L

e Conseil d’État est-il ou peut-il être vu comme le gardien des prérogatives parlementaires ? La question peut paraître surprenante.

À l’évidence, la mission du Conseil d’État n’est pas d’être le gardien du Parlement ou des parlementaires. Il est juge de l’administration et des actes administratifs et n’a pas vocation à protéger le Parlement ou les parlementaires. Pourtant, le Conseil d’État est régulièrement invité à jouer ce rôle, ce qui le conduit à proposer son interprétation des dispositions constitutionnelles et à intervenir dans les rapports entre les pouvoirs publics. Il offre ainsi sa propre vision de ces rapports, tout en donnant à voir sa place en leur sein, comme le révèle l’étude de quelques décisions topiques.

Au préalable, il faut préciser ce qu’il convient d’entendre par « gardien des prérogatives parlementaires ». Une prérogative au sens commun est un avantage, un droit, un pouvoir, lié (exclusivement) à certaines fonctions ou à certaines dignités. Cette définition peut être appliquée à la « fonction parlementaire » : la prérogative parlementaire est donc un droit ou un pouvoir lié à la fonction parlementaire, exclusivement.

Ces prérogatives parlementaires peuvent être délimitées de manière plus ou moins large. Elles couvrent celles des parlementaires ou celles du Parlement en tant qu’institution. Elles peuvent inclure les rôles dévolus au Parlement – le vote de la loi et le contrôle du Gouvernement – ou simplement certaines de ses compétences. Une conception large sera retenue ici : elle porte sur les prérogatives du Parlement incluant les prérogatives des parlementaires eux-mêmes et relatives à toutes les fonctions du Parlement et de ses membres.

En retenant une telle conception du sujet, il peut être affirmé qu’il entre, à l’évidence, dans l’office du juge de l’excès de pouvoir, si ce n’est principalement au moins partiellement, d’être le gardien – au sens de protéger, de défendre – de la fonction législative puisque, par son contrôle de l’excès de pouvoir, il interdit au pouvoir exécutif de s’immiscer dans la fonction législative, sauf à y être expressément habilité par le Parlement. L’empiètement du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif est sanctionné au titre de l’incompétence, considérée comme une « usurpation de pouvoir » au xixe siècle et fondée sur la séparation des pouvoirs. Désormais, c’est sur le fondement de l’article 34 de la Constitution, ou d’une autre disposition constitutionnelle attribuant compétence au législateur, qu’une telle incompétence est sanctionnée. Sous cet angle, le juge administratif préserve bien les prérogatives du Parlement.

Soucieux que le pouvoir exécutif n’empiète pas sur la fonction législative, le Conseil d’État est également attentif à ce que le juge administratif n’empiète pas lui-même sur la fonction législative, et il veille plus largement à ne pas interférer dans l’exercice de la souveraineté nationale. Le refus de contrôler la constitutionnalité des lois par voie d’exception comme la réticence à admettre la responsabilité de l’État du fait de la loi ont pu être motivés, si ce n’est explicitement au moins implicitement, par la souveraineté nationale qu’exprime le Parlement et par la conception très « spéciale » que la France a retenue de la séparation des pouvoirs. Le Conseil d’État s’interdit donc de porter atteinte à la compétence et au pouvoir du Parlement qui vote la loi souverainement. Sous cet angle encore, il apparaît soucieux de préserver les prérogatives du Parlement.

Ainsi, tant en exerçant son contrôle des actes réglementaires susceptibles d’empiéter sur l’exercice de la fonction législative que par sa propre réserve à contrôler la loi, le Conseil d’État peut être vu comme un gardien des prérogatives parlementaires.

Pourtant, en dépit des invitations à jouer plus avant ce rôle de protecteur du Parlement et des parlementaires, le Conseil d’État se refuse par principe à l’endosser et à l’assumer pleinement, en invoquant plus ou moins explicitement la souveraineté nationale et la séparation des pouvoirs. Par une jurisprudence qu’il est difficile de systématiser et dont la cohérence d’ensemble interroge, il opte tantôt pour une posture de réserve ou de non-intervention qui est favorable à la préservation des prérogatives parlementaires et à l’autonomie fonctionnelle et organique du Parlement (I.), tantôt pour une posture de retrait à l’égard des sollicitations de parlementaires cherchant à défendre leurs prérogatives face aux empiètements ou aux contournements du Parlement par l’exécutif (II.), tantôt pour une posture de défense, non pas du Parlement, mais bien du pouvoir exécutif, en privilégiant une lecture présidentialiste de la Constitution (III.).

