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e me propose d’évoquer dans ces pages une forme de contrôle que le Conseil d’État exerçait encore il y a peu, mais qu’il semble avoir mise en sommeil. Il s’agit de l’abrogation implicite d’une disposition législative du fait de l’intervention d’une constitution nouvelle ou, plus rarement, d’une révision constitutionnelle. Ce sujet pourrait sembler avoir perdu de son actualité depuis la fin des années 2000. À cette période, si le contrôle de l’abrogation implicite n’a pas disparu concernant d’autres règles que la Constitution, il semble bien que le relais ait été pris, s’agissant de ce dernier cas, par la Question prioritaire de constitutionnalité (ensuite : QPC). Quel est alors l’intérêt du sujet ? D’une part, il me semble que cette jurisprudence nous apprend quelque chose sur le sujet traité par notre journée : à savoir les rapports entre le Conseil d’État et la Constitution. D’autre part, le cas particulier du contrôle de l’abrogation implicite me semble pouvoir éclairer une question plus large : celle de la nature du contrôle de constitutionnalité. Ce contrôle n’était autre, on le verra, qu’un contrôle de constitutionnalité qui ne s’avouait pas tel (ou pas entièrement). Cette version « faible » du contrôle de constitutionnalité viendrait à mon sens rejoindre d’autres cas assez proches, notamment en droit comparé. Mon propos prend donc bien sa place, du moins je l’espère, à la suite de l’étude consacrée par Olivier Beaud à la jurisprudence Arrighi, puisque celle-ci a fourni la raison principale tout à la fois du refus de principe du Conseil d’État de reconnaître que le contrôle de l’abrogation implicite était un contrôle de constitutionnalité, et de la dormance de ce contrôle quand est apparue la QPC. En effet tant le contrôle de l’abrogation implicite que la QPC permettent de « contourner les effets de l’écran législatif », donc la jurisprudence Arrighi et sa continuation dans la jurisprudence Deprez et Baillard de 2005.

I. Un contrôle à la nature incertaine ?

A. Une valse à trois temps

Les cas de contrôle de l’abrogation implicite d’une disposition législative par une disposition constitutionnelle entrée en vigueur postérieurement sont peu nombreux et bien connus.

Commençons par quelques illustrations jurisprudentielles. Exemple n° 1 : l’arrêt Société Eky rendu par le Conseil d’État en 1960. Dans cette affaire, le juge devait se pencher sur le conflit normatif entre d’une part l’article 4 du Code pénal, issu d’une loi du 12 février 1810 (selon lequel « nulle contravention ne peut être punie de peines qui n’aient été prononcées par la loi ») et d’autre part des dispositions des articles 34 et 37 de la Constitution de 1958 qui ne réservent à la loi que la détermination des crimes et délits, non celle des contraventions. Il a jugé que la disposition du Code pénal était « incompatible avec les dispositions des articles 34 et 37 de la Constitution du 4 octobre 1958 en tant qu’il a prévu que et qu’elle devait « par suite, être regardé[e] comme abrogé[e] sur ce point ».

Exemple n° 2 : l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État, Syndicat national des huissiers de Justice du 16 décembre 2005. Les circonstances sont particulièrement parlantes car elles illustrent ce que le commissaire du gouvernement avait, dans ses conclusions, qualifié de « fiction juridique ». Qu’on en juge : une ordonnance de 1945 interdit aux huissiers de justice de se syndiquer. Entre en vigueur la Constitution de 1946 qui reconnaît de manière générale la liberté syndicale. Cinquante-neuf années s’écoulent alors paisiblement avant qu’il ne soit demandé au juge en 2005 de constater que l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 a provoqué l’abrogation implicite de l’ordonnance de 1945.

Exemple n° 3 : Toujours en 2005, la remise en activité du régime de l’état d’urgence a donné lieu à une « séquence chronologique » un peu plus resserrée mais guère moins déroutante. Dans l’ordonnance de référé « Boisvert » du 21 novembre 2005, le Conseil d’État fut amené à répondre au moyen tiré de ce que les dispositions de la loi du 3 avril 1955 relatives à l’État d’urgence auraient été implicitement abrogées par l’intervention de la Constitution de 1958. Celle-ci, en effet, reste silencieuse sur l’état d’urgence, dispositif législatif gravement attentatoire aux libertés et dont on pouvait imaginer qu’il avait été abrogé par la nouvelle constitution par le seul fait du silence conservé par cette dernière à son sujet.

Dans ces exemples jurisprudentiels, la trame temporelle est toujours identique. On identifie, comme pour une valse, trois temps :

  • l’adoption d’une certaine disposition législative (T1) ;

  • l’adoption d’une constitution ultérieure (T2) ;

  • et enfin le moment où le juge est amené à se prononcer (T3).

Au stade contentieux (moment T3), le juge vérifie si la loi intervenue au moment T1 a ou non été abrogée par une disposition de rang juridique égal ou supérieur intervenue à une date également passée mais postérieure (moment T2). Le moment T1 et le moment T2 peuvent être très éloignés du moment où le juge se prononce (T3). Ce fut le cas dans l’affaire Syndicat National des Huissiers de Justice : une ordonnance intervenue le 2 novembre 1945 (T1) a été considérée en 2005 (T3) comme ayant été abrogée par l’intervention de la Constitution de 1946 (T2)… tandis même qu’elle avait été appliquée de 1945 jusqu’à 2005. Cela conduisit le commissaire du gouvernement à faire observer que le constat effectué « en 2005 qu’une disposition législative vielle de soixante ans a été abrogée depuis cinquante-neuf ans, alors que la disposition a continué d’être observée sans désemparer, heurte […] le bon sens ». Cela est d’autant plus étrange, que, comme le fit observer le même commissaire du gouvernement, le préambule de 1946 ne fut pas immédiatement considéré par ses auteurs comme revêtant une valeur normative. Il n’a acquis de manière certaine cette valeur normative qu’avec la jurisprudence Dehaene de 1950. Pour être parfaitement précis, dans le cas de la jurisprudence Syndicat national des huissiers de justice, il faudrait scinder en deux la phase « T2 », en intercalant entre l’intervention de la constitution de 1946 (T2’) et l’examen du litige par le juge administratif (T3) un quatrième moment (T2’’), où, à l’occasion de l’arrêt Dehaene, le juge administratif a reconnu que la disposition du préambule revêtait un caractère normatif, condition nécessaire pour qu’elle puisse produire un effet abrogatif.

