La théorie de la démocratie de Giovanni Sartori
Ce mémoire est une monographie de la théorie de la démocratie de Giovanni Sartori. À travers sa théorie de la démocratie, Giovanni Sartori définit la démocratie qui souffre selon lui d’un flou conceptuel. Il disqualifie les définitions uni-dimensionnelle, qu’elles soient étymologiste, hyper-réaliste ou perfectionniste. En considérant que la réalité et l’idéal de la démocratie sont liés, il donne une un bi-définition de la démocratie, en la définissant de façon descriptive, telle qu’elle est, et de façon normative, telle qu’elle devrait être. Il cherche ainsi, dans une théorie opérationnelle, à réhabiliter le rôle des élites en démocratie et à éclairer le concept de démocratie libérale.
Giovanni Sartori's Theroy of Democracy
This dissertation is a monograph on Giovanni Sartori's theory of democracy. Through his theory of democracy, Giovanni Sartori defines democracy, which, in his view, suffers from conceptual ambiguity. He disqualifies one-dimensional definitions, whether etymological, hyper-realistic or perfectionist. Considering that the reality and ideal of democracy are interconnected, he gives a bi-definition of democracy, defining it descriptively, as it is, and normatively, as it should be. In an operational theory, he seeks to rehabilitate the role of elites in democracy and clarify the concept of liberal democracy.
Introduction
Mal nommer un objet c’est ajouter du malheur au monde
Albert Camus
I. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le monde était polarisé entre le bloc communiste et le bloc libéral et la démocratie était revendiquée par tous. Alors que la démocratie était disputée, tant par les soutiens de la « démocratie libérale » que par ceux de la « démocratie réelle », Giovanni Sartori (1924-2017), rédigea son premier ouvrage sur la théorie de la démocratie en 1957, afin de s’opposer à ceux qui légitimaient les régimes non démocratiques en recourant à une adjectivation manipulatrice. Selon lui, dans ce contexte, « démocratie » pouvait être considérée comme un mot qui voulait tout et rien dire. En effet, plus la démocratie revêt un sens universellement élogieux, plus son concept devient vague et s’élargit, au point d’en devenir un concept « chat-chien », à la fois indéterminé et contradictoire. Sartori, souhaitait donc « remettre de l’ordre » dans la théorie de la démocratie. Il dénonçait une science politique marquée par la confusion de concepts insuffisamment définis qui conduisaient à une nouvelle « tour de Babel politique ». À l’âge de la « confusion démocratique », lorsque Giovanni Sartori écrivait son premier ouvrage majeur sur la démocratie, son but n’était alors pas d’inventer, mais d’informer, en réaction à la « crise » de la démocratie libérale.
Cet intérêt pour la démocratie a marqué la vie de Sartori, comme il l’a déclaré : « j’ai toujours été intéressé par la démocratie ». Cet intérêt découlait notamment de ses souvenirs « noirs » du fascisme et du nazisme. Giovanni Sartori a grandi dans une Italie fasciste. Alors qu’il avait reçu l’ordre de s’enrôler dans l’armée en octobre 1943, Sartori, malgré le risque d’être condamné à mort, désobéit. Il vécut dans la clandestinité jusqu’à ce que Florence soit libérée de l’occupation allemande. Caché dans une pièce « secrète » de l’appartement de ses grands-parents, il avait pour seule occupation la lecture d’ouvrages de philosophie qui serviront grandement sa théorie démocratique. Il étudia notamment des philosophes idéalistes italiens comme Benedetto Croce, à qui il accorda une place importante dans ses écrits philosophiques et dans le développement de sa théorie de la démocratie. À la suite de la libération, il s’inscrivit à la faculté de philosophie de Florence, ce qui le conduira à enseigner la philosophie pendant plusieurs années dans cette université, avant de devenir en 1963 « le premier et le seul professeur de sciences politiques en Italie ». Il est ainsi devenu l’un des fondateurs de la science politique contemporaine, l’un de ceux qui ont posé les bases théoriques et conceptuelles de la science politique mondiale, en s’inspirant de la tradition anglo-saxonne.
II. Sartori a fortement contribué au développement de la science politique italienne. En 1952, il publie dans la Rivista di Studi Politici un vaste programme de restructuration et de renouvellement des études politiques, en particulier concernant la recherche empirique. De plus, il plaide en faveur d’une philosophie politique plus théorique. Son approche n’était pas uniquement celle d’un autodidacte. Il a été influencé en particulier par la science politique américaine. Il avait en effet étudié à Columbia entre 1949 et 1950 dans le cadre d’un programme d’études en sciences politiques. Sartori retourna plusieurs fois aux États-Unis en tant que Visiting Professor of Government à Harvard et en tant que Visiting Professor of Political Science à Yale, où il côtoya des auteurs qui influencèrent sa pensée, comme Carl J. Friedrich ou Robert Dahl, l’un des auteurs l’ayant le plus inspiré. Ces échanges furent néanmoins interrompus. Il était, à cette période, doyen de la faculté de Florence, où se déroulaient les « révolutions étudiantes » de 1969. Après plusieurs années, en 1972, Sartori retrouva les États-Unis et enseigna à l’Université de Stanford, en Californie. Il reçut le titre d’Albert Schweitzer Emeritus in the Humanities à l’Université de Columbia, dont il est professeur émérite à partir de 1994. C’est dans ce nouvel environnement qu’il puisa son inspiration pour forger la science politique italienne moderne. Il ne s’intégra cependant pas au courant dominant de la science politique américaine, dont il se tint à l’écart. Il formula à l’endroit de la science politique de nombreuses critiques. Comme il l’a lui-même remarqué, son travail « n’est jamais tombé sur le sol fertile américain ». Sa reconnaissance internationale s’illustre également par le fait qu’il figure dans l’Encyclopédie internationale des sciences sociales et dans l’Enciclopedia del pensiero politico italienne.
Sartori n’a jamais rompu ses liens avec l’Italie. Il a fondé et dirigé le Centro Studi Politica Comparata et a notamment dirigé à distance la revue scientifique Rivista italiana di scienza politica, qu’il a fondée en 1971, et dont il est resté à la tête jusqu’en 2004. Giovanni Sartori est devenu une icône de la politologie mondiale au cours de sa vie. Il a reçu de nombreuses distinctions et récompenses universitaires, scientifiques et nationales, dont neuf doctorats honorifiques.
Son travail peut être divisé en trois parties : la théorie politique ; les études méthodologiques et la politique comparée. La partie théorie politique concerne surtout ses travaux sur la démocratie. La partie méthodologique a été synthétisée dans Politics. Logic and Method in the Social Sciences et la politique comparée a été développée principalement dans Partis et systèmes de partis, un cadre d’analyse et plus récemment dans Comparative Constitutional Engineering, qui s’intéresse aux formes de gouvernements et aux constitutions de nombreux pays. Comme il l’affirmait, le lien entre ses différentes études peut se rattacher à ses débuts philosophiques.
III. La théorie de la démocratie de Giovanni Sartori a principalement été exposée dans trois ouvrages dans lesquels l’auteur révise sa théorie : Democracia e Definizioni (1957), The Theory of Democracy revisited (1987), divisée en deux volumes, et Democrazia : Cosa è (1993). Plus tard, il condense sa pensée dans La democrazia in trenta lezioni (2008). Seul le premier de ces ouvrages a été traduit en français. Les citations qui sont faites des autres ouvrages résultent donc de traductions personnelles.
Dans ces trois premiers textes, Sartori reprend la même structure, en s’intéressant dans une première partie à la théorie, dans une approche analytique, et dans une seconde à la pratique, c’est-à-dire à l’apprentissage historique de la démocratie. Il s’intéresse aux mêmes sujets. Néanmoins, il incorpore les critiques contemporaines, au fur et à mesure afin d’y répondre et de nourrir sa pensée. Ces livres mettent donc en évidence le développement progressif de la théorie de la démocratie, de Giovanni Sartori dont Democrazia Cosa è représente une synthèse. Si la théorie de la démocratie de Giovanni Sartori a fait l’objet d’évolutions et qu’il a reformulé et affermi ses idées, nous étudierons sa pensée dans le sens d’une continuité, montrant le développement progressif de sa théorie.
La pensée de Sartori reflète un point de vue « démocratico-libéral ». C’est-à-dire qu’il lie libéralisme et démocratie, car, selon lui, sans liberté la démocratie n’a pas de sens. La démocratie libérale est pour l’auteur italien la seule vraie démocratie et il a même pu être considéré comme « le plus important théoricien de la démocratie libérale de tous les temps ». En effet, ses écrits sur la démocratie ont été rédigés durant la guerre froide et sa défense de la démocratie libérale comme seule vraie démocratie lui permet de marquer une opposition aux régimes communistes. S’il était contre le fait d’associer des épithètes aux démocraties, car ils pouvaient dénaturer la démocratie et être sources de confusion – voire pouvaient cacher un système antidémocratique comme « la démocratie réelle » – la seule exception était « la démocratie libérale », dont Sartori était un « défenseur passionné ». Dans cet esprit, il a salué la chute des régimes communistes, en 1989, comme un événement marquant, comparable à l’année révolutionnaire 1789. Cette chute a marqué la victoire de la démocratie capitaliste, qui s’est affirmée comme une évidence. S’il n’y a pas vu une fin de l’histoire, la démocratie libérale n’a depuis plus de véritable ennemi car elle a vaincu l’idéologie marxiste-léniniste. Elle s’est affirmée comme le seul principe de légitimité du pouvoir. Elle est pour Sartori : « le produit politique final (à ce jour) de la civilisation occidentale ». Cependant, cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’un modèle qui puisse être exporté universellement, car certaines sociétés le rejettent, notamment celles dans lesquelles la religion musulmane est fortement implantée. Sartori considère les limites géopolitiques et culturelles de la démocratie, en affirmant que les régimes démocratiques ne sont pas compatibles avec l’Islam.
IV. Avant de développer la particularité de la théorie de la démocratie de Giovanni Sartori, il est nécessaire de comprendre ce dans quoi elle s’insère, vis-à-vis des autres théories. Lorsqu’il rédige son premier ouvrage, son idée n’est pas de créer une nouvelle théorie. Contrairement à Schumpeter, Sartori ne souhaite pas créer une « théorie alternative » de la démocratie, il complète plus qu’il ne rejette la théorie classique de la démocratie. Cependant, bien que son intention première ne soit pas de proposer une « nouvelle » théorie de la démocratie, il reconnaît développer la particularité de sa théorie – et notamment sur un plan normatif – dans The Theory of Democracy Revisited.
Pour contextualiser sa théorie, il est nécessaire de s’intéresser au débat qui consiste à savoir si la théorie de la démocratie est une ou multiple – ce qui dépend avant tout du niveau d’abstraction auquel il est fait référence. Sur le plan théorique, Sartori est partisan de l’idée selon laquelle il n’existe qu’une théorie principale, unique, en opposition à la thèse selon laquelle il n’y aurait que des théories démocratiques (au pluriel). La première thèse conçoit la théorie de la démocratie (au singulier) « comme un tronc d’où partent ensuite de multiples branches ». La seconde, en revanche, considère « qu’il n’y a pas de tronc, que les démocraties (au pluriel) sont elles-mêmes un arbre ».
Pour Sartori, si de nombreux courants existent, il défend la thèse unitaire, c’est-à-dire que la théorie de la démocratie a un « corps central » et que les « théories alternatives » de la démocratie n’en sont pas vraiment : soit elles sont fausses (comme dans le cas de la démocratie communiste), soit ce sont des « théories partielles », des sous-espèces.
En effet, il existe de nombreuses théories de la démocratie. Il est possible de voir une opposition entre la théorie classique de la démocratie et la théorie compétitive schumpétérienne. Barry Holden distingue lui « cinq branches » de théorie démocratique. Robert Dahl en distingue trois. Sartori les appréhende comme les morceaux d’un ensemble principal, ce qui implique l’hypothèse à laquelle il souscrit, à savoir qu’un courant dominant a existé dans le passé et doit être restauré. Les nouveaux écrits qui ont émergé dans les années 1980 n’ont pas abouti à créer des théories à part entière de la démocratie, mais ils ont laissé la théorie de la démocratie en désordre et il est nécessaire de la reconstruire. Sartori souhaite reconstruire le courant dominant autour de son idée selon laquelle la tension entre les faits et la réalité sont des éléments constitutifs de la démocratie.
Il ne considère pas les alternatives proposées comme de véritables théories, notamment car toute théorie doit être prescriptive et descriptive, et les distinctions proposées par ces théories, seulement descriptives ou seulement prescriptives, conduisent à des théories incomplètes. Ainsi, contre cette thèse des théories multiples, Sartori considère que : « la théorie de la démocratie (au singulier) n’est divisée que par la discontinuité qui sépare la démocratie des anciens de la démocratie des modernes, et que cette dernière est fondamentalement une : la théorie de la démocratie libérale ». Pour concevoir la théorie de la démocratie de Giovanni Sartori il est donc nécessaire de comprendre que toute théorie de la démocratie doit être à la fois descriptive et prescriptive et s’intéresser à l’application de la théorie à la pratique. En particulier, la théorie de Sartori s’intéresse à l’État libéral-démocratique.
Puisqu’il constate qu’une théorie unitaire de la démocratie doit se situer à un niveau plus abstrait que celui où s’effectue la recherche sur les espèces et sous-espèces de la démocratie, le niveau d’abstraction de la théorie de Sartori est intermédiaire entre la théorie et la pratique. Il est donc nécessaire de s’intéresser à la spécificité de la théorie sartorienne pour comprendre sa démarche.
V. L’objectif de Sartori est d’élaborer une théorie opérationnelle de la démocratie, c’est-à-dire qu’il s’intéresse à la façon dont la théorie se rapporte à la pratique et passe dans la pratique. Il fonde pour cela sa théorie sur une combinaison d’approches historiques et conceptuelles, empiriques et théoriques. Elle se distingue notamment par son analyse conceptuelle sur laquelle repose en grande partie sa théorie de la démocratie.
Si les principales inspirations de l’auteur italien sont des auteurs dont les théories sont qualifiées de « réalistes » voire « élitistes » – bien qu’il réfute cette appellation – Sartori tente de dépasser une approche seulement empirique. L’un des principaux problèmes théoriques d’une conception de la théorie de la démocratie est celui de la concevoir de façon unidimensionnelle. Pour le dépasser, il souhaite mêler la théorie empirique (descriptive), qui s’attache aux démocraties telles qu’elles sont dans le monde réel, à la théorie normative (prescriptive), qui explique comment la démocratie devrait être. Ainsi, Sartori est devenu un représentant de la théorie empirique normative. Il distingue ces deux théories de la démocratie et se place à mi-distance entre la philosophie de la démocratie, normative, et la théorie empirique, uniquement descriptive. Pour lui, une juste définition de la démocratie doit être une définition bidimensionnelle. À la fois, descriptive et prescriptive, qui décrit la démocratie telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être. Ces deux dimensions de définitions sont complémentaires, car « ce qu’est la démocratie ne peut pas être isolé de ce qu’elle devrait être ». L’un des points les plus importants de la pensée de Sartori est que la tension entre les faits et les valeurs nourrit la démocratie et exige une bonne gestion des idéaux.
Chacune de ces approches a un rôle bien spécifique. La théorie descriptive cherche un moyen de mettre en place les caractéristiques fondamentales du fonctionnement d’un système démocratique. La théorie normative, elle, a pour but d’éclaircir le cadre conceptuel de la notion de démocratie, et possède également une fonction persuasive, en fixant un horizon vers lequel la démocratie doit tendre. Il faut donc distinguer les faits et les idéaux, qui sont en interaction, et ces deux théories sont complémentaires. Cette approche permet de saisir les deux aspects de la démocratie qui est, selon Sartori, à la fois un régime politique et un ensemble de valeurs. En conséquence, si comme le relevait Robert Dahl, la démocratie dans le monde réel est bien une polyarchie – c’est-à-dire un système caractérisé́ par une multiplicité́ de leaderships et, en particulier, par la diffusion du pouvoir – contrairement à lui, Sartori refuse de renoncer au mot démocratie. Bien que le mot démocratie ne corresponde pas à la chose qui peut être observée de façon empirique, il n’est pas souhaitable d’utiliser le mot démocratie pour ne se référer qu’à l’idéal démocratique sous peine de conduire à un chaos terminologique.
Dans sa théorie, la démocratie est conçue comme « un projet d’un artefact humain en cours qui dépend de l’ensemble des idéaux qui le créent, le soutiennent, et s’ils sont mal compris et mal gérés le détruiront ». Dans cette perspective, il faut concevoir la démocratie de façon normative avant de l’observer – de bâtir la théorie empirique de la démocratie.
Sartori dans la construction de sa théorie, cherche donc à résoudre un problème théorique important, celui de bâtir une théorie à mi-chemin entre la théorie empirique et la théorie normative de la démocratie. Néanmoins, il est également conscient de problèmes empiriques, notamment le niveau d’éducation des citoyens, sur lequel repose la démocratie. En particulier, sa théorie cherche à résoudre deux problèmes pratiques : défendre les intérêts des minorités, c’est-à-dire éviter que le principe de majorité qui caractérise le régime démocratique ne conduise à l’exclusion des minorités, et rendre la démocratie viable à grande échelle, sans encourir la dictature de la majorité. Ainsi, Sartori cherche à construire une théorie de la démocratie « possible ». Elle est caractérisée par son aspect vertical, c’est-à-dire, par la place prépondérante accordée aux élites et par sa défense de la démocratie libérale. Toute l’œuvre de la démocratie de Giovanni Sartori vise à définir la démocratie, à la fois dans ce qu’elle est et à la fois dans ce qu’elle devrait être. Il convient donc de se demander :
De quelle manière Giovanni Sartori construit-il une théorie de la démocratie, qui résolve le problème de la transcription de l’idéal démocratique dans la réalité, tout en tenant compte des enjeux empiriques ?
La théorie de Giovanni Sartori est fondée sur un dépassement des théories qui définissent la démocratie de façon unidimensionnelle et qui ne permettent pas de traduire de la complexité d’une théorie complète de la démocratie (I). Sa théorie cherche à rendre compte de la démocratie libérale – la seule démocratie possible – dans toute sa complexité, à la fois dans sa dimension horizontale et verticale, en la décrivant telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être (II).
I. Une théorie critique des définitions unidimensionnelles de la démocratie
Pour Sartori, les définitions et les idées dont elles sont porteuses orientent nos choix. Sa thèse fondatrice est que si la démocratie est mal définie, le demos risque de l’abandonner, faute d’avoir su identifier correctement. La démocratie, en tant que produit du gouvernement fondé sur le consentement, repose sur l’adhésion du peuple. Elle repose sur l’idée que les votants se font d’une démocratie authentique. Or, selon Sartori, l’opinion des gens ordinaires reflète, sur le long terme, la pensée des théoriciens. Une bonne définition de la démocratie est donc primordiale.
