David Dyzenhaus, The Constitution of Law. Legality in a Time of Emergency, Cambridge University Press, 2006.
Dire de ce livre qu’il est « actuel » pourrait sembler une simple formule journalistique : une façon de recommander l’ouvrage à un public friand de « pensée de crise » et, du même souffle, d’en détourner les chercheurs spécialisés. Le sous-titre dramatique – Legality in a Time of Emergency – et la couverture arborant des policiers londoniens en tenues antiterroristes renforcent ce sentiment. Pourtant, dès les premières pages, le lecteur comprend qu’il doit revoir son jugement : il tient entre les mains un ouvrage rigoureux, exigeant et subtil, qui s’éloigne des gloses alambiquées ou des commentaires exaltés sur « l’état d’exception » (le traitement réservé à Carl Schmitt est, à cet égard, exemplaire par sa sobriété).
Afin d’apprécier les moyens par lesquels l’État de droit peut tenir en bride les pouvoirs publics dans des situations critiques, où ceux-ci tendent justement à s’affranchir des limitations habituelles, Dyzenhaus ne cède à aucune facilité. Il nous entraîne dans une longue exploration des jurisprudences britannique, canadienne, australienne et, dans une moindre mesure, américaine, s’attachant autant à des décisions récentes dont les effets sont encore incertains (le cas « Belmarsh » de 2004) qu’à des jugements plus anciens (R v. Hallyday de 1917), ne se privant pas de revisiter au passage quelques classiques (dont Korematsu, qui donne lieu présentement à une importante littérature révisionniste). Les analyses proposées par l’auteur, pour chacune de ces décisions, forment l’essentiel de la matière de l’ouvrage. En les regroupant et en les disposant comme par touches successives, Dyzenhaus cherche à définir le rôle que les juges peuvent jouer – et, selon lui, doivent jouer – face à un parlement et à un gouvernement qui contournent les garanties procédurales, maintiennent des individus en détention prolongée ou limitent les libertés publiques, au nom d’impératifs de sécurité nationale.
Il ne s’agit pas pour autant d’un inventaire. Toute scrupuleuse qu’elle soit, l’enquête demeure au service d’une position théorique forte qui est annoncée d’entrée de jeu – dès le titre de l’ouvrage. Car, pour Dyzenhaus, ce n’est pas du droit positif, des dispositions constitutionnelles spécifiques ou d’un ensemble de droits fondamentaux, que les juges peuvent tirer des ressources pour encadrer les pouvoirs gouvernementaux d’exception (et les dérogations autorisées par le législateur), mais de la « constitution du droit » comme telle. Il existerait quelque chose comme des principes constitutifs du droit en tant qu’ordre normatif, des principes immanents et implicites qui expriment « un choix » en faveur du règne impersonnel de la loi, « the choice to order a society through the institutions of legality » (p. 7). Et c’est de ce choix fondamental pour la rule of law, plutôt que d’un corpus normatif bien circonscrit, que doivent s’autoriser les juges lorsqu’ils prennent à partie les pratiques gouvernementales d’exception : ils doivent expressément se rapporter à cette aspiration fondatrice du constitutionnalisme et la rappeler aux gouvernements et aux législateurs.
Ni « bouche de la loi », ni super-législateur, la fonction reconnue ici au pouvoir judiciaire paraît, de l’aveu même de l’auteur, insolite au regard de la théorie juridique (surtout dans le contexte des débats nord-américains). Il s’agit moins de confier au juge une tâche de gardien, en lui donnant la compétence d’invalider les mesures qu’il jugera contraires à cette « constitution du droit », que d’en faire un « météorologue » (la métaphore s’inspire d’une chanson de Bob Dylan, p. 11), un veilleur chargé d’avertir la communauté politique lorsque les éléments se font menaçants. L’auteur y insiste : la rule of law est un « projet » foncièrement collégial, dans lequel tous les pouvoirs ont leur rôle à jouer.