B. La nature du contrôle

Voici donc le matériau de départ. Le juge identifie deux dispositions normatives successives pouvant se révéler incompatibles. Un contrôle portant sur cette incompatibilité éventuelle s’impose. Du fait de l’intrication des composantes de droit (conflit de « normes ») et de fait (une des dispositions normatives est postérieure à l’autre), deux interprétations de ce contrôle sont possibles : 1/ celle de la résolution d’un conflit de normes dans le temps (lex posterior derogat priori) ; 2/ dans le cas où la norme la plus récente serait de rang constitutionnel, celle d’un contrôle de constitutionnalité.

La thèse de la résolution d’un conflit de normes dans le temps est celle qui est la plus souvent mise en avant. Le juge administratif français a de longue date considéré le contrôle de l’abrogation implicite comme consistant seulement « à vérifier que la norme postérieure est d’un niveau au moins égal à la norme avec laquelle elle entre en collision ». Il s’agirait simplement d’imposer le respect d’un principe d’application de la loi dans le temps : celui selon lequel la « loi » (entendons la disposition applicable) postérieure écarte la « loi » (idem) égale ou inférieure en force normative intervenue antérieurement (lex posterior derogat priori). Le juge de l’abrogation implicite aurait seulement pour office de vérifier si une « norme » égale ou supérieure est intervenue après l’entrée en vigueur de la « norme » contrôlée. Les effets de ce contrôle seraient seulement, au cas où une telle « norme » existerait, la suppression pour l’avenir de la « norme » incompatible. Il faut en effet observer que ce type de contrôle peut s’opérer quelle que soit la nature de la disposition, du moment que celle-ci est tout à la fois supérieure ou égale normativement et postérieure temporellement. Ainsi, le juge pourra-t-il constater l’abrogation implicite d’une loi par une loi nouvelle, ou par un traité ; l’abrogation implicite d’un acte réglementaire par un autre de même valeur normative ou de valeur supérieure, ou par une loi, etc. Sous cet angle, le fait que la disposition supérieure en valeur et postérieure dans le temps soit de rang constitutionnel ne changerait rien à la nature du contrôle effectué.

La doctrine universitaire a pu également estimer que le constat d’une abrogation implicite obéirait à des « principes de succession des normes dans le temps ». Il s’agirait, non pas d’un « contrôle de [la] juridicité » de la loi, mais seulement « de son existence ». La constitution (ou autre norme supérieure ou égale) prime sur la loi antérieure « parce qu’elle (la Constitution) est postérieure, non parce qu’elle est supérieure ». Cette référence à un contrôle de l’existence de la règle semble toutefois ne faire que déplacer, ou peut-être masquer, le problème. En effet, si la disposition n’existe plus, c’est parce qu’elle a été abrogée. Si elle a été abrogée, c’est du fait de son incompatibilité avec une règle intervenue postérieurement, et à la suite d’un contrôle juridictionnel, puisque l’abrogation tacite ne se présume pas. La cessation d’existence de la disposition est donc une résultante de son incompatibilité normative avec la disposition intervenue postérieurement. Dès lors, en effet, on peut tenir la première pour inexistante. Quoi qu’il en soit, les idées, réunies ou séparées, de contrôle de l’existence ou de contrôle du conflit de lois dans le temps visent toutes deux au même but qui est d’écarter l’appellation de contrôle de constitutionnalité.

De fait, cette dernière qualification a presque toujours été écartée par la doctrine organique du Conseil d’État. Citons par exemple le commissaire du gouvernement Jacques-Henri Stahl en 2005 :

En raison des dates relatives d’entrée en vigueur […] des normes juridiques en cause, une éventuelle incompatibilité […] doit, en logique, être d’abord appréhendée en termes d’abrogation implicite de la disposition législative du fait de l’entrée en vigueur postérieure de normes inconciliables et de valeur au moins égale, et non sous l’angle désormais plus classique de la contrariété d’une disposition législative avec une norme qui lui est supérieure dans la hiérarchie des normes ».

Mais ce qui nous semble, pour notre part, logique est que, lorsque sont confrontées, pour des raisons quelconques, une disposition constitutionnelle et une disposition infraconstitutionnelle, la confrontation en question doit être qualifiée de contrôle de constitutionnalité. Comme on le dira plus loin, la composante temporelle (intervention d’une disposition postérieurement à une autre) n’est à notre sens que la condition, le facteur déclenchant, du contrôle. Elle ne dit rien sur la nature du conflit normatif en cause, qui ne dépend que de la valeur respective des dispositions impliquées dans ledit conflit.

