À partir de l’affaire dite « Stormy Daniels » et du coup de tonnerre qu’a constitué l’annonce d’un report de l’audience de prononcé de la sanction de Donald Trump après les élections présidentielles, la présente contribution se propose d’exhumer et d’analyser certains paradoxes largement ignorés du droit électoral aux États-Unis. Le report de l’audience, justifié par la volonté d’éviter de donner l’impression, pour le juge judiciaire, d’interférer dans le processus électoral ne peut qu’interpeller dans la mesure où dans l’hypothèse où le procès aurait eu lieu en septembre, comme prévu, la peine prononcée, quelle qu’elle soit, serait restée sans incidence sur l’éligibilité du candidat républicain. À supposer même que Donald Trump eût été empêché de participer au scrutin présidentiel en tant qu’électeur, il serait resté éligible et aurait pu en être le grand vainqueur. C’est donc davantage l’absence d’interférence des condamnations pénales sur le droit de briguer la plus haute fonction du pays plutôt que le risque d’ingérence de la justice dans la vie politique qui aurait dû ou devrait retenir l’attention et susciter des réactions aux États-Unis.  

Tel est l’objet que se donne cet article qui démontre, explique et met en évidence les limites des raisons pour lesquelles la seule incidence que des condamnations pénales puissent avoir sur les élections fédérales concerne les millions de citoyens empêchés le cas échéant de voter. Tandis que l’électorat se trouve amputé d’une façon inouïe pour une démocratie occidentale, le droit d’éligibilité des candidats reste dans tous les cas préservé. 

Donald Trump's judicial chronicle, a revelatory case of the singularities of electoral law in the United States

Based on the “Stormy Daniels” affair and the thunderous announcement that Donald Trump’s sentencing hearing would be postponed until after the presidential election, this contribution sets out to exhume and analyze certain largely ignored paradoxes of electoral law in the United States. The postponement of the hearing, justified by the desire to avoid giving the impression that the judge was interfering in the electoral process, is questionable insofar as if the trial had taken place in September, as planned, the sentence handed down, whatever it might have been, would have had no impact on the Republican candidate’s eligibility. Even supposing that Donald Trump had been prevented from taking part in the presidential election as a voter, he would have remained eligible and could have been the big winner. It is therefore more the absence of interference by criminal convictions on the right to run for the highest office in the land, rather than the risk of judicial interference in political life, that should have or should have attracted attention and reaction in the United States.  

This is the purpose of this article, which demonstrates, explains and highlights the limits of why the only impact criminal convictions can have on federal elections concerns the millions of citizens who may be disenfranchised. While the electorate is being amputated in a way unheard of in a Western democracy, the right of candidates to stand for election remains intact. 

D

ans un article intitulé « Trump et la Constitution » publié alors que ce dernier était encore titulaire de la plus haute fonction du pays, Idris Fassassi s’était attaché à « envisager la manière dont cette présidence inédite [avait] conduit [à la fois] à la mobilisation de dispositions constitutionnelles jusque-là oubliées » et à de « nouvelles questions constitutionnelles ». Au vu du nombre d’affaires en cours concernant M. Trump, de la multiplication des décisions de la Cour suprême y afférentes et des récents « retournements », il n’est guère excessif d’affirmer que ce n’est plus la Présidence, mais la nouvelle candidature à la Présidence de l’ancien magnat de l’immobilier qui plonge les États-Unis dans une véritable « expérience constitutionnelle ».

À cet égard, on ne dénombre plus les occurrences de « première fois dans l’histoire américaine ». M. Trump est ainsi le « premier président dans l’histoire américaine » à avoir fait l’objet de deux mises en accusation par la Chambre des représentants — pour « abus de pouvoir » et « entrave à la bonne marche du Congrès », en 2019-2020, et pour « incitation à l’insurrection » à la suite de l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021. Cette seconde procédure, laquelle a débuté au Sénat après le départ de l’intéressé de la Maison-Blanche, n’est pas allée sans susciter un débat constitutionnel quant à la possibilité d’appliquer l’impeachment à un ancien gouvernant (officer). En l’espèce, la question de savoir si Donald Trump pouvait encore être reconnu coupable et condamné par la Chambre haute du Congrès importait dès lors que la Constitution permet à un gouvernant élu mis en accusation et condamné d’être définitivement privé, à titre de sanction, du droit de se présenter à n’importe quel mandat électif (office) fédéral, y compris présidentiel (art. I, sect. 3, al. 7 Const.). Ainsi que le notait Brian Kalt à titre de pure hypothèse en 2001, « on [pourrait] imaginer un cas dans lequel le risque que la partie condamnée revienne sur le devant de la scène est suffisamment probable — et indésirable — pour que l’interdiction vaille la peine d’être recherchée ». Si, en l’espèce, Donald Trump a été acquitté, l’enjeu de toutes les questions constitutionnelles qui se sont succédé depuis a invariablement été celui des ressources que la Constitution des États-Unis offre pour rendre l’ancien président inéligible en novembre prochain.

En témoigne l’autre interrogation apparue à partir de 2023, celle de la possibilité, pour les États fédérés, d’appliquer la « Clause de disqualification » (Quatorzième amendement, sect. 3) à M. Trump afin d’écarter sa candidature des primaires. En vertu de cette disposition, « nul […] n’exercera aucun mandat électif (« hold any office ») civil ou militaire du gouvernement des États-Unis […] qui, après avoir prêté serment […], en tant qu’agent élu (officer) des États-Unis, […] de défendre la Constitution des États-Unis […], aura pris part à une insurrection ou à une rébellion contre ces derniers, ou fourni aide ou secours à leurs ennemis ». Que Donald Trump puisse être automatiquement disqualifié en raison de son comportement avant et pendant l’assaut mené contre le Capitole a été la thèse défendue, dans un article controversé, par des auteurs conservateurs adoptant une perspective résolument originaliste. C’est pourtant en suivant leur raisonnement qu’à partir de l’hiver 2023, de nombreux recours ont été intentés devant des tribunaux de tout le pays. Ainsi, six mois avant la primaire du Parti républicain organisée dans leur État, six électeurs du Colorado, entre autres, ont introduit une requête contre Donald Trump et leur secrétaire d’État afin que fût déclaré inconstitutionnel le maintien du nom de M. Trump sur les bulletins de vote imprimés dans la perspective de la primaire républicaine. Après que la Cour Suprême du Colorado leur a donné raison, la Cour suprême des États-Unis, à la veille du Super Tuesday, a annulé cette décision. Dans un arrêt non signé (per curiam) rendu à l’unanimité, aussi attendu que critiqué, cette dernière a jugé que la troisième section du Quatorzième amendement n’était pas directement applicable, une norme étant nécessaire pour préciser les conditions de sa mise en œuvre. Bien que les chances que la Cour tranche en défaveur de l’ancien président fussent faibles, les plus grands constitutionnalistes américains contemporains — de Bruce Ackerman à Laurence Tribe en passant par Erwin Chemerinsky — n’en ont pas moins réfuté un à un ses arguments, allant jusqu’à qualifier sa décision de « trahison suprême ».

Le rôle joué par l’ancien président dans l’assaut du Capitole n’aura donc permis de l’écarter des élections présidentielles ni sur le fondement de la Clause de disqualification, ni sur celui de l’impeachment. Dans ce dernier cas, le Congrès a soutenu que c’était à la justice pénale des États-Unis qu’il revenait de se saisir de l’affaire. C’est désormais chose faite. M. Trump est par là même devenu le « premier ancien président dans l’histoire américaine » à être poursuivi pénalement, non seulement dans cette affaire, mais également dans trois autres. Ces poursuites pénales et les peines prononcées en cas de verdict de culpabilité auraient-elles pu être la dernière « carte » permettant de rendre inéligible celui qui a participé à ce que d’aucuns qualifient de « coup d’État » contre la démocratie ?

En réponse à cette interrogation, qui constitue le cœur du présent article, il est loisible d’avancer que c’est ce que pourraient laisser penser de prime abord les innombrables manœuvres dilatoires dont ont usé les avocats de Donald Trump qui, à force de recours, sont parvenus à repousser l’ouverture de trois de ses procès. Éviter au candidat républicain d’être inéligible en raison d’une condamnation est aussi à première vue ce que pourrait suggérer l’attitude même de la Cour suprême, saisie dans l’affaire du Capitole pour se prononcer sur la question de l’immunité pénale des anciens présidents. Pour la doctrine, la Cour suprême « a donné […] l’impression d’avoir tout fait pour freiner [le traitement de l’affaire], en fixant la date de l’audience le plus tard possible et en ne rendant sa décision qu’après plusieurs mois, le dernier jour de la session judiciaire ». Dans cette décision rendue le 1er juillet 2024, la « première dans l’histoire américaine » relative à l’immunité présidentielle en matière pénale, la Cour a non seulement dégagé des principes très favorables à l’ancien président qui ne reviennent pas moins, selon la juge Sonia Sotomayor, à « soustraire […] complètement les présidents à la justice pénale », les transformant en « roi[s] au-dessus du droit ». En renvoyant à la cour de district le soin de déterminer dans quels cas il doit être fait obstacle à la mise en œuvre de la responsabilité pénale de Donald Trump en suivant les principes dégagés, la Cour suprême a également fermé la porte à la possibilité que M. Trump soit jugé avant les élections présidentielles pour ces faits ainsi que ceux pour lesquels il est poursuivi dans les États de Géorgie et de Floride.

Au regard de ces trois affaires, la quatrième, dite « Stormy Daniels », paraissait présenter deux mérites. En l’espèce, Donald Trump y était inculpé de falsification de documents commerciaux, laquelle n’aurait constitué qu’une infraction mineure (misdemeanor ) si celle-ci n’avait servi à dissimuler la commission d’une autre infraction, bien plus grave celle-là. Peu avant les élections présidentielles de 2016, pour s’assurer du silence de l’actrice pornographique Stormy Daniels qui menaçait de dévoiler une affaire de liaison sexuelle avec le candidat républicain, l’avocat de M. Trump lui a fait des versements dont l’origine a été falsifiée. Les sommes versées, destinées à soutenir la campagne électorale et qui auraient dû être identifiées comme des « dépenses de campagne », ont été enregistrées comme des frais juridiques » d’avocat. En permettant ainsi d’étouffer cette affaire fort inconvenante, le tout en violant la législation sur le financement des campagnes, ces falsifications ont contribué in fine à influencer de façon illégale les élections de 2016.