Le lecteur s’interrogera à bon droit quant à la nature de ces « principes constitutifs » de la rule of law. Il faut dire que Dyzenhaus demeure assez évasif : après avoir rappelé, avec Dworkin, que toute jurisprudence repose sur des « principes » moraux et procède d’un va-et-vient entre ceux-ci et les normes positives, il se détourne de ce genre de démarche ouvertement philosophique, pour adopter une perspective moins ambitieuse, proche de celle d’un Lon Fuller. Ces « principes », qu’il reviendrait aux juges de rappeler dans les moments critiques, tiendraient donc moins de la « philosophie politique » à proprement parler, que de la « moralité intrinsèque du droit ». Ils n’exprimeraient rien d’autre que les conditions assurant « l’intégrité de l’ordre légal » (p. 10) : la stabilité normative, la clarté et la publicité des règles, la non-rétroactivité, etc. Ce seraient, en somme, les principes « structurels » à la base d’un type spécifique d’autorité – « l’autorité légale » (p. 12) – et dont on peut retracer les approximations successives depuis Aristote et Cicéron.
Mais, en même temps qu’elle renvoie à une tradition multiséculaire, cette conception de la rule of law se veut aussi le produit d’une histoire plus localisée – celle de la common law britannique et du type de constitutionnalisme qu’elle a engendré. De fait, hormis quelques rares exemples tirés de la jurisprudence américaine, l’essentiel des cas examinés dans l’ouvrage proviennent d’ordres constitutionnels dans lesquels les droits individuels ne sont pas formalisés, ni consignés dans un texte spécifique (le Royaume-Uni, le Canada d’avant 1982, l’Australie). C’est dans ce contexte – on le comprend bien – que la tâche de veilleur prend tout son sens et qu’elle s’impose le plus nettement : sans le secours d’une source textuelle, les juges ne peuvent se refugier dans la position de l’interprète autorisé. Ils doivent prendre le risque de s’engager, en leur propre nom, pour le respect d’exigences héritées d’une tradition constitutionnelle locale et contingente certes, mais reflétant néanmoins les « unwritten assumptions of the legal order » (p. 100). C’est d’ailleurs dans une décision fameuse de la Cour suprême canadienne (Switzman c. Ebling [1957]), antérieure à l’adoption de la Charte des droits et libertés, que Dyzenhaus trouve l’illustration parfaite de ce genre d’intervention judiciaire. Lorsqu’ils invalidèrent la loi québécoise sur la propagande communiste (dite « loi du cadenas »), les juges fédéraux invoquèrent en effet les exigences d’une tradition de libertés publiques et l’idéal d’une « société ouverte », plutôt que de s’en tenir au texte de la Constitution fédérale de 1867.
Mais, le plus souvent, la tâche du veilleur est moins heureuse. À suivre Dyzenhaus, elle fait plutôt penser à celle du prophète postexilique, forcé d’étaler aux yeux de ses concitoyens (et des pouvoirs publics) leur infidélité à la tradition et leur propension à sacrifier les libertés sur l’autel de la sécurité publique. D’où la place importante que prend ici la figure du dissenter, de celui qui refuse d’accorder un brevet de légalité aux pouvoirs d’exception, figure illustrée tour à tour par Lord Shaw (R v. Halliday), Lord Atkin (Liversidge v. Anderson) et le juge Jackson (dans Korematsu).
« En ce qui concerne les exigences de la légalité, écrivait Lon Fuller, le mieux que nous pouvons espérer des constitutions et des tribunaux, c’est qu’ils nous préservent des abîmes » . Dyzenhaus ne semble pas penser autrement. En multipliant les analyses de déférence judiciaire face aux détentions irrégulières (Suresh c. Canada [2002], Al-Kateb v. Godwin [2004], Hamdi v. Rumsfeld [2004]) et en dressant l’inventaire des techniques employées par les législateurs pour contrecarrer le contrôle judiciaire des décisions gouvernementales (les privative clauses, auxquelles sont consacrés des développements fort instructifs, p. 102-120), il brosse un tableau sombre des possibles moraux de la rule of law. Mais alors que Fuller entrevoyait encore l’abîme des tyrannies du passé (la référence à l’Allemagne nazie demeurait décisive pour lui), la menace paraît, aujourd’hui, plus diffuse. L’auteur ne parle d’ailleurs pas d’« abîme » mais de « trous noirs », d’enclaves où les règles de droit sont délibérément incertaines, les garanties procédurales amputées et les possibilités de contrôle sévèrement limitées. Face à de tels trous noirs, la tâche du veilleur consiste à obliger le législateur à rendre explicites ses intentions et à empêcher qu’elles se soustraient à l’épreuve du jugement public.
