille royale et les princes du sang sont pairs par le droit de leur naissance. […] |
|10. Le Corps législatif s’assemble de droit chaque année […]. Le Roi peut le convoquer extraordinairement. Il peut l’ajourner ; il peut aussi le dissoudre ; mais, dans ce dernier cas, un autre Corps législatif doit être formé au plus tard dans les trois mois, par les collèges électoraux. |25. (La Chambre des Pairs) est convoquée par le Roi en même temps que la Chambre des députés […].
26. Toute assemblée de la Chambre des pairs qui serait tenue hors du temps de la session […] est illicite et nulle de plein droit.
50. Le Roi convoque chaque année les deux chambres ; il les proroge, et peut dissoudre celle des députés […] ; mais, dans ce cas, il doit en convoquer une nouvelle dans le délai de trois mois. |
|9 (§ 4). La durée des fonctions des députés au Corps législatif est fixée à cinq années. |37. Les députés seront élus pour cinq ans, et de manière que la chambre soit renouvelée chaque année par cinquième. |
|8. ”¨Le Sénat détermine le cas où la discussion des objets qu'il traite doit être publique ou secrète.
11. ”¨Le Corps législatif a le droit de discussion. Les séances sont publiques, sauf le cas où il juge à propos de se former en comité général. |32. ”¨Toutes les délibérations de la chambre des pairs sont secrètes.
44. ”¨Les séances de la chambre sont publiques ; mais la demande de cinq membres suffit pour qu'elle se forme en comité secret. |
|12. Le Sénat, le Corps législatif […] élisent leur président dans leur sein. |29. La Chambre des pairs est présidée par le Chancelier de France, et, en son absence, par un pair nommé par le Roi.
43. Le président de la Chambre des députés est nommé par le Roi, sur une liste de cinq membres présentée par la Chambre. |
|13. ”¨[…] ”¨Le jugement d'un membre du Sénat ou du Corps législatif, accusé, appartient exclusivement au Sénat. |34. ”¨Aucun pair ne peut être arrêté que de l'autorité de la chambre, et jugé que par elle en matière criminelle. |
|14. Les ministres peuvent être membres, soit du Sénat, soit du Corps législatif. |54. Les ministres peuvent être membres de la Chambre des pairs ou de la Chambre des députés. Ils ont en outre leur entrée dans l’une ou l’autre chambre et doivent être entendus quand ils le demandent. |
|15. […]”¨ Aucun impôt ne peut être établi ni perçu s'il n'a été librement consenti par le Corps législatif et par le Sénat. L'impôt foncier ne peut être établi que pour un an. Le budget de l'année suivante et les comptes de l'année précédente sont présentés chaque année, au Corps législatif et au Sénat, à l'ouverture de la session du Corps législatif. |47. ”¨La Chambre des députés reçoit toutes les propositions d'impôts ; ce n'est qu'après que ces propositions ont été admises, qu'elles peuvent être portées à la Chambre des pairs. ”¨
48. ”¨Aucun impôt ne peut être établi ni perçu, s'il n'a été consenti par les deux chambres et sanctionné par le roi. ”¨
49. ”¨L'impôt foncier n'est consenti que pour un an. Les impositions indirectes peuvent l'être pour plusieurs années |
|21. La personne du Roi est inviolable et sacrée. Tous les actes du Gouvernement sont signés par un ministre. Les ministres sont responsables de tout ce que ces actes contiendraient d’attentatoire aux lois, à la liberté publique et individuelle, et aux droits des citoyens. |13. La personne du Roi est inviolable et sacrée. Ses ministres sont responsables.
55. La Chambre des députés a le droit d’accuser les ministres, et de les traduire devant la Chambre des pairs, qui seule a le droit de les juger.
56. Ils ne peuvent être accusés que pour fait de trahison ou de concussion. […] |
|29. La présente Constitution sera soumise à l’acceptation du peuple français […]. Louis-Stanislas-Xavier sera proclamé Roi des Français, aussitôt qu’il aura juré et signé par un acte portant : J’accepte la Constitution ; je jure de l’observer et de la faire observer […]. |74. Le roi et ses successeurs jureront, dans la solennité de leur sacre, d’observer fidèlement la présente Charte constitutionnelle. |
Les différences entre les deux textes sont donc, ici encore, relativement mineures, sinon que la Constitution sénatoriale, plus brève, est plus favorable aux chambres que la Charte. On peut relever les points suivants : le droit d’initiative législative est conféré aux chambres (Const. sénat., art. 5, al. 2), la fixation d’un nombre maximum de membres de la chambre haute (art. 6), qui limite la possibilité pour le Roi de procéder à des « fournées des pairs » pour briser une opposition de celle-ci, la réunion annuelle de plein droit du Corps législatif (art. 10), le renouvellement implicitement intégral de la chambre basse (art. 9 et 10 a contrario), la libre faculté pour les chambres d’élire leur président (art. 12), la règle du contreseing des actes du Roi par un ministre (art. 21, 2e phrase), le champ plus large de la responsabilité ministérielle (art. 21, 3e phrase). Sur plusieurs points qui ne sont pas mineurs, la Constitution sénatoriale, rédigée dans la précipitation, est muette : ainsi du mécanisme de mise en jeu de la responsabilité ministérielle et le droit d’entrée et de parole des ministres devant les chambres lorsqu’ils ne sont pas parlementaires.
On peut relever que la première mouture connue du projet de la Charte reprenait, à propos de la responsabilité des ministres, presque mot à mot la formule de l’article 21 de la Constitution sénatoriale (y compris la règle du contreseing qui, finalement, disparaîtra), tout en restreignant son champ (mais celui-ci sera encore davantage restreint — à la « trahison ou concussion » — dans le texte final de la Charte).
Au total, le texte de la Charte dessinait un cadre sobre et plutôt clair qui posait les bases d’une reconfiguration tout à fait nouvelle (pour la France) des relations entre le pouvoir de direction de l’État et les corps délibératifs.
Il serait, d’autre part, aisé de montrer la parenté du schéma de la Charte avec celui de l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire du 22 avril 1815 (la « Benjamine ») et celui du projet de constitution de la Chambre des représentants du 29 juin 1815. Comme l’a noté Stéphane Rials : « La question constitutionnelle en 1814-1815 » peut se résumer par deux traits : « dispersion des légitimités et convergence des techniques ». Par-delà les hésitations sur la source du pouvoir constitutionnel, on tournait autour de formules voisines, celle dont l’Angleterre était le modèle.
III. La filiation (objective) de la Charte : une transposition de la Constitution anglaise
Il a souvent été, à juste titre, remarqué que si la Charte de 1814 représentait un moment original (pour ne pas dire une rupture ou un tournant) dans l’histoire constitutionnelle française, paradoxalement, les circonstances (rapides et, si l’on peut dire, confuses) de son élaboration ainsi que son environnement intellectuel (la pensée qui la portait en amont) n’avaient guère été à la mesure d’un tel tournant. Il faut pourtant revenir sur le problème de la filiation constitutionnelle.