C. Le flottement du discours organique

Il n’en reste pas moins que le juge administratif français semble avoir varié quant à la juste manière de qualifier le contrôle de l’abrogation implicite. En 1799, dans ce qui semble être le premier arrêt moderne portant sur cette question, ce fut un langage proche du droit naturel qui fut retenu. Le Conseil d’État se réclama du « principe éternel » selon lequel « une loi nouvelle fait cesser toute loi précédente, ou toute disposition de loi précédente contraire à son texte, principe applicable, à plus forte raison, à la Constitution qui est la loi fondamentale de l’État ». La jurisprudence devint ensuite clairsemée et obscure, les formules employées pour décrire l’opération de comparaison entre les deux normes successives étant assez diverses : les décisions ont pu constater que la décision abrogée était « inapplicable », « caduque », « incompatible » avec la disposition postérieure, ou bien encore qu’il lui était « fait obstacle » par l’intervention de la disposition ultérieure, etc. En 2005 sont toutefois intervenues trois décisions qui ont clarifié la position du juge. Leur formule de principe est pratiquement identique. Elle tend à distinguer entre le contrôle de « conformité d’une loi aux dispositions constitutionnelles en vigueur » que le juge administratif refuse d’opérer et l’opération consistant à « constater l’abrogation, fût-elle implicite, d’un texte de loi […] » qui découle de ce que son contenu est « inconciliable avec un texte qui lui est postérieur, que celui-ci ait valeur législative ou constitutionnelle ».

L’indécision était accrue par une certaine imprécision de la doctrine organique. Y sont en effet opposés, d’une part un contrôle de « conformité » dans le cas de la vérification de constitutionnalité (interdite par la jurisprudence Arrighi) ; et, d’autre part, dans le cas du contrôle de l’abrogation implicite, un contrôle de simple « contrariété ». Les auteurs relèvent aussi le caractère « inconciliable » des deux textes ; ou bien leur « incompatibilité radicale ». Derrière ces formules, se trouve bien évidemment le désir de maintenir la séparation des offices du juge de la légalité et du juge de la constitutionnalité, réaffirmée dans la décision Deprez et Baillard de 2005. Toutefois, d’autres membres du Conseil d’État, plus prudents, avaient nuancé l’analyse, relevant, comme Jean-Michel Galabert en 1980, que le contrôle de l’abrogation implicite était un contrôle de « compatibilité » avec la Constitution qui était « bien proche » du contrôle de la constitutionnalité. Cette position a aussi été retenue par le rapporteur public dans l’arrêt du 24 juillet 2009, Comité de recherches et d’information indépendante sur le génie génétique. La doctrine organique du Conseil d’État semble donc elle-même incertaine. Il lui est difficile de ne pas remarquer, comme le fit le commissaire du Gouvernement Galabert en 1980, que le contrôle en question est conditionné par une question de constitutionnalité, mais il lui est alors tout aussi difficile de ne pas constater que le Conseil d’État se refuse à exercer un tel contrôle. La question du conflit de normes dans le temps est alors mise en avant comme le moyen de sortir de ce dilemme. À notre sens, pourtant, les deux types de vérification (de constitutionnalité, de conflit normatif dans le temps) ne sont pas mutuellement incompatibles.

II. Contrôle intertemporel et contrôle internormatif

A. Le cœur du contrôle : une comparaison internormative

On propose de distinguer ici deux types de contrôles : le contrôle intertemporel permettant de vérifier si une disposition normative est bien postérieure à une autre ; et le contrôle internormatif dont la finalité est de vérifier s’il existe une divergence entre une disposition normativement supérieure et une disposition normativement inférieure. L’idée que je défendrai ici est simple : le contrôle de l’abrogation implicite associe les deux sortes de vérifications. Plus exactement, la vérification du critère de succession des règles dans le temps conduit dans un second temps à l’étape du contrôle de constitutionnalité. Autrement dit, au tréfonds du contrôle de l’abrogation implicite gît un contrôle internormatif dont l’intervention est conditionnée par un contrôle intertemporel.

On voit mal, en effet, quelle pourrait être la particularité du contrôle conduisant à reconnaître que la norme postérieure a abrogé la norme antérieure. Il s’agit toujours bel et bien d’une comparaison entre deux normes juridiques, c’est-à-dire d’une comparaison visant à vérifier si la signification normative d’un acte (la conduite prescrite aux destinataires) contredit ou non la signification normative de l’autre acte. Dans tous ces cas — tirés d’espèces où le Conseil d’État a constaté l’abrogation implicite de la loi antérieure par une disposition constitutionnelle —, les deux normes sont bel et bien incompatibles. Il n’y a aucune différence de fond avec un contrôle de constitutionnalité. Que le contrôle de l’abrogation implicite soit un contrôle de constitutionnalité aux paramètres spécifiques a d’ailleurs parfois été reconnu avec une complète candeur par des membres du Conseil d’État. Citons par exemple le rapporteur public dans l’arrêt du Conseil d’État, 24 juillet 2009, Comité de recherche et d’information indépendante sur le génie génétique, pour qui le refus du Conseil d’État d’apprécier la constitutionnalité des lois » n’est pas « absolu » :

[Il] tolère de rares exceptions, au premier rang desquelles se trouve la théorie de l’abrogation implicite des dispositions législatives incompatibles avec la Constitution. […] Cette jurisprudence admet, dans des circonstances relativement rares, que, lorsqu’elle est inconciliable avec une loi ou une disposition constitutionnelle postérieure, la loi doit être regardée comme ayant été implicitement abrogée.

Il ne semble pas possible de reconnaître que la composante « temporelle » du contrôle suffise à écarter le fait qu’il inclue également une dimension de vérification de la compatibilité entre deux normes. Comme l’a écrit Jacques Petit, « l’essence d’un conflit de lois dans le temps réside dans cette question : laquelle des deux dispositions successives est applicable ? » Le conflit se résout du fait de l’application d’une règle idoine : la « règle de conflit », censée désigner laquelle des deux règles en cause s’applique à des faits donnés. Or quelle est ici la règle de conflit ? Certes, il suffirait pour l’exercice du contrôle que la norme préférée soit supérieure ou égale à la norme écartée. Mais, quand la première est de rang constitutionnel, ce contrôle de compatibilité est de toute nécessité un contrôle de constitutionnalité.

