Pouvoir judiciaire : le défi démocratique
L’expansion de l’empire du droit est l’un des faits les plus marquants de notre époque. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la grande majorité des interactions humaines suivaient des règles fondées sur la coutume, la tradition et les normes de la politesse. Le droit visait à s’attaquer à une étendue très étroite de problèmes. Il défendait les droits de propriété et régissait l’aliénation de biens. Il assurait l’exécution des contrats. Il protégeait la vie humaine, la liberté individuelle, et l’intégrité corporelle. En France, et plus rarement en Angleterre, il empêchait les abus du pouvoir administratif. C’était à peu près tout. Aujourd’hui, en revanche, la loi interfère à tous les niveaux de la vie. Les tribunaux des affaires familiales s’occupent de tout aspect du bien‑être des enfants, autrefois chasse gardée des pères de famille. Le monde du travail et de l’emploi est minutieusement réglementé par des codes et des modèles de contrat, appliqués par un réseau de tribunaux spécialisés. Un système complet de droit administratif, renforcé par la Convention européenne des droits de l’homme, régit les relations entre le citoyen et l’État. En Grande‑Bretagne, le nombre de juristes par million de populations est sept fois plus grand aujourd’hui qu’il y a un siècle. Je ne connais pas les chiffres correspondants pour la France, mais on m’assure qu’ils seraient sensiblement équivalents.
L’État de droit est devenu une des notions banales de la vie moderne. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? L’essentiel peut se résumer en trois principes. Premièrement, les autorités publiques n’ont aucun droit de coercition autre que celui que leur accorde la loi. Deuxièmement, les citoyens doivent avoir un minimum de droits personnels. Ils peuvent être discutables, mais ils doivent au moins comprendre la protection contre la violence et contre les atteintes à la vie et la liberté individuelle. Sans ces droits‑là, l’existence sociale n’est autre qu’un combat continuel où seule la force prévaut. Troisièmement, il est essentiel qu’il existe un accès à des tribunaux indépendants pour revendiquer ces droits. Cependant, il y a quelque chose de plus important encore que ce que signifie l’État de droit. C’est ce qu’il n’implique pas. Ça ne veut pas dire que tout problème humain et tout dilemme moral demande une solution juridique. On peut donc se demander pourquoi on assiste à l’immense expansion du domaine du droit que l’on connaît depuis un siècle.
C’est surtout dû à l’arrivée d’une démocratie de masse dans les pays européens depuis le milieu du xixe siècle. La démocratie de masse a naturellement entraîné de nouvelles attentes de la part des citoyens à l’égard de l’État, surtout comme garant d’un niveau minimum de sécurité et comme régulateur de l’activité économique. L’optimisme quant aux résultats que l’intervention collective amène est une tendance naturelle de tout animal social, tel l’homme. En France, cette confiance en la puissance et la bienveillance de l’État fut l’élément principal à l’origine de l’avancée du communisme dans les années trente, et des partis sociaux‑démocrates après la guerre. La réussite apparente des économies européennes pendant les Trente Glorieuses a considérablement accru le prestige de l’État.
Le droit est l’instrument principal de l’action collective. Il y a des problèmes sociaux que seul l’État peut résoudre, tel que les conséquences indésirables de l’évolution économique et technologique, ce que les économistes appellent les « externalités » : les maladies professionnelles, la pollution, les entreprises monopolistiques, le réchauffement planétaire, pour ne nommer que les plus évidentes. Dans ces domaines-là, l’État et sa loi sont les seules ressources de l’homme. En revanche, l’intervention du droit est facultative dans d’autres domaines. C’est un choix collectif. Si, aujourd’hui, on adopte beaucoup plus souvent des mesures juridiques et coercitives, il y a deux raisons principales. L’une est un absolutisme moral croissant qui mène à l’intolérance et au conformisme. L’autre est l’aversion au risque, cette quête éternelle de la sécurité, qui finit presque toujours par un recours à la coercition juridique.