Sur le fond, il va de soi qu’une comparaison entre la Charte et les constitutions — républicaines — des États-Unis ou de la Suisse n’est pas pertinente ici. C’est bien plus aux constitutions des monarchies européennes qu’il convient de la confronter, parce que la problématique fondamentale est commune (et le restera tout au long du XIXe siècle). En l’occurrence, c’est d’abord la question de son rapport au « modèle anglais », véhémentement rejeté en France dès 1789, qui s’impose.
Or, le problème, qui a beaucoup divisé les esprits à l’époque (et même sous la Monarchie de Juillet), pour être évoqué par toutes les analyses académiques sur la Restauration, est souvent traité sur un mode ambigu, parce qu’il ne distingue pas toujours clairement entre le texte lui-même (et, pour la Constitution anglaise, ses règles coutumières), les interprétations qu’il permettait et la pratique ultérieure. Sans compter aussi l’erreur fréquente de vouloir lire la Charte à l’aune de son destin final comme si celui-ci était inscrit d’avance. La doctrine de la IIIe République est caractéristique sur ce point. Ainsi, par exemple, Ferdinand Larnaude croit pouvoir écrire en 1915 : « ... par la Charte de 1814, nous avons […] réduit en maximes claires et brèves les pratiques et les usages de la Constitution anglaise et du régime parlementaire [...] ». De même Roger Bonnard en 1926 : « La Charte avait établi un régime parlementaire déformé, en ce sens qu’il comportait une suprématie du Gouvernement sur le Parlement ». À l’inverse, à l’époque contemporaine, G. Antonetti conteste de manière appuyée l’idée même que l’on puisse même attribuer la Charte à une « influence anglaise », au double motif, d’une part, que le principe monarchique dans toute sa plénitude a servi de « fondation à l’édifice » de la Charte et, d’autre part, que « l’Angleterre de George III [n’était] ni libérale, ni démocratique, ni même parlementaire », le monarque ne se contentant pas de régner. Aucune des deux thèses ne saurait emporter la conviction pour cette raison principale qu’elles comprennent chacune le système parlementaire comme une sorte d’essence unique et immuable, postulent sa parfaite linéarité, voire projettent rétrospectivement ses caractères modernes, démocratiques, dans le monde du début du XIXe siècle, alors qu’au contraire, celui-ci est avant tout un processus dynamique mais mouvant, parfois chaotique, fait d’incertitudes et de retours en arrière.
On sait les appréciations contrastées des contemporains sur l’idée que la Charte aurait réalisé une transposition du modèle anglais. De la Constitution sénatoriale, dont on a vu qu’elle constituait déjà l’esquisse du schéma institutionnel de la Charte, Metternich put écrire alors à son souverain : « la Constitution a paru ; sauf quelques modifications raisonnables, elle est conforme à la Constitution anglaise... ». En France, à un Ultra, le baron de Vitrolles, qui répondait par l’affirmative (pour s’en affliger), on peut opposer les dénégations de libéraux comme Barante (et Royer-Collard). L’explication réside dans la différence des critères retenus : les réserves des seconds tiennent au malentendu tenant à ce qu’ils identifiaient la Constitution anglaise au « gouvernement parlementaire » que la Charte, en tant que telle, n’établissait pas.
Il convient d’y regarder de plus près en considérant la façon dont un texte (la Charte) a pu s’efforcer de transposer une constitution essentiellement coutumière juridiquement et traversée d’un mouvement dynamique délicat (sinon impossible) à réduire en formules trop simples.
A. Le bicaméralisme
Le premier point de convergence entre la Charte et la Constitution anglaise est, bien sûr, l’institution de deux chambres, à la fois au plan du principe même du bicaméralisme — celui-là même qui avait été repoussé par l’Assemblée constituante dès septembre 1789 — et de ses modalités, adaptées à la monarchie et non plus à la république thermidorienne ou à son avatar césariste de l’An VIII. La Charte confine au mimétisme (une chambre haute nommée, une chambre basse élective, aux pouvoirs quasi identiques et dont les principes d’organisation semblent copiés sur Albion). En revanche, la durée initiale du mandat des députés, le principe du renouvellement annuel partiel (abandonné en 1824), ainsi que la nomination du président de la chambre basse par le Roi révèlent la prudence avec laquelle on s’aventurait vers un système représentatif globalement ouvert.
|Charte constitutionnelle de 1814 |Constitution anglaise |
|Chambre des Pairs |House of Lords
|
|- Pairs nommés par le Roi (art. 27)
- nombre illimité
- Présidée par Chancelier de France (art. 29)
- Prince du sang membres de droit (art. 30)
- Monopole de la Chambre pour juger les pairs (art. 34) |- idem
- idem
- seulement héréditaires
- idem (Lord High Chancellor)
- idem
- idem |
|Chambre des députés des départements |House of Commons |
|- Élective
- suffrage censitaire (art. 35-42)
- durée de la législature : 5 ans
- renouvelable par cinquième tous les 5 ans (art. 37)
- Faculté de dissolution inconditionnée par le Roi (art. 50)
- Président nommé par le Roi sur liste de 5 députés présentée par la Chambre (art. 43) |- idem
- 7 ans
- renouvellement intégral
- idem
- Speaker élu librement par la Chambre |
|- Réunions sur convocation du Roi (art. 50)
- Prorogation par le Roi (art. 50) |- idem
- idem |
|- Bicaméralisme égalitaire en matière législative et budgétaire (art. 18, 48) (mais priorité temporelle des députés pour les impôts (art. 17 et 47) |- idem |
|Pouvoir « exécutif » bicéphale (art. 13) :
- Monarque héréditaire
- Ministres nommés et révoqués par le Roi (implicite, art. 13 et 14)
|- idem
- idem |
|- compatibilité des fonctions de parlementaire et de ministre (art. 54)
- droit d'entrée et de parole (prioritaire) des ministres devant les deux chambres (art. 54).
|- idem (quasi une obligation)
- Un ministre n’a entrée et parole que devant la chambre dont il est membre. |
|Responsabilité des ministres |Responsabilité des ministres |
|- Énonciation du principe général (art. 13)
- Mécanisme (art. 55) :
*Mise en accusation par la Chambre des députés ;
*Jugement par la Chambre des Pairs (nature indéterminée)
|- idem mais non écrit (coutume)
- Impeachment :
- idem
- idem mais imitation imparfaite : la Chambre des Lords statue en tant que juridiction ordinaire suprême, avec les garanties de procédure pénale |
|- Champ restreint (responsabilité pour faute) : fait de trahison ou concussion (art. 56) |- pas de restriction claire de l’impeachment ; mais question quasiment dépassée par l’amorce de responsabilité politique |
B. Une véritable balance des pouvoirs
L’article 15 de la Charte énonce que « La puissance législative s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés des départements », formule qui fait en quelque sorte écho au principe britannique du King-in-Parliament définitivement consacré par la Glorieuse Révolution de 1688. Comme en Angleterre et en rupture avec la Constitution de 1791, la Charte ménage un véritable droit de sanction législative et, par suite, un droit de veto absolu au Roi (art. 22 implicitement et art. 48 pour les impôts).