Il faut en effet noter que la composante de contrôle intertemporel (application de la règle de droit dans le temps) n’est pas la seule à jouer dans le cas du contrôle de l’abrogation implicite. Celui-ci implique de toute nécessité un contrôle au fond, c’est-à-dire un contrôle internormatif. En effet, il est de principe que la constitution nouvelle n’abroge pas tous les lois ou actes administratifs antérieurs à son adoption, c’est-à-dire ayant été adoptés sous l’empire d’une constitution précédente. Seule l’incompatibilité de signification normative entre la disposition constitutionnelle nouvelle et la disposition infraconstitutionnelle antérieure peut entraîner l’abrogation.

B. Sur certaines particularités de régime du contrôle de l’abrogation implicite

On lit parfois que ce qui donnerait sa particularité au contrôle de l’abrogation implicite, ce serait son régime, et en particulier les restrictions qu’il suppose dans trois domaines : les lois contrôlées, l’intensité du contrôle, et enfin sa nature déclaratoire. Examinons ces caractéristiques.

1) Le contrôle de l’abrogation implicite ne porte que sur des lois antérieures à 1958. C’est l’aspect de conflit de lois dans le temps. S’agissant d’une loi postérieure à 1958, le Conseil d’État considère qu’elle fait écran à la constitution et qu’il ne lui appartient pas d’en apprécier la constitutionnalité. En résumé, même si cela se produit dans un certain nombre de cas, le contrôle de constitutionnalité n’a pas pour effet nécessaire de conduire, en cas d’incompatibilité, le juge à émettre une norme d’annulation de la loi contrôlée. C’est fondamentalement une opération de constatation d’une incompatibilité normative.

2) L’intensité du contrôle est restreinte. La doctrine organique des membres du Conseil d’État insiste sur le fait que la déclaration d’abrogation implicite n’interviendra que si l’incompatibilité est manifeste et la censure absolument inévitable. Cette position est cohérente avec le refus de principe de contrôler la constitutionnalité des lois. Si exception il y a, elle doit être limitée, et elle l’est ici par l’emploi d’un critère d’intensité de l’inconstitutionnalité : celle-ci doit être manifeste. S’ajoute à cela une appréciation des conséquences du maintien en vigueur de la disposition contrôlée : sa persistance doit porter des effets d’une particulière gravité dans l’ordre juridique. Quoiqu’il en soit, ces deux types d’appréciation n’ont de sens que si l’on admet (implicitement…) que le contrôle effectué est, à sa racine, un contrôle de constitutionnalité. Par ailleurs, en amont, le juge administratif s’efforce autant que possible d’éviter de constater l’abrogation implicite. Il va pour cela avoir recours à plusieurs méthodes : soit « rechercher l’interprétation de la loi ancienne la plus compatible avec la Constitution nouvelle » ; soit encore « rattacher la loi antérieure à une norme constitutionnelle autre que celle à laquelle elle s’oppose » afin d’opérer une conciliation permettant le maintien de la loi. Sur le point d’exercer ce qui n’est pas autre chose qu’un contrôle de la constitutionnalité de la loi antérieure par une disposition constitutionnelle ultérieure, le juge ne peut justifier ce contrôle que par son caractère exceptionnel et par l’évidence de l’abrogation éventuelle. Le juge est censé ne faire que constater la cessation de vigueur pour l’avenir de la loi, et il est aussi censé respecter à cette occasion ce qui constituerait la volonté du constituant. La thèse selon laquelle il ne s’agit là que d’une application d’une règle d’application de la loi dans le temps renforce encore ce dispositif de camouflage d’un véritable contrôle de constitutionnalité sous les apparences d’un constat objectif de cessation de vigueur d’une norme législative.

3) Le caractère déclaratoire : le juge n’abroge pas lui-même la disposition contrôlée. Il se borne à « constater » que l’intervention de la Constitution postérieurement à la loi qu’on lui demande d’appliquer a conduit à l’abrogation. Le juge n’émet aucune « norme d’abrogation » au sens que Kelsen donne à ce terme. À la suite d’un contrôle de compatibilité qui ne diffère en rien, sur le principe, d’un contrôle de constitutionnalité, le juge se borne à constater la disparition pour l’avenir de la norme législative antérieure.

Le caractère déclaratoire du contrôle de l’abrogation implicite est parfois appuyé par un argument tiré de l’intention du constituant. Ce dernier aurait entendu abroger telle ou telle disposition antérieure, et le juge se bornerait, par son interprétation, à mettre en évidence et à donner effet à cette volonté du constituant, manifestée par l’adoption d’une norme nouvelle de rang constitutionnel avec laquelle la norme infraconstitutionnelle est incompatible. Cette référence à l’intention du constituant est-elle pertinente ? Prenons la formule employée par le Conseil d’État dans son avis de 1949 : le principe énoncé au 6e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 « ne saurait avoir eu pour effet d’abroger implicitement les ordonnances du 2 novembre 1945 ». Autrement dit : il n’est pas utile d’imputer une volonté quelconque au législateur constituant. Comme le note Jacques Henri Stahl : « cette conclusion était motivée par la considération que le principe en question “n’avait pas le caractère d’une disposition législative”, façon de dire qu’il ne lui était pas alors reconnu valeur normative ». On pourrait tirer argument de formules allant dans le même sens, mais intervenues dans des cas où se pose la question de l’abrogation implicite d’une loi par une loi ultérieure. Par exemple dans son avis Sarrat de 2003, le Conseil d’État a pu dire que

l’intention du législateur a été de limiter le nombre des peines de caractère accessoire ou complémentaire dont l’intervention découle obligatoirement de l’application de la peine principale. Or le législateur n’a pas précisé expressément les peines qui pourraient être regardées comme correspondant désormais aux peines qui étaient, dans l’ancien code pénal, qualifiées d’afflictives ou infamantes. Il résulte de ce qui précède que l’entrée en vigueur du nouveau code pénal a privé d’effet la disposition précitée de l’article L. 58 du code des pensions civiles et militaires de retraite prévoyant, parmi les cas de suspension du droit à l’obtention ou à la jouissance de la pension et de la rente viagère d’invalidité, le cas d’une condamnation à une peine afflictive ou infamante.

