Cet article pose la question du titre à gouverner du Président de la République dans les trois phases qu’ont connues récemment nos institutions. Le point de départ est que le titre à gouverner n’est confié qu’au gouvernement par l’article 20 de la Constitution, et cela en toutes circonstances. Dans les périodes de coexistence des majorités et de fait majoritaire, le Président n’est associé à la fonction gouvernementale que via le consentement du Gouvernement. En période de gouvernement démissionnaire (été 2024), le gouvernement ne jouit plus de cette habilitation constitutionnelle, et le Président ne peut donc plus bénéficier d’une telle transmission de pouvoirs. On se trouve donc dans un vide constitutionnel touchant au pouvoir de gouverner, que la théorie des affaires courantes ne comble que très partiellement. Enfin, depuis la formation du Gouvernement Barnier, en septembre 2024, le titre du Président à participer à l’activité gouvernementale, même réduit par une pratique institutionnelle s’apparentant à celle des précédentes cohabitations, n’est pas plus clair. Il est parfois recouvert par la formule « Le Président préside, le gouvernement gouverne », dont la signification juridique est pour le moins incertaine.

This article raises the question of the President of the Republic's title to govern in the three distinct phases French political institutions have recently undergone. The starting point is that the title to govern is entrusted only to the government by Article 20 of the Constitution, and this at all times. In periods of coexisting majorities and majority rule, the President is only associated with the function of government through the consent of the Government. In a period of resigning government (summer 2024), the government no longer enjoys this constitutional empowerment, and the President can therefore no longer enjoy such a transfer of powers. We therefore find ourselves in a constitutional vacuum with regard to the power to govern, which the theory of “affaires courantes” only very partially fills. Finally, since the formation of the Barnier government in September 2024, the President's right to participate in governmental activity, even if diminished by an institutional practice similar to that of previous cohabitations, is no clearer. It is sometimes covered by the phrase “The President presides, the government governs”, the legal meaning of which is, to say the least, unclear.

Il y a une constitution savante et une constitution pratique. La première est faite de textes, sur lesquels se penchent celles et ceux pour qui gît là le vrai dépôt des droits et des obligations de ceux qui nous gouvernent. Et il y a la constitution telle qu’elle est lue au prisme de l’action politique. Ce second point de vue n’est préoccupé que par la quantité de pouvoir qu’il est possible, à un moment donné et dans certaines circonstances, de détenir. Beaucoup pratiquent, sans trop se soucier de pureté théorique, une hybridation des deux façons de faire. Peut-être d’ailleurs en sommes-nous tous là et notre propos ne revient-il qu’à décrire deux extrêmes, deux pôles entre lesquels nous évoluons tous. Les deux ont une raison d’être, de même qu’a sa justification la manière « technocratique » de parler des institutions, c'est-à-dire l’idiome professionnel des hauts-fonctionnaires. Tous ces langages coexistent, celui du droit strict n’étant, somme toute que l’un d’entre eux, affecté qui plus est d’une sorte de désavantage comparatif.

Dans le droit constitutionnel savant, on appelle le pouvoir « compétence » et on recherche où se trouve l’habilitation » à l’exercer, se trouvant dans une source juridique. On envisage ainsi la constitution comme un « réseau de compétences distribuées ». Dans le droit constitutionnel politique et médiatique, rien de tout cela n’existe vraiment, ou n’a réellement d’importance. Il n’y a que prise, exercice, partage, affaiblissement ou perte du pouvoir. Le pouvoir est un quantum d’énergie politique disponible. De ce point de vue, seuls comptent deux moments : l’attribution du pouvoir d’un côté, et la perte (partielle ou totale) de pouvoir de l’autre. C’est un simple dispositif « entrée-sortie » à l’image d’un circuit électronique. En entrée, l’élection confère tout le pouvoir exécutif (winner takes all, en quelque sorte) au gagnant de la course présidentielle. En faisant du Président, en 1962, l’élu du suffrage universel, le Général de Gaulle a ainsi, de facto, créé une autorité pouvant attraire à soi tout le pouvoir. Nul besoin pour cela d’aller vérifier dans les textes quelle est la répartition exacte des compétences. A quoi bon ? Le président n’est-il pas l’élu du suffrage universel, celui qui peut, dans la partie de cartes, sortir l’atout-maître, c'est-à-dire de pouvoir, à la question « qui t’a fait roi », répondre : « le peuple, directement ». Ainsi, on a pu lire récemment dans la presse que, même s’il est « aujourd’hui essentiel que le Premier ministre reprenne du pouvoir (…) bien entendu, le Chef de l’Etat jouit de l’élection au suffrage universel qui le place au-dessus». L’élection, donc, décide de tout. Elle semble effacer ou en tout cas rendre de bien peu d’intérêt, toute préoccupation consistant à définir juridiquement des domaines respectifs d’action constitutionnelle pour le Président, le Premier ministre et le gouvernement. Ainsi, un président peut-il agir sans qu’on lui demande aussitôt sur quelle base constitutionnelle il le fait. La sphère de ses interventions n’est pas définie d’avance, sinon par le socle que lui procure sa légitimité issue, ex ante, de l’élection.