À la différence des trois autres affaires qui n’ont pu encore être jugées, le premier intérêt de l’espèce résidait dans ce que l’actuel candidat du Parti républicain a déjà été reconnu coupable à l’unanimité, le 30 mai dernier, de ces délits de falsification de documents comptables par un jury new-yorkais. En sus de la reconnaissance d’ores et déjà établie de la culpabilité pénale de Donald Trump, le fait que la falsification des documents découle d’un accord conclu avant son mandat présidentiel pouvait aussi laisser penser que, nonobstant une première décision de report provisoire de l’audience de prononcé de la sanction, les procureurs disposeraient d’une certaine latitude pour soutenir qu’il s’agissait d’actes qui ne sont pas officiels et qui ne sauraient, par conséquent, être couverts par l’immunité. En d’autres termes, si le report de l’audience de la mi-juillet au 18 septembre avait été justifié pour donner aux parties le temps de débattre de la question de savoir si, au regard de la décision de la Cour du 1er juillet, les preuves utilisées dans l’affaire pouvaient être maintenues, le procureur de Manhattan avait déjà fait savoir qu’il considérait que la décision concernée ne saurait avoir d’incidence sur le maintien du procès. De fait, le 3 septembre dernier, Alvin Hellerstein a rejeté la nouvelle tentative de Donald Trump de renvoyer l’acte d’accusation de l’État de New York devant un tribunal fédéral, le juge fédéral estimant en l’espèce que « l’argent versé à une star de films pour adultes n’est pas lié aux actes officiels d’un président».

Dans ce contexte, l’annonce, le 6 septembre dernier, d’un second report du prononcé de la sanction à une date postérieure aux élections présidentielles a eu l’effet d’un « coup de tonnerre ». Outre le fait que « la chronique judiciaire, qui semblait [passée] au second rang de la campagne présidentielle américaine, est [ainsi] revenue dans l’actualité », la prudence affichée du juge Merchan d’éviter « toute apparence — aussi injustifiée soit-elle — que la procédure […] cherche à affecter l’élection présidentielle qui approche » ne laisse pas d’étonner. D’une part, en se faisant involontairement l’écho des tactiques dilatoires que M. Trump a déployées tout au long de l’affaire, ce nouveau délai pourrait alimenter l’impression même que le juge s’est efforcé jusqu’à présent de dissiper, à savoir celle selon laquelle l’ancien président serait au-dessus de la loi. En ajournant la date de l’audience, l’on peut en effet s’attendre à ce qu’en cas de réélection de M. Trump, la procédure soit à nouveau suspendue durant les quatre années de son mandat. Par ailleurs — et surtout —, dans l’hypothèse où le procès eût eu lieu en septembre comme prévu, la peine prononcée, quelle qu’elle fût, serait restée sans incidence sur l’éligibilité du candidat républicain. À supposer même que Donald Trump ait été empêché de participer au scrutin présidentiel en tant qu’électeur, le lecteur, interloqué, apprendra qu’il serait resté éligible et aurait pu en être le grand vainqueur. Loin d’être lié à des spécificités de l’espèce en cause, ce constat aurait valu pour toutes les autres affaires. C’est donc bien davantage l’absence d’interférence des condamnations pénales sur les élections présidentielles plutôt que le risque d’ingérence de la justice dans la vie politique qui aurait dû ou devrait retenir l’attention et susciter des réactions aux États-Unis.

Tel est précisément l’objet de cette contribution qui, à partir de ces affaires qui en constituent moins l’objet à part entière que le point de départ, se propose d’exhumer certains paradoxes du droit électoral américain — et non des moindres. D’un côté, les États-Unis sont connus pour être l’un des pays les plus sévères en matière de justice pénale et d’effets attachés aux condamnations, qui prennent notamment la forme de déchéances électorales. Cette sévérité des déchéances est telle que le pays est régulièrement qualifié de cas « inédit » dans le monde des démocraties occidentales. Les condamnés et anciens condamnés représentent « le groupe le plus nombreux de citoyens américains auquel la loi interdit de prendre part aux élections ». Encore de nos jours, il est considéré dans le pays que pour voter, il ne faut point être moralement corrompu. Alexander Keyssar constate à cet égard que « bien qu’il soit rare que les lois des États [fédérés] fassent explicitement du degré de moralité une condition d’aptitude au suffrage […], l’idée a persisté que le corps politique avait des frontières morales ».

L’on pourrait légitimement s’attendre à ce que les qualités de moralité ou de « dignité » exigées des électeurs soient plus nécessaires encore pour jouir du droit d’éligibilité, a fortiori lorsque sont en jeu les fonctions les plus élevées du pays. Or, de façon pour le moins énigmatique, aucune condamnation pénale quelle qu’elle soit ne peut, dans le pays, empêcher d’être élu Président des États-Unis. Non pas qu’aucune interdiction d’exercer une fonction publique élective ne puisse résulter d’une condamnation pénale, tant s’en faut. Mais cette interdiction ne saurait produire d’effets à l’échelle fédérale : c’est ainsi qu’une personne qui ne peut être élue gouverneur dans son propre État est susceptible de l’être à la présidence du pays.

Cet article s’attachera à mettre en évidence que les condamnations pénales auxquelles est attachée une présomption d’« indignité » ne peuvent avoir qu’une seule incidence sur les élections présidentielles : celle-ci concerne les millions de citoyens qui s’y trouveront empêchés de voter. Pour le dire autrement, les condamnations pénales ne sont susceptibles d’influencer l’issue des élections présidentielles qu’en ce qu’elles modifient de façon non négligeable l’électorat, qui se trouve amputé (I). Elles ne sauraient en revanche avoir d’effet sur le droit d’éligibilité des candidats, lequel reste dans tous les cas préservé (II). L’affaire « Stormy Daniels » n’aurait pu, quelles que soient les circonstances et la date d’audience de prononcé de la sanction, constituer la dernière « carte » à laquelle il a été fait référence précédemment.

Nous faisons l’hypothèse que ces questions sinon nouvelles, du moins largement inexplorées ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de la structure fédérale fort particulière des États-Unis, liée en partie à l’interprétation singulière des principes démocratiques qui la sous-tendent. Ces éléments expliquent qu’à la différence de la France, les Pères fondateurs aient sciemment dissocié, pour les scrutins fédéraux, les deux droits politiques que sont le droit de vote et le droit d’éligibilité. À cet effet, ils leur ont attribué deux sources distinctes. Bien que cette dissociation et cette distinction aient dûment été justifiées par les Constituants, leur examen nous conduira à démontrer qu’elles sont biaisées depuis leurs origines. On entend établir in fine que le principe démocratique qui justifie le nombre restreint de conditions d’éligibilité du Président par l’idée selon laquelle « le peuple doit choisir qui il veut pour le gouverner » s’effondre de lui-même lorsque des millions de personnes sont, de fait, privés du droit de participer à ce choix.

I. L’incidence notable des condamnations pénales sur le droit de vote des citoyens : un électorat amputé aux élections présidentielles

L’affirmation selon laquelle les condamnations pénales des citoyens privés de leur suffrage sont susceptibles, en amputant l’électorat de millions de personnes, d’altérer les résultats des élections présidentielles ne vaut, à l’évidence, qu’autant que perdure(ra) la procédure actuelle dans laquelle les citoyens sont appelés à voter pour les grands électeurs. Sur le sujet, il n’est pas inutile de rappeler que si la Constitution américaine prévoit que la désignation du Président par les grands électeurs prend nécessairement la forme d’un « vote » (art. II, sect. 1, al. 3), celle-ci laisse en revanche à la Législature de chaque État le soin de déterminer la manière dont ces grands électeurs seront choisis (art. II, sect. 1, al. 2). Bien que dans les faits, depuis les années 1860, ce ne soient plus les Parlements qui désignent directement les grands électeurs, mais les citoyens dans chaque État fédéré qui les élisent, il n’existe aucune obligation de consultation de l’électorat. La Cour suprême l’a au demeurant rappelé en 2000 : « le citoyen individuel n’a pas de droit constitutionnel fédéral de voter pour les grands électeurs du président des États-Unis, à moins et tant que la législature de l’État choisit l’élection à l’échelle de l’État comme moyen de mettre en œuvre son pouvoir de nommer les membres du collège électoral ».

Il serait loisible d’ajouter qu’il n’existe point de « droit constitutionnel » de voter aux élections fédérales tout court, les conditions d’accès — et donc de perte d’accès — à l’électorat pour ces scrutins étant fixées par les États. Dans la mesure où ces derniers jouissent d’un pouvoir discrétionnaire presque absolu de priver les condamnés de leur droit de suffrage (A), il n’est pas surprenant que les politiques en ce domaine puissent avoir une incidence marquée sur le résultat des élections présidentielles (B). D’aucuns soulignent du reste le caractère majeur de cet enjeu lorsqu’ils avancent qu’

 en cette année électorale, alors que les États-Unis s’interrogent sur la stabilité de leur démocratie […], l’impact des interdictions de vote pour les personnes ayant fait l’objet d’une condamnation criminelle devrait être [en sus ou en lieu et place de la question désormais obsolète de l’(in)éligibilité de Donald Trump] au cœur du débat.

A. La déchéance du droit de vote consécutive à une condamnation pénale : une mesure entièrement dans les mains des États fédérés

L’« exceptionnalisme américain » en matière de sévérité de la justice pénale et des déchéances électorales qui y sont attachées (2) tire ses origines, pour ce qui est de ces dernières, d’une décision de la Cour suprême relativement ignorée de la doctrine française. Il est bien connu, de façon générale, que l’encadrement constitutionnel et fédéral du pouvoir qu’ont les États de restreindre l’accès au suffrage est, en fait et en droit, lacunaire. Il est beaucoup moins notoire en revanche que cet encadrement est peu ou prou inexistant dès lors que sont en cause des criminels ou des délinquants (1).

1. Les déchéances applicables aux condamnés, cas limite à l’encadrement fédéral des restrictions du droit de vote pratiquées par les États

Rendre compte de cet exceptionnalisme implique de remonter brièvement à la dissociation, aux États-Unis, de la nationalité et de la citoyenneté, ces deux notions renvoyant respectivement à l’appartenance à la population d’un État et à l’appartenance à son corps politique. Concernant la première, la Constitution fédérale de 1787 faisait référence à la fois à la nationalité des États-Unis et à la nationalité des différents États, sans clarifier toutefois la relation entre ces deux statuts. Une majorité des juges de la Cour suprême a exploité cette incertitude en retenant, dans l’arrêt Dred Scott, qu’en vertu de la Constitution fédérale, les hommes libres d’ascendance africaine n’étaient nationaux ni des États-Unis, ni d’aucun des États. Le Quatorzième amendement a clarifié les choses en établissant que la nationalité de l’État fédéral est première — celle de l’État fédéré étant une catégorie dérivée qui s’acquiert par la résidence. Depuis 1868, « toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen [au sens de national] des États-Unis ».