La différence majeure entre la Charte et la Constitution britannique tient ici au fait que le droit d’initiative législative est réservé au seul roi (art. 16, à peine nuancé par les articles 19 à 21 sur la faculté des chambres de supplier conjointement le roi de proposer une loi), tandis qu’il n’existait plus tel quel outre-Manche, l’initiative formelle des lois appartenant aux ministres en tant que membres de l’une ou l’autre chambre du Parlement. On décèle ici encore le souci de ne pas se laisser déborder par les chambres au cas où le gouvernement du Roi ne parviendrait pas à les contrôler.
C. Les germes d’un pouvoir exécutif dual
La fonction exécutive est sommairement formulée : « Au roi seul appartient la puissance exécutive » (art. 13, 3e phrase) puis déclinée par le synthétique article 14, appelé à être souvent copié. Sur ces points, on restait à nouveau dans le sillage de la Constitution britannique (même si l’étendue de cette « puissance » ne pouvait guère être détaillée par un texte), les potentialités du pouvoir de prendre des ordonnances pour la sûreté de l’État restant encore incertaines. Le pouvoir de nomination et de révocation des ministres par le Roi n’est certes pas explicitement formulé dans la Charte, tant il était évident (l’article 13 ne dit-il pas « ses ministres ») et d’ailleurs tout à fait conforme aux règles juridiques coutumières (ainsi que, encore pour un long moment, à la doctrine et à la pratique britanniques relatives à la prérogative royale malgré la dynamique parlementariste déjà engagée outre-Manche). Pour autant, il serait réducteur de prétendre que le pouvoir exécutif se résume au Roi seul. Même si la règle du contreseing était prudemment tue, par cela même qu’elle évoque les ministres et leur consacre même un titre spécifique (le 5e titre, fort bref, certes), la Charte ouvrait une brèche, à la manière, précisément, de la Constitution britannique effective du début du XIXe siècle, et posait les germes d’une possible dissociation politique entre le monarque et ses conseillers constitutionnels. Cette question était évidemment centrale, ce que confirme, à l’article 54, la double mention de la compatibilité des fonctions de ministre et de parlementaire — autre point à l’opposé de la Constitution de 1791 — prolongée par le droit d’entrée et de parole (sans restriction) de tout ministre dans chaque chambre : il s’agissait de faciliter les relations mutuelles entre les conseillers du Roi et les assemblées. Un tel choix, en 1814, n’était nullement évident, comme on le verra plus loin avec les exemples suédois et norvégien. Les rédacteurs de la Charte ont réalisé ce que leurs devanciers de 1791 (exceptés, on le sait, un Mirabeau ou un Necker), enfermés dans une vision dogmatique abstraite de la séparation des pouvoirs, ne voulaient pas accepter ni même comprendre. Et c’est bien certainement l’exemple anglais qui, en 1814, a dû faire deviner les avantages, pour le Roi, d’avoir des ministres présents aux chambres, voire de prendre ceux-ci dans leur sein même, afin d’en mieux contrôler les débats.
Reste enfin la question délicate de la responsabilité ministérielle et de son mécanisme, pour le moins succinctement formulé mais, justement, calqué (a minima) sur son équivalent britannique, l’impeachment. La seule mention d’un embryon de mécanisme (qui manquait, en revanche, dans la Constitution sénatoriale), par la répartition de compétences entre les chambres, représentait déjà une certaine audace dans le contexte d’une prudente monarchie limitée. Au rebours de la Constitution de 1791 (marquée, il est vrai, par le monocamérisme) qui faisait intervenir un jury national ad hoc pour le jugement, l’affaire reste, dans le système de la Charte, entre les mains des chambres. Sans doute y avait-il une ambiguïté quant à la nature de la fonction remplie à cet égard par la Chambre des pairs, mais cette question complexe était laissée ouverte. La restriction du champ de la responsabilité et le renvoi à une loi future attestent bien sûr qu’il ne s’agissait pas d’établir d’emblée une responsabilité politique (dont les contours demeuraient d’ailleurs encore flous même dans l’Angleterre de l’époque) mais d’une responsabilité pour faute que l’on concevait comme la plus limitée possible. Il n’empêche que le mécanisme tel qu’ébauché dans la Charte constituait un début non négligeable de garantie de limitation du pouvoir gouvernemental, laquelle allait immédiatement susciter des discussions et être bientôt considérée partout comme inhérent à la monarchie limitée ou « constitutionnelle ».
Il est donc manifeste que la Charte de 1814 était bien, dans une très large mesure, une transposition des structures techniques de la Constitution britannique de l’époque, et ce, comme aucune constitution française ne l’avait fait auparavant. La Charte a bel et bien transposé à la fois le noyau institutionnel fondamental (un monarque héréditaire flanqué de ministres et deux assemblées) et l’essentiel de ce que Dicey appellera, quelques soixante-dix ans plus tard, le « droit de la constitution », c’est-à -dire les règles juridiques formelles, du Royaume-Uni. Mais cela ne signifie pas que ces « formes extérieures des lois », pour reprendre le mot de Barante cité plus haut, représentaient l’adoption complète du système de gouvernement britannique, autrement dit que la Charte épousait toute la substance de la Constitution d’Albion. Un texte juridique ne pose jamais qu’un (début de) cadre formel, qui ne peut évidemment déterminer par lui-même et à lui seul complètement un système constitutionnel effectif. C’est même l’inverse qui est vrai : à peu près personne (sauf peut-être chez quelques libéraux), en 1814, n’a pu croire ou espérer que la Charte représentait une copie de la substance du système britannique effectif. Louis XVIII n’était pas cet « anglomane » qu’une certaine historiographie, dans un raccourci simpliste, présente trop fréquemment. Mais il est difficilement contestable que, sans que l’on ait voulu imiter jusqu’au bout l’équilibre concret qui s’était à peu près établi en Angleterre depuis la fin XVIIIe (North, Pitt le jeune), et donc ce que l’on n’appelait pas encore le gouvernement parlementaire, la Charte s’inscrivait objectivement (si l’on peut dire), quoique nolens volens, dans la filiation constitutionnelle anglaise sur un plan qui était le seul que le droit légiféré peut fournir, à savoir la création d’institutions et de règles formelles. Elle posait les bases juridiques d’un « droit au concours » des chambres dans la direction du gouvernement de l’État et ouvrait dès lors à celles-ci de considérables potentialités. Le reste était parfaitement ouvert et allait dépendre du comportement des acteurs de la pièce qui s’ouvrait. La question de l’étendue de ce droit au concours restera, on le sait, un enjeu jusqu’en 1830, signe du caractère ouvert de la Charte.
IV. La Charte et les constitutions libérales contemporaines en Europe continentale
L’historiographie constitutionnelle française, trop souvent franco-centrée, envisage rarement la Charte de 1814 dans une dimension comparative. Or, outre l’appauvrissement intellectuel qui résulte nécessairement d’un regard trop étroit, il se trouve qu’en l’occurrence, la confrontation de la Charte de Louis XVIII avec les textes constitutionnels contemporains est particulièrement instructive et permet de mieux apprécier la place qu’occupe celle-ci dans l’histoire du constitutionnalisme libéral moderne.