En sortie, cette fois, le perdant perd tout, ce qui explique l’accent mis par certaines oppositions sur l’opportunité soit de destituer M. Macron, soit de le forcer à la démission. Ou du moins, avec les cas de cohabitation, il perd beaucoup et se retrouve « cornérisé ». Ces derniers mois, notre droit constitutionnel pratique a vu ainsi prévaloir une vision épurée et simple des attributions présidentielles. Y sont admises des formules toutes faites comme le « domaine réservé » ou l’opposition entre un « président qui préside » et un « gouvernement qui gouverne ». On se contente, pour se faire comprendre, de formules pragmatiques relevant d’un registre de langage assez relâché. Par exemple : « le grand international (sic) c’est pour le président. Barnier n’y mettra pas un orteil (re-sic) » .

Pourtant, il faut bien qu’à un moment ou à un autre soit posée la question du fondement juridique de l’action d’organes constitutionnels liés par le droit de la constitution. Tel sera l’objet de cet article. L’on voit bien, grâce au caractère justement inhabituel de la situation présente que la délimitation du pouvoir présidentiel ne va pas de soi, spécialement dans cette sphère du « gouvernement » visée dans l’article 20 de la Constitution et que les juristes ont toujours eu quelque peine à appréhender. On est donc tenté de reposer la question du socle et de l’étendue des pouvoirs que détient le président en la matière.

En 1986, Maurice Duverger avait publié un Bréviaire de la Cohabitation. Nous serions tentés, plus modestement, d’écrire la chronique d’une ère constitutionnelle chaotique ou si l’on préfère, un « bréviaire de la chaotisation ». La situation est confuse et il faudra probablement attendre un certain temps – le temps des historiens – pour comprendre la période que nous vivons. Nous sommes en tout cas sortis des sentiers battus, ce qui présente aussi des avantages. Le principal, à nos yeux, est de permettre de mieux comprendre comment s’effectue, sous la Cinquième république, le partage des tâches entre Président et gouvernement.

Cela nous conduira à distinguer trois périodes :

  1. 1. Celle de l’inspiration dominante de la Cinquième République en temps de coïncidence des majorités, d’inspiration « présidentialiste » (I)

    1. 2. Celle de la période du gouvernement démissionnaire de M. Attal (II)

  2. 3. Celle ayant commencé avec la formation du gouvernement Barnier (III)

Acte Un – « Le Président gouverne »

Au commencement est l’interprétation présidentialiste des institutions. L’article 20 de la Constitution énonce certes que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Mais tout a conspiré à retirer toute sa portée à cette clause attributive, sinon d’une compétence, du moins d’une sphère d’action. L’article 20 a été mis de côté, est demeuré sans application, ou « inhibé », « neutralisé ». Comme il vous plaira. Quoi qu’il en soit, le président gouverne et le gouvernement, qui ne gouverne pas, exécute : « pour agir, affirme Georges Pompidou en 1964, le Président de la République a besoin d’un Gouvernement ». Le Gouvernement est compris comme l’agent d’affaires et le porte-parole du Président devant les chambres. Valéry Giscard d’Estaing n’hésita ainsi pas, en mai 1974, à annoncer que « son programme » et « sa politique » seraient présentés par le Premier Ministre qu’il venait de nommer. Nul n’envisage autrement, hors cohabitation, les rapports de pouvoir entre Président, Premier ministre et Gouvernement. Ainsi, en mars 1978, à la suite des élections législatives, Raymond Barre, demande au Président « de fixer maintenant les grandes orientations de la politique de la France ». C’est l’effet de l’interprétation présidentialiste du régime, elle-même adossée au fait majoritaire. Admettons qu’il y ait deux composantes dans la fonction gouvernementale telle qu’elle est définie dans l’article 20 : « déterminer » la politique de la nation d’une part, la « conduire » d’autre part. L’interprétation « présidentialiste » revient à transférer, en période de coïncidence des majorités, la première composante, ce que nous appellerons ici le « haut du spectre » de l’activité gouvernementale, au président. Le bas de spectre, c'est-à-dire la partie instrumentale consistant à « conduire » ce qui a été décidé ailleurs, devrait alors revenir au Gouvernement (au sens de l’organe qui porte ce nom). D’ailleurs, cette répartition semble parfois actée, en jurisprudence, dans la communication organique des hautes juridictions, ou dans les rapports officiels. Le comité « Balladur » de 2007 avait « observé » que « depuis 1958, à l’exception des périodes de cohabitation, le texte actuel de la Constitution n’empêche pas le Président de la République de fixer lui-même les grandes orientations de la politique de la nation ». En effet, continuait la même instance, « chacun sait (sic) » que, sous la même exception des cohabitations, « ce n’est pas le gouvernement » qui détermine la politique de la nation « mais le Président ». Cette conception « factuelle » (« observe que », …) voire d’évidence (« chacun sait ») est parfois reprise en doctrine. Jean Rossetto pouvait ainsi écrire que « l’article 20 alinéa 1er de la Constitution de la Ve République n’est pas appliqué tel qu’on pouvait légitimement l’imaginer en 1958 »