Si la nationalité fédérale prévaut, force est de constater qu’il n’existe point d’équivalent en ce qui concerne la citoyenneté entendue comme jouissance des droits politiques que confère l’appartenance au corps politique. On ne trouve pas dans la Constitution fédérale de référence à un suffrage universel, ni de disposition analogue à l’article 3 de notre Constitution qui proclamerait que la qualité d’électeurs est reconnue à « tous les nationaux américains » et, par ricochet, à tous les nationaux des entités fédérées. Le droit de vote n’est pas un « droit fédératif » dont on jouirait en vertu de sa nationalité fédérale. De fait, sauf rares exceptions, le pouvoir de réglementer les élections n’est pas délégué à la Fédération : ce pouvoir appartient et n’appartient qu’aux États. Pour être plus précis, l’on assiste, au sein même de ces derniers, à une décentralisation des règles électorales. Il s’avère en effet que les règles sont mises en œuvre presque entièrement au niveau des comtés, qui tiennent et gèrent les listes électorales. Ce sont généralement eux qui reçoivent ou du moins recevaient directement des tribunaux les informations relatives aux condamnations et qui, à la lumière des règles fixées par l’État, radiaient les citoyens des listes ou procédaient au rétablissement de leurs droits. Il n’est guère étonnant que cela ait donné lieu à d’importantes variations au niveau local, au point qu’une étude californienne citée par la Cour suprême en 1974 indique qu’« une personne condamnée pour presque n’importe quel crime se rendrait compte qu’elle a le droit de voter dans certains comtés californiens et non dans d’autres ». Le Congrès est dès lors intervenu en 2002 par la loi HAVA (Help America Vote Act ) afin de centraliser et de standardiser les procédures au niveau des États, sans grand succès toutefois.

En dépit de ce succès mitigé, le pouvoir de réglementer les élections d’un point de vue constitutionnel continue d’appartenir aux États, lesquels sont libres, en particulier, de fixer les conditions de l’électorat. Dans l’arrêt Washington v. State de 1884, les juges de la Cour suprême d’Alabama ont déclaré sous ce rapport que « les États ont le contrôle suprême sur ce privilège [du suffrage] ; que l’enlever, ou ce qui est la même chose, le refuser, ne porte atteinte à aucun droit ». Dans sa décision Murphy v. Ramsey rendue l’année suivante, la Cour suprême des États-Unis a confirmé et illustré ce propos en faisant observer que les États pourraient parfaitement déclarer que seules les personnes mariées sont autorisées à voter

La conquête progressive du droit de vote contre les restrictions pratiquées de façon discrétionnaire par les États ne s’est pas faite par l’affirmation d’un principe général assorti de restrictions. Elle a résulté de l’énumération, dans des amendements constitutionnels successifs, de causes d’exclusions prohibées : « race, couleur, ou condition antérieure de servitude » en 1870 (Quinzième amendement) ; genre en 1920 (Dix-neuvième amendement) ; impôt ou taxe électorale en 1964 (Vingt-quatrième amendement) ; âge inférieur à 18 ans en 1971 (Vingt-sixième amendement). Si mises bout à bout, ces dispositions constitutionnelles peuvent donner l’apparence d’une forme de suffrage universel, il faut attendre les années 1960 pour que la Cour suprême revienne sur sa déférence à l’égard des critères de définition de l’électorat déterminés par les États : dans ses arrêts successifs Reynolds (1964), Harper (1966), Katzenbach (1966), Kramer (1969), Cipriano (1969) ou encore Bullock (1972), celle-ci a invalidé des restrictions telles que le paiement de taxes et de redevances, la durée de résidence ou les tests d’alphabétisation en découvrant pour la première fois, dans la clause d’« Égale protection » du Quatorzième amendement, un droit fondamental à l’égal accès au scrutin. Cette affirmation n’implique plus seulement pour les États l’interdiction d’en priver des individus pour des motifs liés à la race, au genre, à l’argent ou à l’âge. Elle requiert, pour ceux d’entre eux qui voudraient en restreindre l’exercice pour des raisons non expressément prohibées, de rapporter la preuve d’un intérêt impérieux (compelling state interest ). Dans l’arrêt Dunn v. Blumstein de 1972 souvent cité, la Cour suprême a ainsi censuré la condition de durée de résidence fixée par le Tennessee qui excluait du droit de vote les résidents installés dans l’État depuis moins d’un an.

Que l’on ne s’y méprenne pas cependant : la reconnaissance d’un droit fondamental en ce domaine ne signifie aucunement que le suffrage serait devenu un droit conféré aux individus par la Constitution américaine, loin de là : le droit à l’Égale Protection se limite à protéger les individus contre le pouvoir arbitraire des États. Ce droit est par ailleurs fragilisé alors que l’on assiste, ces dernières années, à un démantèlement du complément législatif qu’était le Voting Rights Act. Ce texte fédéral, adopté par le Congrès en 1965, aux fins de pallier les insuffisances de l’encadrement constitutionnel du pouvoir des États quant à la question du vote des minorités raciales, a été rendu en partie inapplicable par la Cour suprême. Il l’a été au nom du principe de souveraineté égale des États et de l’autonomie dont ils disposent pour organiser leur gouvernement. Renouant avec une attitude décentralisatrice, la Cour a estimé dans son arrêt Shelby County v. Holder (2013) que le Dixième amendement — qui prévoit la compétence par défaut des États en dehors des pouvoirs expressément délégués à la fédération — leur réservait le pouvoir de réglementer les élections. L’encadrement de la compétence des entités fédérées en matière électorale reste donc insuffisant, en droit mais aussi en fait. Dans la matière qui nous occupe, il n’est point excessif de soutenir de façon beaucoup plus radicale qu’il est quasi inexistant.

À cet égard, il est remarquable que dans son arrêt de principe Richardson v. Ramirez de 1974, la Cour suprême des États-Unis ait jugé que le suffrage était un droit fondamental protégé par la Constitution, sauf pour les personnes condamnées. Deux années auparavant, en se fondant sur l’évolution susmentionnée de la jurisprudence de la Cour depuis les années 1960, la cour d’appel fédérale du neuvième circuit avait souligné que si, « plus tôt, dans notre histoire constitutionnelle, les lois privant de leur droit de vote les personnes condamnées pour crime [avaient] pu être à l’abri de toute critique », les choses avaient évolué, « le concept constitutionnel d’Égale protection n’[étant] pas immuablement figé ». S’inscrivant dans son sillage, la Cour suprême de Californie avait fait droit, en 1973, à la demande de trois anciens criminels déchus de leur droit de vote après avoir fini de purger leur peine. C’est cette décision que la Cour suprême des États-Unis a annulée dans l’arrêt Richardson v. Ramirez mentionné. À cet effet, l’opinion majoritaire rédigée par le juge Rehnquist s’est fondée sur une lecture littérale de l’expression « other crimes » tirée de la deuxième section du Quatorzième amendement. Cette section 2 prévoit une sanction pour les États qui restreindraient le droit de vote de leurs résidents par ailleurs citoyens des États-Unis. Cette sanction, qui consiste en une réduction de la représentation des États concernés à la Chambre des représentants, ne s’applique pas, précise la disposition, lorsque les citoyens visés se sont rendus coupables de rébellion ou d’« autres crimes ». De ce que l’exclusion des auteurs de crimes ferait ainsi l’objet d’une « sanction positive » dans la Constitution, la Cour a conclu qu’elle différait « des autres restrictions du droit de vote mises en place par les États fédérés qui ont été jugées non conformes [à la Constitution] en vertu de la clause d’Égale protection ». En particulier, contrairement à ces autres restrictions, les dispositions qui excluent les criminels de l’électorat n’ont pas à faire l’objet d’un contrôle maximum (strict scrutiny).

La privation du droit de vote des criminels bénéficie d’une sanction positive dans le Quatorzième amendement, sanction qui n’existait pas dans le cas des autres restrictions qui ont été invalidées dans les affaires sur lesquelles les requérants s’appuient. Nous estimons que l’idée de ceux qui ont adopté le Quatorzième amendement, telle qu’elle se manifeste dans la façon dont la section 2 est formulée et dans l’interprétation historique et judiciaire qui a été faite de son applicabilité aux lois fédérées qui privent les criminels de leur suffrage, est d’une importance capitale pour distinguer lesdites lois des autres restrictions au droit de vote que cette Cour a jugé invalides sur le fondement de la clause d’Égale protection.

Cette interprétation de la Cour suprême, que Laurence Tribe a qualifiée de « fondamentalement erronée », a suscité de vives critiques. Le juge Marshall a fait valoir dans son opinion dissidente qu’« il est clair que la section 2 n’a pas été conçue et ne doit pas être interprétée comme une limitation des autres articles du Quatorzième amendement ». L’objet de cette section consiste avant tout à « prévoi[r] un remède spécial — la réduction de la représentation — pour pallier une forme particulière d’abus électoral — la privation du droit de vote des Noirs ». D’éminents constitutionnalistes notent dans le même sens que l’expression « autre crime » dans la section concernée constitue une exception, non une « sanction positive » ou une règle, et qu’elle ne peut ce faisant empêcher l’application de dispositions constitutionnelles distinctes telles que la clause d’Égale protection ou le Quinzième amendement. De surcroît, cette interprétation de l’opinion majoritaire fait fi du contexte particulier dans lequel le texte a été adopté : en 1868, au sortir de la guerre de Sécession, l’expression litigieuse désignait les cas de trahison. Aussi a-t-on invité la Cour à en limiter a minima l’application aux crimes les plus graves. Nonobstant ces critiques, cette jurisprudence n’a jamais été renversée. Tout au plus la Cour l’a-t-elle nuancée lorsqu’il est prouvé que les lois qui attachent des déchéances à certains crimes ont non seulement un effet, mais aussi un but discriminatoires. Sachant néanmoins que démontrer une intention discriminatoire est fort difficile, il est loisible d’affirmer que l’arrêt Richardson v. Ramirez a fermé la porte aux contestations de la privation du droit de vote des condamnés fondée sur la clause d’Égale Protection et sur le Voting Rights Act. Il est possible d’avancer plus généralement qu’à la différence des autres types de restrictions, les déchéances étudiées restent « dans la main » des États qui continuent de disposer d’une compétence quasiment illimitée.

2. Les conséquences de la latitude laissée aux États : variabilité et grande rigueur des politiques de déchéance

Il en résulte nécessairement une grande variété des politiques pratiquées par les États en ce domaine — le plus souvent rigoureuses (b) —, cette variabilité ne manquant pas de soulever la question des effets des déchéances entre États fédérés (a).

a) Variabilité des politiques et question des effets des déchéances entre États fédérés

En effet, il n’est pas rare qu’à l’instar de Donald Trump dont l’affaire « Stormy Daniels » a été jugée à New York, la condamnation soit prononcée dans un autre État que celui de résidence, et donc de vote du condamné. La structure fédérale des États-Unis pourrait de prime abord poser ici une difficulté bien connue du droit international privé, celle de l’« effet extraterritorial » des décisions de justice, c’est-à-dire de l’exécution des jugements d’un État donné (ici une entité fédérée) dans un autre État. À travers l’inscription de la Full Faith and Credit clause dans la Constitution, l’objectif des constituants a été « de rendre les jugements des tribunaux d’États […] effectifs dans toute l’Union ». Il est à noter néanmoins que la jurisprudence de la Cour suprême au xixe siècle est restée extrêmement ambiguë quant à l’interprétation de cette clause. De surcroît, et de façon beaucoup plus essentielle pour notre sujet, ladite clause ne s’applique qu’en matière civile. Or, à la différence de cette matière, le droit pénal présente ceci de particulier qu’il se fonde sur un double principe, la territorialité des lois pénales et la territorialité des jugements répressifs, deux corollaires d’un même axiome, l’indépendance des souverainetés. Parce que chaque État possède une souveraineté indépendante, les sentences rendues par la justice répressive d’un État, expression de sa souveraineté, n’ont d’effet que sur son propre territoire. En application de ces principes — et à supposer que le juge ne revienne pas dessus au motif d’une prétendue immunité — la future condamnation de Donald Trump dans l’affaire « Stormy Daniels » ne saurait à première vue avoir quelque effet sur son droit de voter dans son État de résidence, la Floride.