I. La non-intervention favorable à la préservation des prérogatives des parlementaires

Le souci du Conseil d’État de préserver les prérogatives parlementaires se manifeste d’abord par son refus de contrôler les actes parlementaires.

Il entretient ainsi l’idée que la « séparation des pouvoirs » dans sa « conception française » – pour reprendre la terminologie du Conseil constitutionnel – implique la « souveraineté parlementaire » : cet argument a pu justifier l’incompétence du Conseil d’État pour connaître des actes adoptés par le Parlement qu’il s’agisse de la loi ou des règlements des assemblées parlementaires.

Cet argument a pu aussi justifier que les actes adoptés par les organes des assemblées parlementaires (président, bureau, questure, commission) ne puissent faire l’objet d’un contrôle par le Conseil d’État. Ainsi, la décision prise par le Président et les questeurs de l’Assemblée nationale « n’émane pas d’une autorité administrative » et « n’est pas susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant la juridiction administrative ». Le critère organique prévaut alors : les actes émanant du Parlement, quels qu’ils soient et parce qu’ils émanent du Parlement, ne peuvent faire l’objet d’un contrôle par le juge administratif.

Par la suite, on le sait, le Conseil d’État semble avoir opté pour une conception plus souple de la souveraineté parlementaire puisqu’il a admis le contrôle de la conventionnalité de la loi. Il a également admis que certains actes des organes des assemblées parlementaires soient susceptibles de recours pour excès de pouvoir : dans l’arrêt Président de l’Assemblée nationale de 1999 par lequel il contrôle la validité de décisions relatives à la passation de contrats par l’Assemblée nationale, le Conseil d’État ne qualifie pas expressément les organes de l’Assemblée d’ « autorité administrative », mais il relève que les services de l’Assemblée agissent au nom de l’État, et qu’à ce titre, certains de leurs actes relatifs au fonctionnement de l’institution parlementaire sont soumis aux mêmes règles que les actes administratifs, en l’occurrence de nature contractuelle.

Pourtant, le nombre d’actes des autorités parlementaires susceptibles de faire l’objet d’un recours reste très limité, car le Conseil d’État demeure incompétent pour statuer sur les décisions liées à l’activité parlementaire et au statut de parlementaire.

Quant aux premières, le Conseil d’État n’entend pas porter un regard sur l’activité non législative des organes des assemblées parlementaires. La décision de publier un rapport sur les dérives sectaires par exemple est une décision insusceptible de recours, dès lors que l’acte par lequel le président de l’Assemblée nationale rend public le rapport d’une commission d’enquête parlementaire est « indissociable de la fonction parlementaire de contrôle ». Rendue au visa de la Constitution, cette décision rappelle non seulement que l’exercice de la fonction parlementaire échappe par nature au contrôle du juge de l’excès de pouvoir, mais aussi que l’absence de recours contre une telle décision de publication d’un rapport résulte de la « tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs », notion ni définie, ni « sourcée » et qui rappelle, sans la reprendre exactement, celle de conception française de la séparation des pouvoirs que retient le Conseil constitutionnel. Ainsi, l’argument tiré de la séparation des pouvoirs vient fonder in fine l’absence de recours : il prend ici le pas sur le droit au recours qui, comme la séparation des pouvoirs, se déduit de l’article 16 de la Déclaration des droits de 1789.

Un raisonnement similaire est retenu s’agissant des secondes tenant au statut des parlementaires, dont le Conseil d’État refuse de connaître. Ce refus est fondé sur le fait que le statut du parlementaire « se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement ». Ainsi, il ne connaît pas du régime des pensions des anciens députés, ni du régime des sanctions prévues par les règlements des assemblées ou, plus récemment, du régime de l’indemnité parlementaire pour frais de mandat. Dans tous ces cas, le Conseil d’État a considéré que le régime en question fait partie du statut du parlementaire ou en est « indissociable », que les règles particulières de ce statut résultent de la nature des fonctions parlementaires et que ce statut se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement. L’argument de la souveraineté nationale justifie donc ici l’irrecevabilité des recours.