Sartori identifie les principaux pièges qui apparaissent dans une définition de la démocratie et qui découlent d’une approche unidimensionnelle. D’une part, l’excès de simplification, qui consiste à croire que la démocratie peut s’expliquer par une définition littérale, une définition mot à mot, ce que Sartori nomme la « démocratie étymologique » (A). D’autre part, une définition partielle de la démocratie, qui ne prendrait pas en compte l’interaction entre les faits et la déontologie, qui interprète mal leur rôle et qui conduit soit à l’hyper réalisme, soit au perfectionnisme (B).
A. Le refus d’une définition « étymologique » de la démocratie
La démocratie étymologique est la démocratie conçue dans le sens original et littéral du terme, la démocratie de façon nominale. Sartori la disqualifie en étudiant le peuple et son rapport avec le pouvoir. Il considère qu’elle ne peut être qu’une prémisse (1). Il réfute de la même façon la démocratie antique, qui était aussi proche que cela est possible d’une démocratie littérale, en considérant qu’elle ne saurait être appliquée aux sociétés modernes (2).
1. L’insuffisance d’une définition littérale de la démocratie
Pour fonder une théorie de la démocratie, Sartori disqualifie la définition littérale de la démocratie qui renvoie à l’exercice du pouvoir par le peuple. L’analyse d’une définition littérale de la démocratie contrevient à la définition moderne du peuple, qui, selon Sartori, ne peut être qu’un principe de majorité limitée (a). Elle contrevient également à une définition adéquate des relations qu’exerce le demos avec le pouvoir, en opérant une confusion du pouvoir entre les mains du peuple qui est à la fois le titulaire du pouvoir et le seul à l’exercer (b).
a) Une définition du peuple contraire à la démocratie moderne
La démocratie étymologique est la démocratie dans son sens littéral. Ainsi, dans sa définition étymologique, la démocratie, demos, kratos, signifie le pouvoir du peuple. Mais si dans le sens étymologique la démocratie est le gouvernement du peuple, cette définition n’est pas suffisamment précise et Sartori lui reproche même d’être tautologique. Elle n’explique que ce que signifie le nom démocratie, pas la chose à laquelle il correspond. Le pouvoir du peuple est une prémisse qui ne donne pas des conclusions claires. Pour s’intéresser à la relation entre le demos et le kratos il est donc nécessaire de définir le sens du mot peuple, le demos. Or comme le relève Sartori, le sens du terme demos est ambigu. Dans l’Antiquité, en grec, le terme était déjà polysémique.
Le demos pouvait désigner la communauté athénienne, réunie dans l’ekklesia, l’assemblée populaire, mais également la totalité, le corps tout entier (plethos), la multitude ou pluralité du grand nombre (hoi polloi), la majorité (hoi pleiones) et la foule (ochlos). La complexité du concept s’est encore accrue lorsque la traduction latine populus, notamment à travers l’élaboration médiévale du concept fondé sur le droit public romain, en a fait à la fois une notion juridique et un terme désignant une entité organique. Cela implique que la doctrine de la souveraineté populaire, incorporée dans le concept moderne de démocratie, n’est pas grecque et qu’elle est mal comprise lorsqu’elle est dérivée directement de demos.
Cette incertitude définitionnelle dont est empreint « le peuple » se retrouve dans le langage moderne. Traduit dans un langage moderne, le demos peut indiquer, comme en français, le peuple, ou en allemand Volk, une entité unique, un ensemble organique qui exprime une volonté indivisible. Mais il peut également indiquer une pluralité, comme l’indique le mot anglais people, ce qui revient à parler de la démocratie comme une polycratie, une multiplicité divisible de l’ensemble des individus.
À partir de ces formulations, Sartori propose cinq définitions du peuple, qui seront portées à six par la suite : Le peuple comme pluralité intégrale, une totalité, signifiant littéralement tout le monde (i), le peuple comme pluralité approximative, une grande partie indéterminée, un grand nombre (ii), le peuple en tant qu’unité indivisible, un ensemble organique (iii), le peuple en tant qu’une pluralité, la plus grande partie exprimée par le principe de la majorité absolue (iv), et enfin, le peuple en tant que plus grande partie exprimée par un principe de majorité limitée (v). Il sera ajouté ultérieurement la définition du peuple comme classe inférieure (dans un sens économique), le prolétariat (vi).
Sartori opère une sélection des significations afin de soutenir une théorie réaliste de la démocratie. À ce titre, les significations de peuple comme pluralité intégrale et comme grande partie indéterminée sont disqualifiées. La première, car un modèle qui inclut tout le monde n’a jamais existé. Ni dans l’Antiquité, où dans les démocraties grecques le demos excluait les femmes et les esclaves, ni dans les démocraties modernes où sont toujours exclus les mineurs, les non-citoyens… « Tout le monde » sans exception est un critère qui rendrait la démocratie impossible. La seconde signification, le peuple en tant que pluralité approximative, est écartée en raison de l’imprécision du critère qu’il faudrait appliquer pour faire d’une simple multitude un peuple ; il s’agit d’une exigence procédurale impossible consistant à devoir déterminer, à chaque occasion, combien de personnes forment un peuple.
Le peuple comme totalité organique et holistique est la conception qui s’appliquait à la polis athénienne. Cette conception présente le défaut de permettre la justification de tout régime politique, et notamment de justifier un gouvernement tyrannique, car au nom de la totalité, l’individu disparaît. Il peut être opprimé. Cependant, cette incarnation du principe démocratique de l’autonomie populaire n’a été rendue possible que par la petite taille de la communauté à laquelle elle s’appliquait, et ne pourrait, ni ne devrait, être reproduite dans une démocratie moderne.
Le peuple comme prolétariat est une notion qui provoque une « exclusion ontologique et immuable » de ceux qui n’appartiennent pas au prolétariat. Or, si aucune démocratie ne peut inclure tout le monde, les exclusions doivent être soit spécifiquement justifiées, soit de nature procédurale. En l’occurrence, cette exclusion n’est ni temporaire, comme c’est le cas pour le principe de la majorité, ni spécialement justifiée, comme c’est le cas pour les mineurs par exemple. Cette définition doit donc être écartée sauf à considérer que la démocratie est, comme le pensait Aristote, un mauvais régime politique. En outre, dans nos sociétés post-industrielles, le prolétariat constitue une minorité de l’ensemble social, ce qui empêche l’identification de cette partie à une collectivité théoriquement englobante telle que le peuple.
Dans les deux dernières conceptions restantes du peuple, il est considéré comme une unité opérationnelle qualifiée par ses règles de prise de décision. C’est-à-dire qu’elles considèrent la démocratie par son mode de fonctionnement, dans lequel le peuple est divisé en une majorité et une minorité par le processus décisionnel. L’une de ces conceptions définit le peuple comme un système de règle de majorité pure et simple et s’appuie sur la majorité absolue, ce qui signifie que le plus grand nombre d’une population donnée représente tout le monde et a un droit illimité ; la seconde définit au contraire la démocratie comme un système de règle de majorité limitée par les droits des minorités. Le principe de majorité absolue présente de grands risques car : « Si le premier vainqueur d’un concours démocratique acquiert un pouvoir sans entrave (absolu), il peut s’imposer comme un vainqueur permanent ». Il peut empêcher les perdants de revenir au pouvoir. Or, il est possible d’imposer un vainqueur permanent, cela va contre le principe de démocratie. Dans ce cas, une démocratie n’a pas d’avenir et cesse d’être une dès sa création, car son avenir dépend de la convertibilité des majorités en minorités et, inversement, des minorités en majorités. Le peuple comme principe de la majorité limitée « qui, tout en reconnaissant le commandement de la majorité, protège en même temps le droit des minorités » est donc, selon Sartori, le principe de fonctionnement de la démocratie. Le peuple n’exerce son pouvoir qu’à l’intérieur de certaines limites, ce que ne conçoit pas la définition étymologique de la démocratie et ce qui constitue donc une raison de l’écarter.
La démocratie, selon Sartori, n’est pas un pouvoir populaire pur et simple ; mais ce n’est pas non plus la règle de la majorité pure et simple. La règle de la majorité limitée, qui s’exprime dans le respect des droits des minorités, est nécessaire pour saisir le demos. En effet, le peuple est divisé entre majorité et minorité par le processus de prise de décision. Néanmoins, il est composé autant de la majorité que de la minorité. Par conséquent, si le critère de la majorité est transformé en règle de la majorité absolue, une partie du peuple en est exclue, elle est convertie en un non-demos. À l’inverse, la démocratie conçue comme une règle de majorité limitée par des droits de minorité correspond au peuple dans son intégralité. Il est donc nécessaire que l’exercice du pouvoir soit encadré pour que les minorités ne puissent être traitées de façon injuste et que la majorité ne devienne une majorité permanente. Sartori fait ainsi du respect des droits des minorités une condition indispensable du processus démocratique.
En outre, comme le relève Sartori, l’analyse du mot peuple s’inscrit dans un problème de référence historique, car lorsque le mot demokratia fut forgé, il concernait le demos de la polis grecque, une petite communauté. Or, selon lui, la théorie étymologique de la démocratie ne prend pas en compte le fait que la société politique s’est élargie et que le peuple ne désigne plus une communauté réelle, mais plutôt une fiction. Les sociétés modernes ne sont plus dans une polis mais dans ce que les Grecs considéraient comme sa négation : la mégapole ou mégapolis. Une cité politique qui a perdu toute proportion humaine. Le référentiel de la démocratie étymologique n’est donc pas adapté à la société moderne. Il y a un décalage entre ce qu’indique l’étymologie de la démocratie et les référents historiquement vérifiables. Aujourd’hui, de façon empirique, Sartori observe que le peuple est très différent du référentiel de la démocratie antique. Mais alors qu’il considère que les « demolâtres » de la démocratie étymologique font preuve d’un mépris pour le peuple réel qu’ils ne regardent pas, sa vision du peuple est pessimiste. Selon lui, nous vivons dans une « société de masse », marquée par la grandeur des villes, une accélération du changement du monde et une mobilité géographique sans précédent. Il en résulterait que le peuple désigne désormais une société « hautement instable, atomisée, et anomique ». Parce que l’étymologiste ne le voit pas, il a « construit son édifice sur un protagoniste qui n’est pas là ». Ce principe pose un problème concernant les modalités par lesquelles le pouvoir est transféré « de la base au sommet du système potestatif ».
b) Un exercice direct du pouvoir par le peuple inapplicable à la démocratie moderne
Selon Sartori, le lien entre le demos et le kratos met en exergue l’impossibilité de la définition étymologique. Le pouvoir est défini par l’auteur florentin comme « la force et la capacité de contrôler les autres ». La distinction concernant le pouvoir s’opère entre le peuple, nominalement titulaire du pouvoir, et les gouvernants de fait, donc entre le détenteur du titre et les détenteurs effectifs. Mais le droit nominal au pouvoir ne permet pas de résoudre la difficulté de la souveraineté populaire, c’est-à-dire la question de l’exercice du pouvoir par le peuple. La distinction entre le pouvoir nominal et son exercice, depuis la période médiévale, est résolue par la fiction qu’est la représentation, c’est-à-dire la délégation du pouvoir, par ses titulaires, à des tiers. À l’époque, le représentant n’était pas forcément élu, ce qui a pu justifier l’absolutisme monarchique. La représentation était un transfert non révocable, le peuple était donc laissé sans pouvoir alors qu’il découlait de lui.
Jean Jacques Rousseau, à l’inverse, substituait à la représentation non sélective, le principe de l’élection sans représentation, en élisant des magistrats sans en faire des représentants. Il considérait que le peuple ne déléguait pas ses pouvoirs et ne devait pas renoncer à l’exercice du pouvoir, car lorsque des représentants l’exercent, le Parlement devient souverain et le pouvoir échappe à son titulaire. Pourtant, comme il l’admettait lui-même, sa solution n’est réalisable qu’à une petite échelle. Dans la théorie de Sartori, l’élection et la représentation sont toutes deux nécessaires. La représentation sans élection n’a pas de sens, tandis que le vote sans libre choix ne peut aboutir à un gouvernement représentatif et n’est que le renoncement périodique du peuple à sa souveraineté. Il faut donc une élection et une représentation, avec un élu qui représente ses électeurs, responsable devant eux.
Dans une approche libérale d’une théorie limitant l’exercice direct du pouvoir populaire, Sartori considère que les démocraties modernes reposent sur un triptyque : la règle de la majorité limitée, des procédures électives et la transmission du pouvoir par la représentation. Cela signifie que la partie du peuple qui compte est essentiellement celle formée par sa victoire lors des élections, mais dans l’exercice du pouvoir elle ne compte que partiellement et une série de mécanismes constitutionnels modifient le degré de contrôle laissé aux gouvernés, qui sont écartés du pouvoir. Il est nécessaire de dépasser la démocratie étymologique pour passer aux techniques de la démocratie constitutionnelle. La démocratie étymologique ne permet pas de réaliser un système démocratique, car tout système démocratique est fondé sur une distinction entre le détenteur nominal du pouvoir et celui qui l’exerce effectivement. Il est donc nécessaire de dépasser la seule question du pouvoir du peuple pour s’intéresser également aux mécanismes procéduraux et juridiques qui permettent la démocratie. La définition étymologique n’est donc pas suffisante pour bâtir une théorie de la démocratie en se limitant au pouvoir du peuple.
En outre, la formule le « pouvoir du peuple », est elliptique, elle doit être complétée par « sur le peuple ». Il s’agit donc d’un processus à double sens, d’une part la montée du pouvoir, d’autre part, son exercice sur le peuple – qui est délaissé dans la théorie étymologique. Or, si le peuple perd le contrôle sur les gouvernants, le gouvernement sur le peuple risque de ne plus être le gouvernement du peuple. Pour que demeure un lien entre l’attribution nominale et l’exercice réel du pouvoir, il faut des garde-fous, qui ne peuvent pas être mis en place en se référant à une conception littérale de la démocratie. Les élections et la représentation sont à la fois les instruments indispensables de la démocratie à grande échelle, mais également son talon d’Achille, car elles doivent être soumises à certaines règles, qui supposent que la souveraineté populaire ne soit pas le seul élément déterminant d’une démocratie. La théorie de la démocratie qui se réduit à la notion de pouvoir du peuple n’est donc pas appropriée. Ou du moins, Sartori considère qu’elle ne peut se justifier que contre un pouvoir autocratique, en tant qu’idéal. Lorsque l’adversaire est renversé et que la démocratie advient, la dévolution nominale du pouvoir change, le peuple devient le titulaire du pouvoir. Mais si la démocratie doit être interprétée de façon littérale, le peuple étant l’entité qui concentre le pouvoir en tant que titulaire et en tant que celui qui l’exerce, alors la démocratie ne peut être qu’une société sans État. Dans ces circonstances, il faudrait, selon Sartori, s’attendre à ce que l’avènement de la démocratie soit ajourné sine die au regard des sociétés politiques actuelles, dans lesquelles le peuple s’étend à toute la collectivité éparse et diverse de l’État Nation.
Les défauts de la définition littérale de la démocratie résident dans sa définition, non dans la réalité, car si la démocratie se réduisait au « pouvoir du peuple » alors toutes les démocraties réelles seraient rejetées et jugées comme fausses. La définition étymologique de la démocratie ne peut être qu’un point de départ, car définir la démocratie comme le pouvoir du peuple pose un principe de légitimité du pouvoir en sa source. En démocratie, le pouvoir n’est légitime que s’il provient « d’en bas », d’une émanation de la volonté populaire, concédé librement. En tant que théorie des sources du pouvoir et de la dévolution nominale du pouvoir, la conception littérale de la démocratie indique ce qui est attendu et demandé d’une structure démocratique : une société libre, qui n’est pas régie par un pouvoir politique arbitraire et incontrôlé et qui n’est pas dominée par une oligarchie close. La démocratie n’existe qu’en tant que « société ouverte », dans laquelle la relation entre gouvernants et gouvernés est caractérisée par le principe selon lequel l’État est au service du citoyen et non l’inverse. La démocratie suppose que, le demos précède la cratie. Le régime démocratique implique que la société prenne le pas sur l’État. Dans ces considérations, la célèbre définition de la démocratie d’Abraham Lincoln comme « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », est réduite à une simple dimension prescriptive. Le « gouvernement du peuple » pourrait justifier des régimes non démocratiques ; le « gouvernement par le peuple » est une expression jugée obscure par Sartori. Seul « le gouvernement pour le peuple », dans son intérêt, pourrait être utilisé, car le sens est le moins ambigu. Cependant, des régimes antidémocratiques se disent agir dans l’intérêt du peuple et l’expression n’est donc pas réellement pertinente. La définition littérale de la démocratie n’est pas adaptée pour fonder une théorie de la démocratie. Le référent historique auquel elle se rattache, la démocratie athénienne, est vu comme un idéal, mais Sartori considère que ce n’est pas un idéal dont les démocraties modernes ont réellement besoin.
2. La démocratie athénienne, une démocratie intransposable
Si le même mot est utilisé pour évoquer la démocratie des Anciens et celle des Modernes, elles sont résolument différentes. Il s’agit d’homonymes, pas d’homologues. L’auteur estime que reproduire la démocratie athénienne est à la fois impossible et indésirable (a). Il la distingue de la démocratie moderne par les idéaux auxquels elles se rattachent (b).
a) Une démocratie impossible et indésirable
Giovanni Sartori, à l’instar d’auteurs comme Bernard Manin, considère que le point de référence de la démocratie est la démocratie athénienne. Cette approche, qui pourrait être qualifiée de « gréco-centriste », fait remonter la pratique de la démocratie uniquement à Athènes. Pourtant, elle ne fait pas l’unanimité. En effet, la tradition indienne fut également marquée par des éléments et des moments démocratiques. Il a pu être considéré que si Sartori, comme d’autres auteurs libéraux, faisait remonter la démocratie uniquement à la Grèce antique, ce serait avant tout pour des raisons idéologiques, permettant d’affirmer le caractère intrinsèquement démocratique de la tradition occidentale. Il demeure qu’il s’agit de la principale source de référence et de comparaison avec la démocratie moderne de Giovanni Sartori.
La démocratie athénienne est parfois évoquée comme « un paradis perdu », cependant, pour Sartori, l’Homme moderne veut une autre démocratie ; son idéal démocratique est résolument différent de celui des Grecs. En effet, si la démocratie des Anciens et la démocratie moderne partagent le même nom et le même principe de légitimation – le pouvoir du peuple – elles sont radicalement différentes. Reprenant certaines critiques classiques, Sartori considère que la démocratie des Anciens et celle des Modernes s’opposent, par leurs dimensions territoriales et démographiques, mais aussi par les valeurs qui les sous-tendent.