En réalité, il n’en est rien dès lors qu’aux États-Unis, contrairement à la France notamment, la privation du droit de vote ne résulte pas d’un jugement répressif : elle n’est pas une peine prononcée par le juge, mais une « conséquence collatérale » que la loi attache à certaines condamnations. Autrement dit, cette mesure n’est pas prévue dans les codes pénaux mais dans la législation électorale ou la Constitution de chaque État fédéré qui en fait une conséquence découlant de plein droit d’une liste de peines et/ou d’infractions. L’enjeu ici n’est donc pas à proprement parler de reconnaître le cas échéant quelque effet à la décision de justice prononcée par un autre État. La question qui se pose aux États-Unis est celle de la détermination de la loi applicable en matière de déchéance, celle de l’État de condamnation ou de résidence. En l’espèce, il s’avère que de la même manière que les politiques de privation sont peu ou prou aussi nombreuses que les États, chacun d’entre eux décide souverainement de la loi à appliquer. Tandis que l’État de New York par exemple met en œuvre sa propre loi, la Floride prévoit au contraire que les droits électoraux sont gouvernés par la loi de l’État de condamnation. En d’autres termes, l’État de Floride n’appliquera de privation du droit de vote que si l’autre État en attache une à la condamnation qu’il a prononcée.

Le sort de Donald Trump dans l’affaire « Stormy Daniels » dépendra donc — le 26 novembre prochain ou à l’issue d’un second mandat — de la législation en vigueur à New York où un executive order  de 2021 a limité l’application de l’incapacité aux seuls détenus, pendant la durée de leur incarcération. En l’espèce, chaque fait pour lequel l’ancien président a été reconnu coupable est susceptible d’entraîner une peine maximale de quatre années de prison, lesquelles seraient en toute probabilité effectuées simultanément si elles étaient prononcées. Le magistrat peut toutefois retenir une peine de prison avec sursis en tenant compte du casier judiciaire vierge de l’ancien Président et de son âge, voire une peine de travaux d’intérêt général, très probablement assortie d’une amende. Dans ces derniers cas, le candidat républicain conservera son suffrage — là où il l’aurait perdu s’il avait été condamné dans son propre État. Il va de soi qu’en cas de verdict de culpabilité, le même raisonnement s’appliquera aux faits pour lesquels M. Trump est actuellement poursuivi pour violation du droit pénal géorgien dans l’État de Géorgie.

b) Latitude extrême des États et grande rigueur des déchéances

Que la déchéance s’applique ainsi dans tous les cas en vertu de la loi et non de la libre appréciation du juge séduira peut-être les contempteurs, en France, de la judiciarisation de la vie politique. D’autres, et ils représentent l’immense majorité de la doctrine aux États-Unis, le regrettent, dès lors que ce choix est synonyme de rigueur excessive pour les condamnés — dont le profil est plus souvent celui de membres de minorités ayant commis des infractions vénielles que d’anciens Présidents coupables de faits d’une gravité exceptionnelle…

Contrairement à la France où le juge peut individualiser l’interdiction — laquelle est au surplus facultative (art. 131-26 c. pén.) —, celle-ci s’applique, outre-Atlantique, automatiquement, et donc obligatoirement, sans que le juge pénal ait à la prononcer et sans qu’il soit en son pouvoir de la moduler ou de l’écarter. On ajoutera que dans la quasi-totalité des affaires dans lesquelles elles ont eu à évaluer la constitutionnalité de ces mesures, les Cours américaines ont considéré que celles-ci étaient dépourvues de toute finalité répressive et qu’elles n’étaient pas susceptibles, ce faisant, de relever du régime propre à la peine, indépendamment de leur qualification formelle. Dans son arrêt Trop v. Dulles, la Cour suprême a ainsi énoncé incidemment que « dans la mesure où le but de la [privation du suffrage consécutive à certaines condamnations] est de déterminer un critère raisonnable pour choisir les électeurs, elle est considérée comme un exercice non pénal du pouvoir de réglementer le droit de vote ». Il s’ensuit que l’automaticité de ces mesures, contrairement à ce qu’a retenu le Conseil constitutionnel en France, n’est pas réputée contraire aux principes de nécessité ou d’individualisation des peines. Autrement dit, les condamnés déchus aux États-Unis ne sont pas plus en mesure de se prévaloir des principes protecteurs du droit pénal inscrits à l’article I, sect. 10 de la Constitution des États-Unis et dans son Huitième amendement qu’ils ne peuvent fonder leurs prétentions sur la Clause d’Égale protection.

Cette automaticité est d’autant plus dommageable pour la doctrine que les lois sont le plus souvent implacables. Certes, nous avons assisté ces dernières années à une nette diminution des chiffres des personnes radiées des listes électorales. Il n’en demeure pas moins qu’en 2022, date de la dernière grande étude statistique disponible sur le sujet, l’on estimait encore à 4,4 millions le nombre d’Américains déchus de leur droit de vote, soit 1 citoyen sur 50 (2 % de la population en âge de voter). Ce chiffre est d’abord lié au nombre de sanctions auxquelles l’interdiction est attachée : loin de se réduire aux seules peines de privation de liberté, ces dernières s’appliquent aussi dans nombre d’États aux cas de liberté conditionnelle, de sursis avec mise à l’épreuve, d’amende, etc. Ceci explique qu’en 2022, moins d’un quart (24 %) des personnes interdites étaient dans les faits incarcérées. Il faut également inclure parmi ces 76 % d’individus en liberté ceux qui restent déchus après avoir fini de purger leur peine. Ces derniers ne représentent pas moins de la moitié des Américains actuellement privés de leur droit de vote (48 %). Dans dix États, il n’existe aucune durée maximale à l’interdiction semblable à la France où, sauf cas particuliers, celle-ci est de cinq ans et de dix ans respectivement en cas de condamnation correctionnelle et de condamnation criminelle (art. 131-26 c. pén.). Dans les États concernés, l’interdiction est perpétuelle pour les anciens condamnés, sauf à être graciés de leur incapacité par le gouverneur. Comme l’ont souligné plusieurs propositions de loi introduites au Congrès, « les États-Unis sont [de nos jours] l’une des seules démocraties occidentales à autoriser la privation permanente du droit de vote pour les personnes condamnées pour crime ».

On remarquera pour finir que la situation est plus préjudiciable encore pour les auteurs de crimes fédéraux, aucune loi fédérale ne prévoyant dans leur cas — qui pourrait être celui de M. Trump actuellement poursuivi devant les tribunaux fédéraux de Washington D.C. et de Floride — de procédure de restitution. Et pour cause : leur déchéance est aussi régie par la loi des États qui, en 1996, étaient encore seize à disposer que les procédures fédérées de relèvement ne leur étaient pas ouvertes et qu’en vertu de la « Clause de suprématie », ils ne pouvaient bénéficier d’une grâce de l’État.

B. L’incidence de cette mesure sur les élections présidentielles mesurée à l’aune de la réaction inédite du Congrès

Sur le sujet, un rapport du ministère de la Justice américain observe que « bien que cela puisse en surprendre plus d’un, un certain nombre d’incapacités appliquées à la suite d’une condamnation sont imposées par la loi de l’État et non par la loi fédérale, alors même que la condamnation est prononcée pour une infraction fédérale ». Qu’il revienne à la législation des États de prévoir la privation du droit de vote dans ce dernier cas et que les États « ne considèrent pas [cela] comme une usurpation du pouvoir fédéral » s’explique par un fait notoire : ce sont les entités fédérées qui établissent les conditions de l’électorat aux élections tant fédérées que fédérales (1). Les conséquences quant aux élections présidentielles sont telles que, de façon inédite, le Congrès a voulu « reprendre la main » en dissociant les effets respectifs des condamnations pénales sur le droit de vote aux élections des États fédérés, d’une part, et aux élections nationales de l’Union, d’autre part (2).

1. L’impact de la privation du droit de vote sur l’issue des élections fédérales

Ainsi qu’on l’a indiqué précédemment, il n’existe point aux États-Unis de « citoyenneté fédérale » analogue à la nationalité fédérale. Le silence de la Constitution américaine sur un éventuel principe de suffrage universel ou sur la détermination des électeurs américains ne laisse pas seulement la possibilité aux États de définir qui est citoyen dans leurs frontières. La Constitution leur laisse également compétence pour fixer l’électorat aux scrutins fédéraux, c’est-à-dire aux élections présidentielles et du Congrès.

Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que dans un pays établi par d’anciennes colonies qui disposaient alors chacune de leur propre système juridique avant de s’émanciper de la Couronne britannique, le fédéralisme est associé à la liberté. Cette liberté implique que l’Américain se gouverne lui-même au niveau local, au sein de sa communauté, conformément à ses principes. Le self-governement, « le sens de l’autonomie de la communauté à laquelle on appartient » explique « pourquoi aux États-Unis, les règles de droit qui soudent et gouvernent la société doivent, en principe, venir “d’en bas” et, exceptionnellement, “d’en haut” ». La détermination des conditions d’accès aux droits électoraux à la faveur desquels le peuple choisit son gouvernement — dans son État et au niveau de l’Union — relève en conséquence des États fédérés. D’une certaine manière, c’est plus l’existence et la prévalence de la nationalité fédérale que l’absence d’une citoyenneté fédérale analogue qui constituent une exception dans le pays.

On conçoit dès lors que ce soit l’unité fédérée elle-même qui soit compétente pour déterminer l’accès à la citoyenneté, et au droit de vote en particulier, y compris au niveau de l’Union. Pour être plus exacts, les conditions à remplir pour être électeur à ces échéances fédérales sont identiques à celles que les États définissent pour les leurs, nuance plus importante qu’il n’y paraît. En disposant que « dans chaque État, les électeurs [des membres composant la Chambre des représentants] devront répondre aux conditions requises pour être électeur à l’assemblée la plus nombreuse de la législature [des] États » (art. I, sect. 1 Const.), les auteurs de la Constitution ont en effet évité, comme le signale Madison, de « rendre cette branche du gouvernement fédéral qui devrait dépendre du peuple seul [et la même chose pourrait être dite de la branche exécutive] trop dépendante des gouvernements des États ». En d’autres termes, en interdisant aux États d’instaurer des conditions différentes pour leurs élections et pour les élections fédérales, les Pères fondateurs ont entendu minimiser en un sens la possibilité d’ingérence des États fédérés dans le gouvernement de l’Union.

