Bertrand de Jouvenel, dans ses textes politiques des années 1945 à 1965, a caractérisé l’évolution des Etats contemporains, devenus très différents du type de l’Etat libéral des XVIIIe et XIXe siècle : au vieil Etat arbitre, dominé par le Parlement, a succédé un Etat actif, dominé par le gouvernement. Ce contexte pose à nouveaux frais la question libérale de la limitation de l’Etat et de la protection de l’individu contre le pouvoir. Les solutions examinées par Jouvenel invitent toutefois à s’interroger si ce nouveau type d’Etat, liée à l’idéologie de l’Etat-providence, ne rend pas obsolète l’ambition libérale de le limiter efficacement.  

Bertrand de Jouvenel or disenchanted constitutionalism

In his political writings from 1945 to 1965, Bertrand de Jouvenel characterized the evolution of contemporary states, which have become very different from the liberal state of the 18th and 19th centuries: the old arbiter state, dominated by Parliament, has been replaced by an active state, dominated by Government. In this context, the liberal question of limiting the state and protecting the people from power is posed afresh. Jouvenel's solutions, however, raise the question of whether this new type of state, linked to the ideology of the welfare state, does not render obsolete the liberal ambition to limit it effectively.   

B

ertrand de Jouvenel est un auteur inclassable. Inclassable en raison des multiples casquettes qu’il a portées : journaliste, essayiste, romancier, professeur, expert. Inclassable en raison des nombreux sujets auxquels il s’est intéressé : l’économie, l’actualité internationale, l’histoire, la philosophie politique, l’écologie. Inclassable en raison de sa trajectoire politique tortueuse, qui le rend difficile à situer : après avoir fréquenté les groupes non-conformistes des années 1920 et 1930, il devient membre en 1936 du Parti Populaire Français de Doriot, puis s’affiche après la guerre en héraut du courant libéral francophone.

La position de Jouvenel à l’égard du champ académique est délicate à cerner aussi. Sa carrière se déroule pour l’essentiel en dehors de l’Université, mais les universitaires s’intéressent à ses livres Du Pouvoir (1945) et De la Souveraineté (1955) ; il est invité à enseigner dans les années 1950 et 1960 dans plusieurs universités américaines, puis à la faculté de droit de Paris à partir de 1967. Bien qu’il ne fasse pas partie du canon des auteurs lus et cités en droit ou en science politique, ses écrits sur la politique intéressent le droit constitutionnel et la réflexion sur les institutions politiques. Ce sont ces textes que nous examinerons ici, spécialement ceux de la période 1945-1965 où la politique et les institutions sont le principal sujet de réflexion de l’auteur, ses travaux antérieurs portant plutôt sur la politique internationale et l’économie, et ses travaux ultérieurs sur la prospective et l’écologie, domaine dont il est l’un des pionniers en France.

Le thème de réflexion de Jouvenel durant cette période, c’est l’évolution de l’État occidental, à long terme et à court terme.

À long terme, il met en évidence la fantastique croissance de l’État au fil des siècles ; c’est le sujet en 1945 de son livre le plus connu, Du Pouvoir.

À court terme, il est frappé par les changements survenus dans l’équilibre des pouvoirs au sein des États occidentaux au cours du xxsiècle. Partout, l’exécutif prend le pas sur le législatif, regagnant le terrain perdu depuis la fin du xviiie siècle ; aussi, le pouvoir exécutif se concentre, jusqu’à reposer presque en entier dans les mains d’un seul individu. Cette concentration s’accompagne d’un changement de conception du rôle de l’État, avec la transformation de l’État-gendarme en l’État-providence.

De telles mutations représentent un défi pour le libéralisme. Quelles réflexions inspirent-elles à Jouvenel ? Il s’agit d’abord d’en bien prendre la mesure, pour poser le bon diagnostic ; telle est la tâche descriptive à laquelle il se consacre dans Du Pouvoir et dans d’autres textes de la même époque comme « Introduction à la théorie de l’État comme monopoleur » (1948), article programmatique consacré à la multiplication des monopoles publics dans l’économie française, ou L’Éthique de la redistribution (1951), opuscule sur le danger que les transferts de richesse organisés par l’État au nom de la justice sociale font courir à la liberté individuelle.