L’arrêt Thomas Portes rendu le 24 juillet dernier offre comme une synthèse de cette jurisprudence. Saisi par un parlementaire d’un recours dirigé contre la sanction disciplinaire dont il est l’objet, le Conseil d’État opte pour un raisonnement en quatre temps : 1) le régime de sanction prévu par le règlement de l'Assemblée nationale fait partie du statut du parlementaire, dont les règles particulières découlent de la nature de ses fonctions : 2) ce régime se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement : 3) il en résulte qu’en vertu de la tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs, il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs aux sanctions infligées par les organes d’une assemblée parlementaire à ses membres et la circonstance qu’aucune juridiction ne puisse être saisie d’un tel litige ne saurait avoir pour conséquence d’autoriser le juge administratif à se déclarer compétent ; 4) la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au droit au recours effectif n’impose pas qu’un parlementaire frappé d’une sanction disciplinaire jouisse d’un droit de recours juridictionnel.

La tradition constitutionnelle française de la séparation des pouvoirs prend donc ici le pas sur le droit au recours juridictionnel effectif contre une « sanction ayant le caractère d’une punition » pour reprendre la terminologie du Conseil constitutionnel. Ainsi, le Conseil d’État se refuse à s’immiscer dans l’exercice de la fonction parlementaire en portant une appréciation sur le statut des membres du Parlement ou sur les éléments qui, selon lui, en sont indissociables, ainsi qu’à tout ce qui touche à l’activité parlementaire. Cette réserve – cette non-immixtion – peut se comprendre comme une manière de préserver les prérogatives parlementaires, le Conseil d’État ne portant pas d’appréciation sur les règles internes du Parlement et sur les décisions prises en interne. Mais elle peut être vue également comme une faille dans la protection accordée aux parlementaires dès lors que ces derniers se voient privés de la possibilité de contester les sanctions dont ils font l’objet ou les règles statutaires qui leur sont applicables, devant un juge. Les actes parlementaires insusceptibles de recours apparaissent comme le pendant des actes de gouvernement.

Ainsi, la non-intervention du Conseil d’État, offrant une protection globale des prérogatives des institutions parlementaires, n’est pas protectrice des parlementaires pris individuellement. Pour le dire autrement, si le Conseil d’État se garde d’interférer dans l’activité du Parlement et préserve ainsi l’autorité des organes des assemblées, il ne se place pas pour autant en protecteur des droits des parlementaires, en dépit des sollicitations en ce sens.

II. L’attitude de résistance face aux sollicitations des parlementaires

Il arrive parfois que les parlementaires fassent appel au Conseil d’État pour tenter d’obtenir la protection de leurs prérogatives face aux empiétements du pouvoir exécutif.

Ce fut le cas s’agissant de la mise en œuvre anticipée, par le pouvoir exécutif, d’un texte de loi encore en discussion par le pouvoir exécutif, question sur laquelle le Conseil d’État a statué dans son arrêt Mme Borvo du 11 février 2010. Le Conseil d’État a été saisi par divers parlementaires de recours pour excès de pouvoir dirigés contre la lettre du ministre de la Culture et de la Communication adressée au président de France Télévisions relative à la suppression de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe et aux mesures à prendre afin de ne plus commercialiser les espaces publicitaires entre 20 h et 6 h sur certaines chaînes du groupe. Or, à la date de cette lettre ministérielle, l’Assemblée nationale discutait encore en première lecture d’un projet de loi prévoyant la suppression progressive de la publicité sur les chaînes publiques. C’est donc pour protéger leurs prérogatives que certains parlementaires ont formé un recours contre la lettre du ministre de la Culture et de la Communication. Ayant considéré que la lettre du ministre « doit être regardée comme comportant une instruction » adressée à France Télévision, et donc comme une décision faisant grief susceptible de recours, le Conseil d’État apprécie l’intérêt à agir des parlementaires. Il retient que les requérants ont la « qualité d’usagers du service public de la télévision ». L’arrêt conforte ainsi une jurisprudence ambiguë selon laquelle un député, agissant en cette qualité, ne dispose pas d’un intérêt agir contre un acte administratif. Même lorsque les parlementaires agissent pour tenter de défendre la compétence du Parlement, ils n’ont pas un intérêt leur donnant qualité pour agir, d’où la nécessité de leur reconnaître une autre qualité, ici celle d’usager du service public.

Sur le fond, le Conseil d’État a jugé que, par sa lettre, le ministre avait empiété sur les pouvoirs du Parlement : s’il relève que la décision de mettre fin à la publicité sur les chaînes de télévision publiques relève de la compétence législative en vertu de l’article 34 de la Constitution, c’est au titre de la légalité interne que le Conseil d’État annule l’injonction ministérielle. Le pouvoir exécutif ne saurait donc anticiper sur la mise en œuvre d’une loi encore en discussion, sans méconnaître la Constitution.