Cette précaution ne fait point obstacle néanmoins à ce que les conditions parfois dirimantes définies par les États — notamment ceux dans lesquels l’incapacité électorale perdure indéfiniment — puissent avoir des effets considérables, au point de très nettement influencer le résultat des élections présidentielles. Ainsi, l’étude statistique conduite par Jeff Manza et Christopher Uggen a mis en évidence que les élections de 2000 qui ont vu Georges W. Bush l’emporter à une très courte majorité (537 voix) auraient eu une issue probablement différente si les 800 000 (ex)-condamnés de Floride avaient pu voter.

2. Dissocier les effets respectifs des condamnations sur le droit de vote aux élections des États fédérés et aux élections fédérales : la réaction inédite du Congrès

Fort de ces différents constats, depuis le début des années 2000, il n’est pas une législature sans que des membres du Congrès aient proposé des lois visant à rétablir le droit de vote, aux élections fédérales, de certains (anciens) condamnés. Cette question a ainsi été introduite à la Chambre des représentants ou au Sénat par le Civic Participation and Rehabilitation Act de 1999, le Voter Registration Protection Act  de 2001 ou encore le Count Every Vote Act présenté en 2005 puis 2007 par la sénatrice Hillary Clinton. Depuis lors, les initiatives se sont multipliées. Les principales en date dernièrement (les For the People Act et Freedom to Vote Act de 2019 et 2021), adoptées par la Chambre des représentants, se sont heurtées à l’obstruction parlementaire sénatoriale. Plus récemment encore, le sénateur Benjamin Cardin et la représentante Jasmine Crockett ont réintroduit au Congrès, en mai et en juillet 2023, le Democracy Restoration Act.

Depuis 2019, ces propositions visent invariablement à rétablir le droit de vote, aux élections fédérales, des personnes qui n’ont pas nécessairement purgé la totalité de leur peine, mais qui ne sont pas incarcérées au moment des élections :

Le droit d’un individu citoyen des États-Unis de voter à n’importe quelle élection fédérale ne doit pas être refusé ou limité parce que cet individu a fait l’objet d’une condamnation criminelle, à moins que cet individu ne purge une peine dans un établissement pénitentiaire au moment de l’élection.

Cela signifierait concrètement redonner ce droit aux élections fédérales aux trois quarts des Américains (anciennement) condamnés qui en sont actuellement privés…

Dans toutes les propositions introduites au Congrès, les fondements sont sensiblement les mêmes. Il s’agit en premier lieu des principes constitutionnels fondamentaux d’équité et d’Égale protection que viole la grande disparité entre les États qui prévoient ce type de déchéance — à savoir les cinquante, à l’exception du Vermont et du Maine. Tandis que 1 citoyen américain sur 50 est exclu de l’électorat aux États-Unis, ce n’est pas moins de 1 adulte sur 13 qui, dans l’Alabama ou le Tennessee par exemple, est concerné. Ces divergences entraînent des injustices découlant d’une participation inégale aux élections fédérales sur la base du seul lieu de résidence. En outre, s’il est patent que ces lois ont aux États-Unis un impact disproportionné sur les minorités raciales (1 Afro-Américain adulte sur 19 étant privé de son droit de vote, soit un taux 3,5 fois supérieur à celui des non-Afro-Américains), cette disproportion varie elle-même selon des lignes de fracture similaires à celles de l’ère Jim Crow : dans nombre d’États du Sud, c’est 10 % de la population afro-américaine en âge de voter qui en est empêché en raison de condamnations pour des délits le plus souvent mineurs. Le Congrès a dès lors estimé « qu’il [était] habilité à légiférer pour éliminer la discrimination raciale en matière de vote et de processus démocratique en vertu de l’article 5 du Quatorzième amendement, qui accorde une Égale protection des lois, et de l’article 2 du Quinzième amendement ». Ces deux articles, couramment appelés « Clauses d’Enforcement », donnent au Congrès « le pouvoir de donner effet aux dispositions [des amendements concernés] par une législation appropriée ».

Il existe toutefois un désaccord au Congrès et un vif débat dans la doctrine sur la compétence du gouvernement de l’Union d’interdire aux États, par voie législative, de priver les condamnés de leur droit de vote aux élections fédérales : d’une part, le pouvoir de déterminer les conditions à remplir pour jouir dudit droit n’a pas été délégué à la fédération par la Constitution ; d’autre part, la Cour suprême a jugé en 1974 que cette privation avait, pour les auteurs d’« autres crimes », une « sanction positive » dans le texte suprême.

Eu égard à cette décision, une éventuelle compétence du Congrès supposerait qu’il puisse se poser en interprète autonome de la Constitution, au même titre que la Cour suprême, et faire fi ce faisant de l’interprétation du Quatorzième amendement donnée dans l’arrêt Richardson. L’enjeu repose en substance sur la signification des dispositions des Treizième, Quatorzième et Quinzième amendements de la Reconstruction qui autorisent le Congrès à « donner effet » à ces derniers par une législation appropriée. Selon une approche restrictive, le Congrès ne se limiterait pas à « donner effet » — et excéderait par conséquent sa compétence — s’il créait de nouveaux droits ou s’il en étendait la portée ; son rôle devrait se limiter à fournir des réponses aux violations des droits reconnues par la Cour suprême, laquelle garde la main sur l’interprétation de la Constitution. Une conception extensive retient au contraire que le Congrès peut utiliser le pouvoir que lui confèrent ces amendements pour adopter une interprétation indépendante qui contrevienne, si besoin est, aux décisions de la Cour. Historiquement, la Cour a elle-même alterné entre ces deux approches. En 1966, elle a ainsi donné une lecture extensive des compétences du Congrès en décidant qu’en interdisant par une loi fédérale de subordonner le suffrage aux tests d’alphabétisation, celui-ci n’avait pas outrepassé son pouvoir, ce quand bien même la Cour les avait autorisés quelques années auparavant.

Les facteurs qui ont contribué à permettre au Congrès, à une certaine époque, de jouer un rôle actif dans l’interprétation de la Constitution et la protection du droit de vote jouent cependant contre lui dernièrement. D’une part, la Cour suprême est revenue sur sa vision extensive des compétences de la branche législative de l’Union. En témoigne son arrêt Shelby dans lequel les dispositions du Voting Rights Act ont connu un sérieux revers. D’autre part, l’existence de majorités bipartisanes, qui avait permis de faire adopter des lois sur les droits civiques, a laissé place à une large polarisation et à la « fin de la démocratie de compromis ». Dans l’ère post-Shelby, la question de la compétence même du Congrès pour encadrer le droit électoral semble donc mise en doute.

De surcroît, à la différence des lois fédérales adoptées jusqu’ici en matière d’accès aux droits civiques, qui s’appliquaient indistinctement aux élections des États fédérés et fédérales, les bills du Congrès sur le droit de vote des condamnés ne concerneraient que les secondes. Cela entraînerait une différenciation de l’électorat aux élections fédérées et aux élections fédérales — à moins que, comme le revendique de façon fort audacieuse Nicholas Stephanopoulos, l’octroi du droit de vote aux criminels n’étant pas incarcérés puisse également être imposé par le Congrès pour les élections des États fédérés. À cet effet, il serait possible selon le Professeur à l’Université de Harvard de se fonder sur la « Clause de garantie » (art. IV, sect. 4 Const.) selon laquelle « les États-Unis garantiront à chaque État de l’Union une forme républicaine de gouvernement ». En vertu de cette clause, le système de gouvernement des États doit être républicain, faute de quoi le gouvernement fédéral serait autorisé à intervenir pour restaurer la démocratie. Si le républicanisme fait assurément partie des concepts fort contestés, la doctrine est parvenue, selon N. Stephanopoulos, à s’accorder dans une certaine mesure sur ce que son essence réside dans la souveraineté populaire. Or, les déchéances du droit de vote attachées par les États à des condamnations pénales sont susceptibles d’empêcher une majorité populaire d’élire ses candidats et, en fin de compte, de promulguer les lois qu’elle aurait souhaitées. Le Congrès serait de ce fait compétent pour réglementer aussi les élections non fédérales, aux fins de prévenir et de remédier aux atteintes à la souveraineté du peuple.

De ces propositions hardies et des multiples tentatives avortées du Congrès d’interdire aux États fédérés de priver les condamnés du droit de participer aux scrutins fédéraux s’ils ne sont pas incarcérés lors des élections, on retiendra tout d’abord les questions constitutionnelles nouvelles qu’elles soulèvent. Ces propositions présentent également l’intérêt de mettre le doigt sur un sujet sous-théorisé dans la doctrine française qui tend à ne focaliser son attention que sur les restrictions du suffrage qui visent et/ou affectent les minorités raciales : ce sujet n’est autre que l’incidence d’autant plus considérable des condamnations pénales prononcées par les États sur la définition de l’électorat fédéral que le suffrage des condamnés n’est pas réputé être un droit constitutionnellement protégé.

Ces propositions, signalons-le, eussent été sans incidence sur la perte du droit de suffrage aux élections présidentielles qu’aurait encourue Donald Trump dans l’affaire « Stormy Daniels » en cas de condamnation à une peine de prison ferme avant les élections. En effet, en vertu de la législation électorale en vigueur à New York qui lui aurait été appliquée, la durée de la perte est déjà limitée à celle de la privation de liberté. Qu’une telle peine soit prononcée était en tout état de cause fort peu plausible. En outre, en cas de condamnation à une peine de prison ferme, l’ancien Président aurait pu faire appel, lequel aurait eu selon toute vraisemblance un effet suspensif. Enfin, la loi floridienne l’aurait autorisé à faire une demande de grâce auprès du State Clemency Board pour être relevé d’une éventuelle incapacité. Le gouverneur Ron DeSantis, rival de Donald Trump lors des primaires républicaines dans l’État de Floride, avait déclaré peu après le verdict de culpabilité du 30 mai dernier que dans pareil cas, il aurait obtempéré.

Au regard de ces faits, la justification du juge Juan Merchan de reporter une nouvelle fois l’audience de prononcé de la sanction pour éviter de donner l’impression de chercher à interférer dans les élections ne peut que surprendre, la probabilité que le candidat soit incarcéré d’ici les élections générales de novembre étant quasi nulle. Cet argument déconcerte d’autant plus qu’à supposer même que M. Trump ait été privé de liberté, et ce faisant interdit de voter aux élections fédérales, il eût parfaitement pu en être valablement le grand vainqueur. D’un point de vue constitutionnel, Donald Trump aurait pu être réélu quoi qu’il advienne, là où des millions de repris de justice resteront interdits de voter. C’est précisément cette absence d’interférence des condamnations pénales sur l’éligibilité des candidats au scrutin présidentiel rapportée à l’incidence inouïe desdites condamnations sur le droit de vote des « citoyens ordinaires » qui interpelle et qu’il convient désormais d’examiner.