Surtout, ces évolutions de l’État posent à nouveaux frais la question-clef du libéralisme, celle de la protection de l’individu contre l’État. Le constitutionnalisme libéral a jusqu’à présent garanti cette protection en travaillant dans deux directions : d’une part, il considère qu’il faut indiquer à l’État les frontières de son action dans une Constitution, d’autre part, qu’il faut organiser la division des pouvoirs pour qu’ils s’empêchent mutuellement de déborder de leur lit – deux axes que Bernard Manin résumera en parlant de « règle » et de « balance ». Mais ce travail théorique du libéralisme a été réalisé avant que l’État n’acquière ses dimensions et son rôle actuels, dans un contexte où l’on se faisait de sa fonction et de son rapport à la société une idée qui n’avait rien à voir avec la nôtre. Jouvenel en déduit que le programme libéral classique, conçu pour un État réduit et distant, est frappé d’obsolescence (I), et qu’il convient de renouveler ses techniques, pour les adapter à notre nouvel État interventionniste et étendu (II).

I. L’obsolescence du constitutionnalisme classique

La réflexion de Jouvenel part d’une réflexion sur le rôle de l’État dans la pensée des auteurs du xviiie et du xixe siècle. Tous communient dans l’idée d’un État « purement gendarme », spectateur et arbitre de l’activité des particuliers.

On imaginait l’autorité publique chargée d’assurer et de maintenir des conditions générales, propices à la recherche, par les hommes individuellement, de leur bien particulier. Responsable seulement de ces conditions générales, l’État n’était alors chargé ni de réparer les maux affectant certains ni d’assurer un rythme de progrès pour l’ensemble.

L’État s’acquitte de cette mission réduite en fournissant aux individus un cadre de règles générales, simples, stables ; il s’ensuit que leur auteur, le Parlement, n’a vocation à se réunir que « de temps en temps » – Locke, observe Jouvenel, insiste sur l’intermittence du travail législatif.

Au plan de l’équilibre des pouvoirs, une telle conception de l’État débouche naturellement sur la prééminence du Parlement, producteur des lois qui sont la tâche essentielle de l’État. A contrario l’exécutif, « simple gardien des règles posées », est second, subordonné, son nom même signalant qu’il est dépourvu d’initiative. Joseph Barthélémy dira qu’à ce compte il n’est pas un pouvoir, plutôt une fonction.

Toujours habile à trouver des images éclairantes, Jouvenel compare cette conception de l’État aux conceptions théologiques. La théologie fournit deux images de Dieu : ou bien il apparaît comme une Puissance présente au jour le jour, qui arrange le cours des choses en réponse aux prières ; ou bien il apparaît comme une sagesse suprême et lointaine, qui a fait aller les choses une fois pour toutes d’après des lois parfaites, et qui s’est retiré ensuite. L’État spectateur de Locke, dit Jouvenel, ressemble à cette sagesse suprême : ayant légiféré une fois, il laisse opérer ses lois, supposées produire un résultat bon par définition. L’État contemporain, au contraire, ressemble à une Puissance omniprésente, qui influe au quotidien sur le cours des choses. Loin d’un spectateur invisible de l’activité sociale, il se veut actif, se donne des objectifs, mène des politiques, intervient, avec l’assentiment du public. On n’attend plus de lui qu’il pose simplement des règles à l’activité individuelle, mais « qu’il remédie à toutes les situations malheureuses, et qu’il veille à un accroissement rapide et régulier de la richesse moyenne ». Personne n’accepterait plus que l’État assiste sans réagir aux malheurs des citoyens, ne tente pas de favoriser tel ou tel état de choses jugé souhaitable ; au plan économique notamment, « un gouvernement d’aujourd’hui est en faute si le plein emploi n’est pas maintenu, si le produit national n’augmente pas, si le prix de la vie augmente, si la balance des paiements est déséquilibrée, si le pays prend un retard technique à l’égard des autres ».

Cette transformation des fonctions de l’État a des conséquences sur son organisation intérieure. « Il nous est devenu impossible de concevoir les opérations de la puissance publique comme Locke les imaginait : des représentants élus pour une session brève, posant des règles que le “pouvoir exécutif” se borne ensuite à faire observer. »

Les sessions du Parlement ne peuvent plus être brèves et espacées, car l’État moderne est à l’œuvre en continu.