Comment interpréter cet état de choses et passer du factuel et de l’observation à une analyse juridique ? Il ne nous semble pas que l’article 20 soit totalement effacé, violé, ou neutralisé de manière complète en période de coïncidence des majorités. Ce point avait été vu par Maurice Duverger :

Contrairement à ce que pensent beaucoup d’autres juristes, l’article 20, alinéa premier, n’est pas violé par cette interprétation. Si le Gouvernement ne détermine pas et ne conduit pas lui-même la politique de la Nation, s’il suit les directives du Président de la République dans ce domaine fondamental, c’est que ses membres reconnaissent ce dernier pour le leader de la majorité parlementaire qui les a portés au pouvoir et qui les y maintient. Si M. Giscard d’Estaing peut, après le général de Gaulle et Georges Pompidou, transformer le Premier ministre en chef d’état-major du Président, c’est que le Premier ministre et le Gouvernement reconnaissent cette autorité. Et ils la reconnaissent parce que les députés de la majorité la reconnaissent eux-mêmes.

Aurait donc émergé une convention de la constitution sous la forme d’une interprétation consensuelle de l’article 20 allant dans le sens d’un « pouvoir d’évocation » (Georges Burdeau) reconnu au Président sur les questions gouvernementales. Avant l’hyperprésidence (que l’on peut faire remonter au mandat de M. Sarkozy) et plus encore avant l’interprétation « jupitérienne » de M. Macron, on pouvait aussi considérer que cette évocation n’excluait pas que le Premier ministre fût associé à la prise de décision gouvernementale « étant entendu » avait dit Jacques Chaban Delmas en 1970 « que l’un est le capitaine » et l’autre « son coéquipier ». Cette concession au Premier ministre semble négliger que l’article 20 ne le vise pas directement puisqu’il n’y est question que du « gouvernement » (organe que, certes, le Premier ministre dirige en vertu de l’article 21 de la Constitution).

D’ailleurs, lorsque l’occasion s’est présentée de transférer au président une partie du pouvoir conféré au gouvernement par l’article 20, elle n’a pas été saisie. En 2007-2008, en effet, il n’a pas été donné de suite à la proposition formulée par la commission Balladur, tendant à ce que fussent révisés les articles 5 et 20 de la Constitution dans le sens d’une nouvelle répartition des rôles. L’article 5 nouveau aurait mentionné que le Président « définit la politique de la nation », tandis que l’article 20 nouveau n’aurait plus laissé au gouvernement que la tâche de « conduire » cette politique. Cette proposition a finalement été écartée, probablement parce qu’elle n’était adaptée qu’à une seule configuration du régime, la coïncidence des majorités, tandis qu’elle ne convenait pas dans les cas de cohabitation.

Au total, l’article 20 de la Constitution n’a jamais cessé, même en période de coïncidence des majorités, d’être applicable, c’est-à-dire de jouer le rôle de fondement constitutionnel pour le pouvoir gouvernemental. Cette disposition définit, en tout temps, le socle des attributions du gouvernement. Elle revient à dire : « le gouvernement gouverne ». En phase de coïncidence des majorités, le gouvernement consent à un transfert partiel du haut du spectre de l’action gouvernementale (la détermination de la politique nationale) et en phase « jupitérienne », c’est en réalité même une bonne part du bas de spectre (disons les arbitrages faisant l’interface entre décision politique et application administrative) qui passe entre les mains du président. Aucune disposition constitutionnelle ne confère toutefois au président une habilitation constitutionnelle directe à gouverner. Même l’interprétation la plus favorable au président de nos institutions, la plus présidentialiste des lectures présidentialistes, ne peut pas aller jusque-là. Le Président ne dispose d’une telle habilitation directe à gouverner dans aucune des configurations de la Cinquième république : ni en phase de coïncidence des majorités, ni en phase de gouvernement démissionnaire, ni en phase de cohabitation. La disposition de l’article 20 de la Constitution n’étant jamais privée d’effet, il faut donc considérer que le gouvernement, en laissant au président tel ou tel segment de la fonction gouvernementale, consent à sa propre dépossession, laquelle peut, selon justement la configuration du régime dans laquelle on se trouve, être très étendue ou très réduite. On aurait donc là une convention de la constitution interne à l’exécutif : elle régirait la façon dont le gouvernement interprète l’article 20, en vue de transférer (ou concéder) l’usage au président une partie des attributions qu’elle lui confère. Pour utiliser une image tirée du droit privé, le Gouvernement conserve toujours la nue-propriété du pouvoir gouvernemental, mais il en transfère dans certaines circonstances tout ou partie de l’usufruit au Président. Cette convention a cessé d’opérer à partir de la démission du gouvernement « Attal » ou plus exactement de l’intervention du décret du 16 juillet 2024 par lequel le Président a « mis fin, sur la présentation de la démission du gouvernement, aux fonctions » du Premier ministre et des autres membres du gouvernement.

Acte deux (été 2024) : l’introuvable titre à gouverner.

