Le concept de dissolution, l’histoire des dissolutions de la Chambre des députés du Luxembourg et la coutume (Seconde partie)
Grâce à l’étude des matériaux parfois insolites du droit constitutionnel luxembourgeois, droit peu connu en-dehors des frontières de cet État, cet article invite à renouveler l’analyse scientifique de deux concepts-clés du droit constitutionnel : celui de dissolution du parlement et de coutume constitutionnelle. Suite à l’allégation, en 2013, par le Conseil d’État luxembourgeois, de l’existence d’une « coutume constitutionnelle » relative à la dissolution, la présente étude s’interroge non seulement sur le sens possible de cette formule ambiguë (en distinguant entre un sens fort et un sens faible de « coutume constitutionnelle »), mais aussi — ce qui est plus rarement fait — sur le fondement normatif qui puisse autoriser un acteur juridique à émettre une telle allégation. La recherche d’une norme « supérieure », fondant la coutume, explore quatre perspectives, parmi lesquelles il y a lieu de souligner le concept de « rule of recognition » défini par Hart. La controverse de 2013 a également mis en exergue le caractère faussement évident du concept de « dissolution ». Ses angles morts et incertitudes se révèlent une fois que l’on essaie de l’appliquer à la pratique, ici à la pratique historique du Luxembourg. Ainsi, une « dissolution de plein droit » est-elle, au sens strict du terme, une dissolution ? En quoi celle-ci se distingue-t-elle de la fin usuelle des mandats qu’est l’échéance du terme ? La cessation des mandats parlementaires peut-elle être due à deux causes juridiques : dissolution et échéance ? La distinction entre terme précis et terme imprécis, connue en droit privé, est-elle également opératoire en droit constitutionnel ? Est dégagée ainsi, au fil de l’analyse des cas originaux observables dans l’histoire luxembourgeoise, une vision théorique plus fine des divers types de fin collective des mandats parlementaires.
SECONDE PARTIE
Le Holzweg de la coutume, en matière de dissolution et de manière générale
Dans son avis du 18 juillet 2013, le Conseil d’État a, d’emblée, estimé qu’il convenait d’analyser la question qui lui était soumise dans un « contexte constitutionnel […] plus large » (§ 2). Il est conduit ainsi à affirmer que la Constitution luxembourgeoise se composerait de diverses sources. Si l’une de ces sources est le texte de 1868 tel que formellement révisé jusqu’à ce jour, une autre ou l’autre — le nombre exact de sources n’est pas précisé par le Conseil — serait la coutume constitutionnelle. Il énonce en effet, en imbriquant étroitement ces deux sources, que » la dissolution que prévoit la Constitution luxembourgeoise est, dans la coutume constitutionnelle, du type de la dissolution-remède » (§ 13). L’invocation de la coutume par le Conseil d’État a suscité de l’étonnement : Voilà que, tout à coup, il est question d’une source juridique qui viendrait compléter (ou contredire ?) le texte constitutionnel, source dont, de surcroît, le contenu n’est pas clair. L’ordre constitutionnel serait profondément affecté, voire ébranlé dans ses fondations. Les critiques qui ont pu être exprimées immédiatement après la publication de l’avis, de la part des élus politiques ou de la doctrine, sont amplement confirmées a posteriori. L’invocation de la « coutume constitutionnelle » par le Conseil d’État s’avère infondée tant sur le plan du contenu que sur celui du contenant.
Si, à titre d’hypothèse de travail, l’on admet que la coutume est une source de droit constitutionnel au Luxembourg ainsi que le prétend le Conseil d’État, se pose la question de son contenu. Comment est-il possible de connaître et, surtout, de prouver la teneur de la coutume en matière de dissolution ? Cette preuve a-t-elle été rapportée par le Conseil d’État ? Sur ce point, l’avis du Conseil d’État est sommaire et superficiel. Il affirme plus qu’il ne démontre, lacune qui ne saurait être comblée rétrospectivement par une étude historique approfondie. Au contraire, celle-ci ne fait que confirmer et amplifier les critiques déjà exprimées. L’historien ne trouve aucune trace dans le passé d’une éventuelle coutume constitutionnelle en matière de dissolution (A).
Au-delà du contenu, c’est le contenant même qui pose problème. La coutume constitutionnelle est-elle une source de droit au Luxembourg ? En vertu de quel fondement — de quel type de fondement —, le Conseil d’État, ou quelque autre acteur ou auteur, est-il habilité à soutenir une telle thèse ? Du reste quelle thèse ? Que veut dire exactement « coutume constitutionnelle » ? Cette dernière expression, employée par le Conseil d’État, désigne-t-elle des normes coutumières portant sur la matière constitutionnelle (mais qui n’ont pas forcément rang constitutionnel) ou, au contraire, s’agit-il de normes ayant rang constitutionnel, quelle que soit à la limite la matière (qui peut être ou non constitutionnelle) ? Autrement dit, quelle est censée être la place de cette source au sein de la hiérarchie des normes : à côté ou en dessous des normes consacrées dans le texte de la Constitution ? Sur ce point, fondamental, l’avis du Conseil d’État est silencieux. Il repose sur des présupposés implicites qui, mis au jour, s’avèrent infondés. Contrairement à ce que suggère le Conseil d’État, la « coutume constitutionnelle » n’est ni une source de droit de même rang que les normes consacrées dans le texte constitutionnel, ni même une source de normes infra-constitutionnelles portant sur une matière constitutionnelle. Elle n’existe pas en tant que source du droit. Il ne s’agit que de simples usages politiques (B).
A - L’infructueuse recherche d’une coutume en matière de dissolutions discrétionnaires par le grand-duc
Pour ne pas se perdre dans l’histoire, et ses méandres, il faut savoir ce que l’on cherche. En l’espèce, l’objet recherché est une coutume (en matière de dissolution). Conceptuellement, une coutume doit être distinguée d’un simple usage. La plupart des gens, lorsqu’ils prennent la voiture, écoutent la radio. C’est une habitude, un usage. Mais, bien sûr, il ne viendrait à l’esprit de personne — ni à celui qui conduit, ni à un éventuel observateur externe — d’affirmer, tout à coup, au vu de cette seule constatation empirique de l’habitude, que, de ce fait, la personne concernée est désormais obligée d’écouter la radio. Certes, dans le passé, la personne n’a pas utilisé sa liberté de ne pas écouter la radio (liberté que nous imaginons accordée par les textes du droit) ; mais de ce non-usage il ne découle pas que la personne ait implicitement renoncé à cette liberté. L’usage, en l’espèce, n’est qu’un usage ; ce n’est pas une coutume. La différence entre les deux est simple, classique, et elle est fermement établie en science juridique. L’usage se définit par la simple répétition d’une même conduite. La coutume, elle, se définit par deux critères : un usage à quoi s’ajoute — élément crucial, spécifique, d’ordre psychologique — l’existence d’une « opinio juris ». Le concept d’opinio juris désigne le phénomène suivant : les acteurs sociaux eux-mêmes sont convaincus — dans leur esprit —, que cet usage du passé doit être respecté, qu’il s’agit d’une norme juridique. L’observateur externe, qui peut être un historien, un sociologue ou un juriste, doit se limiter à constater la présence, ou l’absence, de cette idée d’obligation, de cette prise de conscience collective chez les acteurs. Concrètement, celui qui invoque l’existence d’une coutume et donc d’une opinio juris doit être capable de citer des discours des acteurs d’antan dans lesquels ces derniers se disent « liés », « obligés » par tel usage. En tout cas, ce n’est pas à l’observateur externe de créer ou d’alléguer cette opinio juris, sans quoi il réduirait arbitrairement la liberté des acteurs. Il ne serait plus observateur, mais législateur. Cette facette du concept de coutume est cruciale pour l’analyse de l’avis du 18 juillet 2013, car celle-ci est méconnue par le Conseil d’État.
C’est à la lumière de cette grille d’analyse classique que seront étudiées successivement les sept dissolutions discrétionnaires grand-ducales (article 74 et articles analogues) qui ont eu lieu avant 2013 : il s’agit des dissolutions de 1848 (1°), de 1854 (2°), de 1915 (3°), de 1925 (4°), de 1958 (5°) et de 2004 et 2009 (6°). La dissolution de 2013 ne sera pas évoquée pour la simple raison que la coutume invoquée par le Conseil d’État est censée préexister à cette dissolution.
1° La dissolution du 29 mars 1848 : dissolution et révision
Sous la Constitution de 1841, la procédure de révision était ébauchée en termes succincts et imprécis par le dernier alinéa de l’article 52. Selon cet alinéa, seule une Assemblée des états « réunis en nombre double » était habilitée à consentir à un changement du texte constitutionnel approuvé également par le grand-duc. Le texte n’explicitait pas la procédure selon laquelle était obtenu ce nombre double de parlementaires : était-ce par la voie d’une dissolution par le grand-duc (art. 18 al. 3 Const. 1841) ou la constitution de cette assemblée spéciale, en nombre double, se ferait-elle, éventuellement ou obligatoirement, par l’organisation d’élections complémentaires ? Cette dernière procédure, plus respectueuse des mandats des parlementaires en place, était prévue aux Pays-Bas. Sous le régime de la Loi fondamentale néerlandaise de 1815 (art. 229 et 230 Grondwet), il était prévu expressis verbis que le nombre double de parlementaires serait obtenu par la simple adjonction de nouveaux membres aux membres déjà élus. Une dissolution n’était ni prévue, ni même autorisée (en 1815, la Grondwet n’accordait pas le droit de dissolution au roi ; ce droit ne sera introduit qu’en 1848). Au Luxembourg, le texte de la Constitution de 1841 était silencieux sur la voie à suivre.
Lors de la révolution de 1848, qui a donné lieu à la première et unique révision de la Constitution de 1841, le gouvernement luxembourgeois dirigé par Théodore de la Fontaine s’était résolument engagé en faveur de la solution d’une dissolution. Dans une lettre du 27 mars 1848, après avoir envisagé les deux options, le gouvernement écrivit ce qui suit au roi grand-duc Guillaume II : « La nouvelle assemblée a un but spécial, déterminé ; les membres actuels des États n’ont pas reçu mission de concourir à la révision de la Constitution. Il convient du reste qu’il n’y ait dans cette assemblée que des membres ayant une origine commune, un caractère égal. Nous croyons donc qu’il convient de dissoudre l’assemblée actuelle ; après la révision de la Constitution il y aura lieu de constituer une nouvelle chambre d’après les changements éventuels qui seront apportés à la Constitution d’États ». Eu égard à l’agitation révolutionnaire de l’époque, il est probable que le gouvernement ait retenu cette interprétation afin de canaliser, et freiner, les aspirations du peuple dont certains (notamment le milieu catholique) allaient jusqu’à revendiquer la désignation d’une véritable Assemblée nationale élue au suffrage universel. « Sur les propositions de (son) conseil de gouvernement », Guillaume II s’est effectivement servi, le 29 mars 1848, de son droit de dissolution (art. 18 al. 3 Const. 1841), afin de faire élire en intégralité cette Assemblée des états spéciale. Selon les motifs de l’arrêté royal grand-ducal de dissolution, il fallait, eu égard à la « mission spéciale » de ces états, que « tous les membres aient une origine commune ». Composée de 74 parlementaires, cette Assemblée d’états spéciale (appelée aussi parfois « Assemblée nationale ») sera élue le 19 avril 1848, selon les règles du régime électoral ultra-censitaire de 1841.
En résumé, en 1848, le gouvernement et le monarque retenaient de l’article 52 de la Constitution de 1841 une certaine concrétisation qui nouait un lien fort entre révision et dissolution, celle-ci devenant une condition sine qua non de celle-là . Ce lien sera aboli par la suite, sous les Constitutions de 1848 et 1868, pour être remplacé par la « dissolution de plein droit » qui, comme il a été vu, n’était pas une dissolution au sens strict du terme mais un cas extraordinaire d’expiration des mandats. Il convient également de remarquer qu’à aucun moment des échanges épistolaires entre les ministres résidant à Luxembourg et le roi grand-duc Guillaume II résidant à La Haye, n’a été mentionnée une quelconque norme coutumière.
2° La dissolution du 15 mai 1854 : le paradigme de la dissolution monarchique de combat
La deuxième dissolution au Luxembourg date du 15 mai 1854. Celle-ci révèle, de façon paradigmatique, l’ampleur du pouvoir discrétionnaire du monarque en matière de dissolution. A quelques semaines seulement des élections régulières prévues en juin 1854, le nouveau roi grand-duc Guillaume III, monté sur le trône en 1849 et hostile aux idéaux de 1848, s’est servi, « sur proposition de [son] conseil des administrateurs généraux », de son droit de dissoudre la Chambre des députés (art. 76 Const. 1848). L’objectif technique était de provoquer un renouvellement de la totalité des mandats des députés, au lieu du simple renouvellement partiel, par moitié, prévu en vertu des règles d’expiration ordinaire des mandats. L’objectif politique sous-jacent de Guillaume III était d’obtenir un parlement plus docile à ses visées politiques réactionnaires. En termes d’analyse politique, il s’agissait d’une dissolution de combat : le monarque entendait poursuivre une ligne politique personnelle et cherchait à se libérer de l’entrave d’une majorité parlementaire réfractaire. En témoigne de façon topique le fait que le gouvernement de Charles-Mathias Simons avait proposé à Guillaume III de procéder à une seconde, voire troisième dissolution, si jamais les électeurs, malgré la pression exercée par l’administration, ne se montraient pas suffisamment malléables aux desiderata du gouvernement et du monarque.