Trois constitutions politiques méritent de retenir particulièrement l’attention, toutes trois élaborées pour des monarchies entrées dans une phase de libéralisation : celle de la Suède de 1809, celle de la Norvège du 4 novembre 1814 (mais résultant d’un premier texte, quasi identique pour ce qui nous occupe ici, datant du 17 mai de la même année) et celle des Pays-Bas du 24 août 1815 (qui reprend l’essentiel d’un premier projet adopté le 29 mars 1814). Ces trois textes ont connu une fortune très remarquable puisqu’ils s’appliquèrent pendant près de deux siècles, celui de la Norvège étant même actuellement toujours en vigueur (son bicentenaire a d’ailleurs été fêté avec éclat).
Une analyse un peu attentive fait apparaître d’importantes convergences entre les techniques employées par ces trois textes et par la Charte de Louis XVIII. Toutefois, une précision liminaire s’impose : alors que la Charte française provient d’un octroi royal, les trois constitutions en question ont toutes été adoptées par des assemblées représentatives, lesquelles, en outre, ont même élu leur souverain dans le cas de la Suède et de la Norvège. Pour autant, ce point certes non négligeable n’invalide aucunement la confrontation des formules trouvées et des expériences vécues, d’autant que, justement, l’institution monarchique est parvenue, dans ces trois pays, à s’affirmer et à demeurer très puissante tout au long XIXe siècle en dépit de son initiale légitimité dérivée.
A. Trois pays en marche vers le constitutionnalisme moderne
La « Forme de gouvernement (Regeringsform) » pour le Royaume de Suède du 6 juin 1809 s’inscrit dans une riche histoire constitutionnelle nationale, avec en particulier sa devancière de 1719/20 (qui inaugura ce qu’on appela l’Ère de la liberté), et remplaçait celle de 1772 (despotisme éclairé). « La Constitution de 1809 ne fut taillée sur le patron d’aucun des costumes politiques alors à la mode dans le reste de l’Europe, mais bien d’après le vieux costume national de la Suède, avec la jaquette de paysan serrée à la taille », estima un contemporain. De fait, loin de s’être inspiré de modèles étrangers, en particulier pas de la Constitution britannique comme a pu le faire son homologue français de 1814, le constituant suédois s’est très nettement inscrit dans les linéaments de l’histoire nationale : la Forme de gouvernement de 1809 cherche à établir un moyen terme entre celle de 1720, complètement déséquilibrée en faveur des états (Riksdag) et qui avait presque entièrement annihilé l’autorité royale, et celle de 1772, nettement autoritaire et faisant la part (trop) belle au Roi. Il a trouvé cet équilibre dans un schéma très détaillé sur nombre de points techniques, mais globalement inspiré d’une logique de forte indépendance et de contrôle mutuel des pouvoirs ; un système de checks and balances, si l’on peut dire. Celui-ci n’était pas mal réussi puisque le régime suédois fera longtemps figure de modèle alternatif au parlementarisme anglo-français et qu’il faudra attendre le début du XXe siècle (les années 1911-1917, plus précisément) pour que la Suède finisse, pour différentes raisons, par rejoindre la logique institutionnelle du gouvernement parlementaire qu’elle avait longtemps — et délibérément — refusée. Pour Louis XVIII, ce modèle, techniquement difficile à imiter tant les prescriptions constitutionnelles étaient minutieusement voire excessivement détaillées, présentait probablement le double inconvénient de donner d’emblée trop de moyens formalisés de contrôle de la politique aux chambres parlementaires et de laisser à la couronne une insuffisante panoplie d’instruments permettant d’influencer ces mêmes chambres (pas de droit de dissolution libre, pas de droit d’entrée des ministres au parlement). En outre, le Riksdag conservait son ancienne division en quatre ordres traditionnels (noblesse, clergé, bourgeoisie, paysannerie), modèle ancien de représentation, politiquement impossible à restaurer dans la France de 1814. La réussite du système suédois supposait, en somme, une capacité « structurelle » de compromis entre l’Exécutif monarchique et les assemblées des états, capacité dont rien ne laissait présager qu’elle était atteignable dans une France déchirée et prompte aux emballements partisans.
Comme celle de son voisin, la Loi fondamentale (Grundlov) du Royaume de Norvège du 4 novembre 1814 peut être vue comme une exceptionnelle réussite par sa longévité (deux cents ans plus tard, elle est toujours en vigueur et se présente donc comme la plus ancienne constitution formelle d’Europe) et sa capacité, pour un pays qui n’en avait aucune expérience, d’instaurer et de faire prospérer un régime constitutionnel stable. La Grundlov est datée du 4 novembre, au moment où la Norvège (qui avait été sous domination danoise depuis le XIVe siècle) accepta (à contrecœur) l’union — une union personnelle — avec le Royaume de Suède, mais elle reprend presque à l’identique un texte antérieur, rédigé par une assemblée norvégienne librement élue (Constitution dite d’Eidsvoll du 17 mai 1814). Cette assemblée « constituante », convoquée par un groupe de notables norvégiens en accord avec le gouverneur Christian Frédéric, un prince danois qui avait des prétentions à monter sur le trône, se tenait alors que le nouveau prince royal (et futur Roi) de Suède, l’ancien maréchal de Napoléon, Bernadotte, était parti à la tête de son armée contrer celles de l’Empereur, croyant, par le traité de Kiel du 14 janvier 1814, avoir assuré l’union de la Suède et de la Norvège. Les élites norvégiennes, quant à elles, entendaient poser des garanties face à un monarque, quel qu’il soit. La menace d’une intervention militaire suédoise obligea Christian Frédéric, pourtant élu roi de Norvège le 17 mai, à abdiquer mais les élites norvégiennes obtinrent gain de cause : Bernadotte finit par promettre de respecter la Constitution de Norvège avant de faire reconnaître le Roi de Suède (Charles XIII, son père adoptif) comme roi de Norvège. Quoique plus libérale que la Forme de gouvernement suédoise de 1809, la Constitution norvégienne obéissait à une logique comparable : l’indépendance accentuée entre le gouvernement du Roi et le Parlement.
Comme ses équivalents suédois et norvégien, la Constitution (Grondwet) du Royaume des Pays-Bas du 24 août 1815 est un texte appelé à une belle longévité (au surplus, la Constitution actuelle, de 1983, qui lui a succédé, en garde la structure fondamentale). Toutefois, elle reprend l’essentiel d’un premier projet adopté le 29 mars 1814 par une assemblée de notables, mais préparé par une commission elle-même suscitée et inspirée par le prince d’Orange, Guillaume-Frédéric, qui était rentré aux Pays-Bas à la suite des armées coalisées contre Napoléon. La Constitution de 1815 résulte simplement de la formation du royaume uni des Pays-Bas (incluant la Belgique et le Luxembourg) scellée par le traité de Paris du 30 mai 1814. Elle ne diffère pas sensiblement de la version de 1814 en ce qui concerne le schéma général d’organisation des pouvoirs (sinon par la création d’une chambre haute nommé par le Roi), même si son texte est plus long encore. Une partie de son inspiration provenait des antécédents constitutionnels de la Hollande, notamment avant la présence française. Mais l’ambition d’établir solidement l’institution monarchique peut être vue comme une manière de tirer les leçons des tensions qui avaient marqué les relations entre les États généraux (assemblées représentatives) et le Stathouder au temps des Provinces-Unies.