A. Un gouvernement démissionnaire perd son habilitation constitutionnelle à gouverner

« Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, laissez-le moi encore un peu (…) un jour, deux jours, huit jours… »

Edith Piaf

Du 16 juillet 2024, date du décret présidentiel mettant fin aux fonctions de M. Attal et de son Gouvernement, au 21 septembre 2024, date de la formation du Gouvernement de M. Barnier, la France a vécu en régime de gouvernement démissionnaire. Un gouvernement placé dans cette situation n’est plus censé détenir aucun pouvoir. Il serait, dès lors, inapte à prendre une quelconque mesure, puisque celle-ci serait par principe entachée d’incompétence. La jurisprudence a toutefois apporté un tempérament à cette règle, sous la forme de la notion d’affaires courantes. Le gouvernement démissionnaire demeure compétent pour adopter les mesures relevant de cette qualification. La notion d’affaires courantes est donc une notion jurisprudentielle dont l’usage a pour effet de rendre légales des mesures qui, sans elle, seraient illégales, car adoptées par une autorité incompétente. Il ne peut agir que sur le fondement d’une théorie jurisprudentielle : celle des affaires courantes. Mais celle-ci constitue un socle très étroit pour son action. Un gouvernement parlementaire n’est pas élu. Sa légitimité – au sens du capital de confiance politique qu’il est censé recevoir d’un organe lui-même légitimement désigné par le suffrage universel - est toujours dérivée. Depuis 1958, le Gouvernement dépend de la confiance de l’Assemblée nationale (art. 20 et 49 de la Constitution) et cumulativement – en période de coïncidence des majorités – de la confiance présidentielle. Or, en phase démissionnaire, la légitimité du gouvernement est constitutionnellement nulle. On veut dire par là qu’aucun des mécanismes constitutionnels visant à garantir cette légitimité ne peuvent avoir opéré. Le gouvernement ne procède plus de la confiance présidentielle. Le président a accepté sa démission et n’a pas encore nommé, au visa de l’article 8 de la Constitution, de nouveau gouvernement de plein exercice. Étant démissionnaire, le gouvernement n’est par ailleurs ni investi par le Parlement ni susceptible d’être écarté par celui-ci à la suite d’une motion de censure. Quelle est alors sa légitimité constitutionnelle ? Si on raisonne strictement, du point de vue du droit de la constitution, elle est inexistante. Au mieux, et on passe alors sur le plan du droit constitutionnel pratique, celui des politiques et des médias, on raisonnera en termes de légitimité inertielle : ayant été le gouvernement légitime de la France, il peut bien le rester encore quelques temps, et pas seulement, comme le réclamait modestement Edith Piaf  « un jour, deux jours, huit jours… », mais plus de deux mois…

B. Un gouvernement démissionnaire ne peut pas déléguer sa compétence gouvernementale au président

Plaçons-nous maintenant sur le terrain, non plus de la légitimité, mais du domaine de compétences. Dans la phase démissionnaire que nous avons connue cet été, le gouvernement a continué de facto à déterminer et conduire la politique de la nation, même s’il l’a fait de façon limitée en pratique et à bas bruit. Sur quel fondement a-t-il agi ? D’un point de vue constitutionnel, sur aucun. Contrairement à d’autres époques (comme sous la Quatrième République en cas de dissolution) la théorie des affaires courantes n’a pas d’assise constitutionnelle textuelle. Il s’agit d’une théorie jurisprudentielle dont la portée est limitée : elle concerne la seule question de la légalité des actes administratifs pris par le gouvernement démissionnaire. Et elle ne couvre pas de son ombre protectrice toute la politique gouvernementale. Le gouvernement démissionnaire peut adopter des mesures « courantes » (actes administratifs ordinaires) ou des mesures devant être prises en vue de faire face à l’urgence ou à la nécessité impérieuse. Autrement dit, le gouvernement peut (et doit) assurer la continuité de la vie administrative de l’État et faire face aux périls menaçant la communauté nationale. Mais l’essentiel de la détermination effective des politiques publiques lui échappe désormais parce qu’il n’appartient plus à personne, du moins tant que n’est pas nommé un nouveau gouvernement de plein exercice. D’ailleurs, à l’été 2024, le gouvernement s’est bien gardé d’en faire trop en ce domaine : ainsi il n’a pas proposé de projet de loi nouveau, n’a préparé le futur budget que d’une main tremblante, etc. La théorie des affaires courantes est une indispensable rustine, bien pensée et appliquée avec prudence par le juge. Mais elle reste une rustine. Elle ne prend pas la place d’une habilitation constitutionnelle à gouverner, même limitée.