Contre un tel usage éminemment monarchiste du droit de dissolution, nul n’a invoqué à l’époque l’existence d’une quelconque règle juridique, écrite ou coutumière. Ainsi, le député libéral Michel Jonas, défenseur sourcilleux de la Constitution de 1848, déclarait, lors de la rentrée de la nouvelle Chambre : « Certainement, le gouvernement était en droit de dissoudre la Chambre, c’est un droit que la Constitution sanctionne ». Mais il critique vertement les modalités autoritaires des élections du 14 juin 1854 (les pressions exercées par l’administration sur les électeurs, les menaces distillées selon lesquelles Guillaume III briserait la Constitution si la majorité parlementaire n’était renversée). Lors d’une vive discussion avec Simons, Jonas concède encore une fois : « Vous étiez dans votre droit en dissolvant la Chambre », point que le chef du gouvernement se plaît à redire : « Le droit ne fait pas de doute ; c’est la question d’opportunité. Le droit est dans la Constitution ; c’est la prérogative de la Couronne ». Nul acteur n’a donc, à ce moment, évoqué une quelconque limite juridique au droit de dissolution du monarque, excepté l’obligation du contreseing.
Comme la fin recherchée par Guillaume III (la révision de la Constitution de 1848) n’a pas été atteinte avec la Chambre issue des élections du 14 juin 1854, il a été amené à user de méthodes autrement plus musclées. Plutôt que de procéder à une nouvelle dissolution, il a fomenté le coup d’État du 27 novembre 1856. À cette occasion, il a aussi proclamé la « dissolution de la Chambre des députés », mais, comme déjà montré, cette « dissolution » était en vérité un acte de suppression de l’organe parlementaire (abrogation).
3° La dissolution du 10 novembre 1915 : le dernier soubresaut de l’esprit monarchiste du XIXe siècle
À partir de 1854, plus aucune dissolution stricto sensu n’est intervenue jusqu’en 1915. Aussi, comparé à la fréquence des dissolutions dans les pays voisins, le nombre de dissolutions au Luxembourg au cours du XIXe siècle est-il peu élevé : deux, voire trois si l’on inclut la dissolution de 1915 au titre du « long XIXe siècle ». Une fois le régime autoritaire de 1856 remplacé par le régime plus libéral de la Constitution de 1868, le système politique s’est stabilisé, ainsi qu’en témoigne notamment la longévité politique de Paul Eyschen, ministre d’État pendant 27 ans (de 1888 jusqu’à sa mort en 1915). Le monarque a été, peu à peu, éclipsé du jeu politique ordinaire, soit qu’il était géographiquement éloigné (Guillaume III qui, à partir de 1879, n’était plus représenté à Luxembourg par un lieutenant-représentant), soit qu’il était d’un âge très avancé (Adolphe, né en 1817 et régnant de 1890 jusqu’en 1905), soit qu’il était gravement malade (le cas de Guillaume IV, dont le règne a duré de 1905 à 1912).
Aussi l’arrivée sur le trône en 1912 de la grande-duchesse Marie-Adélaïde (1894-1924, règne de 1912 à 1919), qui entendait pleinement épuiser les pouvoirs que lui conférait le texte de la Constitution, constitua-t-elle une rupture sur le plan des usages. Très croyante, elle fut proche (trop proche) des positions de l’Église catholique et du parti (catholique) de droite. Elle a non seulement envisagé de se servir de son droit de refuser la sanction d’une loi (à l’encontre de la loi scolaire de 1912, votée par une majorité anticléricale) et a, effectivement, refusé certaines nominations de fonctionnaires et bourgmestres, mais en outre elle a « sorti de l’oubli » le mécanisme du droit de dissolution qui n’avait plus été employé depuis plus de 60 ans. La dissolution de la Chambre des députés prononcée par Marie-Adélaïde le 10 novembre 1915 s’inscrivait dans la logique monarchiste du XIXe siècle. Loin d’inaugurer le XXe siècle et la nouvelle pratique démocratique du droit de dissolution – ce sera le cas après la guerre, avec la dissolution prononcée par la grande-duchesse Charlotte en 1925, sans oublier l’autodissolution de la Chambre des députés de 1919 –, la dissolution de 1915 fait figure de dernier sursaut de l’esprit dualiste du XIXe siècle, où le monarque et le parlement se faisaient face tels deux pôles politiques opposés. Cet événement de 1915 est crucial pour notre problématique car, si la thèse de la coutume en tant que source du droit constitutionnel luxembourgeois doit avoir quelque pertinence historique, on s’attendrait à la voir émerger à cette occasion. C’eût été le moment idéal pour les forces libérales de faire admettre, ou à tout le moins de revendiquer, la transformation d’un simple usage politique (60 ans d’absence de toute dissolution de combat) en une véritable norme juridique à caractère coutumier (la prohibition d’une dissolution de ce type). Or, en 1915, une telle thèse n’est jamais formulée.
L’avis du Conseil d’État de 2013 étant très succinct sur cet événement historique, il convient d’insister sur cette crise politique majeure. Après le décès de Paul Eyschen, le 12 octobre 1915, et la démission du très éphémère gouvernement de Mathias Mongenast (dont la démission était due à des divergences de vue « principielles » avec la grande-duchesse), Marie-Adélaïde a nommé Hubert Loutsch à la tête du gouvernement le 6 novembre 1915, alors même que Loutsch, issu du parti (catholique) de droite, ne disposait pas d’une majorité à la Chambre des députés. Dès la présentation de son programme à la Chambre des députés le 9 novembre, Loutsch a dû faire face à l’hostilité virulente de la majorité libérale-socialiste qui lui reprochait son inexpérience politique, ses origines plébéiennes et, surtout, le fait qu’il était issu du parti catholique, minoritaire à la Chambre. Le lendemain, le 10 novembre 1915, la grande-duchesse Marie-Adélaïde signa l’arrêté grand-ducal de dissolution, « sur proposition de [son] ministre d’État, président du gouvernement, et après délibération du gouvernement en conseil ». Le but était d’obtenir, grâce aux élections anticipées, qui valaient de surcroît renouvellement total (et non partiel) des mandats, une majorité parlementaire au profit de la droite. C’était une dissolution de combat. De l’avis de la grande-duchesse et de son gouvernement, la configuration de la Chambre des députés ne reflétait pas l’état d’esprit du corps électoral.
C’était aussi la première utilisation du droit de dissolution discrétionnaire dans le cadre de la nouvelle Constitution, globalement plus libérale, de 1868. Le texte de l’article 74 de cette Constitution était pourtant des plus laconiques. L’article 74 énonçait alors (et énonce toujours à l’heure actuelle) que : « Le grand-duc peut dissoudre la Chambre. Il est procédé à de nouvelles élections dans les trois mois au plus tard de la dissolution ». À quelques détails près (la définition des délais), la rédaction de l’article était (est) la même qu’en 1856 (art. 74), 1848 (art. 76) et 1841 (art. 18). À lire ce qu’écrivait Paul Eyschen, ministre d’État et auteur du premier et longtemps unique manuel de droit constitutionnel luxembourgeois, en 1890 et encore en 1910, la prérogative du chef de l’État était, sur le fond, inconditionnée : « Auch das Recht der Auflösung der Kammer steht dem König-Grossherzog unbeschränkt zu (Le droit de dissolution de la Chambre est confié également au roi grand-duc de manière illimitée) ». Selon Eyschen, seules des règles procédurales (contreseing ministériel, obligation de convoquer de nouvelles élections) limitaient le pouvoir discrétionnaire du grand-duc. Il ne parla point de coutume, ni sur ce point précis, ni de manière générale. De même, l’auteur anonyme « M », fin connaisseur de la littérature constitutionnaliste française, allemande et luxembourgeoise, et proche des cercles libéraux, ne retenait guère en droit luxembourgeois la thèse de l’existence de la coutume constitutionnelle, brièvement effleurée. La coutume n’apparaissait non plus dans le petit manuel Notions élémentaires sur le droit public et administratif du Grand-Duché de Luxembourg, publié en 1914 par le conseiller de gouvernement Robert Frauenberg.
L’arrêté grand-ducal de dissolution de 1915 se revendiquait de cette conception très large de la discrétion du chef de l’État, évoquée par Eyschen, puisque la dissolution visait à renverser les rapports de majorité au sein de la Chambre des députés. La radicalité de cette démarche a-t-elle, par réaction, provoqué dans l’esprit des acteurs de l’époque la prise de conscience de l’existence d’une coutume constitutionnelle qui, bien que jusque-là latente, innommée (en tout cas non mentionnée par Eyschen, ni par « M » ou par Frauenberg), aurait interdit un tel agissement ? À la lecture des débats parlementaires de l’époque, en particulier ceux des séances fatidiques et agitées des 9 et 10 novembre 1915, lorsque la majorité libérale-socialiste pressentait déjà l’imminence d’une dissolution — Robert Brasseur, Pierre Pescatore et Nicolas Welter en parlèrent ouvertement —, l’observateur contemporain est frappé de constater qu’aucun des leaders du bloc de gauche n’a fustigé le caractère inconstitutionnel d’une telle dissolution. S’il avait existé à l’époque une coutume constitutionnelle en matière de dissolution, les ténors de la Chambre des députés, de surcroît hostiles à Loutsch, n’auraient-ils pas été les premiers à en connaître l’existence et à en faire valoir le bénéfice ? Or, il n’en est rien. Alors qu’ils sont peu avares en critiques d’inconstitutionnalité, s’il en existe — qu’on relise simplement les critiques acerbes, en 1907, de Welter quant à l’inconstitutionnalité du droit princier ou, en 1915, la dénonciation d’une « violation flagrante de la Constitution » (i. e. du principe d’égalité) dans l’affaire du refus de nomination du professeur Otter par Marie-Adélaïde —, aucun des dirigeants de la majorité libérale-socialiste n’a clamé l’inconstitutionnalité de la dissolution imminente. Aucun d’entre eux n’a invoqué une coutume constitutionnelle. À l’inverse, Émile Reuter, au nom du parti catholique, a vigoureusement défendu le 10 novembre 1915 l’idée que, dans un régime dualiste, où la couronne et le parlement se faisaient face, il n’était que normal qu’en cas de conflit entre ces deux acteurs, le peuple puisse, par le biais d’une dissolution, être appelé à trancher. Sur ce point précis — la constitutionnalité du recours à l’article 74 —, il n’a pas été contredit. Même après la dissolution, lorsque la nouvelle Chambre des députés – toujours dominée de peu par le bloc de gauche — s’est réunie pour la première fois le 11 janvier 1916, le reproche qui a été aussitôt adressé au gouvernement Loutsch, et qui lui a valu le vote d’une motion de censure, était celui d’être un gouvernement minoritaire et incompétent. Nul n’a évoqué une quelconque inconstitutionnalité de la dissolution ou un quelconque « coup d’État », terme polémique qui, à certains moments, a certes surgi dans la propagande électorale, mais qui n’a jamais été étayé ne serait-ce que par un début de démonstration.
En conclusion, il n’existe aucune preuve de l’existence en 1915 d’une coutume constitutionnelle restreignant le pouvoir discrétionnaire du monarque en matière de dissolution de la Chambre des députés.
4° La dissolution du 28 janvier 1925 : l’infléchissement de la pratique suite à la césure juridique de 1919
Une nouvelle pratique — démocratique — de la dissolution de l’article 74 Const. a été inaugurée par la dissolution signée le 28 janvier 1925 par la grande-duchesse Charlotte (règne : 1919-1964), « sur proposition de [son] ministre d’État, président du gouvernement, et après délibération du gouvernement en conseil ». Ce changement de la pratique a-t-il donné naissance à une coutume ou convient-il simplement de replacer ces événements dans le contexte de la révision constitutionnelle de 1919 ? Pour y répondre, il faut s’interroger, d’un côté, sur les éléments constitutifs de la coutume et, de l’autre, sur l’impact du nouveau principe de la souveraineté de la nation (art. 32, § 1er Const.). Si le premier volet peut être évacué assez rapidement — il manque toute trace d’une opinio juris (a) —, le second soulève la question cruciale de savoir quelle place a, effectivement, occupé le nouveau principe de la souveraineté de la nation dans l’analyse doctrinale (b), et quelle place il aurait dû occuper (c).
a) La nouvelle pratique démocratique du droit de dissolution : l’émergence d’une coutume ?
Le 20 janvier 1925, lors du second vote sur la ratification de la convention ferroviaire avec la Belgique, cruciale pour l’avenir du pays, le gouvernement de droite d’Émile Reuter a vu sa majorité s’effriter, plusieurs députés du parti catholique ayant voté avec l’opposition. À l’inverse du premier vote, qui avait été favorable, le second vote sur la convention se solda par une égalité de voix (24 pour, 24 contre), ce qui valait rejet du traité et, en même temps, de la question de confiance posée par Reuter. Le gouvernement démissionna le soir même. Débuta alors une période d’incertitudes où la grande-duchesse Charlotte sondait les intentions des partis et les possibilités d’une nouvelle majorité. La tâche était ardue car, comme le notait le journal socialiste Tageblatt, le parti de droite avait perdu la majorité et la gauche à son tour n’avait pas de majorité. Plus aucune majorité ne se dessinait clairement. En outre, la durée de vie d’un nouveau gouvernement aurait été des plus courtes puisque des élections ordinaires devaient avoir lieu en juin 1925. Dès les premiers jours des conciliabules, la presse commençait à spéculer sur une dissolution. Celle-ci intervint effectivement le 28 janvier 1925, au vu de l’impossibilité de faire émerger une majorité. Le communiqué officiel du gouvernement énonçait ainsi : « Unter diesen Umständen hat die Grossherzogin entsprechend den für diesen Fall von der Mehrzahl der Delegierten gemachten Vorschlägen die Auflösung der Abgeordnetenkammer beschlossen (Dans ces conditions, la grande-duchesse a décidé de dissoudre la Chambre des députés, suivant les propositions émises par la plupart des délégués pour cette hypothèse) ». Le précédent de 1925 tombe ainsi dans le registre des « dissolutions-remède », comme le note à juste titre le Conseil d’État dans son avis du 18 juillet 2013. Face à l’incapacité des partis de se mettre d’accord sur une majorité gouvernementale, la grande-duchesse Charlotte, sur demande des partis, et avec le contreseing des ministres, a soumis l’issue de la crise à l’appréciation des électeurs.