B. Aspects généraux des textes constitutionnels
Les trois textes constitutionnels peuvent tout d’abord être comparés à la Charte française sur un plan formel, celui de leur aspect général et de leur présentation. S’ils relèvent tous, comme celle-ci, du genre des constitutions « techniques » (des articles numérotés et — sauf pour la Suède —, regroupés en chapitres, un style d’énoncés essentiellement technique, à quelques exception près), on ne peut manquer d’être frappé par le fait qu’ils sont tous beaucoup plus longs que la Charte de Louis XVIII : alors que cette dernière est formulée en quelques 2000 mots, les trois autres constitutions oscillent entre environ 7000 mots (Norvège) et 11.300 mots (Suède). La répartition en nombre d’articles modifie quelque peu le tableau sans le remettre en question : aux 76 articles de la Charte, répondent les 114 articles (souvent très longs) de la Regeringsform suédoise, les 110 articles (généralement cours) de la Grundlov norvégienne, tandis que la Grondwet néerlandaise atteint le record de 237 articles, il est vrai plutôt courts.
Ce critère de comparaison est moins trivial qu’il ne pourrait y paraître : même en faisant la part des choses avec les importants résidus de style littéraire (surtout dans la Constitution suédoise, à un degré moindre pour celle des Pays-Bas), les trois constitutions sont tendanciellement plus détaillées que la Charte française, notamment sur les questions de finances — ce qui ne saurait tout à fait surprendre, dans ces trois pays profondément protestants —, sur la question de la succession au trône et la régence ou bien encore l’organisation et l’administration locale, sujets sur lesquels la Charte est muette.
Il est un autre point sur lequel la Charte de Louis XVIII diffère des trois textes européens : muette sur le problème de sa révision, elle laissait incertaine cette question délicate, tandis que les constitutions de Suède, de Norvège et des Pays-Bas prévoient explicitement, chacune à leur manière, une procédure particulière pour leur révision, plus difficile à mettre en œuvre que pour les lois ordinaires et relèvent donc du genre des constitutions formelles « rigides ». En Suède, la procédure présente cette originalité qu’outre l’accord du Roi, la ratification de la proposition de révision ne peut être donnée par les quatre états qu’à la Diète suivante, c’est-à -dire après de nouvelles élections, système qui ménage donc, dans son principe, une influence au corps électoral (art. 81). En Norvège, le principe suédois d’une ratification par le parlement suivant a été repris (agrémenté de l’exigence d’une majorité des deux tiers des voix), mais, surtout, l’originalité de la clause de révision est de nature littéraire : « Une telle révision ne doit toutefois jamais contrevenir aux principes de la présente Constitution, mais seulement apporter à certaines dispositions des modifications qui ne changent pas l’esprit de ladite Constitution », art. 112). On peut y voir la première occurrence historique, remarquable en vérité, d’une clause de limitation matérielle à la révision, même si aucun mécanisme de contrôle externe n’est prévu. Enfin, le veto du roi n’est pas expressément évoquée par cet article ; cette question a d’ailleurs suscité de longues controverses entre 1872 et 1884 et s’est soldée par la victoire du parlement.
Sans doute, cette différence non négligeable a partie liée avec le mode d’établissement juridique de ces textes : octroi dans le cas français, ratification par une assemblée représentative (et accord du monarque) dans les trois autres. Pour autant, et contrairement à ce que soutient habituellement la doctrine académique, ce lien n’est pas conceptuellement indispensable, d’autant que la garantie majeure d’une constitution dans le cadre d’une monarchie (qu’elle soit limitée ou dualiste) résidait dans la balance des pouvoirs, toute loi requérant l’accord du prince et des assemblées. Le choix (non nécessaire, donc) de la clause de rigidité peut se comprendre comme la volonté de protéger spécialement le cadre constitutionnel des décisions des organes constitués, en particulier du Roi, à qui est implicitement dénié un droit « extraconstitutionnel » de révision unilatérale.
On a vu plus haut que la Charte constitutionnelle de 1814 faisait une place importante aux « droits publics des Français ». De ce point de vue, elle ne cède en rien aux trois constitutions de la même époque. La Constitution de Suède ne contient pas de catalogue sur les droits et libertés des individus. La liberté de la presse fait l’objet d’un soin particulier (art. 86 et 108 — ce soin remonte déjà à la Constitution de 1720), de même qu’est confirmée la figure de l’Ombudsman, dont l’origine remonte à 1713, qui se décline à partir de 1809 en deux institutions distinctes : le chancelier de justice (procureur général du royaume) nommé par le roi, et surtout le procureur de justice des états, nommé par eux, et chargé de poursuivre les abus de l’administration (art. 96 à 102). Les garanties d’indépendance statutaires sont offertes à certaines catégories de fonctionnaires parmi lesquels, implicitement, les magistrats (art. 36). Enfin, est solennellement affirmé que « le droit immémorial du peuple suédois de s’imposer lui-même est exercé par les états exclusivement, à une diète générale » (art. 57).
La Constitution néerlandaise est plus développée sur les droits et libertés : outre la réserve de la loi pour préciser l’exercice des droits civils (art. 5), le principe d’égale admission des nationaux aux emplois publics (art. 9 et 11), on trouve une brève énumération de droits (art. 164 à 174 et 190-194) assez comparable à la Charte française, sinon l’affirmation du droit de pétition (art. 161) mais, en revanche, l’absence de « religion de l’État ».
La Constitution de Norvège, la plus libérale des trois, est la seule à comporter un véritable catalogue de droits et libertés individuels. Outre des précisions assez détaillées sur les « droits civiques » (art. 50 à 62), un chapitre entier (le titre E « Dispositions générales ») détaille ces droits, notamment les garanties en matière criminelle ou la liberté de la presse (art. 93 à 109).
Enfin, contrairement à la Charte, deux des trois constitutions (Suède et Pays-Bas) comportent des dispositions détaillées relativement à l’organisation administrative locale (la Norvège étant pays assez largement unitaire).
C. Le dispositif d’organisation des pouvoirs
En dépit de différences, parfois notables, certes, entre les quatre textes relativement à l’agencement des organes et des fonctions constitutionnelles, on ne peut manquer d’être frappé par les nombreuses convergences qu’ils présentent dans le sens d’une monarchie de facto dualiste, comme le montre le tableau suivant.