Les lois du Parlement ne peuvent plus se présenter sous la forme de simples prohibitions adressées aux individus : elles sont désormais des programmes d’action pour l’État.

Les dépenses de l’État ne peuvent plus s’envisager à l’échelle d’une année – règle de l’annualité –, elles doivent être programmées sur plusieurs années.

La machine parlementaire elle-même semble être obsolète au regard des nouvelles fonctions de l’État : inventée pour discuter l’opportunité de règles générales, elle n’est pas adaptée au pilotage de vastes politiques publiques, impliquant la maîtrise d’une masse de données techniques. Jouvenel ironise :

On se plaint aujourd’hui que les parlementaires n’étudient pas suffisamment les problèmes sur lesquels ils se prononcent : c’est là une injustice et même une absurdité. Le nombre, la diversité, la spécificité des questions qui donnent lieu à des actes de l’autorité publique sont tels qu’il est au-delà des forces d'aucun homme d'avoir une opinion informée et délibérée sur chacun. Cette situation ne se trouvait point au xixe siècle où les principes professés par les parlementaires excluaient de l’activité gouvernementale l’énorme majorité des actes faits à présent.

Puisque le Parlement n’est plus le lieu de pilotage adéquat des tâches de l’État, le centre de gravité du pouvoir se déplace mécaniquement vers le gouvernement et l’administration. L’exécutif, de second, devient le « pouvoir actif ». Ce rapport des pouvoirs au sein de l’État, conforme à la variation de ses missions, témoigne d’un « rapport entre la fonction et la forme » : à l’État-gendarme, la domination du Parlement, à l’État-providence, celle du gouvernement. Et comme le pouvoir exécutif a naturellement une tendance à la personnalisation, on assiste du même coup à la concentration du pouvoir dans les mains du chef du gouvernement (ou de l’État). Jouvenel donne à cette situation le nom de principat : « Chef de l’État, premier ministre ou chancelier, un homme tient en mains toutes les rênes […] C’est le Principat, à la romaine, et il y a peu de pays à présent où l'on ne trouve pas ce phénomène ». Quel retour de balancier, par rapport à la faiblesse de l’exécutif depuis la fin du xviiie siècle, même encore vers 1920 dans les Constitutions de l’Europe nouvelle qu’étudiait Mirkine-Guetzevitch !

Le plus humiliant pour le Parlement, ainsi relégué, c’est qu’il ne peut même pas se consoler en se disant qu’il conserve le pouvoir de contrôler l’action du gouvernement. La raison avait été vue déjà par Rousseau : on peut contrôler efficacement un organe qui agit peu, on ne peut pas contrôler un organe qui agit beaucoup. Dès lors donc que le gouvernement réalise beaucoup d’actes, il « ne rend plus compte que des principaux » et, à la longue, « il vient à bout de n’en rendre d’aucun ». C’est pourquoi, conclut Jouvenel, « les classiques […] sont si réticents à l’endroit du rôle de l’État».

La distinction proposée par Jouvenel entre l’ancien État libéral/parlementaire et le nouvel État interventionniste/administratif est plus significative que la distinction classique, chère aux juristes, entre régime parlementaire et régime présidentiel. Poussant sa réflexion, il la modélise à travers un couple de termes antagoniques, la nomocratie et la télocratie.

Par nomocratie, Jouvenel désigne le type classique d’État régalien, non interventionniste, qui se contentait de régler l’activité des individus par des règles prohibitives. Dans un tel État, le parlement édicte les lois, puis l’individu choisit ses objectifs et mène librement sa vie dans le cadre ainsi fourni, l’État se désintéressant du résultat.

La télocratie, au contraire, désigne un type d’État qui fixe à la collectivité un but à atteindre, et qui enrôle les individus au service de ce but. La nomocratie débouche sur une société gouvernée par des règles, la télocratie, sur une société gouvernée par des buts. La société télocratique ressemble au fond à une armée : les individus y œuvrent tous ensemble au même objectif, fixé pour tous par l’État .

Qu’en est-il des régimes réels au regard de ces concepts ? Les régimes occidentaux libéraux anciens, observe Jouvenel, tendaient vers la nomocratie pure ; les régimes totalitaires du xxe siècle tendent vers la télocratie pure ; quant à nos régimes d’État-providence, ils sont au milieu du gué, attachés certes aux vieux principes libéraux (des règles générales et la liberté pour les individus de choisir leurs objectifs), mais imprégnés déjà d’une forte dose de télocratie. « Il est manifeste que le but prend en politique une place croissante. Il semble bien qu’il y ait entre le corps électoral et le gouvernement un contrat […] par lequel le corps électoral remet le pouvoir à un homme ou parti, qui promet certaines réalisations ».