Illustration d’une dissolution-remède, cet usage du droit de dissolution révèle-t-il de surcroît que, désormais, la dissolution-remède est en droit — en vertu d’une règle coutumière — le seul usage autorisé de l’article 74 ? Peut-on, déjà en 1925, mettre en évidence des preuves d’une opinio juris ? Les acteurs de l’époque se sont-ils, dans leur esprit, sentis liés par une norme juridique à caractère coutumier à propos de la dissolution ? L’avis du Conseil d’État de 2013 (lire § 13 sqq.) est silencieux sur l’existence d’une opinio juris en 1925, car, de manière générale, il omet de développer ce point, qui est pourtant un élément clé de toute coutume. Or des sources historiques disponibles ne ressort aucune preuve de l’existence d’une opinio juris en ce sens. Aucune source écrite provenant de la part des acteurs politiques de l’époque (débats parlementaires, écrits autobiographiques, etc.) ne vient corroborer la thèse de l’existence d’une coutume. La presse de l’époque n’évoqua pas la question sous cet angle. La doctrine juridique, à son tour, ne relate aucune preuve à cet effet. Il faut dire qu’aucun ouvrage doctrinal luxembourgeois, ancien ou récent (la courte introduction de Frauenberg, le manuel de Majerus, le précis de Paul Schmit et, last but not least, le commentaire de la Constitution édité par le Conseil d’État lui-même) ne défend, en matière de dissolution, la thèse de l’existence d’une coutume.
b) La révision de 1919, les principes et la place des principes dans l’analyse doctrinale
Ce silence sur la coutume n’est pas surprenant. Il s’explique, et se justifie, par le fait que l’origine du nouveau cadre normatif du droit de dissolution — ce cadre évolue, en effet, au cours du XXe siècle — n’est pas à chercher dans une quelconque coutume, mais dans le texte de la Constitution, plus exactement dans les modifications introduites dans ce texte à partir de 1919. 1925 marque bien une rupture de la pratique, mais celle-ci est fondée sur une rupture juridique qui, elle, est consommée dès 1919. Entre la dissolution de 1915, qui est le dernier sursaut du XIXe siècle, et la dissolution de 1925 qui, avec l’autodissolution de 1919, inaugure la nouvelle pratique démocratique de la dissolution au Luxembourg, se situe un fossé ouvert par la révision constitutionnelle du 15 mai 1919.
Certes, l’énoncé de l’article 74 Const. demeura inchangé à cette occasion. Il était, et est toujours : « Le grand-duc peut dissoudre la Chambre. Il est procédé à de nouvelles élections dans les trois mois au plus tard de la dissolution ». Mais, ce n’est pas parce que le texte de cet article est resté le même, avant et après 1919, que son sens l’est également. Le juriste s’intéresse au sens (normatif) d’un texte, le texte (le support verbal, l’instrumentum) n’est qu’un moyen, que le chemin qui mène le juriste vers la norme. Or, depuis l’entrée en vigueur de la révision de 1919, le texte (inchangé) de l’article 74 fait partie d’un texte plus large – la Constitution dans son ensemble – qui, lui, a changé. La révision de 1919 y a introduit l’idéal de démocratie à travers les nouveaux articles 32 (la souveraineté de la nation) et 52 (suffrage universel, masculin et féminin). En 1948, cet idéal est rappelé, et confirmé, à travers la proclamation du principe de la « démocratie parlementaire » dans l’article 51 Const. Idem, en 1998, avec la reformulation de l’article 1er Const. qui, depuis lors, affirme (exige !) que le Grand-Duché de Luxembourg est (doit être !) un État « démocratique ».
« On ne peut suffisamment insister sur le changement apporté par la révision de 1919 au caractère général de la Constitution de 1868. Depuis 1919, la souveraineté réside dans la nation et la Constitution luxembourgeoise est démocratique dans son essence ». Qui ne pourrait souscrire à ce propos de Pierre Majerus ? Pourtant, nombre de représentants de la doctrine luxembourgeoise traditionnelle, à commencer par Majerus lui-même, n’ont pas suffisamment insisté sur le changement apporté par la révision de 1919, une fois qu’il s’agissait de tirer du « caractère général » ou de « l’essence » de la Constitution quelque effet sur le plan de la dogmatique juridique, au niveau des articles techniques qui configurent le système constitutionnel à l’instar de l’article 34 (d’avant la révision du 12 mars 2009) ou de l’article 74. Objet d’une apologie au niveau des principes, la révision de 1919 se voyait refuser toute incidence juridique au niveau de la définition du sens des dispositions techniques. Ainsi, nonobstant les affirmations du nouvel idéal démocratique en 1919 (art. 32 et 52 Const.) et en 1948 (proclamation du principe de la « démocratie parlementaire » dans l’article 51 Const.), Majerus a continué, à propos de l’article 34, à affirmer l’existence d’un « droit de veto absolu » (sic) du grand-duc et, au sujet de l’article 74, à laisser la porte ouverte à un usage néo-monarchiste du droit de dissolution. En effet, le manuel de Majerus, après avoir tant insisté de manière rhétorique (à la page 33) sur l’importance « générale » de la césure de 1919, a persisté jusqu’en 1990, jusqu’à la 6e et dernière édition reprise par Marcel Majerus, à affirmer, page 169 (loin des propos de la page 33), que : « Le grand-duc peut par exemple user de son droit de dissolution pour consulter le pays lorsqu’il est en désaccord avec la Chambre ou lorsque la constellation politique empêche la formation d’un gouvernement majoritaire ». Ainsi, l’ancienne pratique de la dissolution de combat est présentée comme une option — et même comme la première option ! — qui, sous l’empire de l’article 74, même après la révision de 1919, resterait ouverte au grand-duc pour l’exercice de « son » droit de dissolution.
Une telle lecture n’est, logiquement, concevable qu’à condition d’ignorer totalement les révisions de 1919, 1948 et 1998, c’est-à -dire de refuser, comme l’a argumenté de façon explicite Pierre Pescatore dans son étude de 1956 sur le concept de loi, la qualité de norme juridique aux énoncés des articles 32, 51 et 1er Const. Selon lui, il s’agirait d’énoncés à caractère politique, idéologique, mais non de véritables normes juridiques. Ailleurs, Pescatore écrivait : « Sa Constitution [celle du Luxembourg], qui date de l’année 1868, est restée inchangée depuis dans ses dispositions essentielles ; deux révisions, faites en 1919 et 1948, ont introduit des modifications importantes, mais elles n’ont néanmoins pas affecté sa substance ». Une thèse analogue avait été formulée dès le lendemain de la révision de 1919, en 1922, par le conseiller de gouvernement Jules Kalbfleisch (ou Jules Brucher, comme il s’appellera plus tard). Chargé de la mise à jour du manuel de droit public luxembourgeois rédigé en 1914 par Robert Frauenberg, Jules Kalbfleisch (Brucher) affirma en 1922, et le réaffirma en 1937 : « La Constitution de 1919, en établissant ce nouveau principe [la souveraineté de la nation], n’a apporté aucune atteinte aux prérogatives que la Constitution de 1868 garantissait au Souverain. Comme par le passé, le grand-duc exerce seul le pouvoir exécutif et il a conservé son ancienne part au pouvoir législatif [et au pouvoir de révision]. Aussi ce nouveau texte, loin de changer notre droit public, n’a-t-il que sanctionné l’état des choses existant depuis 1868 ». Loin d’être une césure, la révision de 1919 n’aurait fait que maintenir l’état du droit du XIXe siècle. En toute rigueur, il faudrait conclure que le constituant, en 1919, aurait pu tout aussi bien s’abstenir de la révision de l’article 32.
Le résultat des argumentations de Kalbfleisch (Brucher), Majerus et Pescatore est le même : en interprétant l’article 74 Const., le juriste n’a pas à tenir compte de la révision de 1919 (art. 32 § 1er), ni de celles, ultérieures, de 1948 (art. 51 § 1er) et de 1998 (art. 1er). Or, qu’est-ce qui autorise un auteur, ou un acteur, à dénier la qualité de norme juridique à un énoncé figurant dans le texte de la Constitution édictée par le pouvoir constituant ? Il est certain que tout mot, toute phrase, qui se trouve dans le texte constitutionnel n’est pas nécessairement le support d’une norme. Il reste dès lors à dégager le critère de la présence d’une norme juridique. Sauf à penser que leur attitude soit, en elle-même, le fruit d’une posture ouvertement idéologique (en l’espèce antidémocratique et néo-monarchiste), admettons que le critère retenu par les divers auteurs cités soit celui de la « précision technique ». Un énoncé, dans un texte de droit positif, n’accède au statut de norme juridique qu’à condition d’être « normatif », d’indiquer une direction (une norme oblige, interdit ou autorise). Si un énoncé n’indique aucune direction à la conduite des individus (s’il est « vague », « flou »), il n’y a pas de norme. Est-ce le cas avec l’énoncé consacrant « la souveraineté de la nation », la « démocratie parlementaire » ou le caractère « démocratique » de l’État ? Une telle thèse serait pour le moins osée (la Cour constitutionnelle, quant à elle, ne l’a pas retenue). Certes, le mot « démocratie » a de multiples facettes, parfois controversées, mais on ne saurait dire qu’il s’agit d’un mot absolument creux, sans sens. Quels que soient les débats (réels) sur sa signification exacte, il est évident pour toute personne raisonnable que le mot « démocratie » n’est pas compatible, en matière de dissolution, avec l’ancienne pratique monarchiste des dissolutions de combat. L’ancien dualisme a été définitivement aboli en 1919 : au fondement de l’État luxembourgeois, il n’y a pas deux sujets (le monarque, d’un côté, le peuple, de l’autre). Il n’y a qu’un seul (la nation, le peuple luxembourgeois).
c) La lecture systématique et diachronique de l’article 74 Const.
L’interprétation de l’article 74 Const., dont l’énoncé est certes resté inchangé en 1919 et par la suite, doit tenir compte de ce nouveau cadre général. Le juriste, en matière de dissolution, doit chercher la réponse de la Constitution — la Constitution qui est composée certes de l’article 74, mais aussi d’autres articles. Deux perspectives sont ici à considérer, cumulativement ou alternativement (le résultat sera identique, en l’espèce).
La première perspective est systématique : l’article X faisant partie d’un texte, l’article X doit être combiné avec d’autres articles si ceux-ci concernent également la matière visée par cet article. Or, en l’espèce, si l’article 74 a trait (spécialement) à la question de la dissolution, on ne peut nier que les divers articles portant sur l’idéal de démocratie véhiculent aussi, à leur tour, un certain message relatif à la dissolution. Il faut donc lire l’article 74 non pas de façon isolée (« lecture microscopique »), mais en combinaison avec ces autres articles, a fortiori lorsqu’il s’agit d’articles définissant l’esprit général de la Constitution (les « principes structurels de l’État »). La lecture de chaque composante de la Constitution doit être imprégnée de cet esprit général. Il faut combiner, relier chaque disposition avec cette disposition centrale, essentielle, qu’est la proclamation de la démocratie. Il faut lire (relire !) chaque énoncé à la lumière du paradigme de la démocratie qui sert de cadre, et qui, comme le nom l’indique, « encadre », ou, dans une perspective historique, « recadre » la recherche du sens normatif d’une disposition précise.
La deuxième perspective à considérer est d’ordre historique, chronologique ou diachronique. Il est unanimement admis qu’une norme (constitutionnelle) postérieure Y peut venir abroger, implicitement, et de façon partielle, une norme (constitutionnelle) antérieure X. La norme plus récente Y l’emporte, sur certains points, sur X. En l’espèce : X = art. 74 (datant de 1868), Y = art. 32 (datant de 1919). Nous savons que l’article 74, dans le cadre originel de la Constitution de 1868 (avant la réforme de 1919), autorisait au moins deux usages de la dissolution : un usage monarchique (usage qui s’est réalisé en 1915) et un usage plus démocratique (aucun exemple effectif). En 1919, s’ajoute l’article 32 Const. qui, de manière générale, n’autorise plus que des pratiques politiques conformes à l’idéal démocratique. Ergo : l’article 32 est venu interdire toute possibilité d’une dissolution de combat, option qui était laissée ouverte dans l’article 74 d’avant la réforme de 1919. Nous sommes en présence ici d’un cas d’abrogation implicite et partielle.
Cette construction intellectuelle, décortiquée dans tous ses éléments, peut paraître complexe et sophistiquée. Pourtant, intuitivement, elle est aisée à comprendre, et du reste les praticiens du système politique luxembourgeois, à commencer par la grande-duchesse Charlotte, l’ont bien cernée. Nonobstant l’ouverture laissée par le manuel (« de référence » !) de Majerus, il n’a plus jamais été question au Luxembourg, depuis 1919, d’une dissolution monarchique de combat. La limite que d’aucuns (le Conseil d’État dans son avis de 2013) cherchent à découvrir dans la coutume se trouve, en vérité, déjà dans le texte. Encore faut-il prendre ce texte au sérieux et se donner la peine d’en creuser le sens.
5° La dissolution du 18 décembre 1958 : un second cas de dissolution-remède
Si les traces historiques des événements de 1925 ne permettent pas à l’observateur contemporain de conclure à l’existence d’une opinio juris et, partant, d’une coutume autour de la nouvelle pratique de la dissolution, les défenseurs de la coutume seront peut-être tentés d’arguer que le silence des acteurs de 1925 ne porte pas à conséquence. Ce silence serait « naturel » car 1925 serait le point de départ d’une nouvelle pratique. Il serait donc encore trop tôt pour trouver quelque discours des acteurs sur l’existence ou la naissance d’une coutume. Celle-ci émergerait par la suite. Or, même si l’on admet cet argument, le passé n’en reste pas moins silencieux sur une éventuelle opinio juris. C’est ce qui ressort de l’étude des dissolutions suivantes, à commencer par celle de 1958.