Structure du pouvoir exécutif
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|- Monarque héréditaire |- Monarque héréditaire |- Monarque héréditaire |- Monarque héréditaire
|
|- Ministres
(art. 13) |- Conseil d’État (9 membres) et 4 secrétaires d’État (départements) (art. 4 à 6) |- Conseil d’État (1 Ministre d’État et 7 membres) (art. 5, 12, 22, 27) |- Conseil d’État (24 membres au plus) (art. 71) |
|- Contreseing : aucune mention |- Contreseing (art. 38) |- Contreseing (art. 31) |- Contreseing : aucune mention |
Parlement
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Parlement bicaméral : |Parlement quadricaméral |Parlement bicaméral (Storting) électif spécial (art. 49) : |Parlement bicaméral (États Généraux) (art. 78) : |
|- Chambre des Pairs nommée par le Roi (art. 27)
- Chambre des députés élective
(renouvelable par cinquième tous les 5 ans (art. 37)
|(Diète/Riksdag) (représentation par ordre séparés)
Élues tous les 5 ans (art. 49) |- l’Odelsting élu désigne un quart de ses membres pour former la chambre haute, le Lagting) (art. 74, al. 2)
- élus pour 3 ans (art. 71) |- 1ère Chambre : nommée à vie par le Roi (40 à 60 membres) (art. 80)
- 2e Chambre : 110 membres nommés par les États provinciaux (renouvelable par tiers tous les 3 ans) (art. 82) |
|*Président de la Chambre des députés nommé par le Roi sur liste de 5 députés présentée par la Chambre (art. 43) |*Présidents de la Diète (le Maréchal) et de 2 assemblées d’états nommés par le Roi (art. 52) |*Les chambres élisent leur président (art. 74, al. 2) |*Présidents des chambres nommés par le Roi (Pour la 2e Chambre : sur liste de 3 candidats) (art. 85 et 89) |
Principe de la balance des pouvoirs en matière législative
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Oui (art. 15) |Oui (art. 87) |Oui (art. 49 et 77) |Oui (art. 105) |
Veto royal
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|absolu (art. 22, 48)
|absolu (art. 87) |suspensif (art. 79) |absolu (art. 118) |
Initiative législative des parlementaires
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Non (art. 16) |Oui (art. 87, 89) |Oui (art. 76) |Oui (2e chambre) (art. 113, 114) |
Égalité des chambres en matière législative
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Oui |Oui |Oui (relative) |Oui |
Droit de dissolution
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Oui (inconditionnée) pour la Chambre basse (art. 50)
|Oui (exceptionnelle) (si la Diète n'a pas voté le budget dans les 4 mois (art. 109) |Non |Non |
Compatibilité des fonctions de ministre et de parlementaire
Droit d'entrée des ministres aux chambres
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Oui (art. 54) |(Silence de la constitution) |Non |Oui (art. 91) |
S’il n’est pas possible de discuter ici en détail chaque pièce du dispositif, on peut néanmoins relever quelques points. En premier lieu remarquer la particularité de la structure du pouvoir exécutif dans les constitutions de ce début du XIXe siècle. L’institution d’un cabinet ou gouvernement au sens plein du terme, en tant qu’instance collégiale cohérente et dotée de compétences propres, n’est pas encore établie (on sait d’ailleurs la complexité de la question pour la Constitution britannique de l’époque). Il n’est question, dans les textes, que « des ministres » (France) ou d’un « Conseil d’État », dans les trois autres, mais ce titre prestigieux n’en fait pas pour autant un cabinet au sens moderne du terme, les compétences de la fonction gouvernementale étant toutes, en droit strict, attribuées au Roi. En Suède et Norvège, dont les textes sont assez proches sur ce point et relativement détaillés, sa principale fonction était toutefois, outre le conseil — imposé (le Roi est tenu d’entendre l’opinion des ministres) — au monarque, d’assurer en quelque sorte un relais vers le contrôle par les chambres. Pour autant, les tentatives des textes constitutionnels pour fixer la place privilégiée du roi n’allaient pas résister, ultérieurement, à une dynamique en faveur des ministres puis vers la parlementarisation.
Plus fondamental : des quatre constitutions, la Charte est sans doute la plus accueillante pour des relations plus intenses entre les ministres et les chambres. Il est vrai que la nécessité de rompre sur ce point avec les barrières psychologiques et culturelles instaurées en 1789-1791 (une certaine idéologie, très réductrice, de la « séparation des pouvoirs ») était perçue — ce qui explique qu’on ait pris soin de préciser que les ministres pouvaient être membres de l’une ou l’autre des chambres (art. 55 de la Charte) — et que l’on escomptait bien favoriser par là l’influence des ministres du Roi sur les délibérations parlementaires. La Constitution néerlandaise entre dans une logique voisine. Pour la Suède et surtout pour la Norvège, en revanche, la démarcation entre le roi et ses conseillers d’une part, les assemblées de l’autre, est beaucoup plus accentuée. Il est permis de penser que le caractère plus radical et quasi démocratique de la Grundlov norvégienne tient largement au fait que cet État n’avait pas, contrairement aux trois autres, de tradition constitutionnelle libérale avant 1814, et qu’ainsi le texte avait pu être conçu dans une fraîche innocence (ou inconscience). La Suède en revanche, avait fait l’expérience d’un « parlementarisme absolu » sous l’Ère de la liberté au XVIIIe siècle, si bien que le constituant de 1809 avait cherché à limiter les risques d’une ingérence trop poussée des assemblées dans la sphère gouvernementale. Le Roi et le Riksdag, observe Fahlbeck, « constituent la volonté de l’État, tantôt chacun pour soi dans des sphères différentes, tantôt ensemble sur un terrain commun. Mais ils ne se trouvent jamais — exceptés dans certaines circonstances solennelles —, en contact immédiat l’un avec l’autre ». Le rôle restreint des ministres, dans les trois premières décennies du siècle, ne parvint qu’imparfaitement à compenser les inconvénients pouvant résulter de cette démarcation.
On ajoutera enfin que les trois constitutions sont nettement plus précises que la Charte française sur les questions de finances et de procédure budgétaire. La Forme de gouvernement suédoise consacre pas moins de seize articles (art. 57-73), qui font la part belle au Riksdag, très largement maître des finances ; la Constitution néerlandaise consacre une section entière du chapitre III (art. 121-128) au « budget de l’État, celle de la Norvège étant toutefois plus sobre (voir néanmoins le long article 75). On sait qu’en France, les droits des chambres en matière budgétaire évolueront considérablement à partir de 1817 et qu’ils contribueront à servir de matrice au développement progressif du contrôle politique du gouvernement du Roi.
D. Le système de responsabilité des ministres
Comme la Charte de Louis XVIII, les trois constitutions prévoient un mécanisme de mise en jeu, à l’initiative des assemblées, de la responsabilité des conseillers officiels du Roi, en contrepartie de son irresponsabilité constitutionnelle. Telle allait devenir l’une des caractéristiques propre des monarchies « constitutionnelles » (pris en tout rigueur, l’épithète est, on le sait, impropre, mais il faut l’entendre au sens du constitutionnalisme libéral à l’occidentale), limitées ou dualistes.