Examinons d’abord le premier de ces phénomènes, l’absolutisme moral. Il y a longtemps, le conformisme social était l’un des premiers objectifs de la loi. En France, la loi régissait les croyances religieuses et les cultes jusqu’à la Révolution. En Grande ‑Bretagne, malgré sa réputation, au siècle des Lumières, de pays de la liberté, la discrimination religieuse contre les catholiques et les juifs a perduré jusqu’au milieu du xixe siècle. En France, la liberté sexuelle juridique est ancienne, mais ailleurs en Europe et aux États-Unis, la loi réglementait les relations sexuelles jusqu’à tout récemment. Les relations homosexuelles étaient interdites de mon vivant. Aujourd’hui, la loi s’est retirée des domaines sensibles de la croyance personnelle et des relations sexuelles. Pourtant, à d’autres égards, nous avons battu en retraite vers un modèle plus ancien selon lequel le droit existe pour imposer un certain conformisme.
Nous vivons à une époque qui est portée à la censure. Le philosophe anglais du xixe siècle, John Stuart Mill, grand apôtre du libéralisme classique, a été l’un des premiers à élever la voix contre le conformisme imposé qui, selon lui, suivrait naturellement la démocratie. Il n’était pas contre la démocratie. Tout au contraire, il était parmi les premiers défenseurs du suffrage universel, incluant les femmes. Mais tenait à avertir que dans un État démocratique, la diversité des idées et des manières était menacée. Le droit existe, a‑t-il dit, pour nous protéger contre les dommages, et non pas pour nous imposer un conformisme moral. Au contraire, aujourd’hui les nouveaux médias peuvent déclencher une avalanche de mépris, d’injures et de menaces contre toute personne qui osera s’écarter de l’opinion générale. Les médias sociaux créent un puissant instinct de troupeaux qui étouffe non seulement le désaccord, mais même l’incertitude et les nuances. Dans certaines universités aux États-Unis et en Grande‑Bretagne, on a même proposé que la simple expression d’une opinion contraire aux convictions profondes d’un étudiant soit une agression, une menace à sa sécurité émotionnelle contre laquelle il a droit à la protection. C’est cette même mentalité qui veut que la loi réglemente de nombreux domaines qui dépendaient autrefois des choix personnels. Nous sommes de moins en moins prêts à tolérer l’autonomie de l’individu dans ses choix moraux. Les gens ont tendance à considérer que les valeurs morales sont la propriété de la communauté entière et pas des individus qui la composent.
Je vais vous proposer un exemple sans importance mais révélateur : l’élevage d’animaux à fourrure. En Europe, cette activité, autrefois normale, est défendue par la loi dans dix-neuf pays européens, y compris la France depuis 2021. La raison de cette interdiction n’est pas un ressentiment intrinsèque envers l’élevage et l’abattage. Nous élevons et abattons les animaux sans scrupule afin de les manger, mais nous ne mangeons pas le castor ou le vison. Nous les élevons uniquement pour leur fourrure. L’idée qui motive ces interdictions est que le désir de porter un chapeau de castor ou un manteau de vison n’est pas moralement suffisant pour justifier l’abattage d’un animal, alors que le désir de le manger suffirait comme raison. Beaucoup de gens ne partageraient pas ce sentiment moral. Ils jugent que le traitement sans cruauté des animaux pour le confort des humains est ancien et licite. Mais le législateur a ordonné que la décision de porter ou de ne pas porter un vêtement de fourrure ne relève plus du domaine du jugement moral individuel. De telles lois (et il y en a d’autres) traitent des questions morales sur lesquelles les avis sont partagés, mais elles réglementent nos choix suivant le principe selon lequel la société ne peut avoir qu’un seul jugement moral collectif. On ne saurait tolérer une multiplicité de jugements personnels. Cela nous dit beaucoup des sentiments de nos sociétés vis-à-vis du domaine propre du droit. Cela marque l’élargissement de l’espace public aux dépens de l’espace privé. Nous avons recours au droit pour imposer des solutions collectives dans des domaines où, autrefois, nous supportions une diversité de valeurs et de sentiments. Nous redoutons la liberté morale des autres, par peur qu’ils fassent un choix que nous désapprouverions.