La démocratie indirecte est une démocratie dans laquelle le pouvoir est délégué par des mécanismes représentatifs de transmissions du pouvoir. C’est un système de contrôle et de limitation du pouvoir ; tandis que la démocratie directe est caractérisée par des citoyens qui exercent eux-mêmes le pouvoir politique, de façon continue, personnelle et réelle. La démocratie des Anciens était une démocratie auto-gouvernante. Son référentiel était la polis, la cité. Sartori, soutient qu’il ne faut pas considérer la démocratie athénienne comme une cité-État. Ce serait commettre une faute conceptuelle et terminologique. Elle doit être considérée comme une cité-communauté, car elle était dépourvue d’État.
Cependant, bien que la cité grecque fût dépourvue d’État et était caractérisée par un autogouvernement, il ne faut pas l’entendre trop littéralement. Comme le relève Sartori, il faut tempérer cette idée selon laquelle les gouvernés et les gouvernants ne faisaient qu’un dans l’expérience athénienne. En réalité : « les fonctions de directions existaient déjà et des responsables étaient choisis par tirage au sort ou par élection pour assumer certaines fonctions ». Il demeure que, là où les démocraties représentatives distinguent ceux qui gouvernent de ceux qui sont gouvernés, d’un côté l’État et de l’autre les citoyens, cette distinction n’existait pas dans la démocratie antique. La démocratie antique était caractérisée par l’absence de verticalité. Si la polis grecque comportait bien une structure hiérarchique, comme le relève Sartori : « la verticalité restait implicite ». Il y avait des stratèges et des magistrats, placés à un échelon plus élevé de la hiérarchie athénienne que les citoyens ordinaires. Néanmoins, « lorsque la base de la pyramide est étroite, le sommet n’est pas très élevé. Le contraste entre l’idée horizontale et l’idée verticale de la politique doit donc être compris ainsi : la verticalité grecque est extrêmement aplatie par rapport à celle des États territoriaux ». La démocratie directe reste donc une forme de gouvernement : elle n’est jamais, comme a pu l’écrire Carl Schmitt : « identité des gouvernants et des gouvernés ». En somme, la démocratie athénienne se caractérisait par une conception planimétrique du pouvoir, fortement diluée dans une dimension horizontale.
Pour Sartori, la démocratie directe n’est pas souhaitable. Elle est certes plus « authentique », car elle est fondée sur la participation directe plutôt que sur la représentation. Néanmoins, il soutient qu’historiquement, l’existence de ce type de démocratie est « troublée et éphémère ». Or, dans ces démocraties, les citoyens vivaient et mouraient avec la cité, avec laquelle ils étaient en symbiose. La démocratie fondée sur la participation directe était fragile, alors même qu’elle était soudée par un ethos partagé parmi les citoyens. Aristote la qualifiait d’ailleurs de forme corrompue de la politeia. Selon lui, elle gouvernait selon « l’intérêt des indigents ». Cela s’explique par le fait que la division politique était extrême. Soit les riches gouvernaient dans leurs intérêts, et il s’agissait d’une oligarchie, soit les pauvres gouvernaient dans leur intérêt, et il s’agissait donc d’un gouvernement des pauvres. Sartori considère que cette conception de la démocratie par Aristote était réaliste et résumait « la destruction de la démocratie grecque par la lutte des classes ».
En effet, l’autogouvernement des Grecs supposait que le citoyen se consacrait pleinement à la politique, il demandait un dévouement total. Selon Sartori, le niveau de politisation qui était exigé supposait un déséquilibre entre la fonction politique et économique de la société et : « l’hypertrophie politique entraîne inévitablement l’atrophie économique ». En conséquence, « plus la démocratie se perfectionnait, plus les citoyens s’appauvrissaient ». Ainsi, elle serait morte de la lutte des classes, d’avoir cherché à confisquer la richesse des plus riches pour compenser l’insuffisance de la production de richesse. Cette analyse historique de la chute d’Athènes semble néanmoins lacunaire, ou du moins partielle – si ce n’est partiale.
Ainsi, pour Sartori, celui qui désire une participation concrète du citoyen est « aveugle ». L’auteur italien valorise au contraire les systèmes de gouvernement indirects, qui sont un « correctif » de la démocratie directe. En effet, la démocratie indirecte aurait l’avantage d’éviter les extrêmes, par le fait qu’un gouvernement passe par de nombreux intermédiaires et le processus de la prise de décisions en de multiples phases qui serait un facteur stabilisateur. De plus, selon Sartori, ce système fondé sur le contrôle du pouvoir permet d’accorder davantage de temps à des activités non politiques. La démocratie directe si elle était possible ne serait donc pas souhaitable, elle nécessiterait un citoyen qui se consacre entièrement à la politique – en opposition avec son intérêt actuel pour les affaires publiques – ce qui conduirait à des catastrophes économiques. Les démocraties modernes, ne sont plus réduites à la condition malheureuse dans laquelle « le citoyen ne peut être parfaitement libre que lorsque l’esclave est parfaitement asservi » et doivent donc être préférées.
Si Sartori considère la démocratie directe indésirable, il considère également qu’il s’agit d’une forme de gouvernement impossible à appliquer à une société moderne car elle ne peut exister que dans le cadre d’une communauté. L’autogouvernement doit être mis en lien avec les aspects d’intensité et d’extension. Sartori affirme que : « l’intensité d’un gouvernement autonome est en relation inverse de l’étendue à laquelle il s’applique ». Dans la démocratie antique, l’intensité de l’autogouvernement de la polis était possible en raison de la petite taille et de la concentration du demos, permettant aux citoyens de se gouverner par rotation. Ce n’est pas le cas pour les sociétés modernes. L’autogouvernement est inapplicable à la taille d’un État, composé de millions de personnes. Cette notion nécessite la participation effective des concernés, or, plus nombreux sont les participants, moins leur contribution est efficace et, in fine, l’autogouvernement se dilue au point de disparaître. De plus, Sartori énonce que : « l’intensité de l’autonomie est en relation inverse avec la durée à laquelle elle s’applique ». L’intensité maximale de l’autonomie n’a pas vocation à durer. De ces considérations, Sartori conclut que la démocratie représentative est la seule sorte de démocratie possible.
b) L’idéal de la démocratie « totalitaire » remplacée par la démocratie libérale
Selon Sartori, la différence entre la démocratie directe et la démocratie indirecte est la solution moderne d’un problème que les Anciens n’avaient pas résolu : celui de donner à l’individu la sécurité de sa liberté. En effet, il considère que l’homme moderne attend moins de démocratie littérale, de souveraineté populaire, et plus de démocratie libérale, un idéal opposé. L’idéal de la démocratie athénienne se rattache à l’autogouvernement, au pouvoir du peuple, là où la démocratie moderne se rattache à un autre idéal, liée à la liberté. L’auteur italien juge ainsi que la démocratie antique était une démocratie incomplète, qui ne se fondait que sur la volonté populaire, dans laquelle le démos athénien eût plus de pouvoir qu’aucun peuple n’en a jamais eu depuis. Il la qualifie même de « totalitaire ». C’est-à-dire une démocratie sans libéralisme, marquée par la prééminence de la cité sur l’Homme, dans une soumission spontanée, et par la participation directe du citoyen dans une « démocratie sans État ».
En effet, une distinction fondamentale entre la démocratie moderne et la démocratie athénienne est la conception qui est faite de la liberté. Dans l’Antiquité, si les citoyens étaient libres dans le sens où ils avaient des droits politiques, ils étaient néanmoins « à la merci du corps collectif ». La démocratie des Anciens ne connaissait pas les libertés individuelles. Si l’auteur italien reconnaît l’existence d’un « esprit individualiste » dans la cité grecque, le citoyen restait « sans défense et à la merci de la collectivité », car la notion d’individu n’existait pas au sens positif, c’est-à-dire en tant que personne, comme une valeur en soi : « cela pour la raison évidente que le concept est arrivé avec la chrétienté […]. Ce qui manquait à l’esprit individualiste grec était donc la notion d’un domaine privé légitime, conçu comme la projection morale aussi bien que juridique de la personne humaine ». Dans cette conception, qui représente la théorie classique de la démocratie, la démocratie n’était qu’un système de gouvernement dans lequel les décisions étaient prises collectivement. L’individu n’avait ni indépendance ni protection, il disparaissait dans la communauté à laquelle il était soumis.
À l’inverse, la démocratie moderne a pour but de protéger la liberté de l’individu en tant que personne : « C’est une liberté qui ne peut être confiée à l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». Si la liberté des Anciens était une liberté qui leur permettait de se consacrer à la politique, pour les Modernes, la liberté doit permettre à l’individu de se replier dans la sphère privée. « De là vient [...] la nécessité du système représentatif » selon Benjamin Constant. La démocratie des Modernes est donc séparée historiquement de celle des Anciens par l’acquisition de valeurs. La démocratie libérale des sociétés modernes s’oppose donc à la démocratie athénienne.
S’il existe pourtant bien une continuité entre la démocratie des Anciens et celle des Modernes, il faut prendre en compte l’évolution du sens du mot. En effet, comme le relève Jacques Rancière : « La démocratie représentative peut sembler aujourd’hui un pléonasme. Mais cela a d’abord été un oxymore ». Pendant longtemps, le mot démocratie était empreint d’un sens péjoratif. Il lui était préféré « la république ». Pour Sartori, « la démocratie » se réfère au peuple, tandis que « la république » se réfère à la notion d’intérêt général et de bien commun. Dans ce contexte, les deux termes étaient opposés. Or, que ce soit à la Révolution française, ou par les pères fondateurs américains, l’idéal qui était mobilisé n’était pas celui de la démocratie mais celui de la république, un idéal qui était plus modéré. Pour Sartori, cette sémantique est importante car la terminologie uniforme cache « la rupture entre l’expérience démocratique antique et sa réincarnation moderne ». Le sens moderne de « démocratie » renvoie à la démocratie libérale et, selon Sartori, est lié au pluralisme ; à la découverte que le désaccord et la diversité des opinions ne sont pas incompatibles avec l’ordre social et l’autorité. Contrairement à la démocratie antique qui était monolithique, la démocratie moderne est fondée sur l’idée de diversité. Elle est « multicolore » face aux mondes monochromes que sont les autocraties, les despotismes et les tyrannies. C’est le pluralisme qui a permis aux démocraties libérales d’émerger. Il doit être conçu comme une croyance de valeur, implique la tolérance, et exige que l’Église soit séparée de l’État.
Les démocraties libérales durent, selon Sartori, justement parce qu’elles sont libérales, parce qu’elles limitent le pouvoir populaire. Cela a permis à la souveraineté populaire de jouer un « rôle constructif », car ce n’est pas le seul élément auquel il est possible d’imputer « le bon fonctionnement de nos systèmes politiques ». D’autres facteurs décisifs entrent en jeu pour que le principe démocratique produise un résultat démocratique, c’est-à-dire « une société libre dans laquelle le peuple étant libre est en mesure d’exercer vraiment un pouvoir qui lui est propre ».
Il s’agit notamment du libéralisme. Selon Sartori : « le critère de liberté selon lequel les Grecs étaient libres ferait de nous des esclaves ». Si on appliquait au monde moderne le principe de la démocratie grecque, ce serait un despotisme totalitaire. En effet, la conception de la liberté des Grecs, « tout dans la polis », transposée dans un système moderne, dans lequel le pouvoir est délégué, serait alors « tout dans l’État », principe directeur des États totalitaires, dans lesquels il n’y a ni démocratie, ni liberté.
En outre, comme le relève Carine Doganis, la démocratie athénienne pouvait également être considérée comme totalitaire, sur le plan des représentations, au sens de Claude Lefort. La « logique totalitaire » est définie par Claude Lefort selon deux aspects qui se retrouvent dans la démocratie grecque : d’une part, l’absence de séparation entre l’État et la société civile ; d’autre part, l’absence de division interne à la société. Ces deux moments de l’entreprise totalitaire sont considérés par Claude Lefort comme indissociables. Le totalitarisme suppose une assimilation totale entre le pouvoir et la société, « une société qui se suffit à elle-même » et « un pouvoir qui se suffit à lui-même ». Le totalitarisme établit une cohésion dans « la représentation d’un ordre “naturel” mais cet ordre est supposé social-rationnel et ne tolère ni divisions, ni hiérarchies apparentes ».
La seconde différence notable entre la démocratie des Anciens et la démocratie des Modernes est son rapport à l’État. Dans les cités de l’Antiquité, la liberté ne s’exprimait pas par opposition au pouvoir de l’État, car il n’y avait pas d’État. Elle s’exprimait uniquement par la participation à l’exercice collectif du pouvoir. Or, dès lors que nous avons un État distinct de la société et situé au-dessus d’elle, comme dans nos démocraties, revendiquer un pouvoir pour le peuple signifie s’opposer à l’État ; autrement dit cela implique que l’État ne doit pas avoir tout le pouvoir. Ainsi comme le relève Sartori : « la micro-démocratie de l’Antiquité n’était pas confrontée au problème des relations entre les citoyens et l’État alors que la macro-démocratie l’est ». Contrairement aux Grecs qui pouvaient être libres en partant de la polis pour arriver au citoyen, la société moderne, pour garantir la liberté, doit au contraire partir du citoyen, et donc des droits de l’Homme, pour arriver à l’État. Les deux concepts de démocratie sont résolument différents. Aujourd’hui, quand nous nous référons à la démocratie, c’est le mot « abrégé » de la « démocratie libérale ».
Selon Sartori, il est important de comprendre cette distinction pour « rendre de nouveau explicite » ce qui dans l’usage que nous faisons du mot démocratie demeure « implicite », et ne pas oublier les deux mille cinq cents ans d’histoire qui séparent ces deux concepts.
B. La démocratie affaiblie par une opposition factice entre le réalisme et l’idéalisme
La théorie de la démocratie de Giovanni Sartori se construit dans une distinction entre les faits et les idéaux qui doit permettre de nourrir la démocratie. Les deux sont tout autant essentiels l’un que l’autre et toute théorie de la démocratie doit les dissocier et les utiliser en les considérant complémentaires. Une théorie de la démocratie doit être réaliste et idéaliste.
Néanmoins, tant les faits que les idéaux doivent être correctement interprétés, sous peine d’agir contre la démocratie. L’hyperréalisme tout comme l’hyperidéalisme, c’est-à-dire le perfectionnisme, s’alimentent. Ils sont comme Charybde et Scylla, deux monstres à éviter, les deux faces d’une même pièce : « les vrais ennemis de la démocratie libérale ». Ils nient soit les idéaux soit les faits.
Le réalisme politique mal conçu affaiblit la démocratie depuis l’extérieur en s’attaquant à ses idéaux et en ne considérant que les faits (1) tandis que le perfectionnisme l’affaiblit depuis l’intérieur par une considération erronée du rôle des idéaux qui discrédite les démocraties réelles (2).
1. La démocratie attaquée de l’extérieur par un réalisme erroné
Le réalisme politique mal conçu est la source d’un conflit avec les tenants de l’école idéaliste, conflit qui pourrait être résolu par un réalisme cognitif (a). Ce conflit est en particulier caractéristique des démocraties rationalistes (b).
a) Un conflit réalisme-idéalisme causé par l’hyper-réalisme
Selon Sartori, le réalisme politique consiste à considérer la démocratie telle qu’elle est réellement, en se désintéressant de ce qu’elle devrait être. Son objectif est de découvrir ce qu’une démocratie peut être. Il cherche la vérité effective, la verita effettuale de Machiavel. Néanmoins, il encourt le risque d’être utilisé en tant qu’approche unidimensionnelle. Un réalisme mal compris, qui met en danger la démocratie. Il convient donc, comme le fait Sartori, de revenir à Machiavel, d’où découle, selon lui, le malentendu sur le réalisme politique.
La conception réaliste a donné lieu à deux interprétations. Le réalisme signifierait que la politique n’est rien que la politique et peut être hermétique aux idéaux ; ou bien que le réalisme politique s’incarne par excellence dans un type spécial de comportement politique appelé « politique pure », rebaptisée Machtpolitik, la politique de puissance, qui se fonde sur la force et la tromperie, et non sur des idéaux. Il semble en découler que le réalisme enjoint un certain type de conduite. Sartori réfute ces idées.
Machiavel a fondé l’autonomie politique en recourant à l’observation de la politique et en affirmant qu’elle n’obéissait pas à la morale. Il la distinguait de l’éthique et de la religion, pour conclure que la politique est amorale, c’est là, selon Sartori, la seule conclusion à tirer des prémisses de Machiavel. Il a montré ce que la politique n’était pas. Néanmoins, il faut garder à l’esprit le contexte dans lequel s’inscrit la pensée de Machiavel. Le père fondateur du réalisme conclut cela en observant les principautés de la Renaissance, c’est-à-dire d’un microcosme politique. À cette époque, la politique et le prince ne faisaient qu’un. Le contexte de Machiavel dans lequel celui-ci observait le monde moderne était spécifique. Aujourd’hui, la politique est plus que l’homme politique, les deux se distinguent. La politique, est un processus qui implique un grand nombre de personnes et qui exige engagement et participation ; tandis que l’homme politique peut être classé dans une typologie qui distingue entre « l’homme politique pur » et « l’homme politique idéaliste ». Il distingue alors l’homme politique sans principe, qui ne cherche qu’à satisfaire son intérêt de l’homme politique qui poursuit un idéal. Néanmoins, la politique ne doit pas être assimilée à l’homme politique et il ne faut pas déduire de l’existence du « politicien pur » – le prince machiavélien – l’existence d’une « politique pure ». Machiavel a seulement montré comment un certain type de dirigeant se conduisait ; cela ne permet pas de conclure que la politique pure existe. Selon Sartori, elle ne peut exister car toute politique combine idéalisme et réalisme, aucune politique ne peut être pure, dépourvue de tout présupposé idéal et inversement aucune politique ne peut être entièrement dominée par l’idéal. Il convient donc de bannir l’expression de la politique pure. Il s’agit d’un pléonasme lorsqu’elle signifie que la politique se distingue de la morale et n’est que de la politique, et elle est erronée lorsqu’elle est comprise comme une politique sans idéal. Le réalisme politique doit donc être ce que Sartori, appellera un « réalisme cognitif ». Un réalisme dénué de valeur, neutre. Il n’est que « le présupposé informationnel de la politique ». Toute proposition descriptive est une proposition réaliste. Cette définition du réalisme politique sert à Sartori afin d’éclairer l’opposition entre les réalistes et les démocrates et de montrer qu’elle est surmontable. Les premiers critiquent l’idéalisme démocratique tandis que les seconds qualifient les premiers d’anti-démocratiques alors que cette dispute résulte de malentendus.