Au plan de l’analyse, ce couple nomocratie/télocratie est une contribution utile à la caractérisation des types d’État. Hayek emploiera les mêmes mots ; bien qu’il leur donne des définitions légèrement différentes, le parallèle entre les deux auteurs est frappant. Tous deux communient dans l’idée qu’il y a un continuum entre nomocratie et télocratie, donc un risque de dérive entre elles, sous l’effet de l’interventionnisme, conformément à la thèse du célèbre pamphlet de Hayek, La Route de la servitude.

Ayant décrit les États modernes, qu’il caractérise par la recherche d’objectifs (la télocratie), par la domination de l’exécutif (le pouvoir actif) et par la concentration du pouvoir (le Principat), Jouvenel est naturellement reconduit à la préoccupation des libéraux : qu’en est-il, face à de tels États, de la protection de l’individu ?

Les libéraux classiques raisonnaient dans le cadre d’un État gendarme, or nous avons affaire désormais à des États-providence. Deux voies s’offrent alors.

La première serait de revenir aux origines. Si l’État constitutionnel classique, limité, avait partie liée avec son rôle restreint – en gros, le libéralisme économique –, réhabiliter l’un implique de rétablir l’autre. Ramenons donc l’État à ses missions anciennes, car c’est la condition pour recréer l’équilibre ancien des pouvoirs, favorable au Parlement, et le type ancien des activités de l’État, à savoir la production de règles prohibitives à destination des individus.

On trouve cette ligne radicale chez quelqu’un comme l’économiste autrichien Ludwig von Mises, apôtre du retour au libéralisme des origines : partageant le constat de Jouvenel, il insiste lui aussi sur le fait que l’architecture constitutionnelle classique, articulée autour du Parlement, était corrélée à une économie libérale, où l’État ne cherche pas à obtenir des résultats économiques ; il préconise donc, en bonne logique, de revenir à cette situation antérieure à l’État-providence moderne.

Mais Jouvenel est plus modéré dans son libéralisme que son collègue autrichien. Contrairement à lui, il reste favorable à des interventions raisonnées de l’État dans l’économie, sur le mode de la planification « à la française ». De même, il est favorable à la mise en œuvre de politiques « sociales » à destination des démunis, et n’entend nullement revenir sur les acquis de l’État-providence.

Il ne lui reste donc qu’à explorer une deuxième voie, qu’on pourrait qualifier de moyenne : elle revient à « accepter le rôle toujours grandissant de la puissance publique », mais à « l’organiser de telle sorte que l’appareil développé pour servir des besoins sociaux ne puisse devenir un appareil de domination au service d’une volonté particulière ». Il s’agit, en somme, de proposer des solutions constitutionnelles nouvelles, différentes de celles, jugées obsolètes, imaginées jadis par les pères du constitutionnalisme.

Tel est le défi du « nouveau constitutionnalisme » que Jouvenel appelle de ses vœux.

II. Les moyens de limiter l’État moderne

La première idée de Jouvenel pour faire contrepoids au pouvoir « actif » – le gouvernement et son administration – consiste tout simplement à se tourner vers l’autre pouvoir disponible, le Parlement, dont c’est après tout la fonction naturelle.

Que l’intention de l’exécutif rencontre […] des obstacles […], c’est le but même de l’institution parlementaire. Si le meilleur des Parlements est celui qui vote sans barguigner les crédits demandés et les lois désirées par le chef de l’exécutif, le Parlement n’a plus de raison d’être […]. L’existence d’un Parlement ne se justifie que s’il est capable de s’opposer à l’exécutif.

Il ne s’agit pas simplement d’un appel à revaloriser le Parlement par des améliorations procédurales, comme on en a entendu de si nombreux sous la ve République. C’est que le problème aux yeux de Jouvenel ne relève pas, du moins pas essentiellement, de la technique constitutionnelle : il est avant tout social.

