Comment naissent les idées de colloque ? Elles peuvent avoir diverses origines, mais celle qui a donné naissance à celui-ci sur « le droit constitutionnel du Conseil d'État » nous est venue en assurant un séminaire de droit public en M1 sur la question de contrôle de constitutionalité des lois. Nous avions donné à lire aux étudiants non seulement le grand texte de Kelsen de 1928 sur « la garantie juridictionnelle de la constitution », mais aussi l’arrêt Arrighi de 1936 accompagné (surtout accompagné) des conclusions de Roger Latournerie et de la note d’arrêt de Charles Eisenmann parues au Dalloz en 1938. La lecture de ces deux grands textes (conclusions et note) suffisait à elle seule à prouver que le Conseil d'État était, même dans sa jurisprudence dite « administrative », confrontée à des questions d’ordre constitutionnel qu’il se devait de traiter comme l’impose l’office du juge pour trancher un litige. Une telle observation n’était en rien nouvelle car nous avions dirigé un Mémoire de M2 sur les avis du Conseil d'État rendus sur les projets de révision constitutionnel sous la ve République. Ainsi apparaissait avec la plus grande netteté l’idée que le Conseil d'État faisait du droit constitutionnel, dans sa double fonction (et formation) consultative et contentieuse.

Ce n’est guère original dira-t-on car il est bien connu que le Conseil d'État fait office parfois de juge constitutionnel. Les manuels de droit administratif s’en font l’écho et contiennent maints développements sur les points de contact ou les espaces d’intersection entre le droit administratif et le droit constitutionnel. Ce constat n’est pas non plus original si l’on fait le point sur la « littérature » scientifique. De ce point de vue, la thèse de Francine Batailler, sur Le Conseil d'État, juge constitutionnel, dirigée par le doyen Vedel est une source précieuse de réflexions. Ce travail est marquant non seulement parce que l’auteur étudie les « thèmes constitutionnels », mais parce qu’elle tente de dégager « la méthode » du Conseil d'État, c’est-à-dire sa façon d’interpréter la constitution. Plus récemment, la thèse de Séverine Leroyer sur L’apport du Conseil d'État au droit constitutionnel de la ve République revenait à démontrer ce que son préfacier et directeur de thèse, Éric Desmons appelle pour sa part une « administrativation du droit constitutionnel » (Préface, Dalloz, 2011). Enfin, et sans être exhaustif, la thèse également très riche de Julien Bonnet sur le contrôle de constitutionnalité des lois par les juridictions ordinaires (2009) démontrait la fragilité du refus du Conseil d'État d’opérer un tel contrôle de constitutionnalité par voie d’exception. En réalité, ces thèses n’épuisent pas le sujet, pas davantage que les actes du colloque récemment publié, consacré au Droit constitutionnel et droit administratif : Entre unité et spécificités – ouvrage qui aborde notre sujet seulement de façon latérale.

L’hypothèse de ce colloque, nous semble-t-il, est un peu différente des démarches habituelles. Elle procède d’abord de l’intuition selon laquelle la jurisprudence du Conseil d'État relative au droit constitutionnel, de près ou de loin, est un peu un angle mort de la doctrine, qu’elle soit administrativiste ou constitutionnaliste. Tout semble indiquer notamment que les constitutionnalistes auraient plutôt tendance à sous-estimer ce qu’il y a de constitutionnel dans la jurisprudence du Conseil d'État pour comprendre la ve République. Il suffit de consulter les manuels de droit constitutionnel pour constater que cette question du « droit constitutionnel du Conseil d'État » n’est jamais traitée en tant que telle. Sauf erreur de notre part, la question de savoir si l’on ne devrait pas à côté du Conseil constitutionnel faire une place à la jurisprudence du Conseil d'État quand on étudie le problème de la garantie de la constitution de 1958 n’est même pas posée.

En d’autres termes, ce colloque visait à réintroduire le Conseil d'État dans le débat constitutionnel et d’inciter les constitutionnalistes à réfléchir au moyen de réintégrer la jurisprudence administrative dans leurs analyses et leurs écrits. C’est pourquoi la plupart des participants à ce colloque sont davantage des constitutionnalistes que des administrativistes tout en espérant que ces derniers ne nous en tiendront pas trop rigueur. D’ailleurs, d’une certaine manière, tout juriste de droit public devrait plutôt regretter la coupure excessive existant de nos jours entre le droit constitutionnel et le droit administratif, illustrée notamment par le découpage des cours de 1re année et de 2e année dans les facultés de droit.

Enfin, la seconde hypothèse qui a présidé à l’organisation de ce colloque est l’idée selon laquelle le Conseil d'État ferait du droit constitutionnel de façon spécifique ou particulière – c’est-à-dire qui n’a rien à voir avec la façon habituelle –, qu’ont les constitutionnalistes de faire du droit constitutionnel ou même de le comprendre. Autrement dit, si l’on avait voulu organiser un colloque pour indiquer que le Conseil d'État faisait du droit constitutionnel, on aurait « enfoncé une porte ouverte » tant le point est connu et reconnu. Non, l’ambition de ce colloque était un peu plus élevée, si l’on peut dire, dans la mesure où il s’agissait surtout de réfléchir ensemble à la manière dont le Conseil d'État use de la constitution et du droit constitutionnel.

Dans le synopsis initial du colloque envoyé aux participants pressentis, il était indiqué qu’un tel colloque voulait tester l’hypothèse selon laquelle le Conseil d’État aurait une compréhension du droit constitutionnel qui lui serait spécifique, c’est-à-dire celle de légistes. Par là même une telle institution, en raison de son histoire et de sa culture administrative, serait en réalité peu soucieuse de respecter les canons et l’idéal du constitutionnalisme supposé être pourtant le fondement du droit constitutionnel moderne. Il serait intéressant, ajoutait-on aussi, de rechercher dans quelle mesure sous la ve République, l’œuvre multiforme du Conseil d’État, en sa qualité d’interprète de la constitution n’a pas contribué à accentuer la présidentialisation du régime constitutionnel de la ve République (qui n’en avait pas forcément besoin…).

Ces deux hypothèses présupposent toutefois de se demander ce que signifie en vérité « faire du droit constitutionnel » – ce qui est un peu vertigineux quand il convient de préparer une conférence sur un thème fort circonscrit. En effet, que signifie pour une institution le fait ou le devoir d’« interpréter la constitution » ? Car de quelle « constitution » parle-t-on ? Nous tombons ici sur des questions vertigineuses qu’a abordées Denis Baranger dans son dernier livre sur la Constitution. Car aussi de quel « droit constitutionnel » parle-t-on ? Autre grande question qu’examine à sa manière Bruno Daugeron dans sa contribution où il montre bien que faire du « droit constitutionnel » n’a pas le même sens en dernière analyse pour le Conseil d'État (le juge si l’on veut) et pour la doctrine (les universitaires). 

On laissera au lecteurs le soin de découvrir quelles ont été les réponses apportées à ces questions par les intervenants pressentis, devenus les auteurs des contributions ici rassemblées que nous voudrions remercier très chaleureusement. On précisera, enfin, que ce thème nous a paru si riche à la fin de cette journée du 8 décembre 2023 que nous avons décidé avec Nicolas Chifflot d’organiser une seconde journée sur le même thème qui aura lieu à Strasbourg le 12 septembre 2024 au cours de laquelle seront approfondis plusieurs thèmes ici non traités.

Pour citer cet article :

Olivier Beaud « Présentation », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/presentation-1931]