Cette opposition erronée entre démocrates et réalistes est nuisible à la démocratie. En effet, selon Sartori, l’une des raisons pour lesquelles la démocratie italienne préfasciste fut si fragile était que ses idéaux ont été usés par l’affrontement entre des écoles qui auraient pu se rejoindre. Pour le prouver, l’auteur italien se réfère à Benedetto Croce, dont il considère la pensée comme représentative des confusions sur l’appréhension de la relation entre les faits et les idéaux, entre le réalisme et la démocratie.
Croce était un défenseur de la realpolitik, et, au nom de la réalité politique, s’attaquait à l’hypocrisie du régime démocratique. Il a utilisé le réalisme politique en dehors et contre la démocratie. Selon Sartori, cela s’explique par sa conception du réalisme politique, qui n’était pas un réalisme cognitif. Si Croce avait considéré le réalisme politique comme un réalisme cognitif : « Il aurait simplement découvert que le réalisme n’est, en soi, ni démocratique ni antidémocratique ». Mais Croce, représentant de l’école philosophique idéaliste post-hégélienne, considérait que l’être et le devoir-être devaient se dialectiser et, par conséquent, s’accorder. Il ne pouvait accepter un réalisme cognitif. Sa solution idéaliste consistait à fusionner le sein et le sollen dans une Aufhebung et une équivalence dialectique. Il supprimait la distinction entre l’être et le devoir être. Sartori considère qu’il s’agit d’une mauvaise distinction entre le réel et l’idéal, et elle conduit à une erreur méthodologique : celle de considérer pouvoir réfuter les normes et les valeurs de la démocratie en s’appuyant sur des faits.
Par la suite, Croce eut une phase libérale, mais reproduit la même erreur. Il passa à un libéralisme entièrement réduit à un idéal moral de liberté. En effet, il ne définissait le libéralisme que de manière prescriptive. Il était passé à l’autre extrême, un libéralisme formulé uniquement en termes moraux, un « libéralisme éthique ». Il a cherché à préserver son libéralisme comme « pur idéal moral », et pour cela a rejeté les techniques et les instruments empiriques de l’État libéral. Il a rejeté le constitutionnalisme et, avec lui, tous les moyens pratiques qui auraient permis de transposer son idéal libéral dans la réalité.
Croce est donc, pour Sartori, un exemple marquant d’une mauvaise appréhension de la relation entre les faits et les valeurs, ce qui constitue une erreur méthodologique importante. Les faits et les valeurs doivent être séparés, mais interagissent. Ils sont interdépendants et complémentaires. S’ils doivent être distingués, cela signifie qu’un fait ne peut pas réfuter une valeur, et, inversement, une déontologie ne peut pas rejeter un énoncé factuel. Puisqu’ils sont complémentaires, cela signifie qu’une société politique pour être comprise dans son ensemble, ne peut être vue de manière uniquement réaliste ou uniquement idéaliste.
Il existe donc une incompréhension générale de ce qu’est le réalisme, que Sartori tient à deux arguments qui opposent l’école réaliste et l’école idéaliste : d’une part, ne pas croire à la démocratie parce que la réalité lui est contraire ; d’autre part, refuser le réalisme par attachement à l’idéal. Néanmoins, comme l’auteur le souligne : « Il n’y a pas de contradiction entre une connaissance réaliste et un credo démocratique ». Le réalisme, dans la définition sartorienne, consiste en une évaluation empirique, il n’est donc pas intrinsèquement démocratique ou antidémocratique. En conséquence, c’est tout autant une erreur que de rejeter la démocratie parce que la réalité n’y est pas conforme, que de rejeter une conclusion réaliste parce qu’elle ne soutient pas une croyance démocratique. Ainsi, l’opposition entre réalistes et démocrates est selon Sartori grandement erronée et dépassable.
Sartori tire profit de cette interprétation du réalisme politique et du conflit entre réalistes et démocrates pour réhabiliter les « machiavéliens modernes », Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels, qui représentent l’école réaliste italienne et qui sont qualifiés d’auteurs antidémocratiques. S’ils étaient bien anti-démocratiques, Sartori s’applique à dissocier leurs conceptions antidémocratiques du fait qu’ils étaient réalistes et « élitistes ». Pour Sartori, leurs aspects les plus antidémocratiques correspondaient même aux aspects les moins réalistes. Leurs théories, que ce soit la loi de Gaetano Mosca sur la « classe politique », la « loi d’airain de l’oligarchie » de Michels, ou la loi sur la « circulation des élites » de Pareto, qui critiquent voire remettent en cause la démocratie, ne sont pas antidémocratiques en soi. Elles doivent être discutées empiriquement, contestées par des faits et non rejetées parce que déclarées antidémocratiques. Le réalisme et la foi démocratique sont conciliables car le réalisme n’est que descriptif. Le réalisme politique ne doit donc pas être discrédité et considéré comme antidémocratique. Sartori analyse que cette opposition au réalisme démocratique concerne un certain type de démocratie en particulier.
b) Un conflit favorisé dans les démocraties rationalistes
Si le clivage entre réalistes et démocrates est en grande partie infondé et pourrait être résolu par un réalisme correctement interprété, ce clivage trouverait son origine, selon John H. Herz, dans la « désillusion réaliste ». Pour Sartori : « La désillusion découle de l’illusion. C’est l’idéalisme, et non le réalisme, qui produit la désillusion ». Le réalisme politique s’oppose à l’idéalisme car les idéaux sont mal gérés et créent des désillusions. Le réalisme politique l’éviterait s’il était efficace à temps. Ainsi, il tend à être antidémocratique lorsqu’il est un réalisme retardé : il suit la désillusion provoquée par des politiques trop idéalistes, au lieu de précéder la désillusion et d’aider à la prévenir.
Plus spécifiquement, et c’est là une des particularités de la théorie de la démocratie de Giovanni Sartori, l’auteur italien distingue les démocraties rationalistes, et les démocraties empiriques-pragmatiques. L’opposition entre l’école réaliste et l’école démocrate s’appliquerait notamment pour les démocraties rationalistes, car l’interprétation erronée du réalisme est caractéristique de la mentalité rationaliste. La distinction entre les structures mentales rationalistes et les structures empirico-pragmatiques est une différence de tournure d’esprit, (forma mentis). La première différence entre ces deux mentalités est le niveau d’abstraction dans lequel elles évoluent. La mentalité empirique (empirico-pragmatique) reste in medias res, au milieu des choses, au niveau des faits, là où la mentalité rationaliste s’élève à un niveau d’abstraction plus élevé. Tandis que le premier part de la réalité, le rationaliste tend à refaire la réalité comme un reflet de la raison et est donc beaucoup plus théorique. L’esprit rationaliste se conçoit dans l’interprétation de la gauche hégélienne de la citation : « le réel est rationnel » et le « rationnel est réel », c’est-à-dire, que pour le rationaliste, c’est le réel qui doit se soumettre au rationnel. La principale différence entre ces deux écoles de pensée est que pour le rationaliste, le critère essentiel est la cohérence, tandis que pour l’empiriste, ce qui compte est l’applicabilité. Le rationalisme s’intéresse à la construction de relations logiques ordonnées, tandis que l’empirisme s’intéresse à l’expérience. L’empirisme tend à être provisoire, le rationalisme tend à être définitif. De ces distinctions diffère l’appréhension du réalisme.
L’esprit empirique conçoit les problèmes sous un angle pratique et se caractérise par un ancrage dans le concret ; il est « caractéristiquement réaliste ». Il s’inscrit dans une orientation cognitive, ce qui constitue le réalisme. Il est tourné vers l’observation. À l’inverse, le rationalisme ne cherche pas à décrire le monde tel qu’il est, mais s’intéresse à la construction de prototypes. Les rationalistes veulent reconstruire la réalité selon la raison. Par conséquent « une attitude antiréaliste ou, du moins, non réaliste est propice au rationalisme ». L’hostilité entre réalistes et démocrates que Sartori cherche à résoudre s’inscrit donc dans le cadre d’une culture rationaliste. Mais le biais antiréaliste en démocratie est dangereux : « Une démocratie privée de correctifs réalistes internes devient de plus en plus une démocratie “irréelle” dans laquelle la rhétorique et les actes, les idéaux et la pratique sont de plus en plus éloignés l’un de l’autre ». Dans ces conditions, le réalisme politique s’associe à des positions antidémocratiques, mais ce n’est que parce que la démocratie est irréaliste, et le réalisme intrinsèquement contre la démocratie. De cette distinction, Sartori conclut que les démocraties empiriques sont naturellement réalistes, tandis que les démocraties rationnelles sont susceptibles d’être antiréalistes.
Les démocraties rationalistes et empiriques se distinguent par plusieurs points outre leurs caractéristiques. Une première distinction est géographique, les démocraties rationalistes sont rattachées au modèle continental, tandis que les démocraties pragmatiques sont rattachées au modèle anglo-américain. Cette distinction s’est réduite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais conserve une validité analytique et surtout historique. Elles se différencient également par leurs histoires révolutionnaires. Les démocraties de type français furent créées ex novo à la suite d’une rupture révolutionnaire, contrairement aux démocraties de type anglo-américain qui sont l’aboutissement d’un processus historique de croissance graduelle. Cette distinction s’observe dans les constructions des démocraties, par leur conception du peuple. Si toutes deux ont pour point de départ la souveraineté populaire, l’une conçoit le peuple comme une unité et l’autre de façon plurielle, manifestant une différence de niveau d’abstraction entre un peuple, en tant qu’unité abstraite, et le peuple concret. À titre d’exemple, contrairement à la Constitution française, ou à la constitution de la République de Weimar, la constitution anglaise ne reconnaît aucun statut constitutionnel à une entité appelée « le peuple » (au singulier). Cette différence d’abstraction s’illustre également pour Sartori dans la différence entre « État » et « gouvernement ». Il considère que l’esprit rationaliste s’intéresse à l’État, et non au gouvernement car il s’agit d’une structure mouvante, fruit d’évènements changeants, et composé de personnes, alors que l’État est une structure fixe plus abstraite.
Ces deux types de mentalités sont différentes, mais aucune n’est meilleure que l’autre et chacune présente des défauts : « Si le rationaliste n’est pas formé à résoudre des problèmes pratiques, l’esprit pratique, lui, manque de prise intellectuelle lorsqu’il s’agit de faire une construction rationnelle ». Afin d’être équilibré ces deux mentalités devraient se rencontrer à mi-chemin. C’est la démarche que tente d’entreprendre Giovanni Sartori en examinant les réalisations historiques qui ont produit et qui soutiennent la démocratie moderne.
2. La démocratie attaquée de l’intérieur par le perfectionnisme
Les démocraties contemporaines sont en particulier mises en danger par le perfectionnisme, une appréhension erronée de l’idéal (a), qui ne conçoit pas qu’un idéal ne peut être mis en œuvre que partiellement (b).
a) La démocratie affaiblie par un idéalisme excessif
Pour Sartori, si la démocratie est menacée de l’extérieur par les hyperréalistes, elle est encore plus gravement menacée de l’intérieur par les perfectionnistes. Pour faire disparaître le mauvais réalisme, il faut donc également faire disparaître le mauvais idéalisme : le perfectionnisme. Les deux s’autoalimentent. Il convient alors, comme nous l’avons fait pour le réalisme, de distinguer le perfectionnisme, c’est-à-dire un idéalisme excessif et mal compris, du recours approprié à l’idéal. Cela est d’autant plus primordial que, selon Sartori, les idéaux antidémocratiques tirent l’essentiel de leur force de conviction de la mauvaise compréhension et/ou représentation de l’idéal démocratique. Ils se concentrent sur les prétentions de la démocratie plus que sur la démocratie elle-même. Une appréciation stricte de la déontologie de la démocratie serait même la plus grande menace pesant sur la démocratie :
Le vrai danger qui menace un régime démocratique, qui n’a, officiellement, plus d’ennemi, n’est ni la rivalité, ni l’opposition d’idéaux antagonistes mais l’exigence impossible à satisfaire d’une démocratie trop dure et trop parfaite pour pouvoir exister.
La pensée de Sartori est partagée par Norberto Bobbio pour qui : « rien n’est plus dangereux pour la démocratie que l’excès de démocratie ».
Pour appréhender la déontologie de la démocratie, il est nécessaire de revenir sur trois concepts centraux : la souveraineté populaire, l’égalité et l’autogouvernement. Ces concepts se déduisent les uns des autres : le pouvoir du peuple suppose que chacun soit également souverain, ce qui postule l’égalité (plus précisément, l’isocratie, l’égalité de pouvoir) ; et il est possible de déduire de la notion de souveraineté populaire que l’autogouvernement doit remplacer le pouvoir sur le peuple. Ces concepts sont ici perçus de façon normative. Ils sont le fondement de la déontologie de la démocratie, son idéal normatif. Les normes invitent à un comportement et se distinguent donc des faits. Le perfectionnisme démocratique est l’utilisation des principes directeurs de la démocratie sans saisir leur nature. Le perfectionniste prend l’idéal démocratique pour ce qu’il n’est pas ; il se méprend sur la nature des idéaux et appréhende mal le décalage entre l’idéal et la pratique. Il ne sait pas comment adapter les normes à la réalité et recherche une réalisation littérale des idéaux. Le perfectionnisme va pour Sartori de pair avec le manque de lucidité.
Il est d’autant plus important de souligner ce qu’est le perfectionnisme que, au moment de l’écriture de La théorie de la démocratie revisitée, Sartori estime que le perfectionnisme monte en puissance. Cela s’expliquerait, notamment, par le développement du passage d’un « perfectionnisme contemplatif » à un « perfectionnisme activiste » et par le « dépérissement du sens du mot impossible ».
Si l’élaboration d’un monde idéal contemplatif renvoie à Platon et à sa cité idéale, Sartori considère que Marx a « transformé le philosophe-roi en philosophe révolutionnaire ». Autrement dit, avec Marx, la cité idéale est devenue une cité à réaliser. Le perfectionnisme cesse d’être un perfectionnisme intellectuel, pour devenir un perfectionnisme activiste qui veut modifier le réel. Sartori met donc en garde contre l’évolution du passage du perfectionnisme uniquement contemplatif, à l’activisme perfectionniste. Si le premier dénature le sens, la finalité de la déontologie démocratique, le second, qui cherche à faire passer la mythologie dans la réalité, est bien plus dangereux.
Selon Sartori, le dépérissement du sens de l’impossible fait également progresser le perfectionnisme, comme l’illustre le concept d’utopie, forgé par Thomas More. Lorsque More invente l’utopie, composée du terme tópos (« lieu »), associé au préfixe ou (non), elle signifie une fiction, un monde qui n’existe pas et qui n’existera pas. Littéralement, elle n’est dans aucun lieu. L’utopie est inexistante en ce sens qu’elle est impossible. Néanmoins, Sartori considère que l’expression a évolué. Il reproche notamment à Karl Mannheim d’avoir détruit la signification du mot utopie pour en faire « un état d’esprit qui “transcende” la réalité existante dans une direction révolutionnaire ». Ainsi, Mannheim fait de l’utopie le pendant de l’idéologie en plaçant les idéologies révolutionnaires (rebaptisées utopies) d’un côté, et les idéologies conservatrices (idéologies pures et simples) de l’autre. Dénuée de son sens originel, l’utopie n’est plus une fiction mentale sans temps ni lieu, elle n’exprime plus l’irréalisable. Le vocabulaire politique est donc dénué d’un terme qui signifie l’irréalisable, l’impossible politique. Et sans mot pour nommer l’impossible, le vocabulaire politique ne peut délimiter les possibles. Sartori propose pour sa part une nouvelle définition : « L’utopie est la prétention contradictoire d’imaginer une “réalité impossible” dans le but de la réaliser ». Ainsi, Sartori entend conserver la signification originelle du terme tout en reflétant la transition d’un utopisme intellectualiste et contemplatif à un utopisme activiste et fondé sur la volonté.
L’utopie consiste pour Sartori en des contradictions pratiques dont la formulation logique est la suivante : « On ne peut obtenir plus de deux choses qui requièrent des actions contraires ». Ainsi, Sartori critique l’utopie de Marx qui vise l’autogouvernement littéral qui serait supposé remplacer la démocratie représentative à la disparition de l’État. Il s’agit pour lui d’une utopie dans le sens où l’autogouvernement est impossible. Sartori avance deux règles déjà énoncées pour le prouver. La première est une limitation spatiale : « L’intensité de l’autonomie réalisable est en relation inverse avec l’extension de l’autonomie demandée ». La seconde une limitation temporelle : « L’intensité de l’autonomie possible est inversement proportionnelle à la durée de l’autonomie exigée. ». Sartori discrédite l’utopie de Marx, ce qui lui permet de renforcer la démocratie représentative, comme concept d’une part, mais aussi en tant qu’idéal qui ne doit pas être interprété littéralement. Il convient désormais de savoir comment interpréter un idéal correctement.
b) L’illusoire transcription directe d’un idéal dans la réalité
Pour Sartori, le perfectionnisme, l’idéalisme excessif, nuit à la démocratie. Il distingue les faits des idéaux ce qui signifie qu’ils ne doivent pas se rejoindre. Les idéaux naissent de l’insatisfaction du réel. Ils naissent en « réaction » au réel et ont pour fonction de s’y opposer. Ainsi, un idéal est une chose souhaitable, en réaction à ce qui est ; il ne coïncide jamais avec l’état existant des choses. Le rôle de l’idéal est fonctionnel. En opposition au réel, il ne peut jamais être entièrement réalisé, mais uniquement en partie. Les idéaux sont destinés à rester des idéaux et non à devenir des faits. Leur fonction est de remettre en cause les faits, ils ont un rôle « compensatoire ». Pour Sartori, ils améliorent la réalité précisément parce qu’ils ne doivent pas être la réalité. Cependant, si par nature, ils ne doivent pas être transcrits à l’identique dans le réel, pour exercer leur rôle efficacement, ils doivent être considérés comme réalisables.
Néanmoins, le rôle de l’idéal doit être distingué selon son cadre factuel, s’il est utilisé dans un régime démocratique ou dans un régime non démocratique. L’idéal démocratique dans un régime non démocratique fonctionne comme un idéal opposé, il est un négateur du système. Il est alors d’autant plus efficace qu’il est maximisé, mais lorsqu’il agit dans un système démocratique, quand « l’adversaire est renversé », l’idéal prend un nouveau rôle, afin de soutenir la démocratie. Il faut alors envisager une nouvelle configuration de la pression déontologique. Si l’idéal a toujours un rôle critique, ce rôle n’est plus un rôle contradictoire, de négation du système. Il ne prône pas un nouveau monde de remplacement. Il joue un « rôle constructif », au sens de Denis Thompson. La critique devient constructive, plutôt que destructive, parce qu’elle sert à mesurer et à pousser le réel vers une amélioration, en apprenant de l’expérience. La déontologie doit alors être modifiée, sinon elle commence à agir contre la démocratie. Les idéaux ne peuvent être maximisés que dans un système autocratique, dans un régime démocratique, conserver la déontologie démocratique dans sa forme extrême la fait « agir contre la démocratie qu’elle a générée ». Ainsi, comme le souligne John H. Herz : « l’idéalisme politique a son heure de gloire lorsqu’il est en position d’ouverture par rapport à des systèmes politiques décadents. Il dégénère dès qu’il atteint son but final ; et dans la victoire il meurt… ». Il est donc primordial pour protéger la démocratie qu’il y ait une bonne gestion des idéaux. Sartori énonce que la bonne gestion est une perspective « d’optimisation suffisante ».