Où réside la force d’un Parlement ? Elle n’est pas seulement dans ses pouvoirs constitutionnels, mais dans ce qu’il est, ce qu’il représente, dans ses « soubassements sociaux ». Les révolutionnaires l’avaient bien senti, qui s’interrogeaient sur les vertus du bicamérisme : si diviser le parlement en deux chambres est bon, pour que l’une puisse arrêter l’autre, comment s’arrêteront-elles si elles incarnent les mêmes forces sociales, les mêmes intérêts ? Pour donner sa puissance au bicamérisme, concluait Thibaudeau, il faut mettre les chambres « dans une position différente », afin que « les mêmes circonstances ne puissent les égarer toutes les deux en même temps ». C’est aussi la conviction de Jouvenel, pour qui une séparation des pouvoirs qui ne repose pas sur une sociologie n’est qu’une « simple jonglerie », un « pont-aux-ânes des faiseurs de constitutions ». Si le Parlement et le pouvoir « actif » sont émanés de la même source, le rapport de forces penchera toujours en faveur du pouvoir actif, et le parlement restera son « aspect pâle et passif » ; pour relever le Parlement, il faut donc lui donner « la vie et […] la force d’une puissance sociale ».

Tout le problème est de localiser une telle puissance. Les « puissances sociales » étaient disponibles par définition dans les sociétés d’Ancien régime organisées en ordres ; il suffisait de distribuer les organes entre les ordres. Mais aujourd’hui ? Jouvenel, qui ne se dissimule pas la difficulté de l’exercice, propose de fonder la légitimité du Parlement sur l’ancrage local des parlementaires et surtout sur les catégories socio-professionnelles, idée répandue dans tous les projets de réformes institutionnelles de l’époque, qu’il préconise lui-même depuis son premier livre, en 1928. « En face du gouvernement qui représente la nation comme Tout, l’Assemblée représent[erait] la nation dans sa diversité, dans ses parties discrètes, […] celui-ci parl[ant] au nom de telle localité, cet autre au nom de telle catégorie socio-professionnelle ».

Que penser de ces propositions ?

L’idée de capitaliser sur la légitimité locale reste pertinente ; elle a fourni récemment leur principal argument à des auteurs hostiles à la limitation de la possibilité pour les parlementaires de cumuler leur mandat national avec plusieurs mandats locaux.

La légitimité socio-professionnelle à laquelle en appelle Jouvenel, en revanche, se ressent du contexte des Trente Glorieuses et paraît datée, à l’heure des reconversions fréquentes et des périodes de chômage.

En outre, toute représentation des professions ne bute-t-elle pas sur le double fait qu’on ne pourra jamais représenter fidèlement la diversité des secteurs professionnels, et qu’un parlement représentant les intérêts professionnels se condamne à n’être que l’arène d’un marchandage entre intérêts sectoriels, plutôt que l’enceinte où se construit l’intérêt général ? Il est étrange que Jouvenel, qui a si souvent médité la page de Rousseau sur l’indésirabilité des factions, n’ait pas devancé cette critique.

Plus largement, on se demande si Jouvenel est vraiment convaincu par la perspective d’une restauration du Parlement comme contrepoids au gouvernement. Il le reconnaît lui-même : les puissances sociales propres à « habiter » les organes de l’État ne se décrètent pas ; une constitution peut tabler dessus si elles existent – c’est « une situation qui se rencontre à certains stades de l’évolution historique » –, pas les susciter artificiellement, un tel résultat n’étant pas au pouvoir de l’art constituant.

La question de la restauration du Parlement, du reste, est secondaire d’un point de vue libéral. Le problème majeur, ce n’est pas la contention du gouvernement par le Parlement (même s’il est opportun de la garantir), c’est la contention de l’État pris en bloc. Que le gouvernement ait un parlement fort face à lui, qu’il soit tenu par les lois du parlement conformément au principe « légalitaire », très bien ; mais du point de vue de l’individu, cela ne fait que déplacer la menace d’une case, du gouvernement vers le parlement. « Dire que l’homme est libre lorsqu’il obéit non à des hommes mais aux lois, ce ne serait plus rien dire dès lors que les hommes qui gouvernent pourraient dénommer lois leurs volontés. »

Jouvenel retrouve ici le problème classique des libéraux, celui des lois oppressives, auquel il consacre en 1955 son deuxième grand livre de l’époque, De la souveraineté. Comment limiter le champ d’action d’un parlement réputé incarner la souveraineté, ou être élu par le souverain ? Selon quel critère évaluer ses lois, au nom de quelle règle supérieure les critiquer ?