Le 9 décembre 1958, le socialiste Victor Bodson, ministre des transports et de la justice, avait provoqué un débat à la Chambre des députés. Il a répondu à des articles de presse qui l’accusaient d’avoir violé la loi en ayant omis de transmettre au parquet les informations qu’il détenait, en sa fonction officielle, à propos d’une tentative de corruption d’un haut fonctionnaire par une entreprise participant à l’appel d’offre pour la construction de la station de contrôle des voitures à Sandweiler. Informé par le fonctionnaire en question, Bodson, en tant que ministre des transports, avait certes exclu l’entreprise de l’appel d’offre, mais n’avait pas, en sa qualité de ministre de la justice, déclenché l’action pénale. Ce débat, célèbre pour ses enjeux du point de vue des rapports entre le ministre de la justice et le parquet, se solda, abruptement, par la chute du gouvernement de coalition CSV-LSAP. Au milieu du débat du 10 décembre 1958, la fraction chrétienne-sociale se solidarisa avec l’opposition libérale qui avait été à l’origine des critiques dans la presse. La motion du CSV, désavouant l’action de Bodson, fut votée avec les voix des députés chrétiens-sociaux et libéraux. Dès lors, par solidarité, le parti socialiste se retira du gouvernement, lequel présenta sa démission à la grande-duchesse Charlotte. Aucune nouvelle majorité ne voyait le jour, les partis ne voulant s’engager pour les quelques mois qui restaient de la législature (des élections ordinaires étaient normalement prévues pour le mois de juin 1959). Le 18 décembre 1958, la grande-duchesse Charlotte signa l’arrêté de dissolution de la Chambre des députés « sur proposition de (son) ministre d’État, président du gouvernement, et après délibération du gouvernement en conseil ».
L’usage de l’article 74 en 1958 est le même qu’en 1925 : il s’agit d’une dissolution-remède. Y aurait-il des traces prouvant l’existence, du côté des acteurs de l’époque, d’une opinio juris dont l’objet serait la restriction de l’usage du droit de dissolution à la seule hypothèse d’une dissolution-remède ? Là aussi, il manque toute preuve historique pouvant conforter la thèse de l’existence d’une coutume.
6° Les étranges dissolutions, inutiles et à effet différé, de 2004 et de 2009. Le chevauchement de deux régimes de cessation
L’étude de ces deux dissolutions, que le Conseil d’État n’a pas mentionnées dans son avis du 18 juillet 2013, révèle que l’usage effectif du droit de dissolution du grand-duc (art. 74 Const.) ne se réduit pas seulement à des dissolutions-remède et qu’il y a déjà eu, avant 2013, dans le cadre de l’article 74, deux cas de dissolution à effet différé. Analysons donc ces actes en partie curieux, étranges, que sont les arrêtés grand-ducaux « portant dissolution de la Chambre des députés » du 4 juin 2004 et du 19 mai 2009.
La première observation à leur sujet a trait au contreseing : alors qu’en 1915, 1925, 1958 et 2013, l’arrêté grand-ducal de dissolution est contresigné par tous les ministres, les arrêtés de 2004 et 2009 sont contresignés par le seul premier ministre. Les motifs sont également formulés d’une façon différente. La formule habituelle de 1915, 1925 et 1958 (« Sur proposition de Notre Ministre d’État, Président du Gouvernement, et après délibération du Gouvernement en Conseil »), que l’on retrouvera en 2013, est remplacée en 2004 et 2009 par la phrase suivante : « Sur le rapport de Notre Premier Ministre, Ministre d’État, et après délibération du Gouvernement en Conseil ». Se pose ici la question de savoir qui, en matière de dissolution, a le droit d’initiative et le pouvoir (exclusif ou solidaire ?) de contresigner l’acte ? En Grande-Bretagne, jusqu’au début du XXe siècle, il était d’usage que le premier ministre ne pouvait « conseiller » (i. e. demander) au roi la dissolution du parlement qu’après décision collective du cabinet. Or, avec le remplacement du cabinet government par le prime ministerial government, le premier ministre s’est arrogé l’exclusivité de cette prérogative : depuis 1918, il en décidait tout seul, sans être obligé de consulter quiconque.. Tant que les gouvernements n’étaient formés que d’un parti, cet état des choses pouvait ne pas être problématique. Il en allait autrement une fois que le cabinet était formé d’une coalition et que, du fait de cette règle traditionnelle, le partenaire de coalition risquait d’être placé devant le fait accompli par le premier ministre. Cette problématique se pose aussi, et même à plus forte raison, au Luxembourg où, depuis 1919, la quasi-totalité des gouvernements ont été des gouvernements de coalition. Or, si dans la pratique du passé tous les membres du gouvernement ont été associés à l’arrêté grand-ducal de dissolution, le droit (en l’espèce l’article 45 Const.) n’exige qu’un seul contresignataire. En droit, un seul membre du gouvernement, quel qu’il soit (premier ministre, vice premier-ministre, ministre, voire secrétaire d’État), pourrait contresigner un arrêté grand-ducal de dissolution. En ce qui concerne le contreseing, les deux arrêtés de dissolution de 2004 et 2009 sont donc « surprenants » du point de vue de la pratique politique antérieure, mais ils ne sont nullement contraires à la Constitution. Ils révèlent toutefois un inconvénient politique dont il serait bon de tenir compte lors de la refonte de la Constitution. Ne serait-il pas judicieux de confier le droit de demander (d’exiger ?) une dissolution au conseil de gouvernement, organe collectif, voire de lui confier directement cette prérogative, comme c’est le cas en Suède ?
Remarquons aussi que, tant en 2004 qu’en 2009, les effets de la dissolution ont été différés dans le temps. Ainsi, l’arrêté de dissolution datant du 19 mai 2009 a énoncé en son article 1er que la Chambre des députés sera dissoute, non pas immédiatement, mais à la date du 7 juin 2009 (« La Chambre des députés est dissoute le dimanche 7 juin 2009 »). En 2004, le décalage des effets a été moins important : l’arrêté grand-ducal signé le 4 juin fixait la date de la dissolution au 6 juin (art. 1er : « La Chambre des députés est dissoute avec effet au 6 juin 2004 »).
Le plus déroutant dans les deux arrêtés grand-ducaux de dissolution de 2004 et 2009 est qu’une dissolution fondée sur l’article 74 (article qui figure dans les visas des deux textes) était, en l’espèce, superfétatoire puisque les mandats des députés venaient de toute manière à expirer, en vertu de l’échéance du terme ordinaire de cinq ans. Les élections du 13 juin 2004 et du 7 juin 2009 ont été des élections ordinaires, régulières, fondées entre autres sur l’article 122 de la loi électorale du 18 février 2003 (version de l’époque) : « La sortie ordinaire des députés a lieu le premier dimanche du mois de juin ou, si cette date coïncide avec le dimanche de Pentecôte, le dernier dimanche du mois de mai ». Cet article 122 est d’ailleurs aussi visé par les deux actes dits « de dissolution » de 2004 et 2009. Somme toute, ces deux actes sont certes des normes valides (aucun juge n’a été saisi afin de leur dénier la validité) ; il n’y a pas de grief fondamental d’invalidité (le dispositif de l’article 74 n’interdit pas d’opérer une dissolution à la dernière minute avant les élections ordinaires) ; mais ces deux normes de dissolution sont parfaitement inutiles. En droit, contrairement à une opinion défendue par certains, le chef de l’État n’a pas besoin de dissoudre la Chambre des députés lorsque, de toute manière, le mandat des parlementaires vient à échéance en vertu du terme prévu par la Constitution et la loi électorale. La perte, par les individus concernés, de leur qualité de député se fait par l’écoulement du temps. Aucun acte formel n’est nécessaire pour « décider » ou même constater cette déchéance. La fin de leur mandat est automatique, en vertu des dispositions de la Constitution (article 56) et de la loi électorale (articles 121, 122, 134).
En l’espèce, l’application simultanée de la règle de l’échéance du terme et du droit de dissolution relève de la catégorie du « chevauchement », au sens de la classification de Peter Koller. Elle est sans aucune incidence pratique. Aucune des deux normes n’ajoute quelque-chose par rapport à l’impact de l’autre. Dès lors, l’ajout d’une décision de dissolution est, d’un point de vue rationnel, absurde (mais cela n’empêche pas que ces deux actes normatifs aient existé et aient été valides). À rebours du Conseil d’État, qui, dans son avis du 18 juillet 2013, a ignoré ces deux dissolutions, il faut donc les mentionner au titre de l’application de l’article 74, car il s’agit bien de normes valides.
7° L’introuvable coutume en matière de dissolutions grand-ducales
Concluons en ce qui concerne l’allégation, par le Conseil d’État, de l’existence d’une coutume en matière de dissolution discrétionnaire par le grand-duc. Cette thèse se révèle infondée à la fois sur le plan matériel de l’usage et le plan psychologique de l’opinio juris.
L’usage n’est pas uniforme et constant depuis le début du XIXe siècle, si — ce qui soulève une question délicate de l’âge nécessaire d’un usage pour être qualifié d’usage constant — on doit remonter jusqu’au XIXe siècle. Alors que les dissolutions de 1854 et 1915 avaient été des dissolutions de combat (le monarque voulait obtenir une chambre docile à ses propres vues ou du moins aux vues de son gouvernement, quitte, dans le pire des cas, à utiliser de façon répétée l’outil de la dissolution), celles de 1925, de 1958 (sans oublier la dissolution récente de 2013) furent des dissolutions-remède. Même si l’on restreint l’horizon aux seules dissolutions démocratiques du XXe siècle (après 1919), l’usage n’est pas homogène puisqu’il y a, d’un côté, la pratique des dissolutions-remède (1925, 1958) et, de l’autre, la pratique (certes inutile, mais réelle et valide) des dissolutions de 2004 et 2009 que le Conseil d’État omet de citer dans son avis. En outre, dans le passé, il y a eu trois cas de dissolutions à effet différé (1919, 2004 et 2009), ce qu’ignore encore le Conseil d’État dans son avis. La pratique est donc variée. Même à supposer qu’il existe un usage uniforme et constant (l’usage des dissolutions-remède), il n’en resterait pas moins à prouver l’existence d’une opinio juris. Or, sur ce point — crucial —, l’avis du Conseil est totalement silencieux (lire §§13-19, § 34), alors même que la charge de la preuve pèse sur celui qui allègue l’existence d’une norme coutumière. L’étude historique n’a fait apparaître aucune trace, pas même la plus infime, témoignant d’une quelconque opinio juris dans l’esprit des acteurs d’antan à propos des usages du droit de dissolution. D’ailleurs, le Conseil d’État lui-même, dans ses divers écrits, officiels ou doctrinaux, antérieurs à 2013 n’a jamais évoqué l’existence d’une norme coutumière relative à l’article 74 Const. Il n’est donc guère surprenant que l’invocation subite, par lui, d’une coutume en ce domaine soit vécue comme une surprise par les élus, les citoyens et les scientifiques du droit.
En vérité, en matière de dissolution, les normes juridiques valides sont contenues dans le texte de la Constitution et dans celui de la loi électorale – textes qui, bien évidemment, doivent être interprétés, ce qui peut donner lieu à des variations de sens –, à l’exclusion toutefois de toute norme coutumière. Plus généralement, la prémisse même du raisonnement du Conseil d’État – l’existence d’une source de droit constitutionnel appelée « coutume constitutionnelle » – doit être questionnée. C’est cette critique plus fondamentale, touchant au contenant, qu’il convient à présent de développer.
B - La « coutume constitutionnelle », une source alléguée sans fondement
En vertu de quoi — sur le fondement de quel fait, de quelle norme (positive ou supra-positive) ou de quelle théorie —, un acteur ou un observateur d’un système juridique donné est-il autorisé à affirmer que, dans ce système, la coutume est, ou non, une source de droit constitutionnel ? Délicate, la question implique une réflexion épistémologique et théorique. Or, il arrive que des acteurs ou auteurs répondent à la question, de manière positive ou négative (peu importe), sans s’interroger au préalable sur la méthode permettant de valider la réponse. À l’encontre d’une telle attitude, la présente étude vise d’abord à éclaircir les termes de la question et le(s) chemin(s) menant à la réponse.
Une telle réflexion est d’autant plus indispensable qu’en droit comparé, les réponses peuvent varier d’un pays à l’autre et que, au Luxembourg, un « même » acteur (le Conseil d’État luxembourgeois) a défendu, à différentes occasions, des positions sensiblement différentes sur ce sujet. En 1952, dans son avis sur la CECA et en 2013, dans ses avis sur la dissolution à effet différé et sur les douzièmes provisoires, le Conseil d’État s’est servi de l’idée de coutume constitutionnelle afin d’en tirer des normes applicables dans les cas d’espèce, sans toutefois approfondir ni la nature ni le fondement de cette « coutume ». En 1953, dans son avis sur la Communauté européenne de défense (CED), il a évoqué comme une « évidence » l’idée que la coutume constitutionnelle était une source du droit (sauf si elle allait à l’encontre du texte de la Constitution), mais, une fois qu’il a abordé le fond de la question, il n’a plus invoqué aucune norme coutumière. Enfin, dans ses écrits à envergure plus systématique à l’instar du commentaire de la Constitution rédigé en 2006 et du récent avis de 2012 sur la refonte de la Constitution, la coutume était totalement absente.
Pour commencer à répondre à la question posée, il est crucial d’acter d’abord un point fondamental : eu égard à la distinction épistémologique entre Sein et Sollen, le fondement de la coutume constitutionnelle est nécessairement une norme, et non un simple fait (social, politique) ou une théorie scientifique. Il faut donc chercher une norme, une norme dite « supérieure » (2°). Un autre point qui, d’emblée, mérite d’être souligné est l’ambiguïté de l’expression « coutume constitutionnelle ». À ce titre, il convient d’en distinguer deux sens possibles (1°).