La formule semble juste : l’entrée en vigueur est la réalisation d’une situation juridique (la force obligatoire d’une norme) et cette réalisation porte des effets en quelque sorte automatiques : l’intention du législateur n’était pas de priver d’effet la disposition du code des pensions, mais la manière dont il a manifesté cette intention a produit objectivement ce résultat. On retrouve cette même idée d’automaticité dans l’arrêt matriciel du 4 Nivôse de l’An viii qui énonçait que : « toute loi dont le texte serait inconciliable avec celui de la Constitution a été abrogée par le seul fait de la promulgation de cette Constitution». Le juge avait considéré l’abrogation implicite comme la résultante automatique (« par le seul fait ») de la constatation de l’incompatibilité entre la constitution et la loi. En résumé, le cœur de ce qui est effectué est bel et bien ce que l’on appelle dans ces lignes un contrôle de compatibilité internormative. Du résultat de ce contrôle sur la norme supposée contenue dans l’acte ou la disposition (l’article 4 du code pénal dans Société Eky, les dispositions sur la liberté syndicale dans l’ordonnance du 2 novembre 1945 dans l’arrêt Syndicat National des Huissiers de Justice de 2005, etc.) procède, en cas de constat d’incompatibilité, un effet sur l’acte ou la bribe d’acte : il/elle est abrogé(e). Toutefois, ce contrôle de la compatibilité entre deux dispositions normatives est indissociable des conditions de leur adoption. Il faut d’abord vérifier les dates auxquelles les deux actes comparés sont intervenus (comparaison intertemporelle) ; il faut ensuite s’interroger sur l’intention attribuée à l’auteur de l’acte, à savoir quelle est la « volonté réelle du constituant à l’égard des lois antérieures ».

C. La preuve par la disparition (ou l’abrogation implicite… de l’abrogation implicite) ?

1. Un contrôle mis en sommeil ?

Si le contrôle de l’abrogation implicite doit bien être considéré comme une modalité de contrôle de constitutionnalité, c’est aussi du fait de la sorte de contrôle qui l’a semble-t-il remplacé. En effet, ce contrôle a été rendu beaucoup moins utile, quasi obsolète, par l’apparition de la QPC, donc d’un type de contrôle de la constitutionnalité des lois.

En 2010 et 2011 sont en effet intervenues deux décisions propres à faire douter de la survie du contrôle de l’abrogation implicite. La première est la décision M. Kamel D. rendue le 8 octobre 2010 par le Conseil d’État. M. Kamel D. avait fait l’objet d’une décision par laquelle l’OFPRA avait rejeté sa demande d’asile. La Cour nationale du droit d’Asile avait ensuite rejeté sa demande d’annulation de la décision de l’OFPRA. C’est cette décision de la Cour nationale du droit d’asile que M. Daoudi contestait devant le Conseil d’État. À sa requête était associée une QPC dirigée contre la disposition législative (contenue dans l’article L 721-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ou CEDESA) qui excluait du bénéfice de la procédure de protection subsidiaire les auteurs de crime grave de droit commun et certaines autres catégories de personnes (menace grave pour la sécurité publique, etc.). Cette disposition, contrôlée a priori par le Conseil constitutionnel avant l’entrée en vigueur de la loi, n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle. Est ensuite intervenu un changement des circonstances de droit, du fait de l’adoption de la loi constitutionnelle no 2007-239 du 23 février 2007. L’article 61-1 de la Constitution, issu de cette révision, dispose désormais que : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort ». Selon le requérant, la disposition attaquée du CEDESA l’exposait à une condamnation à mort dans son pays d’origine. Elle était donc inconstitutionnelle. Par la décision qui nous retient ici, le Conseil d’État a accepté de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. Certes, le juge constitutionnel a ensuite opposé à cette demande un refus à statuer, constatant que « les dispositions contestées se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 29 avril 2004 qui ne mettent en cause aucune règle ni aucun principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ». Mais l’important tient ici au fait que le Conseil d’État, juge du filtre, ait renvoyé la QPC. Ce faisant, en effet, il a implicitement renoncé à exercer par lui-même un contrôle de l’abrogation implicite.

Dans la seconde affaire, qui a donné lieu à la décision du Conseil constitutionnel no 2010-52 QPC du 14 octobre 2010, Compagnie agricole de La Crau, le Conseil d’État était — entre autres choses — saisi d’un pourvoi en cassation contre un arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille, dans le cadre d’un litige portant sur l’application d’une loi du 30 avril 1941. Cette loi avait approuvé les stipulations des concessions de dessèchement des marais de Fos et de mise en valeur de La Crau, par lesquelles le concessionnaire était tenu au versement à l’État d’une partie de ses bénéfices.

Dans la QPC soulevée à cette occasion, la société requérante invoquait la méconnaissance par la loi de 1941 du principe d’égalité devant les charges publiques, garanti par l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, visé lui-même par le préambule de la Constitution de 1946. Dans notre valse à trois temps, le temps (T1) était donc la loi de 1941 et le temps (T2), donc le moment de l’éventuelle abrogation implicite, la constitution de 1946.

Comme dans Kamel D. le juge du filtre du Palais-Royal consentit à saisir le Conseil constitutionnel de la QPC. Il constata pour cela que la loi de 1941 n’avait fait l’objet d’aucun contrôle de constitutionnalité lors de son intervention, mais qu’elle soulevait désormais un problème sérieux de constitutionnalité. Les conditions de la QPC étaient donc présentes. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs contrôlé la constitutionnalité de la loi de 1941 au regard du principe d’égalité devant les charges publiques, et il censura la loi sur ce fondement. Le Conseil d’État n’a donc, là non plus, pas exercé de contrôle de l’abrogation implicite. Inversement, le Conseil constitutionnel n’a opéré aucun contrôle intertemporel pour l’examen de la QPC. La composante intertemporelle du contrôle est ainsi, très logiquement, effacée par le passage du contrôle de l’abrogation implicite à la QPC.