Si les idéaux ne peuvent devenir des faits, ils peuvent néanmoins se réaliser partiellement. Pour être mis en œuvre, ils sont soumis à un plan intermédiaire, qui fait un lien entre le plan normatif et le plan empirique. Pour bâtir une théorie de la démocratie, selon Sartori, les valeurs de la théorie normative doivent s’adapter aux contraintes empiriques. Cette mise en œuvre opérationnelle s’effectue alors à un niveau intermédiaire. Pour soutenir la conversion de l’idéal en réalité, Sartori énoncera la « règle du feedback ». Cette règle de la « rétroaction » consiste en un passage de la maximisation à l’optimisation, c’est-à-dire la recherche de la réalisation partielle des idéaux et non une réalisation absolue. Selon cette règle : « dans la mesure où un idéal est converti en réalité, il doit également faire l’objet d’un contrôle en retour ». L’idéal se répercute sur la réalité en raison de la « surveillance par rétroaction ». En vertu de cette règle, si la déontologie démocratique dans un système démocratique est formulée sous une forme extrême, alors elle commence à agir contre ce système.
Ainsi, le principe démocratique de souveraineté populaire, qui à l’état pur et maximal se traduit par le principe de « tout le pouvoir au peuple », doit être modifié pour être mis en œuvre dans la réalité, afin de mettre en lien le pouvoir avec son exercice. Pour réaliser un idéal, Sartori se fondait sur la théorie des « principes intermédiaires » de Benjamin Constant. Selon la théorie de Constant, notamment dans les « sociétés nombreuses », la déontologie doit être soumise à une réélaboration intermédiaire : « chaque fois qu’un principe semble inapplicable, c’est que nous ne connaissons pas le principe intermédiaire qui contient les moyens d’application ». Sartori passera par la théorie de Constant avant de formuler sa règle de rétroaction permettant la traduction des idéaux dans la réalité . Ici, dans une théorie de la démocratie, le principe intermédiaire est la représentation. Ce principe intermédiaire vient limiter le pouvoir, car dans un système de gouvernement représentatif, personne n’est en mesure d’exercer un pouvoir absolu. Il permet également au peuple d’exercer réellement le pouvoir par le contrôle des personnes qui sont au pouvoir. Ce faisant, il respecte le principe premier tout en s’en éloignant. Sans les structures intermédiaires qui mettent en œuvre l’exercice du pouvoir, l’idéal maximisé agirait de façon destructive, car, au nom du peuple, il exigerait un pouvoir absolu qui agirait contre la démocratie. Appliquer la règle de rétroaction de Sartori signifie que le principe, « tout le pouvoir au peuple », doit être progressivement modifié, au fur et à mesure qu’une démocratie se développe, en un principe « tout le pouvoir à personne ».
La règle de rétroaction renverse la maximisation en une minimisation des idéaux. Il faut ici parler d’optimisation. Sa proposition se retrouve dans les approches modernes du droit, comme dans la théorie principiologique de Dworkin. Ces approches,
considèrent les normes-principes [ou idéaux dans la désignation de Sartori] comme des règles d’optimisation qui restent abstraites dans l’ordre jusqu’à ce que des cas empiriques paradigmatiques [cas difficiles] admettent la concrétisation opportune de ces principes dans leur forme optimisée.
Il ne faut pas les prendre à la lettre, comme le ferait le perfectionniste, mais considérer qu’ils changent. Dans la pensée de Sartori il faut considérer que : « lorsqu’un idéal se concrétise il faut l’ajuster dans la même mesure en fonction de la distance qui le sépare de ses fins ». Ainsi, plus la démocratie s’accroît, plus sa déontologie doit diminuer. Sartori considère que c’est la méconnaissance de cette règle qui engendre une ingratitude de l’homme contemporain. C’est la désillusion qui accompagne une promesse trop inaccessible pour être tenue. Ainsi, Sartori, par sa théorie intermédiaire, cherche à garantir l’applicabilité des valeurs de la démocratie par une théorie dans laquelle les faits et les valeurs se corrigent mutuellement. En conséquence, les valeurs et la réalité peuvent être modifiées afin de promouvoir une meilleure adéquation entre la théorie et les données empiriques. La démocratie est donc une construction inachevée, qui se fonde sur la tension entre les normes et les faits. Cette tension s’illustre de façon historique :
La démocratie est un artefact et même un macro-artefact évolutif. [...] Nos artefacts politiques sont en grande partie le fruit de nos tâtonnements et de nos erreurs. Ce n’est souvent qu’a posteriori, lorsque la construction s’est matérialisée, que nous comprenons ce que nous avons réellement construit. Ainsi, le projet esquissé par la théorie de la démocratie est en grande partie une rétroaction, une réflexion analytique sur les réalisations qui n’ont pas été planifiées à l’avance ou qui ne se sont pas déroulées comme prévu.
Ainsi, il est possible de considérer, comme Sartori, que l’histoire est une ressource méthodologique fondamentale dans la construction de la théorie de la démocratie. La connaissance de ce régime semble s’améliorer au fur et à mesure de l’histoire, tant en ce qui concerne sa théorie que ses pratiques. Il s’agit donc d’un modèle dynamique qui converge vers un idéal possible, même si cet idéal ne conduit pas à sa pleine réalisation.
II. Une théorie de la démocratie géométrique bi-dimensionnelle
La théorie de la démocratie de Giovanni Sartori est une théorie qui peut être qualifiée de « géométrique ». Elle est fondée sur une dynamique entre une dimension horizontale de la démocratie et une dimension verticale, qui se soutiennent mutuellement. Le pouvoir appartient nominalement au peuple, qui l’exerce dans une dimension horizontale par la démocratie électorale.
La dimension horizontale concerne la participation populaire et la diffusion du pouvoir, la base de la démocratie. Elle est caractérisée par l’élection, fondée sur l’opinion publique, et met en évidence un rôle restreint du demos, qui ne peut et ne devrait s’exprimer que lors des élections en raison de son primitivisme politique (A). Elle est complétée par la dimension verticale de la démocratie, qui renvoie au commandement, à l’autorité et à l’exercice du pouvoir. Cette dernière est caractérisée par le rôle accru des élites élues qui gouvernent (B).
A. La dimension « horizontale » de la démocratie : un rôle du citoyen limité
Sartori est attaché à l’image selon laquelle une théorie de la démocratie est comme une maison, elle a besoin de fondations solides. Ainsi, une théorie de la démocratie doit être réaliste et reposer sur des fondements réalisables : la dimension horizontale de cette dernière. Il s’agit de la démocratie comme système de non-commandement. Elle concerne donc le rôle du citoyen qui s’exerce lors des élections, qui investissent un gouvernement reflétant une opinion publique libre et autonome (1). Dans la conception de Giovanni Sartori serait irréaliste et donc dangereux d’en attendre plus du citoyen, en raison du primitivisme et de l’apathie politique dont il fait preuve (2).
1. L’opinion publique fondement de la démocratie électorale
La démocratie est un gouvernement reflétant l’opinion du peuple, c’est-à-dire, un gouvernement du consensus (a) qui exprime une opinion publique autonome dont la formation influence la décision de l’électeur (b).
a) Un gouvernement du consensus fondé sur l’opinion publique
Selon Sartori, la politique repose sur la relation entre les gouvernants et les gouvernés. La démocratie étant à la fois le gouvernement du peuple et sur le peuple, il en déduit que le peuple est à la fois le sujet du pouvoir et celui qui l’exerce. La démocratie est donc : « en partie un système gouverné et en partie un système gouvernant ». Dans une tradition schumpétérienne, le peuple exerce le pouvoir essentiellement durant les élections. Cela représente la dimension horizontale de la démocratie, car c’est le seul moment où le demos est réellement actif, par le vote ; où le peuple participe dans son intégralité à l’exercice du pouvoir, ou du moins peut l’exercer. Les élections sont un instrument pour contrôler les dirigeants. Entre ces dernières, le demos reste essentiellement inactif, laissant aux gouvernants un pouvoir presque discrétionnaire dans la politique qui sera menée. Au-delà des élections, les seules voix qui se font entendre, selon Sartori, sont celles d’une élite ou d’une minorité. On constate donc que, même dans sa dimension horizontale, la démocratie confère peu de pouvoir au citoyen à titre individuel, car lors des élections, comme dans toute participation, plus le nombre de participants est grand et plus le rôle attribué à chacun en particulier dans la décision finale est petit. La participation électorale est surtout une « participation symbolique », un sentiment d’être inclus. Sur le plan normatif, la démocratie est donc un pouvoir égal pour tous, mais empiriquement c’est uniquement le pouvoir du peuple actif. Par conséquent, puisque la conception de la démocratie de Sartori, même dans sa dimension horizontale, repose avant tout sur les élections, il est indispensable d’admettre que la représentation est la démocratie dans l’intervalle entre celles-ci. Elles sont « la variable d’ajustement qui permet de soutenir que le peuple est souverain ». Elles sont importantes dans la théorie de la démocratie de Sartori uniquement pour ce qu’elles font, parce qu’elles se déroulent et qu’elles permettent un gouvernement légitime.
Les élections, qui sont le fondement de la démocratie électorale, expriment dans leur ensemble l’opinion publique, c’est-à-dire du public, dont l’objet est la res publica, l’intérêt collectif. Afin d’exprimer la volonté du peuple souverain, autant les élections que les opinions qui seront exprimées doivent être libres, car des élections libres avec une opinion qui ne l’est pas n’expriment aucune volonté du peuple. Or, comme l’écrivait Albert Venn Dicey, cité par Sartori : « Le véritable fondement de tout gouvernement est l’opinion des gouvernés ». Les élections sont donc un moyen dont la finalité est le gouvernement de l’opinion, un gouvernement qui répond aux aspirations de l’opinion publique et qui est responsable à son égard. C’est dans cette opinion publique que s’incarne le peuple – fondement du pouvoir – et dans lequel il exprime sa volonté. Sartori signifie même que « tout l’édifice de la démocratie repose sur l’opinion publique et sur une opinion qui émane des publics qui l’expriment ». Le pouvoir électoral est la garantie mécanique du système, tandis que les conditions dans lesquelles les citoyens reçoivent les informations forment sa garantie substantielle.
La notion de gouvernement d’opinion s’articule avec celle de gouvernement par consentement. Les gouvernements, qui reflètent les opinions de l’électorat et qui sont responsables par des élections libres et fréquentes devant leurs électeurs, sont des gouvernements fondés sur le consensus. En effet, les élections manifestent un « consensus général », c’est-à-dire les opinions de ceux qui souhaitent les manifester. La démocratie nécessite une opinion publique qui fonde le « gouvernement par consensus », qui suppose que les élections reflètent les opinions de l’électorat. Le consensus n’est pas un consentement réel, un consentement actif de chacun, ce n’est pas non plus une approbation. Il peut se réduire à une simple acceptation. Il convient de distinguer trois objets et niveaux de consensus dans la conception sartorienne. Tout d’abord, au niveau de la communauté, le consensus de base, sur les valeurs suprêmes, telles que la liberté et l’égalité qui structurent un système de croyances. Puis, au niveau du régime, le consensus sur les règles de procédure. Enfin, au niveau du gouvernement, le consensus concernant les politiques gouvernementales. Il faut alors distinguer les conditions qui facilitent la démocratie et celles qui lui sont essentielles. Le consensus à l’échelle de la communauté concerne le système de croyances et donc les valeurs sous-jacentes. Si la société partage ces valeurs, alors il s’agit d’une culture politique homogène, à défaut, il s’agit d’une culture politique hétérogène. Il s’agit d’une condition utile à la démocratie, mais pas sine qua non. Au niveau gouvernemental, le consensus s’illustre en tant que dissensus, c’est un accord sur le désaccord. Les désaccords portent sur qui gouverne. Cette condition met en exergue la nécessité de la discussion dans une démocratie. Le dissensus est consubstantiel d’une société pluraliste et favorise la formation des partis en opposition, elle permet le mécanisme de critique mis en place dans le régime démocratique par l’opposition.
Néanmoins, le seul consensus qui est une condition nécessaire est le consensus procédural, l’accord sur ce que Sartori appelle : « les règles du jeu ». La règle principale à ce titre, est celle qui établit une méthode de résolution des conflits, qui décide comment décider. Cette règle est celle de la majorité, une méthode de résolution pacifique des conflits. Le consensus procédural sur qui a le droit de décider et comment est une condition préalable indispensable à la démocratie. La démocratie nécessite donc des procédures internes capables de laisser s’exprimer les conflits et de les résoudre.
b) Le prérequis d’une opinion publique libre et autonome
L’opinion publique est le fondement matériel et opérationnel de la démocratie pour Giovanni Sartori. C’est même la « clé maîtresse » de la démocratie. Pour cela, la garantie d’une opinion publique autonome est une condition de la démocratie. L’auteur, en termes platoniciens, considère que la démocratie ne nécessite que la doxa, l’opinion, et non l’épistémè, la connaissance. Il précise par ailleurs que, selon sa définition, l’opinion publique est nécessairement relativement libre et autonome. À l’inverse, il n’y a pas d’opinion publique quand elle est réduite à un simple reflet de l’opinion de l’État. En effet, le développement technologique a impacté l’autonomie de l’opinion publique – notamment par la télévision – et a rendu possible dans les régimes totalitaires des opinions diffusées parmi le public, mais qui n’émanent pas du public, qui sont des opinions officielles imposées. Cela ne sera pas considéré dans les développements à suivre comme une opinion publique.
La formation de l’opinion publique dans la théorie sartorienne découle de trois modèles : premièrement, le modèle de la cascade depuis les élites ; deuxièmement, le modèle du bouillonnement vers le sommet ; troisièmement, le modèle des identifications individuelles à des groupes de référence. Ensemble, ces modèles forment les ingrédients de la composition globale de l’opinion publique. Dans le premier modèle, celui de Karl Deutsch représenté par la cascade, la formation et la diffusion de l’opinion provient de l’élite par un mouvement qui descend vers le peuple à travers plusieurs niveaux : « Le bassin supérieur est constitué, pour Deutsch, des élites économiques et sociales. Il est suivi par les bassins des élites politiques et gouvernementales, des médias, des leaders d’opinion et, enfin, du grand public ». Le modèle est caractérisé par un mélange continu entre opinions et intérêts discordants par des canaux de communication multiples. À chaque niveau de descente, les opinions sont reformulées horizontalement puis, en passant à un autre niveau, sont modifiées. Sartori appuie notamment le rôle des médias et des leaders d’opinions. Il s’agit du modèle dans lequel l’information est considérée comme la plus pertinente, mais il met en exergue une certaine centralité de l’information.
Ce modèle est complété par un second modèle de diffusion de l’information, le modèle du bouillonnement vers le haut. Le modèle de Deutsch ne tient pas suffisamment compte des « groupes d’idées » et de leur localisation : « Comme les opinions naissent, en fin de compte, des idées, la prolifération des groupes d’idées, des noyaux intellectuels qui restent au bas de l’échelle de stratification sociale, équivaut à une prolifération et à une intensification des processus de bouillonnement ». S’il avait pu être considéré que ce bouillonnement était une sous-espèce du mouvement en cascade, pour Sartori : « La croissance et la diffusion d’une intelligentsia prolétarisée, d’un “intellectuel massifié”, témoignent d’un modèle différent ». Il existe donc des processus autonomes et indépendants de formation de l’opinion publique. Ce modèle d’information concerne les questions qui touchent les citoyens au plus près. Il est assimilable à des « marées d’opinion » dont le mouvement ascendant est mis en marche lorsque l’opinion publique réagit de façon inattendue et imprévisible pour les couches supérieures. Il est accentué notamment par les intellectuels des couches les plus pauvres, les élites de masses, dont l’origine est dû, selon Sartori, à l’expansion massive de l’enseignement supérieur dans les sociétés post-industrielles.
Enfin, dans le troisième modèle, celui d’identification qui peut être rattaché à Bernard Berelson, les opinions des individus proviennent des groupes de référence auxquels ils s’identifient et avec qui ils interagissent – tels que la famille, l’identification religieuse, de classe… Dans ce modèle, Sartori considère que l’opinion n’est pas pertinente, car elle est formée par identification. Elle n’est pas nécessairement en lien avec l’information, elle est préconstituée par rapport à cette dernière. Elle peut même aller à l’encontre de l’évidence véhiculée par l’information. Elle n’est donc pas fondée sur des connaissances, mais sur un mimétisme.
Ces trois modèles, ensemble, permettent de fonder l’opinion publique qui, comme l’énonce Sartori, est « un creuset d’influences et de contre-influences ». Le premier modèle est celui qui permet que la volonté du peuple soit la plus informée, mais également dans lequel le peuple est le plus susceptible d’être manipulé par l’influence des médias. Le dernier est celui qui permet le plus une volonté du peuple libre, dans le sens d’une volonté autonome, indépendante. Tandis que le modèle de formation de l’opinion par bouillonnement, en termes de manipulation, se situe à un niveau intermédiaire entre les deux autres.
Afin de garantir une opinion publique qui n’est pas manipulée, Sartori formule plusieurs conditions qui permettent une opinion publique relativement autonome : « un système d’éducation qui n’est pas un système d’endoctrinement ; et une structure globale de centres d’influence et d’information pluriels et diversifiés ». De plus, l’opinion publique libre découle d’une structure polycentrique des médias et de leurs interactions concurrentielles. Ces conditions mettent en exergue, selon l’auteur, que l’autonomie de l’opinion publique présuppose des conditions de type marché. Il en découle une société pluraliste et un mécanisme de contrôle réciproque par la surveillance, car chaque canal est exposé à la vigilance des autres canaux. La théorie de Giovanni Sartori, concernant la formation de l’opinion publique, pourrait être alimentée par une pensée sur les réseaux sociaux, qui sont devenus des espaces dans lesquels se forme l’opinion publique et qui présentent des risques importants pour la démocratie.