Le gouvernement démissionnaire ne pouvait s’appuyer, pour gouverner, sur l’habilitation conférée par l’article 20 de la Constitution, car ce texte ne peut habiliter qu’un gouvernement non démissionnaire. Du moment qu’on fait la lecture que nous proposons ici de l’article 20 et de la convention constitutionnelle qui détermine son usage, on doit donc conclure que le Président ne pouvait pas gouverner en lieu et place d’un gouvernement de plein exercice. Seul le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Si le Président peut le faire, c’est dans les périodes où le Gouvernement consent à sa propre dépossession de tout ou partie de cette habilitation. Notre thèse est donc, on le sait, que l’article 20 n’est jamais neutralisé, mais qu’il sert toujours de base à l’exercice de la fonction gouvernementale, soit directement (Gouvernement) soit indirectement, le Gouvernement consentant à la participation du Président à cette fonction.

Pourtant, quand le Président Macron, après avoir mis fin aux fonctions du Gouvernement « Attal » de plein exercice, a présidé aux festivités olympiques, qu’il a fait le déplacement de Belgrade pour acter définitivement la vente d’avions Rafale à la Serbie, ou qu’il a défendu telle ou telle option de politique économique, les « experts » du droit constitutionnel pratique et médiatique ne se sont pas inquiétés. Ils ont raisonné sur une base de légitimité inertielle. Le président a été élu, il peut donc continuer à gouverner, en quelque sorte « sur sa lancée ». Après tout, dira un esprit pragmatique, qu’importe ? Est-ce d’ailleurs si grave ? Mais le droit constitutionnel savant, - osons dire : le droit tout court… - lui, n’y a pas trouvé son compte. Tout dépend de la manière dont on interprète…l’interprétation présidentialiste de l’article 20 de la Constitution, couplée à celle de l’article 8. Si l’on adopte la thèse de la neutralisation pure et simple, pourquoi pas. Le gouvernement ne gouverne plus, mais en fait il n’a jamais gouverné, puisqu’il résultait d’une convention de la constitution que c’était le président qui déterminait la politique de la nation. De ce point de vue, la pratique jupitérienne du « régime » n’aura été qu’une forme d’hyperprésidentialisme renforcé où le président va jusqu’à intervenir dans le « bas de spectre » de l’action gouvernementale, par exemple en faisant se tenir à l’Elysée, ou du moins avec la présence impérative d’un conseiller du président, les comités interministériels ou au moyen de la pratique – tout de même assez stupéfiante – des « conseillers partagés » entre Matignon et l’Élysée. Mais cette thèse de la neutralisation, ou de la violation, ne nous semble, nous l’avons dit, pas la bonne. Le gouvernement, du moment qu’il est en fonctions et jouit de la confiance parlementaire et/ou présidentielle, ne peut pas renoncer à cette attribution d’origine constitutionnelle, ni s’en voir privé. La convention de la constitution applicable en temps normal consiste, on l’a vu, en une forme de délégation, ou de transfert au Président, rien de plus. Pas de délégant, pas de délégataire. Pas de gouvernement en fonctions, pas de délégation ou de transfert au président.

Ajoutons que la pratique institutionnelle de l’été 2024 – ou ce que l’on peut en savoir – confirme notre interprétation. D’une part, le Président était très affaibli par l’échec de sa dissolution, sanctionnée par la déroute électorale de son parti aux élections législatives des 30 juin-7 juillet 2024. Si légitimité inertielle il conservait, elle était tout de même amenuisée par ce résultat et par l’évidente impopularité du chef de l’Etat. D’autre part, le fonctionnement institutionnel a été marqué, semble-t-il, par une sorte de clivage au sein de l’exécutif. Le Général de Gaulle avait exclu qu’existât une « dyarchie au sommet de l’Etat ». Or c’est bien cela qui a pu être observé pendant l’étrange « trêve olympique ». Le gouvernement a œuvré « dans son coin » en semblant agir comme s’il n’y avait pas de Président de la République. Le Président, de son côté, a semblé évoluer dans une sphère séparée de celle de son gouvernement. Pour des raisons différentes de celle valables pendant une cohabitation, les conventions constitutionnelles autorisant l’interprétation présidentialiste des institutions n’ont plus opéré. D’où la dyarchie. Président et gouvernement ont gouverné peu, mais indépendamment, comme un couple déchiré par une rupture brutale et vivant en séparation de corps. Au total, quoi qu’il en soit, la conclusion reste la même : l’intervention du Président dans la fonction gouvernementale, que ce soit dans le haut ou dans le bas du spectre, n’avait plus aucun fondement constitutionnel.

C. Le Président tire-t-il de la Constitution une autre habilitation à gouverner ?

En phase de gouvernement démissionnaire, peut-on admettre, comme cela semble avoir été le raisonnement implicite à l’époque, que le Président pouvait gouverner faute pour un gouvernement légitime d’être en fonctions ? Autrement dit, peut-on trouver ailleurs que dans l’article 20 de la Constitution le fondement constitutionnel manquant ? La question mérite d’être posée, non pas dans un but politique mais pour clarifier, comme on s’essaye à le faire ici, le fondement juridique de l’action gouvernementale. On ne peut ici, pour ne pas dépasser les limites d’un article, qu’évoquer quelques pistes. La plus évidente serait celle de l’article 5 de la Constitution. Elle ne nous convainc pas, sauf à réinvestir – pour ne pas dire surcharger au-delà du raisonnable – la fonction d’arbitrage ou à retomber dans l’idée d’un président se situant au-dessus de tous les pouvoirs, capable d’exercer toutes les compétences. Par ailleurs, elle pourrait orienter l’analyse vers l’idée d’une intervention du Président en vue de garantir la continuité de l’Etat, ce qui converge avec l’une des raisons d’être de la théorie jurisprudentielle des affaires courantes. Toutefois, là encore, ce sont des théories qui ne peuvent expliquer le cas normal. Elles relèvent de la situation d’exception, avec tout ce que cela comporte de problématique. D’ailleurs, personne n’a prétendu à l’été 2024 que le Président devait être le gouvernant d’une situation d’exception, ce qui aurait d’ailleurs été quelque peu incompatible avec l’existence d’un gouvernement, fut-il démissionnaire.