Force est donc de reconnaître que le recours au contrôle de l’abrogation implicite, sans avoir été abandonné expressément, a désormais été, à toutes fins utiles, remplacé par la QPC. La substitution présente d’évidents avantages. La question de constitutionnalité se trouve posée devant son juge « naturel », du moins selon la répartition des rôles constamment réaffirmée par la doctrine organique entre le juge de la constitutionnalité (Conseil constitutionnel) et le juge de la légalité administrative (Conseil d’État). La contradiction possible entre l’exercice du contrôle de l’abrogation implicite et les jurisprudences Arrighi et Deprez et Baillard n’a plus à tourmenter les rapporteurs publics et les formations de jugement du Palais-Royal. Le renvoi au Conseil constitutionnel dispense le Conseil d’État des hésitations terminologiques, ou jeux de langage, qu’imposait le recours au contrôle de l’abrogation implicite.

2. Un futur réveil ?

Toutefois, la substitution n’est ni complète ni indolore. On sait en effet que la QPC ne peut être soulevée qu’à certaines conditions. Il faut en particulier que la disposition législative contestée « porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit » (art. 61-1 de la Constitution). Que ferait ainsi le Conseil d’État s’il était saisi d’un moyen tiré de l’abrogation implicite par la constitution de 1958 (ou une révision de celle-ci) d’une disposition législative qui ne porterait pas sur une disposition de ce type, mais sur des dispositions de fond ne portant pas sur des droits ou libertés, par exemple de règles de compétence, ou plus largement de dispositions touchant « à la constitutionnalité externe »? Le juge administratif ne pourrait-il pas alors remettre à l’ordre du jour son contrôle de l’abrogation implicite par la Constitution ?

D’autre part, comme l’avait relevé Gweltaz Eveillard, l’effet dans le temps des deux contrôles n’est pas identique : « la constatation de l’abrogation implicite est rétroactive, l’abrogation s’étant produite au jour de l’entrée en vigueur de la norme nouvelle, alors que la déclaration d’inconstitutionnalité [par la QPC] est privée d’effet rétroactif ». L’article 62 de la Constitution énonce en effet qu’une « disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision ». Cela est d’autant plus vrai que, si une QPC n’est pas toujours soulevée, l’abrogation implicite est pour sa part un moyen d’ordre public, devant être soulevé d’office, « puisqu’il concerne l’existence de la règle applicable ». Il reste qu’à notre connaissance, après le tournant des années 2010, donc des décisions QPC évoquées plus haut, on ne rencontre plus d’affaires où le juge aurait « constaté » une abrogation implicite de « rang constitutionnel », s’il est permis de parler ainsi.

La question qui nous occupe — celle de la nature du contrôle de l’abrogation implicite — n’a donc pas seulement un intérêt théorique. Elle pourrait retrouver une portée pratique. Quant à la portée théorique de ce qui précède, elle ne fait pas de doute : si la QPC a pu remplacer le contrôle de l’abrogation implicite… c’est bien que celui-ci était une forme de contrôle de constitutionnalité.

III. Une variété « faible » du contrôle de constitutionnalité ?

A. Au cœur du contrôle de constitutionnalité : une vérification de compatibilité internormative

Tout se conjugue donc pour faire apercevoir que le contrôle de l’abrogation implicite par la constitution nouvelle ne peut pas être autre chose qu’un contrôle de constitutionnalité. Si on l’admet, il faut pour finir se poser une question plus large, en regardant en quelque sorte par « l’autre bout de la lorgnette » : quelle définition du contrôle de constitutionnalité faut-il retenir pour y faire entrer le contrôle de l’abrogation implicite ? À notre sens, il y a contrôle de constitutionnalité du moment qu’est opéré à un stade ou à un autre ce que nous avons appelé un contrôle internormatif entre une disposition de rang constitutionnel et une disposition de valeur inférieure. Il suffit que la comparaison soit effectuée et qu’une incompatibilité puisse être constatée. La comparaison entre la constitution et la disposition inférieure contrôlée peut tout à fait ne pas conduire à la suppression de la seconde. Encore moins cette suppression doit-elle toujours être prononcée par le juge lui-même. Ainsi, dans la compétence de contrôle attribuée au Comité constitutionnel par l’article 91 de la Constitution de 1946, la mission du comité consistait à « examine[r] si les lois votées par l’Assemblée nationale supposent une révision de la Constitution ». Le comité n’avait pas, selon le texte, compétence pour abroger lui-même la disposition incompatible. Ainsi, encore, dans le cadre du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel au titre de l’article 54 de la Constitution de 1958, le juge n’est habilité qu’à énoncer que la ratification d’un traité ne peut intervenir qu’à la suite de la modification de celle-ci. Donc il existe des contrôles de constitutionnalité qui ne s’étendent pas, du point de vue de l’office du juge, à un pouvoir, pour ce dernier, de supprimer lui-même la disposition incompatible.

De fait, à notre sens le vrai trait caractéristique du contrôle de constitutionnalité n’est pas la suppression de la disposition inconstitutionnelle, mais seulement, et plus modestement, la comparaison entre l’énoncé constitutionnel et des règles inférieures, suivie d’un « constat » ou d’une « déclaration » portant sur le résultat de ce contrôle. Cette opération de comparaison conduit seulement à des jugements de compatibilité ou d’incompatibilité. Elle ne provoque pas nécessairement une censure, c’est-à-dire l’édiction, en langage normativiste, d’une « norme d’abrogation ». Voilà quel est le plus petit commun dénominateur de toutes les formes de contrôle de constitutionnalité.