Si la démocratie suppose, dans la conception sartorienne, une opinion publique libre et autonome qui fonde un gouvernement du consensus, cela doit être mis en balance de façon réaliste avec la base de l’information. Or, selon l’auteur : « la base d’information des masses est étonnamment pauvre et décourageante ». Le citoyen moyen serait ignorant et désintéressé par la politique. De plus, même un citoyen plus éduqué ne serait pas nécessairement plus intéressé, car rien ne prouverait « qu’une augmentation générale des niveaux d’éducation se reflète dans une augmentation spécifique du public informé sur les affaires publiques ». En effet, la distribution de l’information politique inégale et discontinue conduit à de fortes disparités dans l’intérêt et la compétence politique entre les citoyens. En prenant en compte cela, la démocratie électorale ne permet pas au peuple de décider sur des questions politiques, mais seulement de choisir qui décidera. Elle ne peut que, comme l’a souligné Dahl, indiquer les premières préférences ou les premiers choix du citoyen.
Si les élections permettent de faire entendre la volonté souveraine et de consacrer la légitimité des gouvernants, pour Sartori, cela ne signifie pas que le peuple ne se trompe pas, ou qu’il a toujours raison, mais qu’il a le droit de se tromper. Pour le justifier, Sartori se réfère au « paradoxe du vote » d’Arrow, qui implique que les décisions majoritaires peuvent être fausses dans la mesure où elles ne reflètent pas la préférence de la majorité et/ou que les élections ne reflètent pas la « préférence sociale » (c’est-à-dire le classement général des préférences) des électeurs. Il montre « qu’aucun processus de vote basé sur les ordres de préférence ne vérifie de manière concomitante un nombre très réduit de propriétés pourtant particulièrement évidente et souhaitable ».
Giovanni Sartori identifie deux modèles de comportement électoral : un modèle par enjeu et un modèle par identification des partis. Dans le premier modèle, la séquence est la suivante : (a) préférences en matière d’enjeux ; (b) perceptions des enjeux ; (c) vote pour le candidat ou le parti qui semble le plus proche en termes d’enjeux. Tandis que dans le second, la séquence est : (a) positionnement de soi sur un spectre gauche-droite, progressiste-conservateur ou clivant ; (b) images correspondantes du parti ; (c) vote pour le parti auquel on s’identifie, c’est-à-dire le plus proche sur le spectre en question. L’élève de Sartori, Gianfranco Pasquino, les complétera par un troisième modèle de personnalisation. Ces deux modèles formulés par l’auteur florentin sont des d’idéaux types à l’intérieur desquels le comportement réel des électeurs peut très bien présenter des combinaisons de divers critères. Dans sa théorie, Sartori considère comme un « grand simplificateur ».
Cependant, pour Sartori, l’électeur ne dispose pas d’une rationalité qui consiste en un « calcul des moyens », c’est-à-dire la capacité d’établir quels sont les moyens nécessaires et suffisants pour un but donné. Il faut pour cela des connaissances et une véritable compétence. Il ne dispose pas non plus d’une rationalité utilitaire, qui maximise l’utilité perçue pour le décideur. L’auteur italien s’accorde avec Converse, en considérant que la question de la rationalité dans le comportement électoral est « impossible à formuler ». Plus encore, il considère qu’elle ne devrait même pas être formulée, car la rationalité ne repose pas sur les électeurs. L’exigence de rationalité est transférée à leurs représentants et, par conséquent, à la théorie de la démocratie représentative, qui traduit la dimension verticale de la théorie de la démocratie de Giovanni Sartori. La rationalité́ de l’électorat n’est donc pas une condition nécessaire de la démocratie. À l’opinion publique rationnelle, Sartori préfère l’opinion publique autonome, qui s’exprime librement. Et ce d’autant plus qu’il considère que souvent, s’il est demandé au public une opinion rationnelle, celui-ci n’a pas d’opinion, mais seulement un « sentiment public très indéfini, faits d’états d’âme et d’élan affectif » et derrière le public se profile un « public fantôme » selon la formule de Walter Lippmann. En attendre davantage du citoyen serait donc une erreur.
2. Le rôle restreint d’un demos apathique
La participation du citoyen, dans la théorie sartorienne, est limitée en raison d’un demos apathique et n’est pas souhaitable au regard de ses compétences politiques (a). Dans cette conception, Sartori s’oppose donc logiquement aux thèses participationnistes qui exigent que le peuple puisse être davantage impliqué dans le système politique (b).
a) Le peuple marqué par le primitivisme politique
Sartori adhère à l’idée selon laquelle le citoyen moyen, lorsqu’il se mêle de politique, redevient, selon une terminologie que Schumpeter emprunte à la psychologie des foules de Gustave Lebon, « un primitif », régressant « à un niveau inférieur de rendement mental ». Les volontés individuelles seraient passives et si réceptives que, selon l’auteur autrichien : « la volonté du peuple est le produit et non pas la force motrice de l’action politique », elle est « manufacturée ». Ainsi, non seulement les volontés individuelles ne sauraient converger vers un bien commun inexistant – postulé dans la théorie classique – mais elles ne sont pas autonomes.
Cependant, comme le relève Charles Girard :
Si les limites de la connaissance politique des individus dans les sociétés démocratiques contemporaines, liées notamment au manque de responsabilité et d’expérience directe, ont fait l’objet d’enquêtes multiples aux résultats d’ailleurs disputés, la sociologie politique a également montré qu’ils s’appuient pour prendre position sur des sujets qui ne leur sont pas familiers sur différents signaux.
Ainsi :
Les controverses en science politique sur le niveau de savoir politique des citoyens et sur les méthodes adaptées pour le mesurer, laissent aussi peu de place à l’hypothèse de la régression primitive qu’à celle du citoyen omniscient et parfaitement rationnel que la critique réaliste attribue trop hâtivement aux philosophes de l’autogouvernement. Elles dessinent un citoyen doté d’un savoir variable et d’une compétence relative dont le comportement politique peut s’analyser comme tant d’autres conduites sociales en termes de “rationalités limitées”.
Les affirmations tranchées de Sartori portant sur un primitivisme politique totale nécessitent donc d’être nuancées et replacées dans leur contexte.
Il demeure que, selon notre auteur, les citoyens des démocraties modernes sont caractérisés par une apathie, liée à un primitivisme politique, qui a été accentué par la télévision. En effet, dans Homo Videns, quelques années après ses principaux textes sur la démocratie, Sartori affirme que la télévision modifie et appauvrit radicalement l’appareil cognitif de l’homo sapiens. La vidéo transformerait l’homo sapiens, produit de la culture écrite, en un homo videns, pour lequel le mot est détrôné par l’image. L’italien définit l’homme comme un animal symbolique, institué par le langage et en particulier par « le langage mot ». La langue est un instrument de la pensée. Or, Sartori soutient que la valeur du langage se perd à cause de la télévision et est supplantée par l’image. L’Homme, animal symbolique, devient un animal voyant. Il ne s’informe que par des événements montrés par l’image plutôt que racontés par écrit. Ainsi : « la télévision produit une permutation, une métamorphose, qui renverse la nature même de l’homo sapiens […] elle est aussi, en même temps, une paideia, un instrument “anthropogénétique”, un médium qui génère un nouvel anthropos, un nouveau type d’être humain. ».
La télévision bouleverse notre relation entre la compréhension et la vue, ce qui affecte nos capacités réflexives et nos capacités d’abstraction. Or, comme l’énonce l’auteur, « démocratie » est un mot abstrait, ne pouvant être traduit par une image. Il s’agit d’un concept qui nécessite une réflexion abstraite. La télévision, par la production d’images, efface les concepts, atrophie les capacités d’abstraction et donc de compréhension. Cette atrophie des capacités d’abstraction, qui détériore les capacités de raisonnement, empêche l’opinion publique d’être formée correctement. Elle est particulièrement influencée par l’image et de ce fait, la culture politique devient une « vidéo-politique ». Or, la culture de l’image, soutient Sartori, n’est pas compatible avec la démocratie.
En plus de déformer les capacités d’abstraction de l’Homme, la télévision a des effets néfastes sur l’information de l’opinion publique. En effet, Sartori décrit une opinion publique sur laquelle repose la démocratie comme composée de citoyens dont les informations sont trompeuses et manipulées par l’exposition massive à la télévision. Il est possible d’imaginer, a fortiori, ce que l’auteur aurait pensé de l’influence des réseaux sociaux et de leurs conséquences sur la désinformation.
Selon l’auteur florentin, l’une des raisons du manque de compétence du citoyen est le manque d’information, qui s’explique par le fait que la source d’information la plus accessible n’informe pas correctement. La désinformation, explique Sartori, peut être divisée en « sous-information » et en véritable désinformation. La « sous-information », peut ici être définie comme toutes les nouvelles qui offrent des informations limitées, qui réduisent la nouvelle à sa plus simple expression et qui n’en énoncent pas tous les aspects fondamentaux. Tandis que la désinformation, quant à elle, est une véritable déformation des faits qui induit en erreur « l’auditeur ». Sartori considère que la télévision est l’un des facteurs du désintérêt du public pour les questions importantes, qui concernent la politique : le spectateur se désintéresse des questions d’intérêt public car il n’est même pas au courant d’une information aussi fondamentale. Cela est mis en exergue par le fait que la « presse écrite a nourri des intérêts et une curiosité que la vidéo-politique a éteints ». En conséquence, la vidéo politique détériore l’opinion publique en la privant des informations dont elle a besoin. Sartori va jusqu’à considérer que « nos électeurs sont téléguidés ». Si l’opinion publique est aussi massivement hétérodirigée, on comprend la volonté de l’auteur italien de limiter la souveraineté populaire. Cela explique également que dans ses ouvrages les plus récents « les références au peuple aient quasiment disparu ».
Comme cela a pu être relevé, la mise en garde de Sartori envers l’impact de la télé sur la crise de l’opinion publique s’inscrit dans un large débat. Jürgen Habermas évoquait une « opinion non publique » manipulée par les intérêts des médias ; tandis que Bernard Manin mettait en avant le passage d’une démocratie caractérisée par une compétition entre les partis à une « démocratie du public », marquée par une relation directe entre le public et les représentants politiques grâce aux médias. Karl Popper également soulignait comme Sartori les dangers de la télévision sur la démocratie. Cette méfiance de Sartori envers les compétences des citoyens, accentués par la télévision et ses effets sur l’opinion publique s’exprime également dans sa critique d’un accroissement du pouvoir des citoyens.
b) La critique d’une participation accrue du citoyen
La démocratie électorale dans la conception de Giovanni Sartori n’est pas très exigeante envers le demos. Elle suppose uniquement un gouvernement qui est le reflet d’une opinion publique autonome et libre. En revanche, il en va autrement de la théorie de la démocratie participative, dans laquelle le citoyen agit directement au lieu de simplement déléguer à ses représentants. Elle confie davantage de pouvoir au demos, qui a un plus grand rôle.
L’un des apports les plus importants de la théorie de la démocratie revisitée, qui sera poursuivi dans La démocratie qu’est-ce que c’est, est l’étude critique faite par Sartori des courants participationnistes – il revient par la même occasion sur les critiques antiélitistes. La thèse participationniste, née dans les années 1960, s’inscrit à contre-courant face à l’hégémonie de l’approche élitiste dans la science politique américaine, dont, selon Peter Bachrach, Sartori était un auteur majeur. L’auteur italien formule plusieurs critiques contre le courant qui souhaite restaurer « la “théorie classique” de la démocratie, et ce contre le “révisionnisme” des élitistes ». Tout d’abord, il reproche au courant de ne pas faire preuve de rigueur en ne définissant pas ce à quoi correspond la participation. Ainsi, à la question de savoir ce qu’elle représente dans cette théorie, Sartori ne sait pas y répondre. Selon lui, le participationniste ne définit ni son concept, ni la participation, ni comment développer la participation – outre l’idée selon laquelle c’est en participant qu’on apprend à participer. Le participationnisme des années 1960 « ne serait in fine qu’une exaspération activiste de participer » qui ne « propose rien pour remplacer ce qu’il critique ou rejette ». Il met un concept, « la participation », au cœur de la démocratie, mais, seule, elle ne parvient pas à créer une nouvelle forme de démocratie. Sartori va jusqu’à leur retourner le stigmate « d’élitistes », car selon lui le participationnisme, empiriquement, ne s’intéressait qu’à l’assembléisme, par lequel de petits groupes de militants devenaient les avant-gardes des masses inertes. Ces jugements peuvent paraître sévères.
Pour sa part, Sartori prend le parti de définir la participation comme : « le fait de prendre une part active, volontairement et personnellement », qui ne doit pas être le résultat d’une mobilisation « par le haut », à l’issue d’une mise en mouvement, mais bien une automotion. Sa définition réduit ce qui peut être caractérisé comme une participation, car souvent, en pratique, la participation est encadrée et n’est pas une automotion. Il en déduit que l’efficacité et l’authenticité de la participation sont inversement proportionnelles au nombre de participants. C’est-à-dire que plus leur nombre est élevé, plus le poids de la participation est infime, lui faisant perdre son intérêt selon Sartori. Outre, l’idée que dans les faits une véritable participation serait insignifiante dans un État contemporain, Sartori soutient que promouvoir davantage de participation serait indésirable conceptuellement, en raison des dangers de l’hyperpolitisation et de l’extrémisme.
En effet, une participation « forte » suppose un intérêt intense. Cela conduit à deux possibilités, une séquence vertueuse, la plus rare, et une séquence perverse. Selon la première : « l’intensité de l’intérêt donne de l’attention, qui donne de l’information, qui donne de la connaissance ». Mais le plus souvent, comme le décrivent Lane et Sears auxquels se réfère Sartori, l’intensité tend à produire de l’extrémisme au niveau du grand public. Or, l’extrémisme est tel parce qu’il ne doute pas et n’est pas nuancé. Par conséquent, le participant très intense n’est pas considéré comme correctement informé et encore moins comme recherchant la connaissance. Sartori s’interroge donc légitimement sur l’opportunité de faire dépendre un système d’un tel profil. Il partage in fine la pensée de Berelson pour qui « l’intérêt extrême qui va de pair avec l’extrémisme partisan peut culminer dans un fanatisme rigide qui pourrait détruire s’il était répandu le processus démocratique ».
Néanmoins, la position de Sartori devrait être nuancée. En effet, comme le note Luis Felipe Miguel, son argumentaire souffre d’un péché originel. Sartori reconnaît qu’une grande partie de la théorie de la participation s’est concentrée sur des petits groupes, à l’instar des communautés locales, mais il renvoie toujours la discussion au système politique global, qu’il prétend prééminent. Selon lui, les participationnistes conceptualisent mal le passage de la « microdémocratie », où la participation est possible, à la « macrodémocratie », au niveau du gouvernement représentatif. Or, un point essentiel de la théorie participative est la défense de l’expansion de l’autonomie des petites unités, dans lesquelles la participation est viable, vis-à-vis de l’État. En ignorant ce principe, Sartori déforme la position de ceux qu’il critique.
Les critiques de l’auteur italien seraient plus efficaces si Sartori confrontait sérieusement les arguments des participationnistes au lieu de les rejeter comme insensés et utopiques. En effet, pour l’auteur italien, les participationnistes poursuivent un idéal inatteignable qui détériore les démocraties réelles. Ce courant met en avant une maximisation de la démocratie, dans laquelle le peuple aurait plus de pouvoir et serait davantage autonome. Toutefois, la démocratie dépend des performances du citoyen moyen, apathique. Il faudrait, selon Sartori, un peuple réellement informé et engagé pour que ce modèle soit envisageable, sans « hypercitoyen », le système proposé serait suicidaire. Ainsi, comme le relève Peter Bachrach, « la cible principale de Sartori » est l’excès de démocratie, qui pourrait conduire à sa perte : « le pire ennemi de la démocratie est la démocratie elle-même, et sa survie dépend de sa capacité à éviter ses propres excès ». Ainsi, dans la théorie de Sartori, il ne faut pas demander plus de participation, cela mettrait en danger la démocratie, il faut des élites compétentes, car « seules des élites expérimentées et responsables peuvent la sauver des excès du perfectionnisme ».
Comme le relève Carole Pateman, pour les auteurs tenants d’une vision élitiste-compétitive à l’instar de Sartori, la participation est un facteur potentiel d’instabilité de la démocratie, et l’apathie des citoyens n’est donc pas une pathologie à surmonter, mais un état « normal », voire souhaitable, contre le danger d’une « surcharge » du système due à un excès de sollicitation du gouvernement trop prompt à y répondre. En effet, Sartori s’intéresse à l’apathie des citoyens, selon lui elle n’est la faute de personne en particulier, elle n’est pas liée à un système politique et ce qu’il attend de ses citoyens ainsi que les mécanismes qu’il met en œuvre pour lui permettre de se politiser. Il est donc « grand temps d’arrêter notre recherche de boucs émissaires ». Partant de cet état de fait, seules les élites sont à même de gouverner.
À l’opposé de ces théories attendant davantage de pouvoir au peuple, Sartori, limite son rôle à la dimension horizontale de la démocratie, qui par le vote fonde un gouvernement de l’opinion et du consensus, grâce à une opinion publique autonome et un pouvoir électoral influençant en permanence les dirigeants en vertu du principe des « réactions anticipées ». Il soutient que les citoyens ne doivent pas avoir d’attentes excessives de la démocratie – et notamment plus de pouvoir. Selon lui, nos démocraties contemporaines sont déjà touchées par une crise de gouvernabilité, car plus qu’un pouvoir de décision, le peuple aurait un droit de veto qui bloque l’action des gouvernants trop réceptifs et pas assez responsables. La demande de plus de participation ici est le résultat du fait que les bénéficiaires des régimes démocratiques seraient de plus en plus « ingrats », incapables de valoriser les institutions de la démocratie libérale, car déçus d’une promesse démocratique trop inaccessible pour être réalisée. La cause remonte donc à une mauvaise gestion de l’idéal démocratique.
Cet idéal de la « démocratie de gouvernement », doit être réinterprété pour ne pas travailler contre la démocratie, au regard des faits et notamment que « l’électeur moyen n’agit pas, il réagit », « les décisions politiques ne sont pas mises au point par le peuple souverain, elles lui sont soumises. Les processus de formation de l’option publique ne partent pas du peuple, ils la traversent ». Ainsi, Sartori fustige « le défaut mortel de la construction participationniste est qu’elle ne remarque pas que la démocratie des anciens n’est pas la démocratie des modernes ». Il faut différencier la démocratie directe de la démocratie représentative et libérale. La participation n’est pas au centre d’une démocratie libérale, mais c’est bien le rôle des élites, par la représentation, qui est indispensable. Après s’être intéressé aux fondements rendant la démocratie possible, il convient d’approfondir la définition de la démocratie de Giovanni Sartori, à la fois normative et descriptive.
B. La dimension verticale de la démocratie : la réconciliation des élites avec la démocratie
La dimension verticale de la démocratie de Giovanni Sartori correspond à la démocratie en tant que système de gouvernement, qui exerce le pouvoir. Sa théorie donne une place centrale aux « élites ». Pour cela, Sartori réhabilite la dimension verticale de la démocratie, qui vise à donner le pouvoir aux minorités (1). En rapprochant la dimension descriptive de la démocratie de sa dimension normative, la démocratie est pour lui définie comme une polyarchie élective et sélective (2).