1° La polysémie du vocable « coutume constitutionnelle » : sens fort et sens faible
Est en cause ici non pas le substantif « coutume », mais l’adjectif « constitutionnel ». Ce dernier terme peut être analysé à la lumière de la distinction entre le sens formel et le sens matériel du mot « Constitution ».
La pertinence de la distinction entre le sens formel et le sens matériel de la Constitution, à propos de la problématique de la coutume dite « constitutionnelle », est parfois récusée. Or, ce binôme classique est éclairant à condition de se mettre d’accord sur sa définition. Par Constitution au sens formel, il importe d’entendre dans le contexte de la présente recherche une classe de normes dont la particularité est d’être soit la classe suprême dans la hiérarchie des normes, soit, à tout le moins, une classe supérieure de normes (par rapport à la classe des lois) si, comme c’est le cas au Luxembourg, la position suprême est reconnue au droit international. L’adjectif « formel » dans « Constitution formelle » dénote donc ici le rang de la norme, et seulement le rang, quelle que soit la forme écrite ou non écrite de la norme, et quel que soit le fondement de ce rang. Si l’on part de cette définition, l’expression « coutume constitutionnelle » signifie que des normes coutumières (« non écrites ») ont rang constitutionnel, i. e. rang suprême ou supérieur (supra-légal). La conséquence logique est qu’en vertu de la règle de conflit classique lex posterior derogat legi priori, une norme constitutionnelle coutumière, si elle est postérieure à une norme constitutionnelle écrite, peut déroger à celle-ci et l’abroger (abrogation implicite). À ce sujet, il est habituel de parler d’une coutume contra legem ou, plus exactement, contra constitutionem. Éclairante à certains égards, cette formule risque toutefois d’induire en erreur le juriste : la préposition « contra » (contra « constitutionem ») suggère que la coutume s’oppose à la Constitution et, partant, se situe à l’extérieur de celle-ci. Or cette déduction tirée de la simple dénomination est fausse car la dénomination elle-même est inexacte, car réductrice par rapport au concept sous-jacent. Selon celui-ci, la Constitution est composée à la fois des normes posées dans le texte et des normes posées via la coutume. Selon cette vision, la coutume se situe dans la Constitution, elle en est une composante essentielle (ce que traduit mal l’expression « coutume contra constitutionem »). Afin de désigner de la façon la plus objective possible cette thèse, je préfère parler de la « coutume constitutionnelle au sens fort, strict ou formel », ou, de manière encore plus explicite, d’une « coutume de rang constitutionnel ».
D’aucuns diront que ce premier sens du mot « coutume constitutionnelle » est le seul sens possible ou acceptable. L’argument oublie toutefois que le mot « Constitution » est également, quoique à titre minoritaire, compris au sens matériel. Dès lors, l’expression « coutume constitutionnelle » doit aussi être envisagée dans cette perspective. Souvent, les auteurs qui distinguent deux types de coutumes constitutionnelles évoquent, au titre de la seconde catégorie, la coutume « praeter legem / praeter constitutionem ». Or qu’est-ce qui est entendu par ces formules ? Leur sens n’est pas parfaitement clair. En latin, la préposition « praeter » peut signifier, selon les contextes : devant, le long de, outre, indépendamment de, au-delà de, en dehors de, en opposition à , contre, hormis. En général, ces auteurs entendent par coutume praeter constitutionem une norme coutumière qui vient « compléter » les normes du texte constitutionnel, qui en « comble les lacunes ». Ces formules, à leur tour, ne sont pas d’une parfaite clarté. In abstracto, l’on pourrait distinguer deux sens possibles. Soit il est affirmé que ces normes coutumières ont rang constitutionnel (dans ce cas, nous retombons dans l’hypothèse de la coutume au sens fort, et il n’est guère prouvé qu’il soit possible et nécessaire de distinguer deux sens de l’expression « coutume constitutionnelle »). Soit il est argué que ces normes coutumières portent sur la matière constitutionnelle, tout en ayant rang infra-constitutionnel, comme si on disait que la loi électorale (qui a rang légal, mais porte sur une matière constitutionnelle) « comble les lacunes » de la Constitution en matière d’élections ou « complète » la Constitution sur ce point. Retenons donc de ce qui précède que si l’on veut retenir un second sens du vocable « coutume constitutionnelle » — sens que je propose d’appeler le « sens faible, large ou matériel » de coutume constitutionnelle —, le vocable désignerait des normes coutumières qui porteraient sur la matière constitutionnelle (d’où l’adjectif « constitutionnel »), mais qui auraient rang infra-constitutionnel. Dans ce cas, la coutume constitutionnelle pourrait tantôt être conforme à la Constitution (au sens formel/hiérarchique), tantôt être contraire à celle-ci, de même qu’une loi électorale, norme constitutionnelle au sens matériel, peut être conforme ou contraire à la Constitution au sens formel/hiérarchique.
À propos de la définition de la coutume constitutionnelle, il convient encore de faire trois remarques.
Première remarque. Au vu de ce qui vient d’être dit, il apparaît que la formule « coutume constitutionnelle » ne saurait désigner une norme qui (1) aurait rang constitutionnel, mais (2) n’aurait aucune force abrogatoire à l’égard des normes constitutionnelles écrites (elle ne pourrait qu’être « praeter constitutionem »). Si la coutume a le même rang que le texte, et qu’elle est postérieure, elle ne peut pas ne pas avoir force abrogatoire. Affirmer l’inverse reviendrait à saborder la règle classique lex posterior qui est l’un des fondements les mieux établis du raisonnement juridique.
Deuxième remarque. Dans certains avis du Conseil d’État et sous la plume de certains auteurs, étrangers ou luxembourgeois, l’on trouve des définitions de la « coutume constitutionnelle » (parfois associée au qualificatif « praeter legem ») dans lesquelles la question de la coutume est étroitement imbriquée avec la problématique de l’interprétation, au point d’être confondue avec celle-ci. Cerner ces définitions n’est pas aisé car elles sont souvent floues ou contradictoires.
Parfois, le mot « coutume » est mobilisé par le Conseil d’État simplement pour dire qu’une certaine interprétation d’un article a été développée dans le passé, de façon récurrente, et que, dans l’affaire dans laquelle il a à statuer, il entend reprendre la même interprétation. Ici l’apport du mot « coutume » est nul : pour dire qu’il est possible de reprendre une interprétation déjà retenue dans le passé, il n’est nul besoin d’invoquer le concept de « coutume ». Ce dernier mot ne véhicule aucune norme en l’espèce (l’acteur ne dit pas qu’il doit reprendre cette interprétation). Dans d’autres occurrences, le mot « coutume » est censé, à l’inverse, véhiculer une norme. Julien Laferrière avait ainsi estimé que l’on pouvait considérer qu’un texte constitutionnel court et imprécis, à l’instar de la Constitution française de 1875, avait implicitement repris, incorporé, les normes constitutionnelles véhiculées par la coutume constitutionnelle antérieure à ce texte (en l’espèce : antérieure à 1875). Est en cause ici une coutume constitutionnelle antérieure au texte. Mais, en vérité, le cœur du problème visé par Laferrière a trait à l’interprétation du texte constitutionnel : que signifie le silence (la brièveté) du texte ? L’éventuelle validité, après 1875, des normes coutumières antérieures à 1875 n’était pas due à la coutume. Ces normes étaient valides après 1875, parce que et dans la mesure où elles faisaient partie, implicitement, du texte constitutionnel de 1875. Il ne s’agissait donc pas (plus) de normes coutumières. Au Luxembourg, dans certains avis du Conseil d’État et sous la plume de Paul Schmit, membre actuel du Conseil d’État, l’on trouve encore un autre discours qui, lui, a trait à une coutume postérieure au texte. Selon ce discours, si, dans le passé, les acteurs politiques ont toujours retenu une certaine interprétation du texte constitutionnel, cette interprétation est non seulement possible dans un cas présent ; elle est obligatoire. L’interprétation définie par les acteurs politiques dans le passé s’imposerait à leurs successeurs politiques. L’interprétation ancienne aurait acquis rang constitutionnel, elle ferait corps avec la Constitution. En quelque sorte, l’interprétation se rigidifierait à l’égard des acteurs postérieurs par le biais d’un phénomène de cristallisation ou de pétrification. Par analogie, l’on est tenté de penser ici à l’attitude de la Chambre des lords d’avant 1966, lorsque, en tant que juridiction suprême du Royaume-Uni, elle avait défini la règle du précédent de telle façon à être liée par ses propres décisions antérieures (seul le parlement, par le vote d’une loi, pouvait la délier du respect de ses précédents).
Or, cette argumentation présentée sous couvert du terme de la « coutume » contredit la définition classique de la coutume. Il est avancé que la « coutume » aboutirait à la cristallisation d’une norme rigide (les acteurs politiques ne pourraient plus, par leur propre pratique, modifier cette interprétation, une fois qu’elle s’est imposée dans le passé ; pour la modifier, il faudrait une révision du texte constitutionnel). Pourtant, en théorie du droit, il est généralement admis qu’une norme coutumière peut être modifiée par une autre norme coutumière (contraire). La coutume est flexible, souple, évolutive. Dès lors, toute la construction d’une « coutume interprétative à effet pétrificateur » s’effondre en elle-même. Ce concept est inconcevable, car incohérent. S’il s’agit d’une véritable coutume, la coutume interprétative doit logiquement pouvoir être remplacée par une nouvelle coutume interprétative ; il n’y a pas de rigidité. S’il y a rigidité, il ne peut s’agir d’un phénomène coutumier. En vérité, ce que le Conseil d’État, dans ce discours, entend affirmer sous couvert du terme impropre de « coutume » est une certaine doctrine de l’interprétation, selon laquelle il faudrait toujours faire prévaloir une certaine interprétation historique. Devrait prévaloir à l’heure actuelle, non pas forcément l’interprétation « originelle » (celle des pères fondateurs), mais celle qui, « par la suite » (quand exactement ?), s’est établie de manière constante dans la pratique, et sur laquelle il serait interdit de revenir (sauf par le biais d’une révision du texte constitutionnel). Dès lors, le débat se déplace vers la question de la désignation de la « bonne » méthode d’interprétation. Il faudrait à tout le moins justifier le choix de cette méthode d’interprétation particulière, selon le mode de justification propre à ce type de débat. En l’absence de toute indication du droit positif lui-même — à l’inverse d’autres textes, le texte constitutionnel luxembourgeois ne définit pas un ou plusieurs canons d’interprétation —, comment se justifie le choix de telle méthode plutôt que de telle autre ? Faire intervenir ici l’idée de coutume revient non seulement à méconnaître le concept classique de coutume, mais aussi à esquiver le véritable débat de fond.
Troisième remarque. De quel type de coutume constitutionnelle est-il question dans l’avis du Conseil d’État du 18 juillet 2013 ? La réponse à cette interrogation ne va pas de soi. Le Conseil d’État n’a pas explicité de quelle façon il entendait le vocable « coutume constitutionnelle » dans cet avis. La question de la nature de la coutume constitutionnelle n’est soulevée, ni dans la terminologie proposée de « faible/fort », ni même dans la terminologie ancienne, ambiguë qui distingue entre coutume contra legem et coutume praeter legem. Dans la phrase clé de l’avis du 18 juillet 2013 — « La dissolution que prévoit la Constitution luxembourgeoise est, dans la coutume constitutionnelle, du type de la dissolution-remède » (§13) —, le Conseil d’État entremêle le texte et la coutume, au point de les confondre. Serait-ce une application de cette curieuse construction (infondée) de la « coutume interprétative à effet pétrificateur » ? Quoi qu’il en soit, il ne faut point se laisser brouiller la vue. Si la coutume existe, elle constitue une source de normes à part, qu’il est possible de distinguer des normes consacrées dans le texte. En l’espèce, le texte (l’article 74 combiné avec d’autres articles) accorde au grand-duc un pouvoir discrétionnaire encore relativement étendu. Ainsi, par exemple, la liberté de définir la date d’effet de la dissolution ne lui est enlevée par aucun article. Dans l’avis du Conseil d’État, la coutume ajoute de nouvelles restrictions à ce pouvoir : elle retranche en particulier, selon le Conseil d’État, cette option de différer la dissolution. La coutume constitutionnelle alléguée contredit donc, sur ce point précis, l’article 74. Elle ajoute une limite qui ne figure pas dans le texte constitutionnel. Cette limite issue de la coutume est-elle valide ? Pour le savoir, il faut envisager deux pistes de réflexion, en partant de la distinction entre le sens fort et le sens faible de la coutume constitutionnelle.
Soit la norme ajoutée se situe au même rang que les normes du texte constitutionnel. Sa validité est assurée à condition qu’elle soit plus récente et que l’on admette la prémisse générale selon laquelle, au Luxembourg, la Constitution au sens formel / hiérarchique serait formée à la fois des normes consacrées dans le texte de la Constitution de 1868 et des normes véhiculées par la coutume. C’est la piste de la coutume constitutionnelle au sens fort. Soit — et c’est l’autre piste, celle d’une coutume constitutionnelle au sens faible —, cette nouvelle limite au pouvoir de dissolution de l’article 74 Const. a été ajoutée par le biais d’une norme coutumière de rang infra-constitutionnel. Dans ce cas, il faudrait de prime abord conclure que la norme constitutionnelle coutumière est inconstitutionnelle puisqu’elle contredit l’article 74 Const., à moins de prouver que l’auteur de la coutume a été habilité à cet effet par une norme supérieure, en particulier par un article du texte constitutionnel de 1868. En effet, une norme inférieure peut validement ajouter de nouvelles restrictions à un pouvoir ou à une liberté établie par des normes de rang supérieur, si celles-ci l’habilitent à le faire. Est-ce le cas en l’espèce ? Existe-t-il une norme supérieure habilitant la coutume constitutionnelle au sens faible à poser de nouvelles restrictions au pouvoir de dissolution du grand-duc ? Voilà qui reste à vérifier. En tout cas, étant donné que le Conseil d’État n’explicite pas la nature de la « coutume constitutionnelle » invoquée par lui, il nous faut envisager les deux hypothèses de la coutume constitutionnelle au sens fort et au sens faible.