II. L’incidence négligeable des condamnations pénales sur les candidats : l’éligibilité à la fonction présidentielle nécessairement préservée

De façon de prime abord paradoxale pour un lecteur français, les condamnations entraînant une déchéance du droit de participer aux élections du président des États-Unis ne sauraient en aucune façon donner lieu à la privation du droit de briguer ladite fonction. Autrement dit, la perte du droit de vote à ce scrutin n’entraîne pas celle du droit d’y être éligible. Cette apparente énigme d’une dissociation entre deux droits politiques généralement corrélés s’explique par leur source distincte : le droit des États fédérés pour le premier, la Constitution fédérale pour le second (A). Bien que cette distinction ait sciemment été réfléchie et justifiée par les Pères fondateurs, l’« expérience constitutionnelle » dans laquelle sont actuellement plongés les États-Unis nous invite à la revisiter et à en interroger la cohérence et la pertinence (B).

A. L’inapplicabilité de l’inéligibilité consécutive à une condamnation pénale aux élections fédérales

Cette distinction que les auteurs de la Constitution font reposer sur deux fondements (2) entraîne, en l’état actuel, une application ratione materiae de l’inéligibilité à géométrie variable (1).

1. Un champ d’application ratione materiae de l’inéligibilité à géométrie variable : la Constitution, source exclusive de l’(in)éligibilité au niveau fédéral

L’interdiction d’exercer une fonction publique élective liée par les États à certaines condamnations s’applique et ne s’applique qu’aux candidats en lice pour leurs propres scrutins.

Son application aux élections des États fédérés – Pour la clarté de l’exposition, c’est à dessein que dans la première partie, nous nous sommes limitées à ne faire mention que de la privation du droit de suffrage consécutive à certaines condamnations. En réalité, perte du droit de vote et perte du droit d’éligibilité (auxquelles il serait loisible d’ajouter perte du droit d’exercer une fonction publique et d’être juré) « sont, [aux États-Unis aussi], inextricablement liées ». Contrairement au droit hexagonal, il est vrai que la qualité d’électeur n’est une condition d’éligibilité explicite que dans une quinzaine d’entités fédérées. Aussi la perte du droit de vote n’entraîne-t-elle ipso facto celle du droit d’éligibilité que dans une partie restreinte du pays. C’est par conséquent de façon expresse que le reste des États prévoit une à une les condamnations qui entraînent une interdiction d’exercer un mandat électif.

D’un point de vue ratione materiae, les inéligibilités ainsi prévues par les États s’appliquent à l’évidence à leurs propres scrutins. À ce sujet, la Cour suprême a souligné très récemment dans son arrêt Trump v. Anderson (2024) que dans le système fédéral américain, le gouvernement ne dispose que de pouvoirs limités, les États et le peuple conservant le reste. Ces derniers « jouissent en particulier du pouvoir souverain de prescrire les conditions que doivent remplir leurs propres agents élus (officers) et leur mode d’élection, sans ingérence extérieure ». Les interprétations modernes de la clause d’Égale protection, dont l’arrêt Richardson n’exclut pas l’application au droit d’éligibilité, limitent, il est vrai, le pouvoir discrétionnaire des États de mettre en place des critères d’accès aux fonctions électives fédérées. Ces critères peuvent toutefois être définis dans une perspective moins strictement égalitaire que le sont les conditions de participation à l’électorat — pour les personnes n’ayant pas fait l’objet de condamnation. À titre d’exemple, alors que la Cour a invalidé sur le fondement du Quatorzième amendement la disposition législative d’un État qui privait de leur droit de vote les résidents installés dans l’État concerné depuis moins d’un an, elle a rejeté sans autre commentaire l’appel formé contre une décision confirmant une loi fédérée qui exigeait qu’un citoyen résidât depuis sept ans dans un État avant de pouvoir présenter sa candidature au poste de gouverneur.

Les États conservent donc un pouvoir étendu de fixer les conditions d’éligibilité pour leurs scrutins sans ingérence extérieure, « sauf dans la mesure où cela est clairement prévu par la Constitution des États-Unis » précise l’arrêt Taylor v. Beckham (1900). Et de rappeler pour la Cour, dans Trump v. Anderson, que c’est à travers la fameuse troisième section du Quatorzième amendement, dite « Clause de disqualification », que la Constitution a imposé véritablement pour la première fois des limites substantielles à l’autorité qu’ont les État de choisir leurs élus. En vertu de cette clause, les États sont en effet contraints de disqualifier ceux de leurs candidats en lice ou élus qui, après avoir prêté serment, auraient précédemment participé à une insurrection ou à une rébellion. Ainsi, les Cours suprêmes de Caroline du Nord et de Louisiane ont respectivement disqualifié en 1869 un shérif élu de comté et le juge d’un État fédéré : dans la première espèce, le requérant n’a pu être installé au poste de shérif auquel il avait été régulièrement élu dès lors qu’il avait exercé les fonctions de shérif de Moore avant et pendant la guerre de Sécession.

Son absence d’application aux élections fédérales – Selon la Cour suprême, de la même façon que les États ne sont compétents pour disqualifier que des agents fédérés, « [leur] pouvoir de gouvernance [en matière d’éligibilité] ne s’étend pas aux candidats et titulaires de fonctions fédérales». Cela est vrai des fonctions fédérales en général, et présidentielles en particulier. De fait, la Constitution des États-Unis prévoit déjà les conditions à remplir pour être président : à savoir, être un citoyen américain de naissance, âgé d’au moins 35 ans, ayant résidé aux États-Unis pendant 14 ans et, en outre — depuis l’adoption du Vingt-deuxième amendement en 1947 —, n’ayant pas effectué déjà deux mandats. Deux conditions telles que l’absence de (certaines) condamnations pénales et la jouissance des droits civiques et politiques n’en font pas partie.

Dans ses célèbres Commentaries on the Constitution of the United States, Joseph Story a judicieusement relevé qu’« une question […] à ce sujet ne devrait pas [toutefois] être passée sous silence. Il s’agit de savoir si les États [pourraient] ajouter des qualifications à celles déjà prescrites par la Constitution des États-Unis ». À l’occasion d’une correspondance avec Joseph Cabell, Jefferson y a répondu. Il a affirmé, à propos de la branche législative du Gouvernement de l’Union, que si

elle [la Constitution] ne déclare pas elle-même que les membres du Congrès ne devront pas être […] des traîtres, des meurtriers, félons, ou coupables d’autres crimes infamants […], elle ne prive pas non plus les États du pouvoir d’établir de telles inéligibilités, ou toutes autres conditions que les circonstances particulières propres à ceux-ci peuvent leur imposer.

C’est néanmoins à la conclusion inverse qu’est parvenue la Cour suprême en 1995. Bien que la décision en question porte sur les membres du Congrès, l’on démontrera plus avant qu’elle répond incidemment à la question des élections présidentielles aussi.

En l’espèce, l’Arkansas avait adopté en 1992 par référendum un amendement constitutionnel qui interdisait aux sénateurs et aux représentants de l’État d’effectuer respectivement plus de deux et trois mandats fédéraux. Dans son arrêt U.S. Term Limits, Inc. v. Thornton, la Cour suprême a jugé que ledit amendement violait la Constitution fédérale. À cette occasion, elle a établi fermement que les exigences concernant les conditions d’éligibilité des membres du Congrès étant fixées par la Constitution de façon limitative, les États n’étaient pas compétents pour les modifier ou en créer directement ou indirectement de nouvelles. Que l’on ait affaire à un soi-disant « pouvoir réservé » des États fondé sur le Dixième amendement, comme le soutenaient les requérants et les juges minoritaires, n’est pas concevable. Sous ce rapport, il n’est pas anodin pour la Cour que les élections fédérales constituent l’un des rares domaines dans lesquels la Constitution exige expressément une action de la part des États : ainsi, c’est à leur législature qu’il revient de déterminer « l’époque, le lieu et la procédure des élections des sénateurs et des représentants » (Art. I, sect. 4, al. 1 Const.). Cette clause constitue une délégation expresse de pouvoir aux États pour agir en matière d’élections fédérales. Elle témoigne donc de ce que les auteurs de la Constitution ont considéré que les pouvoirs y relatifs devaient être délégués aux États plutôt que conservés (« reserved ») par eux. En outre,

à supposer même que les États possédassent un certain pouvoir originel en ce domaine, il faut conclure [selon l’opinion majoritaire] que les constituants ont voulu que la Constitution soit la source exclusive des conditions à remplir pour être membre du Congrès, et qu’ils ont ainsi « dessaisi » les États de tout pouvoir d’en ajouter de nouvelles.

2. Ses fondements : une conception singulière du fédéralisme et des principes démocratiques

Sur quel(s) fondement(s) reposent cette dernière affirmation et cette interprétation du fédéralisme ? Comment justifier qu’à la différence du droit de vote, son corollaire, le droit d’éligibilité, ne puisse pas être réglementé aussi par les entités fédérées, en sus de la Constitution ?

C’est essentiellement sur « les principes fondamentaux [du] système démocratique » des États-Unis que repose pour les juges cette conception de la structure fédérale. À titre liminaire, il est à noter que cette justification démocratique explique non seulement que la source des conditions d’éligibilité ne puisse pas être fixée (aussi) au niveau fédéré, mais encore le fait, qu’au niveau fédéral, cette source soit exclusivement la Constitution. De ce point de vue, le Chief Justice Warren a affirmé dans la décision Powell v. McCormack (1969) que le Congrès n’était pas plus compétent que les États en la matière. Dans cette affaire, la Chambre des représentants avait tenté d’exclure l’un de ses membres, dûment réélu, au motif qu’il avait été condamné pour détournement de fonds. En se fondant sur l’article I, sect. 5 de la Constitution qui dispose que « chaque Chambre sera juge de l’élection de ses membres […] et de leur éligibilité », la Chambre avait estimé que ce pouvoir qui lui était accordé comprenait celui d’imposer des conditions d’aptitude supplémentaires à celles énoncées dans la Constitution — en l’occurrence, des conditions d’intégrité et de probité. En l’espèce, la Cour a invalidé cette exclusion au motif que de telles conditions ne figuraient pas au nombre des inéligibilités prévues par le texte suprême, lesquelles sont exhaustives et fixes.

Pour comprendre cette solution, il faut avoir à l’esprit que pour les Pères fondateurs, le fait de permettre aux États (et au Congrès) d’imposer des conditions d’éligibilité supplémentaires — le fait, autrement dit, de ne pas considérer la Constitution comme source exclusive du droit d’éligibilité — soulèverait deux difficultés. Cela comporterait un risque, d’une part, et violerait le « vrai principe d’une République », d’autre part. En permettant tout d’abord au Congrès d’imposer de nouvelles conditions d’accès aux fonctions électives, le risque serait qu’il « transforme [la] République en aristocratie ou en oligarchie […], en limitant le nombre de ceux qui pourront être élus ». Autoriser plus largement le Congrès et les États à ajouter de nouveaux critères d’éligibilité violerait en second lieu ce « vrai principe d’une République » mis en évidence par Hamilton devant la Convention de New York, celui selon lequel « le peuple doit choisir qui il veut pour le gouverner ».