1. La réhabilitation de la dimension verticale de la démocratie
Sartori s’intéresse à la relation entre la minorité et la majorité afin de permettre un gouvernement des élites (a), à qui est confié le pouvoir (b).
a) La gouvernance des élites permise par le principe de majorité
La démocratie sous sa forme horizontale, la démocratie électorale, correspond à la participation du demos. Elle est complétée par une structuration verticale, hiérarchique, du leadership : la démocratie en tant que système de gouvernement, c’est-à-dire la démocratie représentative. La présence de dirigeants conduit à caractériser la démocratie comme un système dominé par une minorité. Sartori s’attaque alors à un paradoxe apparent : la démocratie devrait être un gouvernement de la majorité mais est gouvernée par une minorité.
La démocratie applique la règle de la majorité dans le sens où la prise de décisions est soumise à la règle de la majorité. Cela ne signifie pas que toutes les décisions sont prises à la majorité. Par l’élection, une majorité substantielle est transformée en un plus petit nombre qui gouverne. Alors, le principe de la majorité aboutit à une règle des minorités et le pouvoir est exercé par un « leadership démocratique » sans contradiction. Le principe de la majorité établit la façon dont les conflits doivent être résolus, en limitant le pouvoir qui doit être distribué entre les minorités et aux majorités. Cette règle, qui montre la conception libérale de l’auteur, vise à éviter de donner : « “tout le pouvoir” soit au plus grand nombre, soit à quelques-uns, en le distribuant tour à tour et/ou concurremment aux majorités et aux minorités. ». Ainsi, dans la démocratie en tant que système de gouvernement, c’est la règle de la majorité qui « fabrique » les minorités qui la gouvernent.
L’un des principaux problèmes empiriques que tente de résoudre Sartori est la défense des intérêts de la minorité, face au principe de la majorité qui caractérise le régime démocratique. En effet, il ne faut pas que la règle de la majorité aboutisse à une tyrannie de la majorité. Pour cela, l’auteur examine la relation entre les termes majorité et minorité dans trois contextes : « constitutionnel, électoral et sociétal ».
Au sens constitutionnel, la tyrannie de la majorité est entendue au sens d’une violation des droits des minorités par la législation ou la gouvernance. Il s’agit là de la signification la plus précise et d’une haute importance. Une seconde signification de tyrannie de la majorité au sens constitutionnel est représentée par le « despotisme électif » selon la formule de Madison et de Jefferson : le despotisme d’un gouvernement d’assemblée qui ne serait pas limité par la division du pouvoir. Dans le contexte électoral, la minorité désigne ceux qui doivent se soumettre à la volonté de la majorité, ceux qui ont perdu un vote, l’expression de tyrannie de la majorité n’est donc ici pas concernée. Enfin, la tyrannie de la majorité qui « préoccupait Tocqueville et, par la suite, Mill, c’était le danger d’une tyrannie spirituelle, c’est-à-dire d’un conformisme social extrême et étouffant. ». Ici, la relation majorité-minorité n’est importante que dans son influence sur l’individu. Il n’est pas fait appel au principe de la majorité, mais à une « tyrannie sociale ». Le principe de majorité qui met en danger les droits des minorités est donc avant tout constitutionnel. Il faut que le principe de majorité soit limité sans quoi, faute de le tempérer, il conduirait à une tyrannie de la majorité.
Un second enjeu, reposant sur la majorité dans ses rapports avec la minorité qui menace la démocratie, est le danger de la sélection à rebours.
La construction verticale de la démocratie repose sur des élections libres, récurrentes et compétitives. Durant les élections, sur lesquelles repose la dimension verticale de la démocratie, s’applique la « règle de la majorité », à la fois en tant que décision concrète et comme « règle du jeu ». Cette règle, qui remonte à Locke bien que ses caractéristiques modernes – critère quantitatif dissocié des attributs qualitatifs – n’étaient pas présentes, postule que le plus grand nombre à une plus grande valeur en raison d’un facteur quantitatif. Auparavant, la doctrine était l’unanimité, et non le droit de la majorité à l’emporter sur la ou les minorités ; le changement fut opéré par Locke qui a inséré le droit de la majorité dans un système constitutionnel.
Pour Sartori le principe de majorité est une technique, un instrument : « Toute société a besoin de règles de procédure, de résolution des conflits et de décision ; et la règle de la majorité est la procédure ou la méthode qui répond le mieux aux exigences de la démocratie ». Il s’agit ici d’un instrument électoral sélectif et non d’une valeur. Par conséquent, si la majorité décide, ce n’est pas parce qu’elle possède une valeur intrinsèque qui justifierait que le plus grand nombre doivent s’imposer, mais sa valeur provient uniquement du fait qu’elle permet d’atteindre un objectif de sélection quantitative.
Si, en démocratie, comme le soutenait John Stuart Mill, les élections ont été conçues comme un instrument quantitatif destiné à opérer un choix qualitatif reposant sur le jugement de ses pairs, la dimension qualitative s’est perdue. Comme le regrette l’auteur italien : « l’accent quantitatif a usurpé la place du qualitatif. Alors que l’intention initiale était de compter pour sélectionner, dans les démocraties actuelles, l’instruction a pris le contrôle de son objectif. ». La règle de la majorité s’est transformée en une règle purement quantitative dénuée de dimension qualitative. En conséquence, les élections qui sont censées sélectionner désélectionnent, elles sélectionnent à l’envers : « En vertu de la loi du nombre, les personnes qui méritent d’être choisies sont le plus souvent évincées par celles qui ne méritent pas d’être choisies ». L’auteur déplore que « le “leadership de valeur” est remplacé par un leadership médiocre, par un leadership indigne ». Ses critiques portent spécialement sur le fait que la valeur sélective des élections n’est plus une valeur défendue qui ferait pression sur la loi du nombre. Or, il s’agit pour Sartori d’une valeur essentielle, sans laquelle la démocratie pourrait bien disparaître.
Puisque la démocratie verticale conduit à ce qu’une minorité exerce le pouvoir et plus encore que les élus sélectionnés devraient être des élites, les meilleurs, il convient de s’intéresser à la production de ces élites.
b) La production des élites démocratiques
Lorsqu’il analyse les minorités dans le prisme de la démocratie verticale, Sartori ne s’attache pas aux minorités électorales, il ne s’intéresse à aucun type de minorité substantielle concevable, mais seulement aux minorités de contrôle, des minorités qui s’additionnent pour former une sorte de groupe de contrôle politique. Il s’intéresse donc à de petits groupes qui disposent d’un contrôle politique, c’est-à-dire, lorsque leur base de ressources est une fonction politique et/ou lorsqu’ils opèrent par les canaux de la politique et affectent les décisions des décideurs. Il faut alors distinguer une approche conceptuelle, consistant à définir les « groupes de contrôle » en fonction de leurs caractéristiques, et une approche empirique, guidée par la première, qui consiste à vérifier si les groupes de contrôle existent dans le monde réel et ce qu’ils contrôlent. Sartori, pour identifier une minorité de contrôle, utilise deux critères. Le premier altimétrique, en vertu duquel un groupe contrôle parce qu’il est « au sommet » ; le pouvoir est nécessaire pour atteindre le sommet et, inversement, il découle du fait d’être au sommet. Ce critère se limite donc à énoncer un fait. Il le mêle à un second critère explicatif, le critère de mérite : « on n’est pas au sommet parce qu’on a du pouvoir, mais au contraire, on a du pouvoir et on est au sommet parce qu’on le mérite ». Ou du moins, la personne placée au sommet l’est parce qu’elle est présumée qualifiée et capable.
Sartori souhaite revenir à la terminologie de Vilfredo Pareto, qui a adopté le terme élite parce qu’il analysait la méritocratie. En effet, la théorie parétienne de la circulation des élites est d’abord qualitative et devient altimétrique. Elle est basée sur leur qualité : les élites au pouvoir tombent lorsqu’elles deviennent incapables et les élites capables deviennent les élites du pouvoir. Le concept de Pareto est à la fois méritocratique et altimétrique, il valorise donc l’élite capable, et non l’élite au pouvoir. Mais le concept d’ « élite » a été usé – comme l’a été précédemment celui « d’aristocratie » – et cela est dû, selon Sartori, notamment à Lasswell, qui a utilisé le mot « élite » sans sa connotation positive et qui l’a ainsi « neutralisé ». Sa conception d’une élite est uniquement altimétrique, en transformant ainsi la conception de Pareto, et son sens étymologique, le mérite est supplanté par un démérite. En effet, la neutralisation du concept d’élite en son sens positif – outre la perte du mot qui permet d’évaluer les puissants en fonction de leurs mérites ou de leurs démérites – conduit à une distorsion sémantique qui engendrerait une distorsion conceptuelle. L’étude du pouvoir des groupes de contrôle conduit Sartori à revenir à Pareto et Lasswell en distinguant, entre le plan terminologique et conceptuel, entre « la structure du pouvoir et la structure de l’élite ». C’est-à-dire, à distinguer entre les faits, la structure du pouvoir, et la valeur, la structure de l’élite. Ainsi opéré ce distinguo, tous les groupes de contrôle ne sont pas des « minorités d’élite » au sens de Pareto ; et peuvent n’être que des « minorités de pouvoir », au sens de Lasswell.
Cette invitation de Sartori est néanmoins source de critiques. En effet, comme cela a pu être relevé, il n’existe pas de procédures permettant d’examiner si les détenteurs du pouvoir en démocratie sont supérieurs aux autres en quoique ce soit, sauf dans la mesure où ils dépassent – par définition – les autres dans le contrôle des ressources. En ce sens, la distinction entre élites (au sens méritoire) et minorités de pouvoir (au sens neutre) pourrait nuire à une analyse des détenteurs du contrôle des ressources. À l’inverse, le terme « élite » au sens neutre permet d’éviter les dangers d’une surcharge conceptuelle – et la nécessité de se demander systématiquement quel emploi est le meilleur – et permet d’explorer la structure du pouvoir sans a priori et de façon plus réaliste.
En outre, il a pu être reproché à Sartori mais aussi à d’autres pluralistes élitistes comme Robert Dahl, de sous-estimer le fait « qu’il existe des élites d’élites, ou des élites nettement plus puissantes que d’autres élites ». La conception de Sartori qui relevait pourtant que « le fait que les processus de direction et d’influence deviennent, dans les démocraties, extrêmement complexes et insaisissables... ne doit pas être interprété comme impliquant que les minorités de pouvoir ont peu de pouvoir ou qu’elles s’annulent entre elles. Peut-être ; peut-être pas ». Il peut donc être considéré que Sartori manque de rigueur dans sa définition de la composition des élites et ainsi dans l’analyse des stratégies d’exercice du pouvoir des élites majeures sur les autres élites.
Si la démocratie est dirigée par des élites, il faut déterminer s’il s’agit d’élites au pluriel ou d’une élite au singulier. En effet, Gaetano Mosca a élevé au rang de « loi » sa thèse sur la classe politique selon laquelle toutes les sociétés politiques sont contrôlées par une minorité (relativement homogène et solidaire). Sa loi a été discutée par Robert Dahl, selon qui, si une élite dirigeante, ou comme Sartori l’appelle, une classe dirigeante – c’est-à-dire un groupe de pouvoir unique et cohésif qui contrôle une politique – existe réellement, elle doit être identifiable empiriquement. Or, selon ses constatations, s’il est vrai qu’il existe une classe politique, il s’agit uniquement d’une « classe » au sens classificatoire du terme. Dahl, dont Sartori partage l’analyse, démontre que les termes « élite dirigeante » et « élite du pouvoir » sont des expressions erronées, qui représentent et conçoivent mal le type de structure de pouvoir qui existe dans les démocraties. La structure verticale du pouvoir dans les démocraties est caractérisée, selon les critères de Dahl, par la diffusion du pouvoir. Le modèle qui s’applique aux démocraties n’est donc pas le « modèle de la classe dirigeante », mais un modèle de leadership par des minorités, caractérisé par une multiplicité de groupes de pouvoir qui se croisent et qui sont engagés dans des manœuvres de coalition. Sartori s’accorde principalement avec Dahl, dans sa démarche conceptuelle, il utilise les termes minorités dirigeantes et leadership quand il est question de système démocratique et au contraire de commandement ou minorité dominante pour évoquer les systèmes autocratiques. Ainsi, dans un modèle démocratique l’élite dirigeante sera toujours au pluriel, car contrairement à une autocratie, les élites démocratiques sont ouvertes et dispersées et non un corps héréditaire ou coopté. Sartori conclut donc que la structure de pouvoir de la démocratie est diffuse et caractéristiquement polyarchique.
Le fait de voir dans la démocratie le pouvoir des élites nécessite de s’intéresser à l’analyse de Michels qui avait affirmé une « loi d’airain de l’oligarchie » tirée de l’étude de la social-démocratie allemande, qui remettait en question la possibilité même de la démocratie. Sartori conteste cette loi. Selon le test de Dahl, la loi d’airain de l’oligarchie imputée aux démocraties n’a jamais été découverte. Cette loi énonce que l’organisation détruit la démocratie et la transforme en oligarchie, in fine la démocratie mène à l’oligarchie. Les conclusions de Michels peuvent faire l’objet de nombreuses critiques exposées par Sartori bien qu’il considère qu’elles restent « globalement valables ». Elles sont selon Sartori un exemple de comment « nous pouvons chercher la démocratie sans jamais la trouver », car Michels n’aurait pas compris comment une démocratie à grande échelle est réellement produite. Il a cherché la démocratie à l’intérieur de la grande organisation, mais au lieu de regarder à l’intérieur des organisations, il aurait dû regarder à l’extérieur, à l’interaction entre des organisations antagonistes et concurrentes – des organisations politiques. Ainsi, même si l’organisation de chaque minorité s’avère oligarchique lorsqu’elle est examinée de l’intérieur, le résultat de la compétition entre elles est, dans l’ensemble, la démocratie. La « démocratie n’est pas vaincue par l’oligarchie, mais existe et fonctionne » comme une « polyarchie ». Il ne s’agit pas, il faut le souligner, d’un état de choses optimal. Une macro-démocratie globale résulte du simple fait que le pouvoir de décider entre les concurrents est entre les mains du demos. La démocratie est donc dirigée par des élites à qui le peuple donne le pouvoir.
2. Une définition bidimensionnelle de la démocratie : une polyarchie élective et sélective
Sartori donne une définition descriptive de la démocratie (a), qui est complétée par une définition normative (b).
a) La définition descriptive de la démocratie : une polyarchie élective
La théorie de Sartori s’imprègne de la théorie compétitive de la démocratie, formulée par Schumpeter. Selon l’auteur autrichien : « La méthode démocratique est cet arrangement institutionnel pour parvenir à des décisions politiques dans lequel les individus acquièrent le pouvoir de décider au moyen d’une lutte compétitive pour obtenir le vote du peuple ». Ainsi, les deux auteurs font des élections libres et concurrentielles, pour obtenir le pouvoir, l’élément central de la démocratie. Cependant, cette définition est strictement procédurale. La théorie de Schumpeter, donne seulement le modus operandi de la démocratie, elle est uniquement descriptive et se résume à une méthode. Sartori la complète en faisant un lien entre l’input et l’output, c’est-à-dire entre la procédure et ses conséquences démocratiques. Pour cela, il mobilise la règle des « réactions anticipées » de Carl J. Friedrich, afin de justifier que les élites défendent les intérêts du peuple.
Cette règle énonce que : « Les élus qui cherchent à se faire réélire (dans un contexte concurrentiel) sont conditionnés, dans leurs décisions, par l’anticipation (l’attente) de la façon dont les électeurs réagiront à ce qu’ils décident. ». Alors, comme Bernard Manin a pu le postuler plus récemment, les représentants politiques soumis à réélection sont incités à anticiper ce jugement rétrospectif des citoyens sur la politique qu’ils mènent. Ainsi, cela réduit la marge de manœuvre des gouvernants et affirme davantage le pouvoir du peuple, qui est un pouvoir d’influence, en détenant la possibilité de sanctionner les gouvernants par le vote. Cela suppose donc des élections qui se déroulent de façon régulière.
En souscrivant à cette règle, il s’inscrit en opposition avec Schumpeter qui niait l’influence des électeurs sur les gouvernants. Il introduit une réactivité – accentuée par les sondages d’opinion – qui permet d’approfondir une théorie simplement compétitive en théorisant que les décisions soient prises en compte pour les citoyens. Cette rétroactivité est même « le rouage qui fait tourner toute la machine dans l’intérêt du demos », elle met la démocratie verticale au service de la démocratie horizontale. Cette rétroaction réciproque est un phénomène capital qui bouleverse la conception schumpétérienne comme a pu le relever Bernard Manin. D’une part, ceux qui ont acquis le pouvoir chercheront à prendre des décisions qui leur permettront d’être réélus – correspondant à la règle des réactions attendues – d’autre part, ils bénéficient d’un retour d’information sur leurs choix par leurs électorats. Il y a donc une influence mutuelle entre gouvernés et gouvernants, une responsabilité dans la gouvernance entre les élections.
La règle de la rétroactivité signifie que les gouvernants devront tenir compte de façon anticipée des réactions possibles du peuple. Le conflit entre les gouvernés et les gouvernants étant anticipé, il est résolu dans le for intérieur des élites. Cependant cela n’élimine pas toute possibilité de conflit. Les élites peuvent se tromper en anticipant les réactions des personnes influencées. Les gouvernants, raisonnant différemment des masses, pourraient défendre des intérêts autres que ceux voulus par le peuple – notamment par une pression exercée par les appareils des partis. De la distinction entre le détenteur nominal du pouvoir et celui qui l’exerce, il est possible de considérer que le peuple pourrait être lésé dans sa volonté, jusqu’à pouvoir sanctionner ses gouvernants par les élections, et il reste donc possible de gouverner contre le peuple dans la définition de Sartori. Cependant, ce n’est pas ce qu’il observe, au contraire, il constate l’existence d’une crise de « gouvernabilité́ » résultant d’une « surcharge de demandes », en particulier de demandes déraisonnablement égalitaires. Selon lui, dans nos sociétés occidentales, les gouvernements sont trop réceptifs et pas assez responsables, faisant encourir un grave danger pour la démocratie.