2° À la recherche d’une norme supérieure servant de fondement à la coutume
Comme déjà évoqué, eu égard à la distinction entre Sein et Sollen, le fondement d’une norme se situe logiquement dans une norme, une norme de rang supérieur. Mais où situer cette norme supérieure ? À l’étude, la question s’avère complexe, car il faut envisager une multiplicité d’hypothèses théoriques. Pour quadriller un tant soit peu le champ de l’étude, il est utile de partir de la distinction entre sens fort et sens faible de la coutume constitutionnelle. De prime abord, l’on est tenté de penser que le fondement de la coutume constitutionnelle au sens faible (source de droit de rang infra-constitutionnel) doit être cherché dans cette norme supérieure qu’est la Constitution (au sens formel/hiérarchique). À l’inverse, pour la coutume constitutionnelle au sens fort (source de droit de rang constitutionnel), la seule option ouverte serait celle d’un fondement normatif se situant au-delà de la Constitution (« droit naturel »). Or, à l’étude des divers présupposés théoriques mobilisés ou mobilisables dans ce débat, il s’avère qu’une telle vision est trop simple et nécessite d’être enrichie. Selon les divers cadres théoriques, la norme supérieure servant de fondement à une coutume constitutionnelle au sens fort ou au sens faible pourrait se situer soit en droit positif, soit au-delà du droit positif. Il existe ainsi quatre hypothèses. Or, chacune de ces quatre pistes, qui seront approfondies à tour de rôle dans le cadre du droit luxembourgeois (a, b, c), s’avère être une impasse.
a) La coutume constitutionnelle au sens faible : l’absence de fondement dans et au-delà du texte de la Constitution de 1868
Commençons par l’hypothèse de la coutume constitutionnelle au sens faible. Comment savoir si, au Luxembourg, une telle source de droit de rang infra-constitutionnel existe ? Pour d’autres sources de rang infra-constitutionnel, la réponse semble assez simple : il suffit de consulter la Constitution. Pour que la « loi », le « règlement ministériel » ou un « arrêt de la Cour de cassation » soit une source de droit de rang infra-constitutionnel dans un système juridique donné, il faut que cette source soit reconnue par la Constitution ou, à tout le moins, par une autre norme supérieure de droit positif. On raisonne en droit positif. C’est une norme de droit positif qui institue une source de droit. Ne faudrait-il pas raisonner de la même manière pour la coutume constitutionnelle au sens faible ? Or, curieusement, un certain nombre de juristes ont adopté sur ce point une vision théorique différente.
Kelsen affirme que la coutume de rang infra-constitutionnel peut être consacrée, en tant que source de droit positif, soit par la Constitution, soit par la Grundnorm (la norme fondamentale) qui n’est plus une norme de droit positif, mais fonde la validité de la première norme de droit positif. D’un côté, Kelsen dit certes que : « Als objektiv gültige Rechtsnorm kann aber der subjektive Sinn des Gewohnheitstatbestandes nur gedeutet werden, wenn dieser so qualifizierte Tatbestand in der Verfassung als Rechstnorm-erzeugender Tatbestand eingesetzt ist / Mais la signification subjective du fait coutumier ne peut être interprétée comme une norme juridique objectivement valable que si le fait caractérisé de la sorte est institué dans la Constitution comme fait créateur de normes juridiques ». Mais il poursuit : « Wie schon früher betont, kann Gewohnheitsrecht von den rechtsanwendenden Organen nur angewendet werden, wenn die Organe als hierzu ermächtigt angesehen werden können. Wird diese Ermächtigung nicht durch die Verfassung im positivrechtlichen Sinne erteilt […], dann muss, wenn die Anwendung eines Gewohnheitsrechts und insbesondere eines dem Gesetzesrecht derogierenden Gewohnheitsrechtes als rechtmäßig angesehen werden soll, vorausgesetzt werden, dass die Einsetzung der Gewohnheit als rechtserzeugender Tatbestand schon in der Grundnorm, als der Verfassung im rechtslogischen Sinne, erfolgt / On l’a affirmé déjà précédemment, le droit coutumier ne peut être appliqué par les organes d’application du droit que si l’on peut admettre que ces organes ont le pouvoir de le faire, c’est-à -dire y ont été habilités. Si cette habilitation ne résulte pas de la Constitution positive […], on ne pourra considérer l’application d’un droit coutumier, et en particulier d’un droit coutumier dérogeant au droit législatif, comme régulière, que si l’on suppose que l’institution de la coutume comme fait créateur de droit a déjà lieu dans la norme fondamentale, dans la Constitution au sens de la logique juridique ». Un raisonnement analogue se retrouve aussi sous la plume de Hart.
L’argument se trouve également, quoique dans un autre cadre théorique, sous la plume de Pierre Pescatore dans son Introduction à la science du droit. Au titre de la théorie des sources du droit en droit luxembourgeois, Pescatore affirme, d’une part, que la coutume est une source « subsidiaire » en droit constitutionnel luxembourgeois (« subsidiaire » voulant dire : inférieure au texte de la Constitution) et, d’autre part, que la coutume tant nationale qu’internationale relève, avec la Constitution (le texte de 1868), des « sources suprêmes », c’est-à -dire des sources qui trouvent leur fondement hors du droit positif. « Ces sources [la Constitution, la coutume nationale, la coutume internationale] ont un fondement méta-juridique, c’est-à -dire qu’elles sont justifiées par des considérations qui dépassent le droit ». Or, pourquoi faudrait-il admettre qu’une source de rang immédiatement infra-constitutionnel existe, sans être consacrée dans cette Constitution ? Il faudrait à tout le moins un argumentaire théorique puissant. Or celui-ci n’est pas fourni.
Mais, à la limite, admettons cette grille d’analyse : pour que la coutume soit une source de droit de rang infra-constitutionnel dans un système juridique donné, il faut et il suffit qu’elle soit consacrée ou bien dans cette norme supérieure de droit positif qu’est la Constitution, ou bien dans une norme supérieure de nature méta-juridique, à l’image de la Grundnorm chez Kelsen ou des valeurs morales chez Pescatore. À la lumière de cette grille, quelle est la réponse pour le Luxembourg ? Cherchons d’abord dans le droit positif, dans la Constitution, avant d’envisager l’au-delà du droit positif.
Le texte de la Constitution luxembourgeoise de 1868, tel que modifié à ce jour, érige-t-il, en matière constitutionnelle, la coutume en source de rang infra-constitutionnel ? Poser la question d’un fondement de droit positif pour la coutume n’est pas en soi une question absurde, à l’inverse de ce que suggèrent certains auteurs selon lesquels, « par nature », la coutume se déploie et s’impose hors de toute habilitation de la part d’un texte. La riche étude en droit comparé de Katrina Cuskelly montre qu’il existe, dans le monde, de très nombreux textes de droit positif de rang constitutionnel qui, de manière explicite, reconnaissent à la coutume un certain rang (infra-constitutionnel) et un certain champ d’application (la régulation de tel ou tel domaine de la vie sociale). La problématique est donc, d’abord, une problématique en droit positif. Or, au Luxembourg, les auteurs et acteurs qui allèguent l’existence de la coutume constitutionnelle au sens faible ne citent aucune norme de droit positif à l’appui de leur thèse. Les divers avis du Conseil d’État sont totalement silencieux sur ce point. Il est, en effet, très difficile de débusquer dans le texte de la Constitution luxembourgeoise de 1868 une quelconque habilitation de la coutume.
Déjà le mot « coutume » ne figure nulle part dans le texte de la Constitution luxembourgeoise actuelle, pas plus que quelque autre terme équivalent (« usages », « tradition », etc.). L’habilitation de la coutume serait-elle implicite ? Dans ce cas, dans la pénombre de quel article faudrait-il la chercher ? Puisque, en l’espèce, le débat qui nous intéresse porte sur la dissolution, ce serait l’article 74 Const. Or il serait pour le moins osé d’affirmer que l’article 74 Const. consacre non seulement, de manière explicite, le droit de dissolution du grand-duc, mais habiliterait en plus, de manière implicite, certains acteurs socio-politiques (lesquels ?) à définir par voie de coutume de nouvelles restrictions à ce pouvoir. Le Conseil d’État n’en souffle mot, ni dans son avis du 18 juillet 2013, ni dans son commentaire de la Constitution. Le même silence prévaut aussi dans le reste de la doctrine luxembourgeoise. L’habilitation implicite serait-elle à chercher, entre les lignes, dans une disposition plus générale à l’instar de l’article 32 (la souveraineté de la nation) ? Outre d’élire ses représentants et de participer directement, à de rares occasions, à la production de normes écrites (art. 114 Const.), la nation pourrait-elle exprimer sa souveraineté par le biais de la génération de normes coutumières ? Pour l’instant, à une exception près (marginale et totalement oubliée de nos jours), aucun commentateur de la Constitution luxembourgeoise n’a défendu un tel point de vue.
L’absence d’argument de droit positif est patente également dans le récent manuel de droit constitutionnel luxembourgeois écrit par Paul Schmit, juriste et membre du Conseil d’État, en collaboration avec Emmanuel Servais, haut fonctionnaire au Conseil d’État. L’un des traits saillants de ce manuel est qu’il affirme de façon assez développée, au sein du chapitre relatif aux « caractéristiques de la Constitution [luxembourgeoise] », « la place de la coutume dans la Constitution ». C’est une innovation. C’est le premier manuel de droit constitutionnel au Luxembourg à affirmer cette thèse. Dans les deux manuels classiques, antérieurs – celui de Paul Eyschen et celui de Pierre Majerus –, la coutume n’est pas même évoquée. Le même constat d’absence, de silence, se vérifie dans d’autres exposés systématiques du droit constitutionnel luxembourgeois. L’intitulé qui peut prêter à confusion (que veut dire « dans la Constitution » ?) est clarifié par la suite : Paul Schmit distingue entre, d’une part, la « coutume contra legem » à valeur abrogatoire, qui est catégoriquement rejetée, et, d’autre part, la « coutume praeter legem » qui, à l’inverse, est admise comme une source du droit constitutionnel luxembourgeois. Précisons aussi que l’auteur situe la coutume praeter legem « à côté du texte écrit ». Cette formule pourrait signifier que la coutume a, au sein de la hiérarchie des normes, le même rang que le droit constitutionnel écrit. Dans ce cas, si la coutume est postérieure, elle devra l’emporter sur le texte en vertu de la règle lex posterior. Dès lors, la coutume praeter legem ne se différencierait plus de la coutume contra legem et la récusation énoncée par Paul Schmit à l’égard de celle-ci vaudrait aussi à l’égard de celle-là . Aucune coutume ne serait donc, en vérité, admise. Toutefois, puisque l’auteur insiste dès le départ sur l’existence d’une différence entre deux types de coutume constitutionnelle, admettons donc que la formule « à côté du texte écrit » est maladroite, voire erronée, et peut être ignorée par le lecteur. Si la coutume dite praeter legem a une identité propre, il ne peut s’agir que de ce que j’appelle la coutume constitutionnelle au sens faible : des normes coutumières de rang infra-constitutionnel, mais portant sur une matière constitutionnelle (la thèse de la « coutume interprétative à effet pétrificateur » étant inconcevable pour les raisons évoquées plus haut, elle ne sera plus évoquée ici). Quel serait le fondement en droit positif luxembourgeois d’une telle coutume praeter legem ? Paul Schmit ne cite pas d’article de la Constitution luxembourgeoise. À la place, il avance deux types d’arguments.
Le premier argument est un renvoi à la doctrine. « La doctrine ne conteste pas l’existence en droit constitutionnel de la coutume, surtout si elle se présente dans la forme ‘praeter legem’ ». La doctrine (on imagine : luxembourgeoise) vaut-elle argument de droit positif (luxembourgeois) ? Ce serait le cas si la doctrine citée se référait à une norme du droit positif. Or à quelle doctrine se réfère P. Schmit, car, comme déjà indiqué, la quasi-totalité des auteurs luxembourgeois qui se sont penchés sur le droit constitutionnel luxembourgeois (Eyschen, Frauenberg, Majerus, L. Frieden, M. Thewes, etc.) ne parlent pas de coutume ? Paul Schmit cite d’abord des propos de théorie générale de l’État développés dans le manuel français de Frédéric Rouvillois. Or, la théorie générale de l’État a certes, en principe, une portée potentiellement universelle (« générale »), mais son objectif cognitif n’est pas d’indiquer pour chaque pays (en particulier pas pour le Luxembourg) le système des sources en vigueur. Son objectif est d’esquisser une classification abstraite des types de sources. La théorie générale de l’État ne peut donc servir de fondement pour valider la prétention de la coutume au rang de source juridique au Luxembourg. La question des sources est une question que chaque système règle lui-même, en fonction de son droit positif et de sa rule of recognition, et c’est la théorie particulière à cet État qui présente le système des sources en vigueur. Paul Schmit cite ensuite l’ouvrage luxembourgeois Introduction à la science du droit écrit par Pierre Pescatore. Outre des propos de théorie générale du droit, cet ouvrage se veut aussi être une théorie (particulière) du droit luxembourgeois. Comme déjà dit, Pescatore affirme que la coutume est une source « subsidiaire » en droit constitutionnel luxembourgeois, « subsidiaire » voulant dire : inférieure au texte de la Constitution. Or le propos de Pescatore est des plus succincts. Il allègue davantage l’existence de la coutume qu’il ne la prouve. En tout cas, il ne cite aucune norme de droit positif au titre du fondement de cette coutume, pour la bonne raison qu’il estime, comme déjà dit, que la coutume nationale constitue, à côté de la coutume internationale et de la Constitution, une « source suprême » qui trouve son fondement hors du droit positif. Pescatore renvoie donc la question vers le niveau méta-juridique, sans indiquer toutefois selon quelle méthode il est possible à un juriste (luxembourgeois) de savoir pourquoi, et comment, le niveau méta-juridique au Luxembourg consacre la coutume en tant que source infra-constitutionnelle. Le mystère reste donc entier chez Pescatore. Quant à Paul Schmit, il s’avance en partie sur ce terrain délicat à travers son second argument.