À cette question, observe Jouvenel, les libéraux anciens ont généralement répondu par l’idée du droit naturel, de « lois naturelles connaissables par la raison », d’« impératifs moraux et des impératifs rationnels, à chaque instant discernables ». C’est au nom de la loi naturelle que les Parlements d’Ancien Régime ont fait obstacle à la volonté du roi, convaincus « de l’existence d’un ordre naturel et nécessaire, dont le législateur devait, dans leur pensée, dégager les linéaments et au respect duquel il devait sans cesse rappeler le gouvernement ». Tel sera l’objet de la Déclaration de 1789, « succédané de la Loi divine ». Mais alors, est-ce à dire qu’il faut revenir à ces principes anciens, se pénétrer de nouveau de l’idée d’un ordre naturel que les lois positives doivent imiter, d’« une Loi et un Droit émanant d’une source supérieure au Pouvoir » ?

Telle semble bel et bien être l’idée de Jouvenel, qui n’est pas le seul à l’époque à cultiver la nostalgie d’une telle forme ancienne de limitation de l’État « par l’extérieur » ; qu’on pense à la quête des juristes catholiques comme Beudant, ou à celle de Duguit avec son idée d’un « droit objectif » sécrété par la collectivité, idée que Jouvenel ne laisse d’ailleurs pas d’admirer.

Duguit, cependant, n’a jamais expliqué comment identifier ce fameux droit objectif ; quant aux tentatives de réhabiliter le droit naturel, elles n’ont pas prospéré.

Jouvenel insiste malgré tout, révolté par l’idée que le pouvoir de l’État puisse être aujourd’hui regardé comme dépourvu de bornes extérieures. « Qu’il n’y eût point de juste auparavant à quoi pût se heurter » la loi positive, « c’est là une opinion que Hobbes a pu soutenir, mais qu’aucun chrétien ne saurait admettre ». Et de soupirer après l’Ancien régime, quand l’État était si bien limité par un « ordre naturel et nécessaire » que le roi pouvait conclure à son « heureuse impuissance » !

Cet éloge du passé, qui rappelle une fois encore Duguit, équivaut hélas à condamner par avance le projet constitutionnaliste, puisqu’il laisse entendre que les seules digues efficaces contre l’État ne relèvent pas d’aménagements intérieurs, « constitutionnels », mais seulement de limites extérieures, « supra-constitutionnelles ».

En désespoir de cause, Jouvenel en appelle tout de même au contrôle juridictionnel de la loi au regard d’une Déclaration des droits à valeur constitutionnelle, succédané « moderne » de loi naturelle et meilleure approximation possible de l’ancien « moyen de contestation » que furent les Parlements.

Il n’aperçoit pas le risque du « gouvernement des juges » inhérent à un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi au regard d’un texte aussi vague que la Déclaration de 1789.

Cet aveuglement fut certes commun à tous les auteurs libéraux ; mais Jouvenel est moins excusable peut-être que ses collègues de n’y avoir pas songé, en raison de l’intérêt qu’il manifeste pour l’institution du tribunat, à laquelle l’ont conduit ses lectures de Montesquieu et Rousseau.

Le principe du tribunat, organe d’empêchement du pouvoir, lui paraît excellent : « Il doit y avoir [de tels] “avocats sociaux”, fonctionnaires publics, qui soient disponibles pour répondre à l’appel des citoyens, soit groupes, soit individus, auxquels il est fait violence par un acte de gouvernement, n’importe sa forme, et qui puissent suspendre les effets de cet acte ». Songe-t-il en pratique à un organe comparable à notre Défenseur des droits ? L’essentiel, c’est qu’un tel organe ne sera efficace selon lui qu’à condition de demeurer dans sa fonction d’empêchement, sans devenir lui-même un pouvoir. « Ce qui faisait la valeur essentielle du Tribunat, dit-il à propos de Rome, c’est que le peuple avait des défenseurs qui n’aspiraient point à devenir ses maîtres ».