Cette décision illustre parfaitement le rôle du Conseil d’État : par essence, gardien des prérogatives parlementaires en tant que juge de l’action du pouvoir exécutif qui ne saurait empiéter sur le pouvoir du Parlement de faire la loi, il se refuse à reconnaître l’intérêt à agir de parlementaires en cette seule qualité et donc à endosser le rôle de protecteur des prérogatives du Parlement que des parlementaires souhaitent lui faire jouer.

C’est ce que confirme l’arrêt Potier. Un parlementaire, qui se prévaut de cette seule qualité, ne justifie pas d’un intérêt lui donnant qualité pour former un recours pour excès de pouvoir contre une ordonnance, alors même qu’il fait valoir qu’elle porte atteinte aux droits du Parlement en méconnaissant le champ de l’habilitation conférée au Gouvernement et que les dispositions qu’elle abroge étaient issues d’une loi dont le parlementaire a été le rapporteur à l’Assemblée nationale.

Ainsi, le Conseil d’État ne reconnaît pas l’intérêt à agir des parlementaires pour la défense de leurs prérogatives et de celles de l’institution à laquelle ils appartiennent. C’est ce qui explique que différentes propositions de loi depuis 2010 ont été déposées afin que soit consacré l’intérêt à agir de certains parlementaires – président des assemblées, présidents de groupes politiques, les présidents de commission – en cette seule qualité contre certains actes administratifs, tels que le refus de prendre, dans un délai raisonnable, les mesures réglementaires d’application d’une loi ou contre une ordonnance qui méconnaîtrait le champ de l’habilitation fixé par la loi ou encore contre un acte réglementaire autorisant la ratification ou l’approbation d’un traité, qui entre dans le champ de l’article 53 de la Constitution – nécessitant donc une autorisation législative. Mais aucune n’a abouti à ce jour.

Paradoxalement pourtant, le Conseil d’État a pu admettre la recevabilité de recours présentés par certains parlementaires – les députés Hollande et Mathus – contestant la répartition du temps de parole du président de la République dans les médias. Sans que l’arrêt fasse état de la qualité donnant intérêt à agir aux requérants, il est permis de considérer que la qualité d’électeurs est celle qui a retenu l’attention du Conseil d’État.

Surtout, le Conseil d’État a pu admettre la recevabilité du recours dirigé contre une décision de nomination présidentielle et porté par le président du Sénat (G. Larcher) invoquant l’atteinte aux prérogatives parlementaires, en l’espèce, celles du Sénat. C’est sur ce dernier point qu’il convient de s’arrêter : le Conseil d’État propose, dans son arrêt Président du Sénat du 13 décembre 2017, une lecture présidentialiste de la Constitution peu favorable à la défense des prérogatives parlementaires.

III. La lecture présidentialiste de la Constitution préservant les prérogatives de l’exécutif face au Parlement

Il faut rappeler le contexte du recours présenté par le président du Sénat et dirigé contre la décision du président de la République (F. Hollande) de nommer Christian Vigouroux en qualité de président de la commission de l’article 25 de la Constitution chargée de rendre un avis public sur les projets et propositions de textes relatifs au découpage des circonscriptions électorales des députés ou modifiant la répartition des sièges des sénateurs. Cette commission, dont l’existence est prévue par la Constitution depuis 2008, n’a pas d’existence effective depuis l’expiration du mandat des premiers membres nommés en 2009, soit depuis 2015. Avant les élections présidentielles et législatives de 2017, le président de la République et le président de l’Assemblée nationale décident de nommer les membres de cette commission et des auditions ont lieu en février 2017 pour « remettre en place » la fameuse commission. La nomination présidentielle doit être précédée d’une audition de la personne pressentie par les commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat en application de l’article 13 de la Constitution. Christian Vigouroux est donc auditionné par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Mais, le jour même, le président de la commission des lois du Sénat et le président du Sénat font savoir qu’ils refusent de réunir ladite commission pour auditionner Christian Vigouroux. Ce refus est réitéré après que le Premier ministre a demandé qu’il soit procédé à cette audition dans les plus brefs délais, à l’issue duquel le président de la République pourrait considérer que l’absence d’avis de la commission compétente du Sénat ne fait pas obstacle à l’exercice de son pouvoir de nomination. Face au renouvellement du refus du président du Sénat, il a été procédé au dépouillement des votes de la commission des lois de l’Assemblée nationale. Ceux-ci étant largement favorables à la nomination de M. Vigouroux, le président de la République a décidé de le nommer président de la commission de l’article 25 de la Constitution par décret du lendemain, soit entre les deux tours de l’élection présidentielle.