Une autre explication possible reviendrait à passer par une sorte de coutume constitutionnelle. Là encore, pour reprendre une expression anglaise, it explains too much. On peut tout justifier par la coutume constitutionnelle, notion qui n’existe que pour expliquer ce qui est autrement inexplicable. Finissons là. Ces explorations pourraient nous conduire très loin, mais au total elles nous feraient toujours revenir à notre point de départ : l’absence de titre à gouverner qui soit indépendant de celui dévolu par l’article 20 de la Constitution.

Acte trois : « Le Président préside et le gouvernement gouverne ».

A. Nouvelle règle du jeu ?

Terminons par la période qui a commencé avec la nomination, le 5 septembre 2024, de M. Barnier comme Premier ministre puis par celle, le 21 septembre, de son gouvernement, et qui s’est terminée le 4 décembre 2024 au soir par le vote d’une motion de censure parlementaire imposant au Premier ministre et à son Gouvernement de présenter leur démission. A première vue, cette période aura fort ressemblé à une cohabitation. Certains aspects rendaient toutefois la situation un peu différente. D’une part, comme l’a relevé Bruno Daugeron, le Premier ministre ne jouissait ni de la confiance du Président, ni de celle d’une majorité parlementaire. D’autre part, une partie des ministres se concevaient comme des fidèles du président, soucieux de continuer à défendre « sa » ligne politique. La majorité relative, appelée « bloc central » était très peu homogène. Elle réunissait des partenaires assez peu loyaux et peu coopératifs entre eux. Mais, cela étant posé, la logique constitutionnelle est restée assez classique. Une lecture plus littérale de l’article 20 de la Constitution a repris ses droits. Dans l’interprétation classique de cet article, sa neutralisation aurait cessé. Il aurait été simplement remis en marche. Dans une telle hypothèse, on avait appuyé sur la touche « pause » et désormais on appuie de nouveau sur la touche « play ». Selon la lecture que nous proposons ici, ce qui se passe est un peu plus complexe. Le procédé de transmission tacite de tout ou partie des pouvoirs de l’article 20 cesse d’opérer. La dérivation des pouvoirs gouvernementaux en direction du Président est supprimée. Ce qui est frappant dans la phase de « coexistence exigeante », c’est que Premier ministre et gouvernement ont remis à plat tout ce qui avait été concédé, lors des précédentes cohabitations, au Président. Celui-ci a certes conservé ses attributions textuelles (signature des ordonnances, présidence du conseil des ministres, nominations…). Mais pour le reste, le gouvernement a entendu gouverner sans laisser au président de marge autonome d’intervention.

Il n’est pas aisé de se faire une idée de la situation au sein de l’exécutif pendant cette période de « coexistence exigeante » qui n’était pas vraiment une coexistence et dont on perçoit mal quelles étaient les exigences... Les acteurs eux-mêmes ont paru désorientés, ignorants de l’histoire qu’ils étaient en train de faire. Il est difficile de peindre un tableau exact de ce qui s’est passé, sinon que le Président, qui entendait continuer à être un gouvernant de plein exercice, semble ne pas y être parvenu, notamment du fait que les circuits de décision exécutifs qui avaient été, depuis la fondation du régime, détournés pour aboutir à l’Élysée, ont pris alors d’autres chemins que celui du Palais de la rue du Faubourg St Honoré. Pouvait-on par ailleurs, comme beaucoup ont été tentés de le faire, s’appuyer sur la doctrine du domaine réservé ? Non, et pour plusieurs raisons. D’une part, ce n’est au mieux qu’une pseudo-doctrine. Elle n’a jamais reflété la réalité, le président depuis de Gaulle ne se privant en fait pas d’intervenir dans tous les domaines de l’action gouvernementale. Elle n’a d’ailleurs pas le moindre ancrage dans le texte constitutionnel. Le Premier ministre a, de son côté, parlé d’un domaine non pas réservé mais « partagé ». Il a ainsi fait le choix – jugé semble-t-il sacrilège par l’Élysée - de se rendre, en même temps que le Président, à Bruxelles le 17 octobre, l’un pour la réunion du sommet européen, l’autre pour un petit-déjeuner du Parti populaire européen. D’autre part, on observe que le président continue à s’immiscer, au moins en paroles, dans des dossiers politique intérieure :