L’intervention du juge constitutionnel ne revêt donc, dans un premier temps — et souvent en tout et pour tout — qu’un caractère déclaratoire. Le juge se borne à envisager en quoi consistent les rapports entre (au moins) deux énoncés normatifs : l’un tenant lieu de « norme de référence », l’autre étant soumis au contrôle. Or ces rapports ne sont pas de n’importe quelle sorte. En particulier, une norme n’en « annule » pas une autre. Le type de la relation entre deux normes est la compatibilité ou l’incompatibilité. Une norme en contredit une autre — et est donc incompatible logiquement parce que la conduite qu’elle prescrit ne peut pas coexister avec la conduite imposée par l’autre norme : on ne peut pas par exemple fixer l’âge minimal du droit de vote à la fois à 16 ans et à 18 ans — ou au contraire elle impose une conduite compatible, par exemple en précisant en quoi elle doit consister.

B. L’abrogation implicite, membre de la famille des contrôles « faibles » de constitutionnalité ?

1. La version « forte »

Tout juge de la constitutionnalité commence donc par opérer une constatation : celle d’une compatibilité ou d’une incompatibilité entre deux normes. On le voit sans peine dans la variante « forte » du contrôle de constitutionnalité, qui est aussi la plus répandue et la plus ancienne. Cette variante dite « forte » se rencontre dans les systèmes de suprématie de la constitution écrite. Si la Constitution le prévoit ou est interprétée comme ne le prohibant pas, une ou plusieurs juridictions reçoivent la compétence de contrôler la conformité à la constitution de certains actes : les lois parlementaires, et parfois (mais plus rarement) certains actes de l’exécutif. Ce type de contrôle de constitutionnalité se pratique en France, en Allemagne, ou aux États-Unis. Ainsi, en France, les dispositifs des décisions du Conseil constitutionnel ne contiennent que des énoncés du type « telle disposition est contraire à la constitution » ou bien « telle disposition est conforme à la constitution ». Autrement dit, ce sont des énoncés déclaratifs. C’est d’ailleurs ainsi que l’article 61 de la Constitution définit la compétence du Conseil constitutionnel vis-à-vis des dispositions qu’il contrôle : il « se prononce sur leur conformité à la Constitution ». On peut dire par facilité de langage qu’il les censure ou qu’il les annule. Mais ces termes sont inexacts au regard de ce qui se passe réellement en droit. Les conséquences de la déclaration prononcée par le Conseil constitutionnel ne résultent pas de sa volonté propre, et ne sont pas contenus dans ses décisions. Il suffit de lire un dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel pour comprendre qu’il ne prononce aucune annulation, aucune abrogation ou censure. Le sort réservé juridiquement à l’acte incompatible résulte de ce qui est prescrit dans l’article 62 de la Constitution. Par exemple : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application ». Ou encore : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision ». On voit que ce n’est pas le juge qui supprime la disposition ou qui l’annule. Il se borne à prononcer une « déclaration » d’incompatibilité ou de compatibilité. C’est l’article 62 de la Constitution qui détermine le comportement attendu du Président de la République et des organes d’application une fois cette déclaration prononcée. Le premier ne peut pas promulguer la disposition déclarée inconstitutionnelle. Les seconds ne peuvent pas la mettre en œuvre.

Ce n’est donc pas la même chose de dire que « la norme prescrit l’annulation de la loi inconstitutionnelle », et d’affirmer que « la norme incompatible doit être annulée ». La seconde formulation est par ailleurs incorrecte. L’annulation ne peut pas porter sur la norme. Elle ne peut porter que sur un acte contenant des énoncés normatifs. C’est d’ailleurs ce que reconnaît Kelsen quand il fait observer que dans le syllogisme du juge constitutionnel, la mineure (ce qui est contrôlé) est un état de fait, à savoir un acte de législation. La première formule est seule correcte : il est possible au juge de prendre une décision — un acte juridictionnel — dont la signification est une norme déclarant l’incompatibilité entre une norme A et une norme B, et prescrivant à un organe normateur de l’État une certaine conduite. Citons des exemples de conduites de ce type : ne pas promulguer une loi (dans le cas d’un contrôle a priori), retirer une loi de l’ordre juridique (dans le cas d’un contrôle a posteriori aux effets erga omnes), décider par soi-même de ne pas appliquer la loi contenant la norme incompatible (cas du contrôle a posteriori n’ayant que des effets inter partes dont le type est la disapplication de la loi inconstitutionnelle opérée par le juge constitutionnel américain) ; imposer au législateur constituant de modifier la constitution avant que soit possible la ratification d’un traité (article 54 de la constitution française de 1958). Toutes ces conduites sont des « actes » normateurs positifs ou négatifs dont l’auteur est un certain organe de l’État.

2. Le maillon « faible » de tout contrôle de constitutionnalité

Parmi les formes modernes du contrôle de constitutionnalité, il existe aussi une variante « faible » dans laquelle l’office du juge est plus limité, se restreignant au « cœur » ou « noyau » que nous venons d’identifier et qui consiste dans ce que nous appelons le contrôle internormatif. Le caractère de pure vérification de compatibilité qui constitue l’essence même du contrôle de constitutionnalité y est encore plus clairement mis en évidence. Il s’agit de la forme dite « faible » de ce contrôle (weak judicial review).

Cette version a été identifiée dans des systèmes où la suprématie de la constitution n’existe pas, souvent parce qu’il n’existe pas de constitution écrite. Le cas type est celui des systèmes d’inspiration britannique régis par le principe de souveraineté parlementaire. Dans ces systèmes, c’est la loi du parlement qui est l’acte juridique le plus élevé dans la hiérarchie des normes. Par des réformes législatives récentes, les juridictions ont pu recevoir la faculté, non pas de censurer une loi parlementaire, mais de constater son incompatibilité avec une règle ou un principe juridique avec pour résultat un retour de la disposition devant le parlement qui réexamine cette disposition dans le cadre de la procédure législative ordinaire.