Le deuxième argument avancé par P. Schmit est conséquentialiste : il a trait aux effets politiques regrettables qu’aurait le rejet de la coutume. « Il faut sans doute concéder une place relativement importante à la coutume praeter legem dans la Constitution luxembourgeoise. En effet, le compromis trouvé en 1868 […] a consisté à réaffirmer sur le plan politique les principes démocratiques qui avaient prévalu en 1848, tout en ménageant dans le texte écrit le principe monarchique ». « Nombre de pratiques institutionnelles, comme le droit de la Chambre des députés de retirer sa confiance au gouvernement en vue de l’obliger à démissionner, ne sont pas explicitement prévues dans la Constitution, mais sont unanimement reconnues comme étant nécessaires pour assurer l’équilibre entre les pouvoirs (…) ». Ici on retrouve une constellation politique et idéologique intéressante que j’appellerai par la suite (voir infra point c) « la mue libérale et démocratique de la coutume ». Puisque le texte écrit est en retard sur la pratique politique, plus démocratique, il est urgent et légitime, en démocratie, d’admettre le rôle de la coutume. Notons simplement ici qu’il ne s’agit pas d’un fondement de droit positif, mais d’un argument méta-juridique. Celui-ci mobilise, de manière implicite, un horizon axiologique — une constellation de valeurs — qui, certes, est en soi concevable, et qui n’est pas sans certains attraits, mais qui ne correspond pas, ainsi qu’on le verra (voir infra point c), à la rule of recognition qui, au Luxembourg, sous-tend le droit positif.
À titre de conclusion d’étape, à supposer que la coutume constitutionnelle invoquée au Luxembourg doive être comprise comme une coutume constitutionnelle au sens faible, il s’avère que celle-ci est dépourvue de tout fondement, en droit positif et, comme on le verra, hors du droit positif (voir point c). Reste alors la thèse de la coutume constitutionnelle au sens fort, qui, seule, est encore susceptible de fonder les affirmations du Conseil d’État dans son avis du 18 juillet 2013.
b) La coutume constitutionnelle au sens fort : l’absence de fondement dans le texte de la Constitution de 1868
À première vue, le fondement de la coutume constitutionnelle au sens fort (celle qui aurait le même rang que les normes du texte constitutionnel) doit être cherché dans une norme se situant au-delà du texte de la Constitution, dans une norme méta-juridique qui fonderait et articulerait la partie écrite de la Constitution et sa partie non écrite, coutumière. Si telle est une piste de recherche (voir infra point c), il en existe une autre qu’il convient d’évoquer d’abord. Celle-ci consiste — aussi surprenant que cela puisse paraître à première vue — à chercher le fondement de la coutume constitutionnelle au sens fort dans le texte de la Constitution.
Peu analysé sur le plan théorique (bien qu’il soit déjà utilisé en dogmatique), ce raisonnement peut de prime abord dérouter. Pourtant, il ne fait que transposer à la coutume constitutionnelle au sens fort un raisonnement parfaitement admis en ce qui concerne les révisions constitutionnelles. Entre les révisions et les coutumes constitutionnelles au sens fort, il existe en effet une analogie car chacune de ces sources vise, de manière différente, à modifier la Constitution (à en abroger des normes). Or, en ce qui concerne la révision, il est à noter que celle-ci occupe une position quelque peu étrange dans la hiérarchie des normes : elle est à la fois en dessous de la Constitution et au même niveau. C’est spécialement l’école de Vienne qui a attiré l’attention sur ce phénomène intriguant. Les normes que sont les révisions sont produites en vertu de la Constitution et, de ce point de vue (du point de vue de leur création), elles doivent être considérées comme des normes inférieures à la Constitution. La hiérarchie est établie ici en fonction du critère de la « rechtliche Bedingtheit ». Or, d’un autre point de vue — le critère qu’Adolf Merkl appelait « derogatorische Kraft », la force dérogatoire (d’aucuns parlent aussi, de nos jours, de la force d’invalidation) —, les révisions se situent au même niveau que la Constitution puisqu’elles peuvent détruire (abroger) les normes consacrées dans le texte originel de la Constitution. Le constat qu’une même norme peut, selon le critère appliqué, se situer à différents endroits de la hiérarchie des normes avait déjà été fait par Merkl. En revanche, ce constat n’a jamais été invoqué ni approfondi dans le débat sur le fondement de la coutume constitutionnelle.
Le raisonnement est toutefois d’ores et déjà présent en dogmatique juridique : il est utilisé en quelque sorte de façon inconsciente, a-théorique, par divers dogmaticiens du droit qui, soit afin de fonder la coutume constitutionnelle au sens fort, soit (le plus souvent) afin de l’écarter, se réfèrent à quelque disposition du texte de la Constitution. Ainsi, au Luxembourg, pour écarter toute coutume constitutionnelle contra constitutionem, Paul Schmit invoque l’article 113 de la Constitution luxembourgeoise de 1868. En Belgique, de nombreux auteurs aboutissent au même résultat, en invoquant l’article 33 alinéa 2 de la Constitution belge (« Tous les pouvoirs émanent de la nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution »). Plus fréquemment, dans divers pays, les auteurs citent la disposition établissant la procédure spéciale de révision. Au sujet de la procédure de révision, l’on peut en effet noter deux points.
D’une part, à ma connaissance, il n’existe aucun texte constitutionnel dans le monde qui, de manière explicite, à titre exclusif ou alternatif (à côté de la procédure de révision), ait érigé la coutume en mode d’abrogation (implicite) des normes du texte constitutionnel. En tout cas, la Constitution luxembourgeoise de 1868 est totalement muette sur une telle habilitation. D’autre part, la présence même de la procédure de révision peut être considérée, à la lumière du cul e voué par le constitutionnalisme moderne à l’idéal du Code, comme excluant implicitement l’abrogation des normes du texte par voie coutumière. Le nouvel esprit de 1789 se caractérise en effet, tant en droit privé (excepté le droit commercial) qu’en droit public, par une récusation de cette source du droit, incertaine, obscure et ancestrale, qu’est la coutume. Dans l’esprit de la modernité, — mis à part le cas rare d’une révolution, où le souverain brise de manière violente toutes les formes —, la souveraineté du peuple/de la nation s’exprime de manière canalisée et formalisée : le peuple s’exprime soit par les élections soit par des votations (référendum, initiative populaire, consultation). À rebours des idées défendues par le célèbre juriste romain Julien (IIe siècle après J.-C.), par la théorie classique de la common law anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles, par René Capitant au XXe siècle et par divers autres auteurs, dans la théorie des Lumières la coutume n’est pas conçue comme un mode d’expression de la souveraineté du peuple. Or c’est dans l’héritage culturel des Lumières que s’inscrit le texte de la Constitution luxembourgeoise et l’interprétation habituelle de celui-ci.
Rien ne permet donc de penser que le texte de la Constitution luxembourgeoise reconnaisse, même de façon implicite, la coutume constitutionnelle au sens fort. Reste alors la dernière option, celle qui consiste à se tourner vers « l’au-delà » de la Constitution luxembourgeoise.
c) L’absence de fondement méta-juridique de la coutume constitutionnelle au sens fort : la rule of recognition du système juridique luxembourgeois
Existe-t-il une norme méta-juridique qui, au Luxembourg, érigerait la coutume constitutionnelle au sens fort en source du droit ? Cette interrogation nous oblige à nous avancer dans une région de l’univers intellectuel du juriste qui, d’habitude, est rejetée ou, du moins, est vue avec malaise et méfiance. Pourquoi le juriste devrait-il s’intéresser à un quelconque « au-delà » du droit positif ? Existe-t-il ? On connaît les railleries des positivistes du XIXe siècle à l’égard de ce que, de façon ironique, Gerber avait appelé le « Vorspiel im philosophischen Himmel », le prélude dans le ciel philosophique. Or, déjà Kelsen, au XXe siècle, avait ouvert une brèche dans cette posture isolationniste des positivistes en étant obligé, en vertu de la distinction entre Sein et Sollen, à introduire le concept de Grundnorm dans l’outillage des juristes scientifiques positivistes. De la même façon, on notera la présence importante chez les constitutionnalistes, y compris « positivistes », de la figure du pouvoir constituant ou, plus généralement, du concept de souveraineté qui, tous les deux, se situent en amont et au-delà de la Constitution positive. La problématique de la coutume constitutionnelle au sens fort démontre, à son tour, que le juriste ne peut faire l’impasse d’un certain « au-delà ». Toute la question est de savoir avec quels outils, selon quelle méthode, l’appréhender. Afin d’y voir plus clair, il faut cerner de plus près le contexte dans lequel se pose ici la question d’un « au-delà ».
Dans d’autres contextes, la question de l’articulation du juridique (i. e. droit positif) et du méta-juridique se pose souvent comme suit. Le point de départ du droit positif est certain, acquis : il s’agit de la Constitution. Celle-ci est la porte d’entrée dans le système juridique de droit positif puisqu’elle contient les normes définissant, sinon toutes les autres sources de droit positif, du moins les sources les plus importantes (la révision et, surtout, la loi), qui, à leur tour, par la suite, définiront le régime juridique des autres ou d’autres sources de droit. Quant à la Constitution elle-même, son identité ne pose pas de problème. Sa délimitation est certaine et admise de tous. Dans tel système donné, on admet que la Constitution est représentée par un certain texte (intitulé « Constitution », « Loi fondamentale », etc.), un ensemble de textes (le « bloc de constitutionnalité » en droit français actuel) ou tel ensemble de normes coutumières. La première strate de l’ordre juridique est délimitée de façon nette et précise. Ce qui pose tout au plus problème dans ce contexte est de savoir si le juriste, dans ce pays, peut se contenter de ce point de départ (certain) ou s’il doit remonter au-delà , s’il doit s’intéresser (pour quelle raison ?) à une strate méta-juridique, qui serait le point de départ méta-juridique avant le point de départ de droit positif. De manière imagée, on peut dire que, dans ce type de problématique, le juriste est positionné sur cette terre ferme qu’est le point de départ du droit positif (la « Constitution ») et il regarde vers le haut, au-delà , vers le méta-juridique. Pourquoi ? Dans les diverses théories jusnaturalistes, le juriste doit aller chercher, en partie, le sens des normes de la première strate de droit positif dans l’idéal du juste (Dieu, le cosmos, la raison, les valeurs, etc.). Chez Kelsen, le juriste scientifique, pour penser cette « Constitution » en tant que norme, en tant que Sollen, a besoin d’un ultime Sollen, d’une norme qui n’est pas/plus de droit positif, mais qui fonde la prétention à la normativité de la Constitution. Il s’agit de la Grundnorm (norme simplement supposée, hypothétique) qui énonce : « Man soll sich so verhalten, wie die Verfassung vorschreibt (On doit se conduire de la façon prescrite par la Constitution) ».
À l’inverse, la problématique qui nous préoccupe ici, au Luxembourg, s’inscrit dans une autre perspective. Le juriste luxembourgeois n’a pas, sous les pieds, cette terre ferme qu’est la « Constitution ». Il existe une controverse sur la délimitation exacte de la première strate de droit positif du système juridique. La « Constitution », au Luxembourg, se limite-t-elle à ce texte intitulé « Constitution » (et daté de 1868, avec les ajouts textuels ultérieurs) ou englobe-t-elle également, au même niveau, la coutume constitutionnelle ? Ce dont le juriste luxembourgeois a besoin, en l’espèce, est un critère discriminant lui permettant de délimiter la première strate du droit positif interne. Il lui faut savoir si l’entrée dans le système juridique luxembourgeois se fait par une porte (le texte « Constitution ») ou par deux portes (le texte et la coutume). Son regard n’est pas orienté du bas (le droit positif) vers le haut (le méta-juridique), comme dans la constellation précédente, mais du haut vers le bas. Il lui faut, pour le dire avec Hart, une « rule of recognition ». Il lui faut un critère (normatif : une « rule »), qui lui permette de savoir ce qui est, et ce qui n’est pas, juridique — plus exactement : « constitutionnel » — dans son pays. Il lui faut une norme (forcément méta-juridique, pré-positive, donc : axiologique, morale) qui l’oriente vers la porte d’entrée du système de droit positif, qui lui indique la première strate de normes de droit positif de son système. Il lui faut savoir comment cerner, penser (à partir de quel point de départ ?) le droit positif.
Ce faisant, le juriste est bien obligé de s’avancer aux confins du droit positif, de se situer en amont du droit positif. Cela n’est pas impossible car le juriste le fait déjà . Au Royaume-Uni, avant l’adhésion à l’UE, les juristes avaient une réponse très nette : l’univers du juriste (britannique) était scindé en deux (théorie du dualisme) et, à l’intérieur de la sphère du droit interne, la première strate du droit positif était formée par les lois du parlement (principe de la souveraineté du parlement). Au Luxembourg, il existe déjà un début de réponse puisque tous les acteurs du système juridique (élus, juges, doctrine, etc.) admettent, depuis le XXe siècle, voire le XIXe siècle, que le droit international est, au sein de l’ordre juridique (conception moniste, et non dualiste), la première strate, avant même le droit constitutionnel. Ce qui pose problème au Luxembourg, à l’heure actuelle, est la définition de la première strate du droit positif interne. La question n’est donc pas si le juriste luxembourgeois (ou tout autre juriste) a besoin de recourir à un « au-delà » ; la véritable question est de savoir comment le faire.