Contrairement à la théorie classique de la démocratie, dans laquelle elle est caractérisée par le pouvoir du peuple, ici les élections compétitives passent au premier plan et celle-ci n’en est qu’un effet secondaire : « La démocratie est le sous-produit d’une méthode compétitive de recrutement des dirigeants. ». Il en est ainsi parce que le pouvoir d’élire se traduit également par la rétroaction, par l’attention portée par les élus au pouvoir de leurs électeurs. Ce sont donc les élections compétitives qui produisent la démocratie. Dans le cadre de la théorie de la concurrence, selon l’appellation de Sartori, ce qui précède peut-être nommé « la théorie de la rétroaction de la démocratie ». La démocratie est reléguée au second plan derrière les élections compétitives qui la produisent. Sans supposer que la participation du peuple n’a aucune fonction, cela signifie qu’elle n’est pas en soi une condition suffisante pour produire la démocratie, c’est une définition descriptive, une définition minimaliste. Elle est mêlée à la théorie de Robert Dahl, qui souhaitait prolonger « l’excellente analyse » de Schumpeter.
En se fondant sur ce qui précède, Giovanni Sartori reprend la théorie de Robert Dahl, à la différence près que la démocratie est caractérisée davantage par le fait d’être une polyarchie élective plutôt qu’une polyarchie égalitaire. Elle est caractérisée d’élective, car des systèmes polyarchiques ne reposent pas sur le suffrage universel et sont donc concurrentiels, mais pas démocratiques. Au contraire, la démocratie est une polyarchie élective parce que les non dirigeants peuvent contrôler les dirigeants. Ainsi, dans la théorie de Sartori, la démocratie est une polyarchie élective qui produit des résultats démocratiques grâce au « modèle de rétroaction ». L’auteur définit donc la démocratie de façon descriptive : « comme le mécanisme qui génère une polyarchie ouverte, dont la concurrence sur le marché électoral attribue le pouvoir au peuple et, plus précisément, impose la réponse des élus à leurs électeurs ». Il s’agit ici d’une définition minimale de la démocratie qui « établit la condition nécessaire et suffisante pour la mise en place d’un système que l’on peut à juste titre considérer comme démocratique ». Elle met en particulier l’accent sur le leadership, en faisant de l’existence de ces minorités une condition indispensable du système démocratique. Toutefois, comme l’indique Sartori : « La compétition électorale n’assure pas la qualité des résultats mais seulement leur caractère démocratique. ». Par conséquent, la qualité des résultats, le leadership, dépend des dirigeants et fera l’objet notamment de sa définition prescriptive.
b) Une double définition normative de la démocratie : une polyarchie sélective et une polyarchie du mérite
Si Sartori est qualifié d’auteur élitiste, il se distingue par son caractère normativement élitiste et non simplement descriptif. Sa théorie normative de la démocratie, dont la fonction est de perfectionner la démocratie réelle, est également élitiste. Son but serait, selon Sartori, de permettre le gouvernement des meilleurs, qui, contrairement au peuple, sont plus à même de décider. La démocratie devrait ainsi permettre la sélection de dirigeants les plus méritants. En effet, si la démocratie est une polyarchie élective, il ressort de sa théorie normative qu’elle devrait être une polyarchie sélective et de mérite. Elle doit permettre la sélection des dirigeants les plus méritants, elle doit donc produire un leadership de qualité. La théorie sartorienne vise à relier la valeur à la quantité, que la sélection d’un point de vue quantitatif, par le nombre de voix, soit une sélection d’un point de vue qualitatif, ce qui signifie que les meilleurs soient élus.
Pour cela, Sartori s’attèle à définir la déontologie de la dimension verticale de la démocratie, car, selon lui, si un leadership démocratique est vital, celui-ci n’est pas suffisamment étudié. Définir la déontologie de la démocratie verticale est d’autant plus important qu’elle subit une pression de valeurs qui la dévalorise. En effet, les mots qui sont supposés la caractériser, tels que « élection », « élite » et « sélection », ne sont plus synonymes de choix qualitatifs, mais étiquetés de façon péjorative. Dans son effort de bâtir une déontologie de la dimension verticale de la démocratie, Sartori utilise le sens premier de ses termes pour donner une première définition axiologique : « La démocratie doit être un système sélectif de minorités élues en concurrence : la démocratie doit être une polyarchie sélective. ». Il rapproche ainsi sa définition normative de la démocratie de sa définition descriptive en la complétant par un critère méritocratique, car la sélection ici n’est pas simplement le résultat d’une élection mais bien une sélection de la melior pars au sein de la maior pars.
Néanmoins, comme le relève Sartori, depuis l’Antiquité, la déontologie de la démocratie n’a pas changé, elle ne se justifie axiologiquement que de façon horizontale. . Bien qu’elle se soit développée avec la démocratie représentative, la démocratie verticale a été « laissée sans support de valeurs ». Si la liberté politique pourrait être cette valeur qui la structure, elle entre en confrontation avec l’égalité, qui est au cœur de la dimension horizontale de la démocratie. Cette distinction se fait entre le libéralisme et la démocratie : l’un appelant la liberté et soutenant la démocratie dans un sens vertical ; l’autre l’égalité et la soutenant dans un sens horizontal. En effet, tandis que la liberté politique est devenue « un idéal réalisé », car elle a été intégrée dans les structures constitutionnelles, l’égalité serait devenue « une contre-valeur, qui agit aujourd’hui comme un idéal gênant et hostile à la démocratie en tant que système de gouvernement ». A priori, l’égalité ne structure que la dimension horizontale de la démocratie. Il convient néanmoins, comme le fait Aristote cité par Sartori, d’opérer une distinction entre « égalité arithmétique » et « égalité proportionnelle ». Seule la première interprétation peut conduire à une égalité qui s’opposerait à la dimension verticale de la démocratie, tandis que la seconde pourrait la soutenir. En effet, l’égalité proportionnelle d’Aristote est une « égalité des mérites » qui permet le nivellement par le haut et pourrait donc qualifier les processus verticaux de la démocratie. La démocratie verticale dans cette mesure pourrait se fonder sur la liberté politique et sur l’égalité.
Grâce à cette définition de l’égalité, Sartori précise que la démocratie doit être une polyarchie de mérite. L’égalité en mérite bénéficie à la société dans son ensemble et permet un nivellement par le haut, souhaitable, contrairement au nivellement par le bas causé par une disqualification de la méritocratie. Pour cela, il considère que l’élite doit être un groupe digne d’être choisi. L’auteur suppose ainsi l’existence d’un groupe de référence, caractérisé par ses vertus, ce qui n’implique pas qu’il s’agisse du groupe qui détient effectivement le pouvoir. Ces vertus sont la réactivité aux demandes du peuple, mêlée à une responsabilité indépendante.
L’idéal proposé, bien que difficile à réaliser par définition – et ce d’autant plus que la démocratie sous-tend qu’il n’y ait pas de consensus sur l’identité des dirigeants méritants – reste très modeste. Comme l’a remarqué Eva Etzioni-Halevy, il ne transcende pas les structures dont nous disposons actuellement, c’est un idéal réalisable. De plus, l’auteur italien manque d’une réflexion portant sur la méritocratie. Comme l’a relevé Norberto Bobbio, Sartori – qui attache une grande importance à la qualité du leadership – n’explique pas comment une démocratie méritocratique pourrait être effectivement réalisée. Il n’indique pas quels facteurs encourageraient une représentation qualitative. Cette analyse est partagée par Gianfranco Pasquino, pour qui : « Le leadership démocratique de qualité est l’un, sinon le seul, des problèmes théoriques soulevés par Sartori qui reste sans réponse ». Il est par ailleurs discutable, comme Peter Bachrach a pu l’affirmer, que si l’électeur moyen n’est pas rationnel, il arrive à sélectionner les meilleurs. Il est possible de voir dans la définition normative de Sartori un signe d’hubris visant à légitimer les gouvernants face au peuple irrationnel : « L’idée que les “meilleurs et les plus brillants” gouvernent mieux que leurs concitoyens moins qualifiés, est un mythe né de l’arrogance méritocratique ». Enfin, il est possible de relever que l’idéal prôné s’éloigne de l’autogouvernement populaire – le pouvoir par le peuple – pour ne se rattacher, in fine, qu’à l’élection, élément aristocratique.
Ce nouvel idéal permettrait donc de protéger la démocratie, mise en danger par ceux qui confondent l’idéal et la réalité et qui réclament davantage de participation populaire et un accroissement de la dimension horizontale de la démocratie. In fine, la seule démocratie possible est donc représentative et se réalise par la compétition électorale dans laquelle les élites se disputent les votes des électeurs, système soutenu par les institutions du libéralisme politique. Ainsi, tout comme Schumpeter, Sartori marque une distance entre la réalité et l’idéal inaccessible. Néanmoins, l’auteur italien souhaite réinterpréter l’idéal démocratique afin que l’idéal fasse vivre le réel. Cet idéal d’élitisme compétitif est défendu comme supérieur aux autres idéaux au regard des effets négatifs de la démocratie directe. Pourtant il semble bien loin d’un idéal dans lequel le peuple exerce le pouvoir. La théorie de Sartori conduit à un désenchantement : « le trésor n’est pas là, ou ce qui est là n’a pas l’attrait imaginé ». Comme l’énonce Norberto Bobbio : « La démocratie s’éloigne de plus en plus de son modèle idéal, à condition que ce modèle soit, comme le propose Sartori, la méritocratie. Et le dernier argument des bons démocrates semble être devenu celui du moindre mal. ». En réalité, ce que Sartori tente de réinterpréter n’est pas la déontologie de la démocratie, car : « Une démocratie qui rejette sa propre déontologie se nie elle-même ». Sa théorie cherche un nouveau moyen d’adapter la théorie normative à la réalité : « Le problème n’est pas d’inventer une nouvelle théorie normative mais un mode de réajustement intermédiaire adapté au raccourcissement de la distance séparant l’idéal de sa réalisation possible et aux besoins changeants d’époques différentes. ».
Conclusion
Giovanni Sartori, à travers sa théorie, définit la démocratie telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être. Sa théorie permet d’avoir une vue d’ensemble de défis théoriques et pratiques que rencontre la démocratie et qui doivent être pris en compte pour la définir. Avant elle, il n’y avait jamais eu de courant d’études sur la démocratie en Italie par des professeurs de sciences politiques. La pensée de Sartori se distingue par la primauté accordée à la dimension théorique et conceptuelle, ainsi que par une riche analyse historique. En effet, à travers ses travaux, Sartori expose les différentes définitions de la démocratie données à travers le temps. Sa théorie élitiste de la démocratie est une réponse à la crise de la démocratie libérale.
Dans la continuité de la critique réaliste qui a marqué le xxe siècle, la théorie de Giovanni Sartori est une théorie de la démocratie opérationnelle pouvant être qualifiée de « néoschumpéterienne ». Elle est centrée sur l’élection avec une dimension avant tout procédurale dans sa définition descriptive, tout en ayant une dimension normative qui concerne l’élection, plus précisément dans son mode de sélection. Sa théorie de l’élitisme démocratique poursuit celle de Schumpeter, seulement descriptive, et a pu être considérée comme « la révision la plus extrême des théories antérieures de la démocratie », dans sa version la plus élitiste, en s’inspirant des travaux de Robert Dahl et en insistant sur le rôle des élites. Elle se fonde sur la théorie de Schumpeter, qui souhaitait penser une alternative à la théorie classique ; or les théories contemporaines de la démocratie tentent au contraire de renouer avec son idéal. Pour dépasser l’analyse de Sartori, selon son étudiant Gianfranco Pasquino, il est nécessaire de l’avoir bien étudiée.
Pourtant, si Sartori est toujours beaucoup étudié, il l’est moins pour sa théorie de la démocratie et moins encore pour son ouvrage le plus important Théorie de la démocratie revisitée, dans lequel l’auteur développe une vision normative et ne peut donc être rattaché qu’à un courant réaliste. La pierre angulaire de sa théorie est de savoir comment traduire l’idéal démocratique dans la réalité en tenant compte des contraintes empiriques et prescriptives. Sa défense d’une conception élitiste de la démocratie et certainement ce qui explique que sa théorie ne soit pas pleinement exploitée. Elle se détourne de l’idéal démocratique communément admis pour défendre une représentation démocratique aristocratique : « la démocratie voudrait être un système d’autogouvernement, mais en fait c’est une polyarchie, et une reconnaissance historique correcte montre qu’elle n’a fonctionné que lorsqu’une aristocratie gouvernait ».
Pour l’auteur italien, le but de la démocratie est de promouvoir le gouvernement des meilleurs. Non parce qu’elle serait la seule démocratie possible, face à un idéal démocratique trop inaccessible, mais bien parce qu’elle est la seule démocratie souhaitable. Cependant, dans sa défense de la démocratie représentative, il est possible de se demander si la théorie de Sartori ne manque pas d’une réflexion sur l’égalité, notamment concernant les inégalités socio-économiques. En effet, l’auteur italien considère en terme rawlsien que les inégalités socio-économiques devraient être réparties de manière à ce qu’elles soient à la fois (a) raisonnablement attendues à l’avantage de chacun, et (b) attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous. Néanmoins : « Sartori ne pose pas le problème de l’inégalité “substantielle” entre les citoyens qui n’ont pas les moyens économiques d’exercer ces hypothétiques activités politiques et ceux qui les ont ». Il est possible de voir dans cet oubli l’existence d’un biais un peu trop favorable aux classes situées en haut de l’échelle socio-économique qui sont sociologiquement celles qui exercent le plus souvent le pouvoir. En l’absence d’une réflexion aboutie sur la méritocratie, centrer la démocratie sur l’élection remet en cause l’idéal prôné par Giovanni Sartori – une polyarchie sélective et de mérite. Un idéal doit nécessairement être désirable et préférable aux autres. Or, sans se soucier de la possibilité de tous de participer réellement aux activités politiques, son idéal semble lacunaire, voire incohérent. En outre, ces inégalités peuvent affecter le fonctionnement de la démocratie libérale, y compris en la considérant en tant qu’ethos, en empêchant de se considérer, entre citoyens, comme égaux. Sartori lui-même considérait que « la crise actuelle de la démocratie est en grande partie une crise des fondements éthiques ». Il constate une érosion morale des démocraties dans lesquelles la volonté d’agir pour les autres a été remplacée par une vision économique selon laquelle une action doit toujours résulter en un gain. Cette crise, bien qu’il serait certainement contre cette idée, pourrait alors être liée au système économique capitaliste.
La définition de Sartori vise à constituer un « aboutissement » de la théorie classique. Il considère que la théorie du mandat a une validité d’ordre normative et que la théorie de la concurrence est descriptive. Il cherche à parfaire la conception classique de la démocratie en insistant sur la démocratie en tant que système de gouvernement et sur l’importance du leadership, et il substitue à l’idéal de l’autonomie politique du peuple une exigence limitée : le vote égal. Si selon lui, la théorie démocratique des élites constitue le noyau central de la théorie démocratique elle-même ; aujourd’hui, elle ne concentre plus l’intérêt de la doctrine. En effet, alors que la théorie de la démocratie a connu un « tournant délibératif », la théorie sartorienne est très sceptique quant à la participation du peuple et s’inscrit donc à rebours des conceptions contemporaines qui souhaitent associer davantage le citoyen aux prises de décisions. Pour Sartori, la démocratie est en danger à cause du citoyen. Soit, parce qu’il attend trop de la démocratie et ne sait pas ce qu’elle peut être, ce que Sartori rattache notamment à l’incapacité des théoriciens à définir la démocratie de façon adéquate et à la croyance erronée que l’idéal démocratique devrait se traduire directement dans la réalité. Soit, parce qu’il s’en désintéresse, ne s’informe plus et ne va plus voter. Tout comme Robert Dahl, ou Samuel Huntington, il craint particulièrement la « surcharge » du système démocratique due à un excès de sollicitation du peuple et à un gouvernement trop prompt à y répondre, ce qui pourrait conduire à l’effondrement des systèmes démocratiques. Dans la théorie de Giovanni Sartori, la participation est un facteur potentiel d’instabilité de la démocratie et l’apathie politique des citoyens peut être considérée comme une vertu. Carole Pateman considérait même que la crainte que « la participation active du peuple au processus politique ne mène tout droit au totalitarisme colore tous les arguments de Sartori ».
Cependant, contrairement au constat fondant la théorie de Sartori et selon lequel les électeurs votent en fonction d’informations défectueuses, l’interprétation délibérative de la démocratie cherche les moyens de remédier à ces défaillances dans la formation des volontés. Les tenants de cette conception de la démocratie apparue dans les années 1980 considèrent que la démocratie tire en partie sa légitimité de la délibération qui informe les citoyens. La légitimité en démocratie ne dépend alors pas seulement de qui décide, mais également de comment est prise la décision. Elle ne vient pas seulement du vote, mais de la délibération qui le précède. Les théories de la démocratie délibérative viennent compléter la démocratie électorale sans rejeter le principe de représentation et tentent de concilier la tension entre participation et représentation. Là où Giovanni Sartori rejette l’idéal d’autogouvernement populaire pour lui préférer la démocratie représentative, celui-ci est réinterprété par les théories délibératives en redonnant une place centrale à la délibération publique entre égaux. Les citoyens ne seraient pas seulement compétents pour élire leurs représentants mais aussi pour s’autogouverner. Les théories de la démocratie délibérative sont fondées sur des idéaux opposés à la théorie de Sartori ; elles donnent une place prépondérante à des citoyens ordinaires, à l’inverse d’un système de sélection des meilleurs qui l’ont mérité. Néanmoins, il a pu être considéré que Sartori aurait été favorable à toute modalité qui conduit à des décisions mieux informées, plus représentatives des préférences partagées et par conséquent, qu’il l’aurait été aux mécanismes de la démocratie délibérative. Il indiquait, il est vrai, que l’accroissement du pouvoir du peuple devait s’accompagner d’un accroissement des connaissances du peuple et ces mécanismes répondent bien à son souhait. Plus encore, il serait intéressant d’analyser les mécanismes de démocratie délibérative au prisme de sa théorie de la prise de décision, dans laquelle les « comités » sont la meilleure unité pour la prise de décision, car des points de convergences pourraient être envisagées.
Malgré son scepticisme envers le citoyen, l’œuvre de Giovanni Sartori est poussée par la volonté de défendre la démocratie libérale qui, selon lui, n’a pas besoin d’innovations majeures. Cela s’illustre dans l’allégorie de la locomotive et du machiniste :
Les machinistes sont des citoyens qui ne sont pas exceptionnels. Mais la locomotive est bonne. C’est même en soi la meilleure locomotive qui ait jamais été inventée pour permettre à l’homme d’être libre et de ne pas être soumis à la volonté arbitraire et tyrannique d’autres hommes. Il nous a fallu près de deux mille ans pour construire cette locomotive. Essayons de ne pas la gaspiller.
Mario Guglielmetti
Diplômé de l'Université Paris II Panthéon Assas en philosophie du droit et droit politique.
Ses domaines de recherche sont le droit constitutionnel et la théorie de la démocratie.
Pour citer cet article :
Mario Guglielmetti « La théorie de la démocratie de Giovanni Sartori », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/la-theorie-de-la-democratie-de-giovanni-sartori-1942]