Mais c’est ici que le bât blesse : Rome fournit précisément l’exemple d’un tribunat sorti de son lit, preuve que le risque existe. La déviation du Tribunat romain ne devrait-elle pas résonner comme un avertissement sur le risque d’une déviation analogue d’une juridiction constitutionnelle chargée de juger la loi ? Hélas, Jouvenel ne pousse pas sa réflexion, laissant sans réponse la question du gardiennage du gardien.

Conclusion

On a le sentiment d’un contraste entre la gravité des menaces mise en évidence par Jouvenel, et la faiblesse des remèdes qu’il envisage pour y faire face.

Les menaces sont décrites dès Du Pouvoir, dans des termes impressionnants, et martelées dans tous les textes ultérieurs : « Le progrès de la puissance publique », qui crée « les moyens d’un pouvoir personnel plus grand que jamais », les « dangers » inédits du pouvoir personnel, dans le monde d’aujourd’hui.

Quant aux remèdes, ils consistent à restaurer le Parlement face au gouvernement – mais cette solution n’est viable qu’à condition de s’appuyer sur des forces sociales dont rien n’assure qu’elles sont disponibles, ni qu’il soit au pouvoir d’une constitution de les créer –, et à contenir l’État dans les limites du droit – mais il faut alors logiquement une notion du droit antérieure et extérieure à l’État, qui n’est plus dans les idées d’aujourd’hui, sauf sous la forme « sécularisée » des droits fondamentaux.

Dans ces conditions, l’appel de Jouvenel à un « néo-constitutionnalisme » paraît viser surtout le plan descriptif, non le plan défensif.

Au plan descriptif, Jouvenel a raison de mettre en évidence le décalage entre nos représentations habituelles du fonctionnement et de l’équilibre des pouvoirs publics, inchangées depuis Locke, et la réalité des « opérations de la puissance publique » ; ses tentatives de renouveler l’approche à travers les notions de principat, de pouvoir actif et de télocratie, quoique que restées à un stade un peu embryonnaire, sont à ce titre des contributions fort utiles.

Sur le plan défensif en revanche, celui du constitutionnalisme dans sa logique proprement libérale, Jouvenel ne propose pas de piste nouvelle, ses investigations le ramenant toujours vers des techniques ou états de choses anciens – le tribunat, le droit naturel, la force d’un parlement assis sur une puissance sociale. N’est-ce pas avouer implicitement que son pari, établir une limitation efficace de l’État sans rogner sur le rôle actuel de celui-ci, animateur de la vie collective, directeur de l’économie, redistributeur des richesses, est impossible ? Il est peut-être contradictoire de vouloir d’un côté que l’État soit entreprenant et actif – armé pour faire tout le bien nécessaire, pour utiliser le vocabulaire d’un libéral comme Mill –, mais de réclamer de l’autre qu’il soit réellement limité – enserré dans suffisamment de contraintes pour ne pas pouvoir faire le mal. Par comparaison, la position jusqu’au-boutiste d’un Mises, partisan d’un retour pur et simple au vieil Etat minimal du xixe siècle libéral, est au fond plus cohérente, derrière son apparence irréaliste, que l’entre-deux souhaité par Jouvenel : elle tient mieux compte du « rapport entre la fonction et la forme » de l’État qu’il a lui-même mis en évidence.

Jouvenel, en somme, est partisan du constitutionnalisme libéral, mais c’est un partisan désenchanté, confronté à la difficulté de concilier ses deux objectifs – protéger l’individu contre les abus du pouvoir personnel, favoriser le développement de l’État dont le rôle moteur ne peut pas être remis en cause à ses yeux.

Il faut noter à sa décharge que sa réflexion sur ces sujets n’a pas été poussée aussi loin qu’elle aurait pu, Jouvenel ayant plus ou moins abandonné le terrain de la réflexion politique à partir de 1965 pour se consacrer à d’autres sujets. Il est possible aussi que, même pendant la vingtaine d’années où il s’y est pleinement consacré, il soit resté réticent à formuler nettement ses préférences personnelles du fait de sa prétention, qu’il est loin d’avoir toujours respectée, à situer son travail sur le terrain d’une science politique purement descriptive.

Bernand Quiriny

Professeur de droit public à l’Université de Bourogne (CREDESPO).

Pour citer cet article :

Bernard Quiriny « Bertrand de Jouvenel ou le constitutionnalisme désenchanté », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/bertrand-de-jouvenel-ou-le-constitutionnalisme-desenchante-1939]