Le président du Sénat saisit donc le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir contre le décret de nomination du président de la République. Le Conseil d’État se trouve au cœur d’un conflit politique et constitutionnel ainsi qu’au centre d’une interprétation discordante de l’article 13 de la Constitution.

Dans cet arrêt, il peut être relevé, sans s’y attarder, que la recevabilité du recours n’est pas discutée dans les motifs de l’arrêt alors que se posait la question de la recevabilité au regard de la nature de l’acte : s’agissait-il d’un acte de Gouvernement, comme l’est le décret de nomination d’un membre du Conseil constitutionnel ? N’est pas plus appréciée la recevabilité du recours au regard de la qualité du requérant, alors que le président de Sénat agit bien en sa qualité de parlementaire pour défendre les prérogatives de l’institution qu’il préside. Néanmoins, puisque le Conseil d’État statue au fond, il faut en déduire qu’il a considéré que ces deux conditions de recevabilité du recours étaient effectivement remplies – ce qui naturellement interroge sur la pérennité de la jurisprudence Mme Ba et sur les limites du refus de principe de reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires agissant en cette qualité pour défendre les prérogatives parlementaires.

Sur le fond, cette affaire révèle toutes les lacunes et imprécisions du texte constitutionnel s’agissant de la nomination aux emplois et fonctions ayant une « importance pour la garantie de droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation ». Le Conseil d’État aurait pu considérer que faute d’avis public des deux commissions des lois, le Président de la République ne pouvait user de son pouvoir de nomination. La rédaction du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution rendait possible une telle lecture. L’emploi de l’indicatif présent, selon lequel « le pouvoir de nomination du Président de la République s’exerce après avis public de la commission permanente de chaque assemblée », pouvait être interprété comme signifiant que l’exercice de ce pouvoir est conditionné par l’existence des deux avis publics. Le silence des textes, constitutionnel et législatif, quant au délai s’imposant aux commissions parlementaires permanentes pour procéder aux auditions pouvait également signifier qu’il leur appartient de déterminer le moment adéquat, notamment en fonction de leur calendrier.

L’analyse téléologique pouvait en outre inviter à retenir une telle interprétation : à quoi bon en effet prévoir une procédure de nomination dans laquelle des institutions relevant des pouvoirs exécutif et législatif interviennent si le pouvoir exécutif peut décider sans attendre l’avis issu de l’une des chambres parlementaires ? Dans la mesure où la procédure de l’alinéa 5 de l’article 13 s’inscrit dans la logique des « freins et contrepoids » qui concourent à l’équilibre des pouvoirs et dès lors que le pouvoir de nomination du président de la République n’est pas supprimé en l’espèce mais simplement retardé, il pouvait être soutenu que tant que la commission des lois du Sénat ne s’était pas prononcée le pouvoir de nomination présidentiel ne pouvait s’exercer.

Toutefois, cette analyse des textes constitutionnels n’est pas celle retenue par le Conseil d’État.

Il a d’abord considéré qu’il appartenait au président de la République d’exercer sa compétence pour nommer le président de la commission de l’article 25 de la Constitution dès lors que les fonctions étaient vacantes. Affirmant que le président de la République exerce « seul » son pouvoir de nomination, le Conseil d’État met l’accent sur le fait qu’il ne partage pas cette compétence avec les Assemblées parlementaires. Autrement dit, ces dernières ne sont pas co-auteurs de la nomination et, si l’avis doit obligatoirement être demandé préalablement à la nomination par le président de la République, il ne s’agit pas d’un avis conforme, mais plutôt d’un avis simple assorti d’un droit de veto à la majorité des 3/5ème des suffrages exprimés au sein des deux commissions parlementaires.