« La reconnaissance d’une constitution de common law qui s’impose au Parlement n’implique pas que les juges disposeront toujours, dans les faits, de l’autorité nécessaire pour résister [à ces intentions]. La seule conséquence est que lorsque qu’un Parlement annonce expressément qu’il ne veut pas se soumettre aux valeurs juridiques fondamentales, cette déclaration entraîne un coût politique. Le peuple auquel le gouvernement est redevable sera en mesure de juger s’il veut ou non d’un gouvernement qui ne se sent pas obligé par la rule of law (p.98). »
C’est sur ce point que l’ouvrage de Dyzenhaus concentre sa charge critique. Moins parce qu’il fait dépendre l’État de droit de la vigilance d’un « esprit public » aussi mystérieux que volatil – avec, en sous main, un fort scepticisme à l’égard des possibilités d’un contrôle juridictionnel efficace – que par les accusations répétées qu’il lance à l’endroit du « positivisme constitutionnel ». S’il y a un fil rouge qui traverse The Constitution of Law, c’est bien cette attaque contre le « positivisme ». La cible, au reste, n’est pas toujours facile à identifier, le positivisme semblant être plus qu’une simple approche méthodologique, mais moins qu’une doctrine philosophique formulée explicitement. L’auteur fédère d’ailleurs sous cette étiquette des positions assez hétérogènes (comme celles de Hart, de Sunstein et de Scalia), mais qui partagent toutes, selon lui, un refus de poser la question de la « constitution du droit » et de sa substance morale, pour chercher plutôt à subordonner les décisions judiciaires à un texte et à restreindre de la sorte le bassin des justifications disponibles. C’est à cette tentative piégée (l’auteur parle souvent d’un validity trap) qu’il faut imputer la multiplication des trous noirs et l’impuissance du pouvoir judiciaire à les dissiper.
Bien sûr, admet Dyzenhaus, ce « positivisme » relève souvent d’une rhétorique superficielle (p. 68), subordonnée à un idéal plus profond et plus riche de la rule of law. Mais c’est précisément cette rhétorique qui est dangereuse, dans la mesure où elle accrédite une vision très restreinte du rôle des juges. La forme, à suivre Dyzenhaus, détermine toujours le fond : les arguments avancés par les juges trahissent – quoi qu’en disent les intéressés – une certaine compréhension de la nature du droit et de la rule of law. Seuls les juges qui peuvent s’affranchir des textes, pour s’autoriser franchement d’une compréhension « substantielle » de la rule of law, auront les moyens d’exercer un contrôle sur les pratiques gouvernementales d’exception.
Quant aux autres – les « positivistes » – non seulement ils se confinent à l’impuissance, mais ils doivent être tenus complices de la dégradation de la rule of law. Car, comme le rappelle l’auteur, un trou noir n’est jamais un espace de pur non-droit : c’est un vide juridique légalement institué et reconnu comme tel. Or, en accordant leur imprimatur aux mesures d’exception et en leur donnant l’autorité de la rule of law, les juges contribuent à cette institution. Ils rendent insensible le décalage entre la rule by law et la rule of law, décalage qui donne tout son sens à la fonction judiciaire et sans lequel, à bien entendre Dyzenhaus, un tribunal n’est rien de plus qu’une clearing house juridique.
Presque toutes les études de cas proposées dans l’ouvrage The Constitution of Law servent, en bout de ligne, à appuyer cette critique du positivisme – en montrant surtout comment l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne à l’avantage des politiques gouvernementales. À quelques reprises, l’auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid, en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme » (p. 22). Si on peut s’irriter de la formulation caricaturale de certains arguments (qui passent près de tomber dans la reductio ad Hitlerum), il reste que l’analyse s’appuie sur une documentation abondante et qu’elle fait mouche à plus d’une reprise.