Ces exemples illustrent une tendance générale de nos sociétés à limiter l’autonomie morale de l’individu. Ils diminuent les domaines dans lesquels on peut prendre la responsabilité personnelle pour son propre destin. Bien sûr, dans certains domaines, le droit a toujours agi ainsi. La tradition classique du libéralisme distingue les actions humaines nuisibles aux autres, qui peuvent faire l’objet de réglementation juridique, des actions qui ne concernent que l’acteur, et qui ne peuvent pas en faire l’objet. Le meurtre, le viol, le vol, la fraude ont toujours été défendus. La moralité de ces actes n’est pas l’affaire de chaque individu, parce qu’ils sont nuisibles aux autres et font l’objet d’une condamnation unanime de nos concitoyens. Ce qui est nouveau, c’est la tendance moderne du droit d’interdire des choses qui sont inoffensives aux autres et sur lesquelles il n’y a aucun consensus moral.
J’arrive maintenant à l’autre phénomène qui peut nous expliquer l’expansion de l’empire du droit. C’est l’aversion au risque ou, autrement dit, la peur. On ne peut vivre sans risque. Prenons, comme exemple évident, la voiture. Elle représente de très loin la première cause de décès et de blessure par accident. Ces morts et blessures, on pourrait les supprimer presque totalement en limitant la vitesse à trois kilomètres à l’heure, ce qu’on a fait d’ailleurs en Grande‑Bretagne dans les premières années de l’automobilisme au xixe siècle. L’on ne fait pas cela aujourd’hui. On n’aime pas l’admettre, mais les milliers de morts et de blessés sur les routes font partie du prix que l’on est prêts à payer pour un moyen de transport plus rapide, plus flexible et plus confortable que tout autre.
Ces dilemmes ont existé depuis des siècles. Le grand changement de nos jours, c’est le degré de risque que les gens sont disposés à supporter. Nos ancêtres acceptaient que la vie soit dominée par la roue de la fortune. Nous, en revanche, nous considérons que la sécurité physique, financière et émotionnelle n’est pas seulement une situation normale, mais un droit. Certains ont salué ce changement. D’autres l’ont déploré. Mais personne ne doit s’en étonner. L’aversion au risque est une réponse rationnelle à des changements importants dans notre monde. La compétence technologique de l’humanité a beaucoup augmenté depuis plus d’un siècle. Mais cela n’a pas été accompagné d’une augmentation correspondante de notre sensibilité morale ni de notre sollicitude pour nos voisins. Il en résulte que des malheurs, qui semblaient inéluctables pour nos ancêtres, semblent tout à fait évitables pour nous. Lorsque ces malheurs sont considérés comme les conséquences évitables de l’action humaine, ils deviennent un sujet politique qui revient essentiellement au législateur. Ainsi, après tout désastre, on conclut ou que la loi n’a pas été respectée, ou bien qu’elle n’est pas suffisamment robuste. Nous cherchons quelques recours juridiques : un procès, une poursuite pénale ou une réforme de la loi.
Nous avons trop peur de l’aléa. Nous exigeons que l’État nous protège contre une étendue toujours croissante de risques de la vie quotidienne. Surtout dans les domaines du travail, de la santé, de la consommation et des finances personnelles. Mais il y a un prix à payer pour cette protection juridique, un prix qui peut être très élevé. La quête craintive d’une sécurité illusoire nous fait exiger de l’État des choses que l’État ne peut nous donner, sauf à condition de nous priver d’une partie de notre autonomie. Si on redoute trop les aléas de la vie, si on exige de l’État une protection efficace contre le risque, l’État va sûrement répondre en nous interdisant toute activité qui entraîne ces risques, c’est‑à-dire en supprimant des banalités du quotidien qui peuvent mener à quelques malheurs et altérer la qualité de vie.