Ce principe général comporte lui-même trois idées, la première étant celle d’une « conception égalitaire selon laquelle la possibilité d’être élu est ouverte à tous ». Cette conception ne signifie pas qu’il existerait « un droit personnel à être candidat », mais que les clauses visent à favoriser l’intérêt du peuple de la nation tout entière à garder la porte ouverte aux mérites de toute nature. La deuxième idée n’est autre que le postulat essentiel selon lequel la souveraineté est dévolue au peuple, et que la souveraineté confère audit peuple le droit de choisir librement ses représentants au gouvernement fédéral. Robert Livingston a fait sien ce principe selon lequel « le peuple est le meilleur juge […]. Lui dicter et le contrôler, lui dire qui il ne doit pas élire, c’est abroger ses droits naturels ». La troisième idée concerne enfin la conception même de ce peuple qui, dans une Fédération, est nécessairement « composite », c’est-à-dire « un peuple constitué de peuples ». À la question de savoir si le peuple, lorsqu’il élit des institutions au niveau fédéral à partir d’une circonscription située dans les États, est un peuple unique ou pluriel, l’opinion majoritaire a jugé dans l’arrêt U.S. Term Limits v. Thornton que les citoyens des États-Unis étaient, en ce qui concerne l’élection des membres du Congrès, un peuple unique. Le Congrès des États-Unis n’est pas une confédération de nations dans laquelle des souverains distincts sont représentés par des délégués nommés, mais un organe composé de représentants du peuple. Les peuples des États n’ont donc pas le pouvoir de fixer des conditions d’éligibilité diverses pour leurs représentants. Le leur permettre aboutirait à un patchwork qui serait tout sauf conforme à la vision des auteurs de la Constitution d’un corps législatif national uniforme, représentant le peuple des États-Unis. Les principes de la démocratie expliquent donc que la structure fédérale impose que les conditions d’(in)éligibilité des membres du Congrès dans l’arrêt U.S. Term Limits ne puissent être fixées par les entités fédérées, mais qu’elles aient pour source unique le droit fédéral, et plus spécifiquement la Constitution.

La doctrine s’accorde sur ce que le raisonnement et les arguments ici développés pour les membres du Congrès valent a fortiori pour le Président des États-Unis dont le principe de base veut qu’« il représente tous les électeurs de la nation ». Il est notable du reste que dans l’arrêt U.S. Term Limits, la figure du Président des États-Unis serve précisément à l’opinion majoritaire d’argument de comparaison : dès lors que les membres de la Chambre des représentants et les sénateurs sont des agents (officers) de l’Union tout entière au même titre que le président, les États ont « autant le droit, et pas plus le droit [sous-entendu : aucun], de prescrire de nouvelles conditions pour être membre du Congrès que pour être président ». Comme le note de façon plus limpide encore le juge Clarence Thomas, « la sélection du président ne dépend pas uniquement de l’Arkansas, et l’Arkansas ne peut pas plus prescrire de conditions pour cette fonction qu’il ne peut fixer celles des membres du Congrès originaires de Floride » — ou de l’Arkansas.

Certes, il ne fait aucun doute que les États disposent d’un important pouvoir sur les grands électeurs et, par conséquent, sur les élections présidentielles. Sur le sujet, il a été récemment mis en lumière qu’un État peut faire respecter l’engagement d’un grand électeur — et ce faisant, le choix des électeurs de l’État — à soutenir le candidat de son parti à la présidence. Rappelons que lorsque les Américains votent pour les candidats à l’élection présidentielle, leurs votes servent en fait à sélectionner les membres du collège électoral que chaque État nomme en fonction des résultats du vote populaire. À quelques exceptions près, les États désignent une liste de grands électeurs sélectionnés par le parti politique dont le candidat a remporté le vote populaire de l’État. La plupart d’entre eux obligent les grands électeurs à s’engager à soutenir le candidat de leur parti et prévoient de démettre de leurs fonctions, voire d’imposer une amende aux « grands électeurs infidèles » qui ne respecteraient pas leur engagement. En l’espèce, trois grands électeurs de l’État de Washington avaient violé leur engagement de soutenir Hillary Clinton en 2016 et ont été condamnés à des amendes. Ces derniers les ont contestées, arguant que la Constitution donnait aux membres du collège électoral le droit de voter comme ils l’entendent. La Cour suprême de l’État de Washington a rejeté leurs demandes, aucune disposition de la Constitution n’interdisant expressément aux États de priver les grands électeurs de leur pouvoir discrétionnaire en matière de vote. Ratifié au début du xixe siècle, le Douzième amendement a reconnu et facilité l’émergence du collège électoral en tant que mécanisme non pas de délibération, mais de vote selon la ligne de parti. Si cette décision rappelle s’il le fallait le grand pouvoir dont disposent les États sur les élections présidentielles, il n’en demeure pas moins que ce pouvoir reste limité par d’autres « contraintes constitutionnelles », en particulier par les principes du fédéralisme : c’est en effet « à la voix unie de l’ensemble, et non d’une partie du peuple » que « les titulaires de mandats fédéraux (officers) doivent leur existence et leurs fonctions ».

Que conclure de l’ensemble de ce raisonnement lorsqu’on l’applique au cas concret de Donald Trump ? Ayant remporté lors des élections primaires qui se tiennent dans chaque État plus de délégués que le nombre nécessaire, celui-ci a été investi par la convention nationale républicaine comme candidat du Parti. Au vu de ces éléments, envisager que la déchéance des droits électoraux attachée à une hypothétique peine de prison ferme eût pu le rendre inéligible aux élections générales de novembre serait revenu à admettre qu’un État puisse décider pour tout le pays. Pour pallier cette difficulté, accepter que, dans l’avenir, tous les États puissent interdire aux personnes déchues de leurs droits électoraux de se présenter comme candidat dans leur État pour les élections primaires équivaudrait à créer de nouveau ici un patchwork auquel peu de candidats pourraient répondre : un candidat déclaré inéligible dans certains États ne le serait point dans d’autres en raison de la variété des lois entre États fédérés. Ce patchwork romprait de surcroît le lien entre le gouvernement national des États-Unis et le peuple dans son ensemble, que les auteurs de la Constitution ont jugé si essentiel, et sans lequel la vision « d’un gouvernement fédéral directement responsable devant le peuple » serait mise en péril.

Ces développements éclairent les raisons pour lesquelles, en vertu de la structure fédérale si particulière des États-Unis liée en partie à l’interprétation singulière des principes démocratiques qui la sous-tendent, le droit constitutionnel américain ait procédé au niveau fédéral à une distinction aussi fascinante que négligée — voire ignorée — entre les deux principaux droits qui font participer à la gestion des affaires de la cité. Là où les conditions à remplir pour être électeur aux scrutins fédéraux sont identiques à celles que les États définissent pour les leurs, il en va différemment des exigences à satisfaire pour être éligible : dans ce dernier cas, ces exigences tirent leur source non pas du droit des États fédérés, mais de la Constitution fédérale. Plus concrètement, ces développements permettent de résoudre la double énigme posée dans l’introduction, à savoir le fait non seulement qu’un individu privé de son droit de vote aux élections de l’Union y reste éligible, mais encore qu’une personne déchue par son État de son droit d’éligibilité puisse briguer une fonction fédérale.

B. Une inapplicabilité de l’inéligibilité discutable 

Quand bien même ces énigmes seraient résolues, plusieurs questions restent en suspens : pour quelle(s) raison(s) la Constitution n’a-t-elle pas interdit elle-même aux personnes ayant fait l’objet de condamnations pénales ou déchues de leurs droits civiques et politiques de se présenter aux élections présidentielles (1) ? Pareille interdiction ne serait-elle pas possible et opportune (2) ?

1. L’inéligibilité de lege lata : le silence de la Constitution sur les condamnations pénales en question

Concernant la première interrogation, le silence de la Constitution américaine interroge d’autant plus que l’histoire constitutionnelle américaine suggère que les principes fondamentaux du système démocratique auraient pu s’accommoder de cette condition d’éligibilité. Ainsi, Madison a certes fait valoir d’un côté qu’« aucune considération de richesse, de naissance, de religion, ou de profession civile ne saurait entraver le jugement du peuple», le choix de ce dernier devant être aussi libre que possible. Mais il a également précisé d’un autre côté que (ne) devaient « pouvoir être l’objet du choix populaire » (que) « tous les citoyens que leurs mérites recommandent à l’estime et à la confiance de leur pays». Cette dernière précision pourrait, semble-t-il, interdire aux auteurs de « coups d’État » contre la démocratie de pouvoir être l’« objet du choix populaire », c’est-à-dire éligible. On relèvera pareillement que dans leur arrêt Powel, les juges de la Cour suprême ont pris soin de faire référence au président de la Commission des élections de la Chambre des représentants de 1807 pour citer une de ses déclarations. Selon cette déclaration, qui n’est point anodine, « les restrictions imposées au peuple pour choisir ses représentants doivent être limitées à [et peuvent donc inclure] [toutes] celles qui sont “absolument nécessaires à la sécurité de la société” ». Cette hypothèse pourrait également s’appliquer à première vue à la plupart des faits pour lesquels Donald Trump est poursuivi ou a déjà été reconnu coupable.

Les Pères fondateurs ont ignoré ces considérations. Il pourrait y avoir des raisons de penser que cette ignorance soit due à la crainte que les législatures ou les tribunaux des États fédérés s’ingèrent indûment dans le gouvernement de l’Union en jouant sur l’éligibilité — que ce soit en (dé)criminalisant certains actes ou en (ne) prononçant (pas) certaines condamnations. Il est toutefois tout aussi possible, de façon beaucoup plus prosaïque, que les rédacteurs de la Constitution n’aient jamais envisagé que la configuration actuelle se produise. S’il est déjà arrivé à deux reprises dans l’histoire américaine que des personnes mènent campagne pour les élections présidentielles depuis leur cellule, c’est la première fois qu’un candidat condamné pénalement et poursuivi dans trois autres affaires a des chances réelles de l’emporter.

Concernant la crainte que les États, par leur compétence pénale, manipulent l’éligibilité, un début de solution envisageable pourrait être que seules les condamnations pour crimes fédéraux soient prises en considération dans ce qui prendrait la forme d’un amendement constitutionnel qui ajouterait une nouvelle condition d’éligibilité (une nouvelle « qualification ») pour les scrutins de l’Union. Sur ce point, l’étude du titre 18 du Code des États-Unis portant sur les crimes fédéraux révèle de façon fort inattendue que plusieurs lois fédérales prévoient déjà que certaines de ces infractions puissent entraîner la perte ou l’interdiction d’exercer tout mandat aux États-Unis. Le § 2381 dispose ainsi, dans une formulation qui n’est point sans rappeler la « clause de disqualification », que « quiconque, prêtant allégeance aux États-Unis, leur fait la guerre ou adhère à leurs groupes ennemis, en leur apportant aide et soutien à l’intérieur des États-Unis ou ailleurs, est coupable de trahison et […] sera incapable d’occuper un mandat électif quelconque aux États-Unis (“shall be incapable of holding any office under the United States”) ». Il est de même prévu au § 2071 b que « quiconque, ayant la garde d’un tel document [déposé auprès d’un greffier ou d’un agent d’un tribunal des États-Unis, ou dans un bureau public, ou auprès d’un agent judiciaire ou public des États-Unis] […] dissimule, enlève, mutile, oblitère, falsifie ou détruit délibérément et illégalement ce document, […] est déchu de ses fonctions électives et ne peut plus en occuper aucune aux États-Unis (“shall forfeit his office and be disqualified from holding any office under the United States”) ».