Champ de la responsabilité ministérielle
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|« Trahison ou concussion » (art. 56) |Violation de la Constitution ou des lois (art. 9)
|Violation de la Constitution ou des lois ou décision « manifestement préjudiciable au Royaume » (art. 30) |« Tout délit commis pendant la durée de leurs fonctions » (art. 177) |
Procédure
- Mise en accusation
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|Chambre basse (art. 55) |Comité de Constitution de la Diète (a. 106, 107) |Chambre basse (Odelsting) (art. 87) |Les États Généraux doivent autoriser les poursuites (a. 177, al 2) |
- Jugement
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|- Chambre haute (art. 55)
- (silence sur la peine encourue) |- Tribunal (art. 106)
- Jugement selon le Code des lois et une loi spéciale (art. 106) |- Instance mixte (art. 87)
- (silence sur la peine encourue) |- Tribunal ordinaire suprême (art. 177)
- (silence sur la peine encourue) |
- Autre mécanisme
|Charte 1814 |Suède 1809 |Norvège 1814 |Pays-Bas 1815 |
|— |Art. 107 : Les États peuvent demander au Roi la révocation d'un ministre |— |— |
S’il était aussi évident pour la Suède, la Norvège et les Pays-Bas que pour la France de 1814 qu’il ne s’agissait pas à l’époque d’instaurer quelque chose comme un gouvernement parlementaire (terme alors quasiment anachronique), il est intéressant de noter que les trois constitutions européennes se distinguent ici de la Charte à deux titres, jouant d’ailleurs en sens opposé : le champ de la responsabilité, quoique circonscrit, peut être considéré comme plus large qu’en France (où elle se limite à la « trahison ou concussion ») mais l’instance statuant sur le sort des ministres est soit entièrement juridictionnelle (Suède, Pays-Bas), soit une instance mixte composée pour moitié de magistrats (Norvège). Le point commun majeur aux quatre constitutions est surtout d’établir une responsabilité « pour faute », si l’on peut dire, mais dont il importe de souligner qu’elle n’est pas spécifiquement pénale tout en n’étant pas ouvertement politique — sinon qu’en Norvège, texte constitutionnel plus méfiant envers l’autorité royale que les autres, il est ajouté à l’incrimination inspirée de la Constitution suédoise (violation de la constitution et des lois) une formule assez ouverte et confinant à l’appréciation purement politique (peut-être elle aussi inspirée de la formule suédoise dont il sera question ci-après). Dans le cas de la Suède et de la Norvège, on peut néanmoins parler d’une responsabilité essentiellement « constitutionnelle » (i. e. principalement pour violation de la constitution et des lois). À tout le moins, cette responsabilité est conçue comme devant jouer de manière tout à fait exceptionnelle. De plus, en réservant en tout ou partie à des magistrats (autrement dit à une institution censément plus apte à juger de manière « objective ») le jugement sur le sort des conseillers du Roi, le système se voulait ainsi nettement limité, bref échappant à la controverse partisane — ce qui ne veut pas dire qu’il n’était pas susceptible d’être instrumentalisé à des fins politiques (en pratique, il ne le sera d’ailleurs guère, contrairement à la légende répandue réduisant l’invention de la responsabilité politique typique des systèmes parlementaires à un dévoiement de la responsabilité constitutionnelle — que l’on qualifie trop souvent à tort de « pénale »).
On relèvera tout de même que la Forme de gouvernement suédoise prévoyait, en plus de la responsabilité constitutionnelle (fautive) individuelle des ministres (conseiller d’État ou secrétaire), un mécanisme permettant au Riksdag de demander au Roi « qu’il veuille bien les éloigner de son conseil » en considération d’une appréciation tout à fait politique, celle-là , de l’activité desdits conseillers. Pour autant, le Roi n’était pas juridiquement obligé de déférer au vœu. Il ne semble pas que ce mécanisme ait joué de rôle significatif dans la vie constitutionnelle suédoise durant le XIXe siècle et, en dépit de cet instrument potentiellement puissant aux mains des assemblées, le système de gouvernement suédois sera le dernier des trois à se parlementariser, signe, s’il en était besoin, que de tels mécanismes ne sont en soi guère déterminants et, historiquement, jamais suffisants à eux seuls pour provoquer le basculement vers le gouvernement parlementaire.
Seule la Norvège utilisera ce mécanisme à plusieurs reprises et notamment en 1884 au terme d’une longue décennie de vives controverses autour d’une tentative de révision de la Constitution introduisant, en dépit de l’opposition du Roi, le droit d’entrée et de parole des ministres au Storting (un élément technique qui, lui, était bel et bien destiné à faciliter le contrôle de l’Exécutif dans une optique parlementariste) ; il aboutira à la destitution des ministres qui avaient appuyé le refus du monarque (1884) et devait inaugurer le début de la pratique du gouvernement parlementaire dans ce pays.
L’étude comparative des textes constitutionnels fait donc apparaître une nette proximité des structures constitutionnelles fondamentales de la Charte française de 1814 et des constitutions contemporaines de Suède, de Norvège et des Pays-Bas — cela en dépit de différences non négligeables sur différents points techniques. Sous ce rapport, l’ancien constituant de 1789 devenu (ou resté) monarchiste libéral, Lanjuinais, n’avait pas tort lorsqu’il affirmait en 1819 que la Charte de Louis XVIII est, « tout balancé, l’une des constitutions les plus libérales de l’Europe ».
Or, le plus significatif au plan historique et rétrospectif, est que ces trois pays, dont les constitutions, pour être techniquement proches de la Charte française, tout en n’étant, au rebours de cette dernière, pas fondées sur le principe monarchique, n’ont pas connu pour autant d’amorce rapide d’un développement en direction de la logique d’un gouvernement parlementaire ou quasi-parlementaire comme le régime de la Restauration. On peut bien considérer que leurs peuples furent, durant une bonne partie du XIXe siècle, bien moins remuants que le peuple français durant la période 1814-1830, ce qui peut contribuer à expliquer que le cadre constitutionnel ne se soit pas brisé au moindre conflit, contrairement à la France. Mais en tout état de cause, il est frappant que ces trois textes permirent le développement d’un système de gouvernement pleinement constitutionnel viable sans devenir immédiatement parlementaire stricto sensu. Dans ces trois pays, le roi parvint à conserver tout au long du XIXe siècle un rôle majeur — même son appréciation exacte est difficile à décrire simplement. C’est aux Pays-Bas, dont le texte était, des trois constitutions examinées ici, le plus proche de celui de la Charte, que la dynamique parlementariste s’est engagée le plus tôt. Dotée de la constitution sans doute la plus avancée des trois, la Norvège présente, quant à elle, cette particularité d’être placée sous un régime d’Union personnelle (jusqu’à l’indépendance en 1905). Dès lors que, résidant en Suède, le Roi était le plus souvent représenté à Stockholm par un vice-Roi ou par un gouverneur, c’est en réalité la petite caste des fonctionnaires qui domina d’emblée le jeu politique norvégien, si bien que l’autonomie longtemps maintenue du gouvernement se fit surtout au profit des ministres. Par la suite, la montée en puissance de la caste (plus nombreuse) des paysans finira par s’imposer et obtenir, au terme du long conflit évoqué plus haut, la parlementarisation du gouvernement, puis la démocratisation du système. La Constitution de 1814 est demeurée jusqu’à nos jours (évidemment plusieurs fois révisée), le gouvernement parlementaire fonctionnant sur une base purement conventionnelle (et, fait notable, sans droit de dissolution) pendant plus d’un siècle, jusqu’en 2007 précisément, date à laquelle il fut formellement consacré par le texte constitutionnel. La Suède fut la plus longue — l’une des dernières monarchies libérales en Europe, en dehors de l’Allemagne et de l’Autriche — à franchir le pas vers le gouvernement parlementaire (définitivement à partir de 1917), signe là encore, que sa Constitution de 1809 fournissait un cadre pour un système de gouvernement libéral stable sans être parlementaire.