On peut mentionner, en guise d’exemple, les belles pages consacrées à la décision Australian Communist Party v. Commonwealth (1951 CLR 1) dont les arguments sont patiemment décortiqués (p. 75-102). Dyzenhaus nous montre que, même si elle se présente de prime abord comme une victoire héroïque de la rule of law contre l’arbitraire gouvernemental (en pleine guerre de Corée, sur fond d’anticommunisme virulent, la Cour suprême invalide une loi fédérale qui mettait hors-la-loi le parti communiste), cette décision recèle de dangereuses équivoques. En l’absence d’un bill of rights constitutionnalisé, c’est dans les dispositions relatives au partage des compétences entre le pouvoir fédéral et les états que les juges vont trouver les justifications pour leur décision – ou, pour employer les termes de l’auteur, « les attaches textuelles auxquelles suspendre leur raisonnement » (p. 75). Or, en comparant la faiblesse des arguments avancés par la majorité à la dissidence du juge Latham, Dyzenhaus montre le péril qu’il y a « à prendre les attaches trop au sérieux » et perdre de vue le fondement normatif d’une décision. « La base véritable de leur raisonnement n’est pas le texte, mais les valeurs dont les juges croient trouver dans le texte une expression ». Tout se passe, à suivre l’auteur, comme si le texte, en assurant une dose de « confort » (p. 100) aux juges, les détournait de leur rôle de veilleur. Le texte (ici les dispositions constitutionnelles relatives aux pouvoirs fédéraux) ferait écran aux « unwritten assumptions of the legal order » (id.).
En dépit d’une langue souvent rude et d’un penchant manifeste pour la répétition, l’exposé de Dyzenhaus n’est pas dépourvu de qualités dramatiques. Elles tiennent pour l’essentiel à sa façon de camper les positions antagonistes en les stylisant et en les personnifiant. Même si l’ouvrage rejette tout argument ad hominem et rapporte la déférence des juges à la logique intrinsèque d’une position doctrinale (le « positivisme constitutionnel »), plusieurs passages font penser à une grande épopée romanesque dont juges et juristes seraient les personnages principaux. Comme il se doit, le méchant n’intervient que rarement dans le cours du récit, mais il le fait à des moments décisifs et son ombre plane sur l’ensemble du livre. C’est en effet autour de la figure ténébreuse de Carl Schmitt, dont Dyzenhaus est un fin connaisseur, que se nouent tous les fils de l’argument. La pensée schmittienne sert ici à donner corps à une hypothèse radicale, celle de l’hétérogénéité complète entre l’exception et le droit : la rule of law ne fournit aucune ressource pour baliser les pouvoirs d’exception, le droit ne peut pas régler sa propre suspension, etc. Le refrain, dont on trouve les premières versions dans Die Diktatur (1921) et dans Politische Theologie (1922), est aujourd’hui bien connu. Dyzenhaus veut nous convaincre qu’il représente encore un grand « défi » pour la pensée juridique.
En vérité, c’est par sa réponse au défi schmittien que le « positivisme » se laisse le mieux appréhender : dans son principe, il constituerait une tentative pour dépasser le dualisme schmittien de la norme et de l’exception, mais une tentative insuffisante, superficielle, qui arrête à mi-parcours et qui, en ce sens, est bien pire que les positions ouvertement schmittiennes (celles de Clinton Rossiter ou de Carl J. Friedrich) . En tant que via del mezzo, le positivisme échoue parce qu’il ne prend pas l’exception assez au sérieux. Il persiste à concevoir les détentions et les dérogations comme des actes parfaitement « légaux », concrétisant des normes plus générales et tirant d’elles leur autorisation. À strictement parler, « un positiviste constitutionnel ne considère pas vraiment que les fonctionnaires agissent en dehors de la rule of law, car leur pouvoir est dérivé d’une loi ordinaire. Dès lors qu’il y a rule by law, le positiviste concluera qu’il y a rule of law » (p. 101).