Moins en prise avec les affaires du gouvernement, le chef de l’Etat contre-attaque discrètement. A tous ses interlocuteurs il affirme que ce gouvernement n’est « pas le [s]ien », oubliant que sa famille politique occupe la moitié des postes ministériels. Et il ne perd pas une occasion de faire entendre sa différence, directement ou par procuration, donnant le sentiment de jouer contre le gouvernement. Un jour, il ne décourage pas son ancien ministre, quand Gérald Darmanin entend critiquer les choix fiscaux de Michel Barnier. Un autre, il incite l’un de ses amis juristes à s’exprimer sur l’Etat de droit, pour contrer le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, dont il dit désapprouver les orientations droitières. Et, le 25 octobre, devant un parterre d’entreprises réunies à l’Élysée, il s’agace publiquement « des hausses d’impôts et du coût du travail qui pèsent sur les entreprises ».

Résumons : le président ne peut pas gouverner du moment que le Premier ministre et le gouvernement ne sont pas décidés à lui permettre de le faire. De ce point de vue, la lecture en termes de « verticalité jupitérienne », si elle explique encore certains réflexes conditionnés, n’est bien sûr plus viable. Il n’est plus question de laisser le président capter la prérogative de déterminer la politique gouvernementale. Ainsi, lors d’une interview télévisée, M. Barnier a-t-il pu affirmer, de façon assez orthodoxe pour un Premier ministre de cohabitation : « la ligne du gouvernement », par exemple sur le budget ou l’immigration, « c’est moi qui la fixe »,. Le haut de spectre du pouvoir gouvernemental retombe, en sa totalité ou presque, dans l’escarcelle du Premier ministre. Tout au plus la politique extérieure (et encore faudrait-il ici regarder de plus près ses différentes composantes, notamment européenne et extra-européenne), peut-elle faire l’objet d’une délégation un peu plus étendue. Dans le langage technocratique, qui lui aussi tend à se substituer au langage du droit, on parle d’un président qui, pour prendre l’exemple des sujets européens, « fixe le cap », conserve la maitrise de « l’ensemble des sujets » qui ont « vocation à être évoqués au Conseil européen » tandis que « les positions françaises auprès de l’Union européenne sont toujours coordonnées en interministériel ».

B. Légitimité inertielle ?

Tout ceci confirme la lecture que nous proposons ici de l’article 20 de la Constitution. D’une part, le gouvernement a la maîtrise de la portion de pouvoir gouvernemental dont il concède l’usufruit au Président, sachant qu’il en garde la « nue-propriété » constitutionnelle. Les lignes bougent donc à chaque cohabitation. Depuis septembre, par exemple, le gouvernement Barnier a réduit l’espace concédé au Président. Parce qu’il faut des mots à mettre sur les choses, cela a conduit de la part du Premier ministre à « théoriser » (dans le sens journalistique du terme…) cet état de choses en énonçant que « le président préside, le gouvernement gouverne (…) ».

Que faut-il penser de cette formule ? Relevons qu’elle en évoque une autre : celle qui, dans les monarchies constitutionnelles du dix-neuvième siècle, voulait que « le roi règne mais ne gouverne pas ». A l’époque, le but pour les libéraux était de retirer le pouvoir gouvernemental au monarque, en lui laissant les attributions symboliques de représentation de l’Etat, etc. Dans le contexte de la constitution de 1958, il faudrait redéfinir la signification du mot « présider ». On pourrait dire par exemple, en première intention, que ce pouvoir est celui visé par l’article 5 de la Constitution. Avec ce codicille important : il peut faire tout cela, mais rien de plus. L’article 5 serait donc désormais interprété comme étant exclusif de l’article 20. Présider, cela voudrait dire : « ne pas gouverner ».

L’effet de « vitesse acquise » (il a été élu « hyperprésident », il ne peut pas devenir un hypo-président…) ou de rémanence (il a été jupitérien, il ne veut pas redescendre de l’Olympe…), conduit à ce que le président, qu’il puisse ou non effectivement prendre des décisions ou orienter des politiques, reste un acteur qui prétend à le faire. Cette prétention s’appuie sur une sorte de légitimité inertielle. Ainsi, le langage médiatique dira-t-il qu’il y a au sein de l’exécutif une « ligne de Macron sur l’immigration » qui n’est pas celle adoptée par le Premier ministre, le ministre de l’intérieur ou leur parti. De même, le président veut continuer à intervenir dans le domaine international, à peser sur la politique économique et sociale, voire de se prononcer sur des sujets peut-être un peu moins importants tels que la nécessité de mettre en place une journée nationale du sport, ou de tourner une nouvelle saison d’Emily in Paris…Dans un tel contexte, il devient difficile de savoir quel est le lieu du pouvoir, que ce soit en termes de droit constitutionnel ou en termes de pratique institutionnelle. Une autre résultante du même état de chose est que certains ministres persistent à défendre des lignes qui étaient celles du président avant la dissolution. C’est en partie un autre sujet (celui de la dégradation rapide de la solidarité gouvernementale) mais ce sujet rejoint le nôtre en ce sens que ces ministres « portent » la ligne présidentielle passée dans l’existence présente du gouvernement.