Les différences de rythme dans l’évolution parlementariste entre la France et les trois pays ici évoqués ne résultent pas de manière décisive des différences entre les textes constitutionnels respectifs. La parlementarisation repose toujours sur une conjonction de facteurs multiples, qui ne sont ni purement juridiques, ni purement politiques. Mais la Charte française, par sa simplicité et sa netteté dans l’organisation fondamentale des pouvoirs, n’a pas été, loin s’en faut, un obstacle à cette évolution. Et c’est sans doute ce qui peut expliquer son succès ultérieur.
V. La Charte comme « modèle » de formulation du type dominant de constitution libérale
Il est permis d’avancer ici la thèse selon laquelle la Charte française de 1814 fut le premier relais fondamental pour la transposition des principes généraux de la Constitution anglaise aux autres monarchies européennes. Ce fait majeur de l’histoire constitutionnelle européenne est presque systématiquement occulté de nos jours. Or, il est frappant de constater à quel point tous les États européens ont, tout au long du XIXe siècle, convergé vers le type de constitution écrite incarné par la Charte, qui dessinait dans ses grands contours le cadre juridique fondamental d’où sont sortis les ordres constitutionnels libéraux et démocratiques d’aujourd’hui. Il n’est pas jusqu’à nombre de constitutions républicaines qui ne lui doivent le canevas de leurs institutions. Rien de cela n’était évident. Même si la Charte n’était pas la seule — nous venons de le voir — à traduire en gros le cadre général du plan de gouvernement de type anglais, il est remarquable que sa façon de le faire ait rencontré un tel succès dans le reste de l’Europe au XIXe siècle.
L’inspiration française des premières constitutions (timidement) libérales de plusieurs États d’Allemagne du Sud (Bade, Bavière en 1818, le Wurtemberg en 1819 notamment) est avérée à la fois en ce qui concerne les techniques constitutionnelles mais surtout dans l’esprit de garantie d’un principe monarchique vigoureux. Cette influence est également manifeste dans la Charte du Royaume du Portugal de 1826, préparée par la version de 1824, quasi identique, pour le Brésil sous l’égide du même souverain.
La diffusion du modèle de la Charte se poursuivra dans un grand nombre de pays après 1830, malgré la chute du régime de la Restauration, pour une raison simple : elle se fit à travers la Charte française du 14 août 1830 qui, bien que fondée sur un nouveau principe de légitimité (dont la nature exacte demeura d’ailleurs ambiguë), n’avait modifié qu’à la marge sa devancière : le droit d’initiative législative et d’amendement était désormais conféré aux parlementaires (nouvel article 15 et suppression de l’ancien article 46), la suppression de la détermination du champ de la responsabilité ministérielle (ancien article 56), abolition de la pairie héréditaire (par la loi du 29 décembre 1831 annoncée par le nouvel article 68), publicité des séances de la Chambre des Pairs (nouvel article 27), réduction de 7 à 5 ans de la durée du mandat des députés (nouvel article 31), élargissement de l’électorat et des conditions d’éligibilité (nouveaux articles 32 à 34), restriction du pouvoir du roi de prendre des ordonnances (suppression de la référence à la sûreté de l’État, interdiction du pouvoir de suspension et de dispense de la loi) (article 14).
Or, dès les années suivantes, plusieurs nouvelles constitutions libérales virent le jour en Europe, qui s’inscrivaient très largement dans le sillage de la Charte (révisée). Tel est notamment le cas des Constitutions de la Hesse électorale (Cassel) et du nouveau royaume de Belgique (1831), de la Saxe (1831), de la Grèce (1844), de l’Espagne (1845), du Piémont-Sardaigne (1848) — peu à peu étendu à toute l’Italie —, du Danemark (1849 et 1866) et de la Prusse (1850), pour ne citer que les plus importantes.
On trouve toujours un monarque héréditaire et un parlement bicaméral (comprenant une chambre élective — que le roi peut presque toujours dissoudre — et une chambre composée différemment — en général nommée par le Roi à titre héréditaire), qui exercent ensemble la fonction législative (le veto royal est, le plus souvent, absolu), le contrôle budgétaire en formant le cœur. Des ministres assistent le monarque dans l’exercice du pouvoir gouvernemental et défendent en principe sa politique devant les chambres ; l’irresponsabilité de celui-ci est compensée par le principe de responsabilité de ceux-là , mais cette responsabilité est généralement, en droit, limitée dans son étendue ; sa mise en jeu est déclenchée par la chambre basse, le sort des ministres étant tranché soit par la chambre haute, soit par une juridiction, soit par une instance mixte.
On peut penser que le succès de la Charte tient notamment au fait qu’elle offrait une formulation relativement simple et sobre (davantage, à l’évidence, que les longs textes néerlandais ou suédois — ce dernier étant même à bien des égards, alambiqué —, ouverte aux évolutions d’interprétation et de pratiques, tout en donnant d’abord le sentiment d’asseoir solidement le pouvoir du Prince. Que la dynamique d’évolution d’un tel cadre fût très diverse, selon les pays, est à mettre sur le compte des spécificités politiques, sociales et culturelles de chacun d’entre eux. Mais la qualité majeure de la Charte de 1814 était sans doute d’avoir su poser, en formules simples mais à certains égards nettes, le cœur institutionnel d’un cadre juridique propice à un gouvernement modéré qui, à l’usage, permettrait de concilier les deux principes de légitimité traversant la vieille Europe au XIXe siècle et, au-delà , de rester le fondement d’un système de gouvernement à la fois libéral et démocratique. « Réduites à l’essentiel, les institutions de la monarchie constitutionnelle peuvent se résumer dans une formule : un roi, deux chambres, trois pouvoirs séparés, mais obligés de coopérer », écrit G. Antonetti. L’ironie (ou le tragique) de l’histoire est que la France fut incapable de conserver durablement pour elle-même la formule institutionnelle qu’elle avait su trouver et qui avait inspiré tant d’autres pays, sinon sous la forme indirecte de ses avatars républicains (mais dont la succession chaotique et perpétuellement instable ou souvent contestée n’offre plus, sinon à la marge, les avantages de la continuité). Au-delà du cas français, c’est donc aussi et peut-être surtout dans une perspective comparatiste que la charte octroyée par Louis XVIII a bien valeur de modèle et constitue un tournant dans le constitutionnalisme écrit de l’Europe monarchique du XIXe siècle.
Armel Le Divellec est Professeur de droit public à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas).
Pour citer cet article :
Armel Le Divellec « La Charte de 1814 dans l'histoire des constitutions politiques libérales », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/la-charte-de-1814-dans-l'histoire-des-constitutions-politiques-liberales-948]