On ne saurait trouver une preuve plus frappante de ces observations que la crise sanitaire qui s’est déroulée entre 2020 et 2022. L’épidémie de covid‑19 est très loin d’être la pire crise sanitaire des temps récents. Les épidémies du choléra, de la tuberculose, du SRAS et du MERS étaient toutes plus mortelles que le covid-19. La seule différence, c’est que, depuis la guerre, l’Europe a eu la chance de les éviter. C’est la raison pour laquelle l’Europe fut ébranlée par un phénomène tout à fait mesuré pour le reste de l’humanité. La crise qui ressemble le plus à la crise du covid-19 est l’épidémie de la prétendue grippe espagnole qui s’est propagée entre 1918 et 1921. La grippe espagnole est supposée avoir tué 200 millions de personnes dans le monde entier, soit trente fois la mortalité du covid-19. Pourtant, on n’a pas eu recours aux mesures agressives qu’ont adoptées presque tous les pays d’Europe pour lutter contre le covid-19. Aujourd’hui, l’opinion publique demande l’intervention immédiate de l’État, bien que l’État ne dispose que d’une seule arme contre la transmission de virus : l’interdiction de tout contact social entre ces animaux essentiellement sociaux que sont les humains. Ces interventions de l’État n’ont pas été très efficaces. Elles ont eu pour seul effet de repousser les infections et les hospitalisations vers une période ultérieure après que le confinement soit terminé. Les résultats n’ont pas été sensiblement mieux qu’en Suède où l’on a largement évité les mesures coercitives. Le problème fondamental est que les gens éprouvent des difficultés à admettre que le droit est incapable de les sauver. Ils sont donc prêts à sacrifier leur autonomie et leur prospérité à un gouvernement qui leur promet de faire l’impossible pour augmenter leur sécurité. Comme disait Cyrano de Bergerac, « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ».
Je ne cherche pas, en faisant ces remarques, à dénoncer l’importance croissante du droit dans la vie quotidienne. Comme tout le monde, je salue quelques interventions de la loi et je considère d’autres comme futiles ou insensées. Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas revenir en arrière vers une autre époque, quand la vie était plus simple et que le public attendait moins de l’État. L’expansion de l’empire du droit est un simple fait qu’il faut reconnaître parce qu’il a d’importantes conséquences dans la façon dont nous nous gouvernons. Toute expansion du domaine du droit entraîne une augmentation de la puissance de l’État et une diminution correspondante de la liberté d’action du citoyen. Jusqu’au xxe siècle, les limites du pouvoir de l’État étaient plutôt pratiques que juridiques ou constitutionnelles. L’État n’avait ni les ressources ni les renseignements nécessaires pour exercer un pouvoir de coercition vis-à-vis de la totalité de la population. En revanche, l’État moderne a un monopole presque total de la force, et dispose de technologies de surveillance et de renseignement qui constituent des moyens sans pareil de concentrer cette force contre tout citoyen.
Aristote considérait que la démocratie était essentiellement instable, parce qu’elle se transformait trop aisément en tyrannie. Les tyrans n’arrivent que rarement au pouvoir par la force. C’est plutôt le peuple qui se soumet volontairement, par peur de quelque menace externe. Si la démocratie a tout de même résisté jusqu’ici à cette tendance, c’est à cause d’une culture qui accepte la diversité politique et qui comprend des limites prudentes à l’action de l’État. Or, cette culture est en train de disparaitre. La tolérance n’est pas conforme aux instincts naturels de l’humanité. Mais ce n’est pas avec Aristote que je vais terminer ces remarques introductives. C’est avec le philosophe anglais Thomas Hobbes. Hobbes a écrit son plus célèbre ouvrage, Léviathan, en exil en France en 1651. Mais j’ai l’impression qu’il n’est pas bien connu en France, sauf par les spécialistes de philosophie politique. Au lendemain de la guerre civile qui a déchiré son pays natal, Hobbes voulait justifier le gouvernement absolu au nom de la stabilité politique et sociale. C’était l’un des premiers théoriciens du contrat social, mais son contrat social était bien différent de celui de Locke ou de Jean ‑Jacques Rousseau. Selon Hobbes, les hommes n’avaient aucun droit à la liberté. Ils avaient eu ce droit aux temps primitifs, mais ils l’avaient abandonné de façon à la fois totale et irrévocable au tout-puissant État contre la sécurité que celui-ci leur promettait. Hobbes a peu de partisans aujourd’hui. Pourtant, nous sommes en train de reconstruire ce cauchemar pour nous-mêmes.
Lord Jonathan Sumption
Lord Jonathan Sumption est un juriste renommé en Grande-Bretagne. Il était juge de la Supreme Court of the United Kingdom, tribunal de dernier instance du Royaume Uni, de 2012 à 2018. Il a donné les Reith Lectures, série de conférences diffusées par la BBC en 2019 sur le thème Le droit et le declin de la politique.
Pour citer cet article :
Lord Jonathan Sumption « Pouvoir judiciaire : le défi démocratique », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/pouvoir-judiciaire-:-le-defi-democratique-1911]