2. L’inéligibilité de lege ferenda : l’opportunité d’un amendement constitutionnel ?

S’il était possible, un amendement constitutionnel de ce type serait-il souhaitable ? Dans son rapport remis au Congrès portant sur la candidature d’un ancien membre de la Chambre des représentants qui, après en avoir été expulsé, s’est présenté en 2002 pour un nouveau mandat depuis sa prison, Jack Maskell a résumé la position des Pères fondateurs en citant la formule de Joseph de Maistre : « toute nation a le gouvernement qu’elle mérite ». Cet adage contient en lui un débat qui agitera la doctrine française sous la iiie République, alors qu’apparaît « un combat pour la fondation d’une morale républicaine ». Ce débat n’est autre que celui de savoir si le peuple doit être libre d’élire un escroc s’il le veut, et si le législateur est par conséquent autorisé à prévoir qu’un député déclaré inéligible à la suite d’une condamnation pénale puisse être déchu d’office de son mandat. Comme le résume Anthony Taillefait pour la France, « d’un côté, la République doit être conduite par des hommes vertueux, d’un autre côté, la souveraineté du suffrage semble écarter tout contrôle de cette vertu en dehors du suffrage ».

On l’a dit, c’est la deuxième position qui l’a emporté pour les élections fédérales aux États-Unis, le « vrai principe d’une République » impliquant que « le peuple doi[ve] choisir qui il veut pour le gouverner ». Il convient de souligner ici que ce principe posé il y a plus de deux siècles est toutefois très fortement biaisé, ce depuis ses origines. Il l’est dès lors que comme nous l’avons démontré dans la première partie, ledit « peuple » appelé à choisir ses gouvernants et ses représentants est dans les faits amputé, et ce de façon inédite pour une démocratie occidentale. Ce biais est d’autant plus patent que, comme indiqué précédemment, la partie du corps électoral ainsi écartée, loin d’être le reflet de la population américaine, est composée de façon disproportionnée de minorités raciales. Ainsi que le confirme Loïc Wacquant, la « politique généralisée d’excommunication civique des détenus rejoint la rigide division raciale du pays, passée et présente ».

Bien que les textes [attachant une déchéance civique à des condamnations pénales] ne comportent pas en apparence la moindre considération relative à la couleur de peau, la plupart ont leur origine dans les stratégies d’endiguement racial mises en œuvre par les législatures du Sud vers la fin des années 1860 et au cours des années 1870, à une époque où le refus du droit de vote à de vastes catégories de condamnés était un procédé commode pour exclure les Noirs tout en respectant officiellement le Quinzième amendement.

Sur le sujet, d’aucuns pointent également l’usage pour le moins « ironique » qui aura été fait dans l’histoire de la seconde section du Quatorzième amendement sur lequel la Cour suprême a fait fond dans l’arrêt Richardson (1974). Alors que les États du sud ont systématiquement privé les Afro-Américains de leur droit de vote après la Reconstruction, de sorte que les conditions justifiant l’invocation et l’application de la sanction prévue par l’article 2 existaient depuis près d’un siècle, aucun État n’aura jamais perdu aucun siège à la Chambre des représentants. Destinée initialement à promouvoir le droit de vote des Afro-Américains, cette section 2 n’aura été redécouverte en 1974 que pour limiter le droit de vote de ces derniers. Après que la Cour suprême a découvert au cours des années 1960 dans la clause d’Égale Protection du Quatorzième amendement (sect. 1) le fondement d’un droit fondamental au vote, celle-ci a repéré dans la seconde section un fondement constitutionnel à l’exclusion des condamnés auxquels la section 1 ne trouverait à s’appliquer :

Lorsque la section 1 du Quatorzième amendement, qui contient la clause d’Égale protection, traite du droit de vote comme elle le fait, elle ne peut avoir pour but d’interdire purement et simplement une forme de déchéance [celle des (ex)-condamnés] qui constitue une exception à celle [de leurs résidents par ailleurs citoyens des États-Unis] pour laquelle les États encourent la sanction d’une réduction de leur représentation.

« Civiliter mortuus » : la déchéance du droit de vote qui, d’après les textes et la jurisprudence, se justifierait par une exigence de « pureté des urnes » et de moralité repose en réalité sur un filtre racial. Le fait même que le statut fédéral qui interdit l’usage des tests d’alphabétisation proscrive également le fait de refuser le droit de vote aux citoyens qui ne peuvent démontrer qu’ils sont de « bonnes mœurs » (« good moral character ») met en évidence le paradoxe qui consisterait à continuer de reprocher aux délinquants de ne pas avoir les qualités que l’on n’exige pas des électeurs. C’est qu’au lieu d’être « moral », l’argument est politique. De la même façon qu’à partir de l’adoption du suffrage universel masculin en France en 1848, l’exclusion des « indignes » a fonctionné pendant un siècle comme un « filtre social », écartant des urnes ceux-là mêmes qui l’étaient auparavant par le cens, la privation des droits civiques et politiques obéit aux États-Unis à des raisons avant tout politiques. « Politiques » au sens d’« idéologiques », mais aussi de « partisanes » dans la mesure où il est démontré que ces minorités sont en général enclines à voter pour le Parti démocrate.

Le « vrai principe de la République » américaine par lequel les Pères fondateurs ont justifié leur dissociation du droit de vote du droit d’éligibilité pour les élections fédérales en leur attribuant des sources distinctes est donc miné. L’argument démocratique qui justifie le nombre restreint de conditions d’éligibilité du Président dans l’actuelle Constitution par le principe selon lequel « le peuple doit choisir qui il veut » s’effondre de lui-même lorsque des millions de personnes sont, de fait, privés de participer à ce choix. On en conclut qu’au-delà de l’idée qu’il paraît moralement souhaitable que des personnes condamnées pénalement pour des infractions très graves soient inéligibles à la fonction suprême, le fondement qui légitimait qu’elles ne le soient pas est juridiquement caduc. Pour retrouver sa cohérence, le principe selon lequel le « peuple doit choisir qui il veut » devrait, par un amendement constitutionnel, ou bien limiter le « qui », c’est-à-dire les personnes susceptibles d’être éligibles — à l’image du peuple dont les membres sont restreints —, ou bien étendre « le peuple [qui] choisi[t] » en restaurant a minima le droit de suffrage aux élections fédérales à toutes les personnes non incarcérées. Allant plus loin encore, certains défendent l’adoption d’un Vingt-huitième amendement qui établirait le principe d’un suffrage universel dont ils espèrent qu’il désamorcerait les guerres que les partis politiques se livrent en matière de droit de vote et qu’il protégerait la démocratie contre les tentatives dangereuses de subversion électorale. Rien ne garantit néanmoins que l’adoption d’un tel amendement modifierait les déchéances qui frappent les condamnés, leur suffrage n’étant point considéré par la Cour suprême comme un droit constitutionnellement protégé…

Conclusion

Cette contribution est née en partie d’un étonnement. Étonnement vis-à-vis d’un fait de « chronique judiciaire », à savoir le report, après la date des élections présidentielles, de l’audience de prononcé de la sanction de Donald Trump dans l’affaire « Stormy Daniels ». Ce report a été justifié par la volonté d’éviter de donner l’impression, pour le juge judiciaire, d’interférer dans le cours des élections. Cette justification du juge Merchan ne pouvait que déconcerter tant elle semble précisément faire ce qu’elle cherche à éviter, là où, au contraire, le prononcé d’une sanction quelle qu’elle fût n’eût eu aucune incidence d’un point de vue constitutionnel sur les élections et sur les chances actuelles du candidat républicain de l’emporter. Et pour cause : M. Trump serait en toute hypothèse resté éligible.

Certes, maintenir l’audience de prononcé de la sanction avant les élections aurait pu faire courir un risque — très peu plausible —, à savoir que les États-Unis soient confrontés à la situation d’un candidat élu président alors qu’il se trouve derrière les barreaux. Dans pareil cas, certains avancent que M. Trump aurait pu être privé de son autorité en vertu du Vingt-cinquième amendement qui prévoit une procédure de transfert de l’autorité au vice-président si le président est « dans l’incapacité d’exercer ses pouvoirs et de remplir les devoirs de sa charge ». Encore eût-il fallu pour cela que le vice-président et une majorité des membres du cabinet que Donald Trump aurait lui-même nommés le déclarent incapable de s’acquitter de ses fonctions, hypothèse peu probable. Plus vraisemblablement, Donald Trump aurait pu intenter une action en justice pour être libéré au motif que sa privation de liberté l’empêchait de remplir ses obligations constitutionnelles en tant que président. En définitive, la seule chose qu’une condamnation antérieure aux élections générales eût pu altérer est l’opinion publique. Mais ici encore, M. Trump aurait pu en tirer parti en se présentant comme une « victime ».

À l’instar de la justification du report donnée par le juge Merchan, l’explication que les Pères fondateurs ont fournie de l’absence totale d’incidence des condamnations pénales et des déchéances électorales sur le droit de briguer la plus haute fonction du pays paraît pour le moins fragile. La présente contribution a ainsi mis en évidence comment cette explication — à savoir l’argument que « le peuple doit choisir qui il veut » — s’effondrait d’elle-même lorsque le peuple appelé à choisir est dans les faits amputé d’une partie non négligeable de l’électorat en raison de… condamnations pénales.

Ce constat soulève certes plus de questions qu’il n’en résout. L’objet de cette contribution n’était point toutefois de fournir des solutions « clé en main ». Il visait plus modestement à mettre en lumière, à partir d’affaires données, des paradoxes sous-théorisés du droit électoral aux États-Unis.

(Article à jour du 18 septembre 2024)

Camille Aynès

Camille Aynès est Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Nanterre. Elle est membre du Centre de Théorie et Analyse du Droit (UMR CNRS 7074 – Équipe CREDOF) et chercheuse associée à l’Institut Michel Villey.

Elle est notamment l’auteur de La privation des droits civiques et politiques. L’apport du droit pénal à une théorie de la citoyenneté, Paris, Dalloz, 2022 et directrice scientifique de l’ouvrage Entre inclusion et exclusion. La double face de la citoyenneté (dir.), IFJD-Institut Joinet, 2023.

Pour citer cet article :

Camille Aynès « La chronique judiciaire de Donald Trump, cas révélateur des singularités du droit électoral aux États-Unis », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/la-chronique-judiciaire-de-donald-trump-cas-revelateur-des-singularites-du-droit-electoral-aux-etats-unis-1949]