La logique inertielle – la « mémoire musculaire » dirait un physiologiste – consistant à continuer à reconnaître au président les pouvoirs qu’il exerçait auparavant - peut dépendre d’une perspective de défense du bilan présidentiel. Le président affaibli veut sauver les réformes conduites par l’hyperprésident, au temps de sa plus grande gloire. Elle peut aussi s’exprimer avec des arguments de type managérial : à l’Élysée, dit un conseiller du président, « nous avons la mémoire de sept années de pouvoir exécutif, il est logique que des ministres veuillent s’en imprégner. Mais ces contacts ne sont plus dans une optique d’arbitrage ». Ce dernier terme mérite un instant d’attention. Les mots de la Constitution sont en train de changer de sens. Ainsi en est-il du terme d’arbitrage, surchargé depuis l’origine ou presque, d’un sens qui était un contresens (arbitrage voulant dire alors pouvoir de décision politique ultime, « l’arbitre » devenant un « capitaine »). Le contresens disparaît : le président ne peut plus espérer « arbitrer » au sens de « rendre des arbitrages », c'est-à-dire décider. En revanche, sur certains sujets, comme le Service National Universel, on décide de concert qu’on ne « touchera pas à un objet présidentiel » (sic). Résumons en langage de jardin d’enfants : pas question de se laisser piquer son râteau et son seau sur le tas de sable. Par ailleurs, le président voudrait, semble-t-il, insister sur des « sujets sociétaux, consensuels » et occuper ce terrain : intervention prévue pour la journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire, défense de nouvelles mesures en faveur de l’égalité femme-hommes, …Ou bien on nous informe que « le président se trouve à l’endroit où les institutions demandent sa présence (…) c'est-à-dire le domaine réservé avec les armées ou la politique étrangère ». Un tel propos agrège de façon quasi inconsciente, des attributions constitutionnelles effectives (le président, chef des armées, pouvoir de nomination, art. 13 de la Constitution, présidence du conseil des ministres, voire les pouvoirs de l’article 16…) ou des compétences reconnues à un autre niveau (représentation de la France au Conseil européen) avec des pratiques ou des habitudes qui n’ont pas de socle juridique clair, pour ne pas dire qu’elles sont contra constitutionem. Ainsi, on oublie au passage que la matière militaire n’est en aucun cas un domaine exclusif du Président dans la constitution, laquelle prévoit également que le Premier ministre est « responsable de la défense nationale » (art. 21)  ; ou que rien de précis dans son texte ne lui confie de pouvoir, et encore moins de pouvoir exclusif, en matière d’affaires étrangères. Le domaine réservé n’a jamais existé, mais il est doté d’une capacité étonnante à survivre. C’est un fantôme (voire un fantasme) en très bonne santé.

Concluons. En phase de gouvernement démissionnaire comme en phase de « coexistence exigeante » (ou d’ailleurs toute autre forme de cohabitation), et en dehors des compétences spécifiques que lui attribue explicitement la Constitution, le Président ne jouit directement d’aucun titre constitutionnel à intervenir dans le domaine gouvernemental. La moindre des choses, dans un régime constitutionnel et un État de droit, serait de se poser la question de son titre effectif à gouverner, ce qui suppose de passer outre les formules faciles et les raisonnements « pragmatiques » qui pourraient justifier à peu près n'importe quoi. On serait tenté de penser qu’on est entré dans une phase de désorientation institutionnelle, pour ne pas dire un moment déconstituant de notre histoire, où la question même de la limitation des pouvoirs, qui est au cœur du constitutionnalisme, se trouve remise en question, parfois par des contestations frontales (trumpisme aux Etats-Unis), parfois par une sorte d’oubli collectif consenti, de victoire des langages idéologiques dominants (en particulier la pensée managériale) sur une conception plus stricte et littérale de la règle de droit. On pourrait penser que cela est assez caractéristique de notre temps. Pourtant, ce que montrerait une étude historique, c’est qu’en France, cette vision remonte – sous un autre habillage, bien entendu - aux origines, c'est-à-dire à la conception gaullienne du pouvoir.

L’importance de toutes ces réflexions, à les supposer pertinentes, est bien sûr modeste. Le président a présidé. Rien de plus normal, somme toute, sous l’empire du droit constitutionnel pratique et médiatique. Il pourrait sembler que notre époque, très préoccupée de l’idée d’État de droit sans guère en comprendre le sens – puisqu’elle exigerait a minima qu’un organe n’exerce que les compétences que lui attribue le droit - le fasse en tout cas s’arrêter à la porte des institutions politiques. Nous autres, constitutionnalistes, pourrions facilement avoir le sentiment d’écrire la théologie d’une religion délaissée dont nous demeurons parmi les ultimes fidèles.

Denis Baranger

Denis Baranger est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas.

Pour citer cet article :

Denis Baranger « Sur quel fondement constitutionnel le Président gouverne-t-il ? », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/sur-quel-fondement-constitutionnel-le-president-gouverne-t-il-1966]