Dans de tels systèmes, le régime des droits fondamentaux peut être modifié par des lois parlementaires ordinaires. Une illustration de cette « non-fondamentalité » des droits se trouve dans la section 33 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, dite « mécanisme de nonobstant » (notwithstanding mechanism). Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions méconnaissent l’article 2 ou les articles 7 à 15 de la charte. La disposition en question s’impose « nonobstant » la disposition en cause de la charte. Toutefois, à titre préventif, le parlement est tenu d’opérer un contrôle préliminaire, en cours de procédure législative, de l’impact des dispositions discutées sur les droits fondamentaux. Il y a donc un contrôle politique a priori du respect des droits. Ce mécanisme se retrouve dans la section 7 du Bill of Rights de Nouvelle-Zélande. Enfin, et peut-être surtout, au Royaume-Uni, la section 19 de la loi de 1998 sur les droits de l’homme impose au ministre en charge de faire adopter une loi devant le parlement « de déclarer par écrit que selon lui les dispositions de la loi sont compatibles avec la Convention Européenne des Droits de l’Homme ou que, s’il est dans l’incapacité de faire une telle déclaration, le gouvernement souhaite néanmoins que la chambre continue à examiner le texte ».

Le second type de contrôle pouvant intervenir est de nature juridictionnelle, mais il ne débouche pas sur des annulations. Les juridictions sont compétentes en vue de vérifier la conformité des lois votées aux droits fondamentaux, mais non pour censurer d’éventuelles non-conformités. La disposition concernée doit être de nouveau présentée devant le Parlement, qui est muni d’une procédure particulière pour l’amender dans un sens conforme aux préconisations juridictionnelles. L’illustration-type de cette sorte de contrôle est celui prévu par la section 4 de la loi britannique sur les droits de l’homme de 1998. C’est le mécanisme dit des déclarations d’incompatibilité : « Si la Cour parvient à la conclusion que la disposition est incompatible avec un droit de la convention [i.e. la CEDH] elle peut émettre une déclaration relative à cette incompatibilité ».

La section 6 de la même loi énonce qu’une telle déclaration d’incompatibilité « (a) ne porte pas atteinte à la validité, le maintien en vigueur ou la mise en application continus de la disposition concernée » et « (b) ne lie pas les parties à l’instance au cours de laquelle elle a été émise ». Une fois que la déclaration d’incompatibilité a été adoptée, la loi prévoit deux conséquences possibles. La section 10 autorise le pouvoir exécutif à adopter un « remedial order », c’est-à-dire un acte exécutif soumis à « approbation » du Parlement, qui peut amender la législation parlementaire en vue de faire disparaître (« remove ») l’incompatibilité. La seconde issue possible relève du Parlement lui-même. Il faut une loi ordinaire qui modifie la disposition déclarée incompatible. C’est le cas le plus fréquent. Ce mécanisme a été repris dans plusieurs pays de tradition juridique rattachée à la common law : en Nouvelle-Zélande (par voie jurisprudentielle) ; en Irlande (European Convention on Human Rights Act de 2003) ; ou par exemple dans deux états fédérés australiens.

À notre sens, le contrôle de l’abrogation implicite relève de cette variante faible du contrôle de constitutionnalité. Certes, le juge administratif, quand il procède — ou procédait — à ce contrôle, constate que la disposition incompatible a cessé de faire partie de l’ordre juridique, à la date de l’intervention de la disposition de rang supérieur — constitutionnelle ou autre — avec laquelle cette incompatibilité est intervenue. Mais le juge se borne, on l’a vu, à procéder à une constatation : c’est le caractère déclaratif de l’abrogation implicite, dont le juge tire seulement les conséquences : la disposition étant abrogée, il n’est pas possible d’en faire application. Elle ne peut pas servir de fondement à des décisions la mettant en œuvre. Inversement, comme dans le cas de l’ordonnance Boisvert du 21 novembre 2005, les actes de rang inférieur — en l’occurrence des décrets — ayant pour base légale une loi qui n’a pas été abrogée par la constitution ultérieure sont et demeurent conformes à la légalité.

Pour conclure, résumons notre position en trois points. D’une part, le contrôle de l’abrogation implicite de la loi par la constitution ultérieure est de toute nécessité un contrôle de constitutionnalité enchâssé dans un contrôle de l’application des règles dans le temps. D’autre part, à cette occasion, le juge se borne à constater l’abrogation née de l’incompatibilité entre les deux énoncés normatifs. Enfin, cela ne retire rien au fait qu’il s’agisse d’un contrôle de constitutionnalité à part entière. En effet, toutes les formes de contrôle de constitutionnalité, y compris les formes dites « fortes » comportent un « maillon faible ». Cette formule ne traduit bien sûr pas, de notre part, un jugement de valeur sur la qualité du contrôle effectué. Il s’agit simplement de constater que tout contrôle de constitutionnalité repose en son centre sur un noyau de contrôle internormatif dans lequel sont impliquées une disposition constitutionnelle et une disposition infraconstitutionnelle. Or il est indiscutable que le contrôle de l’abrogation implicite implique une telle vérification de compatibilité internormative. Le juge administratif français a donc toujours apprécié la constitutionnalité des lois à l’occasion de son contrôle de l’abrogation implicite, même si cela fut avec beaucoup de précautions, voire de réticences. Peut-être, on l’a dit, sera-t-il conduit à y recourir dans l’avenir lorsque la QPC ne peut s’y substituer.

Denis Baranger

Denis Baranger est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas et directeur de l’Institut Michel Villey. Derniers ouvrages parus : Penser la loi (Gallimard, 2018) et La constitution. Sources, interprétations, raisonnements (Dalloz, 2022). 

Pour citer cet article :

Denis Baranger « Le Conseil d’État et le contrôle de l’abrogation implicite des lois par la Constitution », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-et-le-controle-de-l'abrogation-implicite-des-lois-par-la-constitution-1950]