Ensuite, après avoir rappelé qu’en principe la nomination ne peut se faire sans avis préalable des commissions parlementaires compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat, le Conseil d’État constate qu’en l’espèce « l’avis de la commission des lois du Sénat n’a pas été recueilli du fait du refus de réunir cette commission, dans un délai raisonnable », alors même que la commission des lois s’est réunie à quatre reprises entre mars et avril 2017. Cet élément factuel met en exergue le fait que le refus du Sénat ne peut s’expliquer par une incapacité matérielle à réunir la commission compétente pour procéder à l’audition, mais bien par une tactique politique visant à empêcher le président de République en exercice d’user de ses prérogatives constitutionnelles alors qu’une victoire des Républicains aux élections présidentielles et législatives à venir était encore envisageable en février et mars 2017. Partant de ce refus, le Conseil d’État constate qu’il « a mis le président de la République dans l’impossibilité de recueillir son avis dans les conditions prévues par le dernier alinéa de l’article 13 de la Constitution », rendant par là même impossible le respect de la règle d’un dépouillement au même moment des votes des deux commissions des lois des assemblées parlementaires. Est ainsi mis en évidence ce qui peut être assimilé à un excès de pouvoir de l’institution sénatoriale.

Sollicité par le président du Sénat pour que soit préservée une prérogative parlementaire prévue par la Constitution, le Conseil d’État préserve une prérogative présidentielle : son pouvoir de nomination. Il le fait essentiellement au terme d’un raisonnement de droit administratif selon lequel le non-respect d’une règle de procédure par l’administration n’est pas sanctionné lorsque l’administration a été dans l’impossibilité de la respecter. Cet arrêt illustre ainsi la tendance qu’a le Conseil d’État à régler des questions de droit constitutionnel, tenant tant à l’interprétation du texte qu’à la résolution d’un conflit constitutionnel, par un raisonnement de pur droit administratif.

Par ce raisonnement, le Conseil d’État comble une lacune constitutionnelle résultant de l’absence de délai au terme duquel les commissions parlementaires permanentes doivent auditionner les personnalités choisies par le président de la République. Par une interprétation constructive de l’article 13 de la Constitution, il précise que l’audition qui précèdera le vote doit avoir lieu dans un « délai raisonnable suivant l’annonce du nom de la personnalité pressentie ». En l’espèce, un délai de plus de deux mois est considéré comme déraisonnable. Reste en revanche une autre lacune constitutionnelle : celle de l’article 25 de la Constitution qui ne fixe aucun délai à la nomination des membres de la commission dont il prévoit l’existence. Le Conseil d’État ne se prononce pas sur ce point et n’impose aucun « délai raisonnable » aux autorités de nomination pour désigner les nouveaux membres de cette commission à l’expiration du mandat des anciens. De la sorte, une commission indépendante dotée d’une existence constitutionnelle peut être privée d’existence réelle, faute pour les autorités de nomination d’exercer leurs prérogatives. Il faut donc se résoudre à ce qu’une institution dont l’existence est prévue par la Constitution n’existe pas.

Si, par son arrêt Président du Sénat de 2017, le Conseil d’État a laissé quelques questions en suspens sur la recevabilité du recours pour excès de pouvoir, il a clairement pris le parti de préserver le pouvoir de nomination du Président de la République, par une lecture que l’on peut juger présidentialiste de la Constitution.

Alors, le Conseil d’État est-il le gardien des prérogatives parlementaires ? Il l’est à l’évidence lorsqu’il sanctionne pour incompétence des actes réglementaires empiétant sur le domaine législatif ; il l’est aussi en s’interdisant d’apprécier la légalité des actes parlementaires se rattachant à l’exercice de la souveraineté nationale ; mais il refuse, le plus souvent, d’endosser cette fonction de gardien des prérogatives parlementaires : ce faisant, il joue le jeu du pouvoir exécutif et semble plus enclin à défendre les prérogatives et pouvoirs que la Constitution confie au pouvoir exécutif. Faut-il en déduire un « antiparlementarisme du Conseil d’État » ? C’est loin d’être évident. En revanche, il peut être affirmé qu’il accompagne, sans s’y opposer, un mouvement plus général de présidentialisation du régime, comme il pourrait accompagner un mouvement inverse, si d’aventure le Parlement parvenait à exercer pleinement et efficacement l’ensemble de ses prérogatives.

Agnès Roblot-Troizier

Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et directrice de l’École de droit de la Sorbonne.

Affectée à l’ISJPS (UMR 8103) – Centre Sorbonne constitutions & libertés.

Pour citer cet article :

Agnès Roblot-Troizier « Le Conseil d’État, gardien des prérogatives parlementaires ? », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-gardien-des-prerogatives-parlementaires-1941]