Face à ce qui est présenté comme une perversion de l’idéal de la rule of law (une faillite indistinctement théorique et morale, qui semble affecter toute la doctrine constitutionnelle), Dyzenhaus fait appel à un héros inattendu, qui est nul autre que le grand maître du public law anglais, Albert V. Dicey. Héros discret, il va sans dire, dont la figure apparaît çà et là au fil de l’ouvrage, et qui n’entre véritablement en scène que dans les dernières pages (p. 196-220). En prenant le contre-pied d’un article de Ferejohn et Pasquino, l’auteur cherche à montrer que Dicey rejetait la doctrine classique de la prérogative royale (telle qu’on la trouve, par exemple, chez Locke, au chapitre 14 du Second Traité), et que sa solution au problème de l’état d’exception s’avère aussi complexe que prometteuse. Plutôt que de renvoyer à la compétence d’un organe précis, l’état d’exception désignerait, pour Dicey, « the power that every citizen has to use force to preserve King’s peace » (p. 198). Tout diffus qu’il soit, ce pouvoir n’échappe pas à la rule of law, car une fois éteint le signal d’alarme, les autorités et les individus devront être en mesure de prouver qu’ils ont agi suivant la stricte nécessité. Ainsi, plutôt que d’envisager les pouvoirs d’exception comme une autorisation statutaire a priori, qui couvre les actes des fonctionnaires et efface immédiatement toute présomption d’illégalité (i.e. la création d’un « trou noir »), Dicey envisagerait un mécanisme à double-détente. Dans un premier temps, une loi ordinaire suspend temporairement l’accès des citoyens à certaines protections juridiques (Suspension Act); puis, dans un second temps, une loi d’immunité rend inattaquable a posteriori les actions « nécessaires » posées par les autorités (Act of Indemnity). On comprend qu’entre la création par la loi d’un trou noir et ce type d’indemnisation rétroactive, la différence s’avère décisive aux yeux de Dyzenhaus (p. 201) : alors que la première rend le contrôle judiciaire impossible (puisqu’elle légalise automatiquement les faits accomplis), la seconde permet au moins aux juges d’attester que les actions posées correspondent bien à ce que le Parlement a reconnu nécessaire. « En d’autres termes, la rule of law reste intacte dans la mesure où les juges interpréteront la loi de manière à s’assurer que les fonctionnaires ont agi de bonne foi et sans cruauté inutile (p. 203).
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les perspectives, riches et nombreuses, qu’ouvre The Constitution of Law. Issu d’un cycle de conférences prononcées en 2004 à Cambridge, l’ouvrage revisite plus d’une décennie de travaux et en donne à voir l’unité profonde. Ce sens de la continuité et de la reprise compte d’ailleurs pour beaucoup dans l’originalité de Dyzenhaus, et contribue à faire de lui l’un des constitutionnalistes les plus respectés du monde anglo-saxon.
Pour le lecteur un peu familier avec son œuvre, une figure intellectuelle supplémentaire s’ajoute cependant à toutes celles qui sont convoquées dans les pages du présent ouvrage : celle de Hermann Heller, figure de proue des « juristes de gauche » dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Dans la monographie qu’il a consacrée aux controverses constitutionnelles weimariennes, Dyzenhaus prenait fait et cause pour Heller, et cherchait dans la pensée du juriste socialiste une alternative au formalisme kelsénien. À bien des égards, The Constitution of Law reprend le fil de la polémique antipositiviste vigoureusement engagée par Heller. Lorsque l’auteur réfère à des « principes de la légalité », qui ne sont pas « des principes abstraits de philosophie politique » mais « les principes structurels assurant l’intégrité de l’ordre juridique », on peut entendre distinctement l’écho des Rechtsgrundsätze que Heller tentait de cerner dans la dernière partie de sa Staatslehre inachevée. Mais si Dyzenhaus hérite des intuitions de son devancier, il en conserve aussi certains travers, et notamment cette tentation de dériver systématiquement du positivisme une politique quiétiste et dangereuse. L’argument du Wegbereiter n’est jamais très loin. Alors que l’accusation était formulée en toutes lettres chez Heller (notamment dans Faschismus und Europa, 1929), elle affleure à plusieurs reprises dans l’ouvrage de Dyzenhaus et tend souvent à réduire les controverses doctrinales à une unique alternative « ou bien, ou bien ». Après avoir suivi l’auteur avec assurance dans les souterrains de l’état d’exception et s’être habitué à reconnaître les nuances de gris, le lecteur pourra demeurer perplexe devant une alternative aussi platement simplificatrice.
Augustin Simard est Professeur adjoint au département de science politique de l'Université de Montréal.
Pour citer cet article :
Augustin Simard « David Dyzenhaus, The Constitution of Law. Legality in a Time of Emergency, Cambridge University Press, 2006. », Jus Politicum, n°3 [https://juspoliticum.com/articles/David-Dyzenhaus-The-Constitution-of-Law-Legality-in-a-Time-of-Emergency-Cambridge-University-Press-2006]