À ce sujet, d’aucuns vont penser au concept kelsénien de Grundnorm. Or, celui-ci est en l’espèce sans intérêt. Dès lors que son contenu (supposé) se réduit à : « On doit obéir à la Constitution posée et effective », sans que ne soit défini ce qu’il faut entendre concrètement, dans un système donné, par « Constitution », le concept de Grundnorm tel que conçu par Kelsen ne répond pas à la question qui nous préoccupe ici. Il y a, également, la théorie jusnaturaliste des Lumières qui, en Raison (universelle), indique au juriste, à tout juriste, qu’au point de départ du droit positif se situe la Constitution, comprise comme un Code constitutionnel, un code qui ne laisse aucune place à une éventuelle coutume, mais qui, en revanche, s’appuie sur le droit naturel, la Raison. Or, partir de ce point de départ supposerait de souscrire à une ontologie du droit très lourde (cognitivisme éthique et universalisme). Un autre outil possible est celui de la rule of recognition de Hart. Celle-ci est plus intéressante pour le juriste luxembourgeois que la Grundnorm de Kelsen, puisque sa finalité est précisément de fournir une norme permettant d’identifier les normes du système juridique (ici : les premières normes, celles de rang constitutionnel). Elle situe en outre la réponse à la question non dans quelque raison abstraite, universelle, mais dans la communauté sociale donnée. Hart souligne en outre, à juste titre, que la définition de cette règle de reconnaissance, le plus souvent implicite, car basée sur une pratique concordante – Hart en parle en termes de « accepted but unstated rule » –, peut donner lieu à des controverses : « There are certainly situations in which questions as to the precise content and scope of this kind of rule, and even as to its existence, may not admit of a clear or determinate answer ».
Ceci nous amène au cas luxembourgeois où, précisément, la définition de la rule of recognition doit, au regard de l’avis du Conseil d’État de 2013 et, plus généralement, de la discussion actuelle sur l’avenir de la Constitution, être clarifiée. Selon Hart, d’un point de vue externe, l’existence et le contenu de la règle de reconnaissance d’un système donné peuvent être constatés. La règle de reconnaissance peut être dégagée de l’observation de la pratique (sous-entendu : de la pratique historique, i. e. antérieure au moment où le juriste, praticien ou savant, se pose la question). Toutefois, le praticien, qui, lui, raisonne selon le point de vue interne, ne peut se contenter de constater simplement cette pratique, ce fait historique. Son regard est tourné vers l’avenir. Il doit se demander si, dans le cas d’espèce à trancher, il adhère à cette pratique (historique). Il est donc placé devant un choix normatif de nature morale, politique, idéologique : existe-t-il des raisons valables d’adhérer à cette rule of recognition historique, et ainsi de la perpétuer pour l’avenir, ou, au contraire, convient-il de reformuler, d’infléchir, voire de récuser cette rule of recognition ? La rule of recognition est donc fragile au sens où, nonobstant une image de stabilité, ce consensus (cette pratique partagée) doit être constamment renouvelé. La règle de reconnaissance n’est que le reflet d’un tissu de consentements sans cesse reproduits par les innombrables acteurs du système. Ce fondement ultime qu’est la rule of recognition doit être confirmé de jour en jour, et spécialement dans des moments historiques critiques (« existentiels ») : lors d’un coup d’État ou d’une révolution, violente ou pacifique. La problématique qui nous occupe au Luxembourg doit donc être subdivisée en deux questions distinctes. La première, factuelle et historique, vise à établir quel était ce consensus social fondateur avant l’avis du Conseil d’État du 18 juillet 2013 : la rule of recognition historique au Luxembourg (i. e. juste avant l’avis du Conseil d’État) reconnaissait-elle la coutume constitutionnelle à égalité avec le texte constitutionnel ? Sur ce point, ainsi qu’on le verra, la réponse est négative. La seconde question, qui fait appel à un jugement de valeur, est de savoir si, à la suite de l’avis du Conseil d’État et en vue de l’avenir de l’ordre constitutionnel luxembourgeois, il y a lieu d’opérer un infléchissement de cette rule of recognition historique et d’adopter une autre règle de reconnaissance qui, elle, reconnaîtrait la coutume constitutionnelle au sens fort. Pour ma part, la réponse est négative. Il n’existe, à mes yeux, aucun argument de valeur pouvant justifier un tel infléchissement.
Abordons donc la question empirique, historique : la rule of recognition sous-tendant, avant l’avis du Conseil d’État du 18 juillet 2013, le droit (constitutionnel) positif du Luxembourg consacrait-elle le rôle de la coutume constitutionnelle au sens fort ? L’interrogation n’est pas totalement dénuée de sens. Au Luxembourg, certains, à l’instar de Léon Metzler, ont prôné un tel modèle de constitutionnalisme, et ce dans un contexte politique général qui pouvait servir de terreau fertile. Mais, en l’espèce, la graine n’a pas germé. Ce modèle culturel (ce modèle de rule of recognition) ne s’est pas ancré dans l’imaginaire collectif qui sous-tend la Constitution luxembourgeoise.
Le terreau fertile. La révolution de la modernité aurait pu, définitivement, sonner le glas de la coutume en tant que source du droit. Mis à part le cas spécial, et historique, de l’Angleterre, la coutume, en matière constitutionnelle, est vue avec méfiance par les Lumières et leurs disciples. Archaïque, obscure, la coutume renvoie à un autre âge avec lequel il s’agit de rompre. L’instrument de la césure est le droit écrit, issu d’une volonté censée être guidée par les lumières de la raison. On s’attendrait donc à ce que, au lendemain de 1789, seuls les avocats de la réaction, à l’instar de Joseph de Maistre, continuent en Europe continentale à défendre la place de la coutume en matière constitutionnelle. Or, la situation observable au XIXe siècle est plus complexe. Par une sorte de ruse de l’histoire, sont apparus très vite certains types de configurations politiques qui ont favorisé le retour en grâce de la coutume comme un vecteur de progrès. C’est ce que je propose d’appeler la « mue libérale, ou moderne, de la coutume » en droit constitutionnel. Il a existé en effet des situations dans lesquelles la prétention de la coutume au rang de source de droit constitutionnel au sens le plus fort a pu apparaître séduisante aux yeux des avocats de la modernité. En quelque sorte, il y a, dans l’héritage des Lumières, une, voire plusieurs portes dérobées qui sont laissées ouvertes à la coutume et qui lui ont assuré, dans divers pays, à divers moments (et ce jusqu’à aujourd’hui), un certain come-back.
Une configuration fréquente est la suivante. Imaginons une monarchie constitutionnelle du XIXe siècle, telle qu’il y en a eu tant en Europe. Le système politique, dualiste, repose sur un compromis entre deux légitimités opposées : celle de l’Ancien Régime, incarnée dans le monarque et les forces sociales le soutenant, et celle, nouvelle, révolutionnaire, des idéaux de liberté et d’égalité portés par la nouvelle classe de la bourgeoisie. Selon les questions abordées, le texte constitutionnel de cette monarchie constitutionnelle s’inscrit tantôt encore dans la logique de la monarchie absolue, tantôt adhère déjà , quoique de façon incomplète, à la logique moderne. Les frictions et tensions sont inévitables, chaque pôle essayant de tirer le texte constitutionnel, la Constitution et la pratique politique vers lui. On connaît, à ce propos, les débats classiques du XIXe siècle, en France ou ailleurs, sur la question de savoir si la Constitution englobait, ou non, la règle de la responsabilité politique des ministres devant le parlement, alors que le texte constitutionnel restait vague ou silencieux sur ce point. Dans ce contexte, les idées et forces du progrès peuvent emprunter divers canaux : l’interprétation (dans un sens libéral) du texte constitutionnel, la révision formelle du texte, la révolution et la réécriture du texte ou, encore, la coutume constitutionnelle (au sens fort). La coutume – ici : les usages politiques qu’ont réussi à imposer, dans les faits, les forces libérales aux forces monarchistes – peut ainsi redorer son blason aux yeux des héritiers des Lumières. Renouvelée dans son contenu, la coutume, dans le contexte esquissé, est susceptible de changer d’univers philosophique et de camp politique. En effet, l’usage politique devançant et dépassant le texte constitutionnel en termes de modernité, n’est-il pas tentant pour un juriste se réclamant des idées de 1789 de reformuler la rule of recognition du système et d’ériger l’usage en coutume avec force abrogatoire à l’encontre du texte constitutionnel ? On aboutit ainsi à un retournement total de la situation. Écartée par les Lumières au profit du monopole d’un Code constitutionnel fondé sur la Raison, la coutume tient sa revanche : c’est elle qui, dans ce contexte et à cette échelle, devient le vecteur du progrès. Non seulement la coutume peut à nouveau prétendre à une place en droit, mais en outre cette place est la plus élevée qui soit dans la hiérarchie des normes (de droit positif) : elle est à la même hauteur que le texte de la Constitution, texte qui, à l’inverse de la pratique, reste empêtré dans les mailles de l’héritage monarchiste. La norme coutumière, plus récente, plus moderne, abroge la norme constitutionnelle écrite antérieure.
Au Luxembourg, une telle lecture des évènements est en soi pensable et tentante à la fois pour le XIXe siècle et à l’heure actuelle, puisque la pratique politique luxembourgeoise a souvent été en avance, en termes de démocratisation, sur les énoncés techniques du texte de la Constitution de 1868. D’aucuns présentent cette situation comme une distorsion (donc une opposition) entre, d’un côté, le « texte de la Constitution » et, de l’autre, la « coutume constitutionnelle ». Sur ce point, il faut toutefois se garder d’une lecture trop rapide et schématique. La quasi-totalité des textes constitutionnels dans le monde sont composés, à des degrés variés, d’une part, de « principes », de proclamations abstraites, quasi philosophiques, et, d’autre part, de « règles », de dispositions précises, techniques, qualifiées aussi par d’aucuns de « véritablement juridiques » ou « plus juridiques ». D’ordinaire, si le texte constitutionnel est sorti d’un seul moule, il y a une cohérence profonde entre les principes et les règles : celles-ci concrétisent celles-là . Le texte codifié renferme un système énoncé, décliné et lissé par les auteurs du texte. En revanche, au Luxembourg, la situation est plus complexe : le texte luxembourgeois ressemble à un vieux tissu rapiécé. Le texte actuel de la Constitution dite de « 1868 » — il est rare de retenir la date de 1919, alors que celle-ci marque une profonde césure — englobe, d’une part, des principes qui datent clairement de l’esprit démocratique du XXe siècle (voir les articles 1er [État démocratique], 32 [souveraineté de la nation], 51 [démocratie parlementaire], 33 [grand-duc simple symbole]) et, d’autre part, des dispositions techniques dont une partie non négligeable (pas toutes !) remontent encore à 1868, voire à une période antérieure. La mise en harmonie entre les uns et les autres, au niveau de l’énoncé verbal, n’a pas toujours été faite par le pouvoir de révision. Le texte est fait de bribes textuelles originaires de diverses époques, ce qui fait apparaître une certaine « dissonance » entre les articles. L’intertextualité est problématique. Les deux exemples les plus célèbres de dispositions techniques datant d’un passé reculé, dont la rédaction n’a pas été rafraîchie au XXe siècle au vu du nouveau principe de la démocratie, sont, d’une part, l’ancien article 34 qui, de 1848 jusqu’à la révision de 2009, énonçait que « le grand-duc sanctionn(ait) et promulgu(ait) les lois », et, d’autre part, l’article 74 dont l’énoncé, comme il a été vu, est resté inchangé depuis 1868, voire depuis 1841, jusqu’à ce jour. Un autre exemple, moins connu, de cette dissonance des textes est l’article 115 Const.
Comment faut-il traiter, en tant que juriste, cette situation ? Que faire avec de tels matériaux ? Dans le champ des juristes luxembourgeois, l’on peut, de façon idéal-typique, identifier trois postures.
Posture idéal-typique n° 1 : si l’on considère que les principes ne sont pas de véritables normes juridiques, ainsi que l’a affirmé Pierre Pescatore et pratiqué Pierre Majerus, le juriste doit se contenter des énoncés techniques du texte constitutionnel qui seuls accèdent au rang de normes juridiques (il n’y a donc point, au sein du droit constitutionnel stricto sensu, de « dissonance »). En conséquence, dans la mesure où nombre de dispositions techniques de la Constitution remontent au XIXe siècle, et que leur lecture doit être, d’une part, isolée (isolée des principes, plus récents, d’ordre démocratique) et, d’autre part, muséale (le texte n’ayant pas changé, c’est donc le sens originaire, historique, qui doit être considéré comme étant toujours en vigueur), le juriste se mue en conservateur ou antiquaire du droit. La phrase qu’a prononcée Pescatore en 1956, à propos du concept de « loi » – « la notion contemporaine [=1956] de la loi était acquise dès 1856 » – résume la quintessence de ce type de raisonnement. Le même raisonnement se trouvait d’ailleurs déjà chez le continuateur du petit manuel de Frauenberg : Jules Kalbfleisch (Jules Brucher). On se souvient également des propos, en droit, de Majerus en 1990 à propos du « droit de veto absolu » du grand-duc et de la possible utilisation par ce dernier du droit de dissolution afin de s’opposer aux vues de la Chambre des députés. Ce juriste, dans son raisonnement de juriste, ignore la coutume constitutionnelle. Il ne s’agit là que d’usages politiques. Dès lors, ce juriste admettra un fossé non pas au sein du droit, mais entre le droit (ce qu’il appelle encore parfois la « théorie ») et la pratique politique (la « réalité »). Ce fossé, parfois béant, est, peut-être, jugé regrettable par ce juriste sur le plan moral et politique, mais cela n’a aucune incidence sur le raisonnement juridique.
Posture idéal-typique n° 2 : celle-ci consiste, d’une part, à reconnaître la qualité de norme juridique aux principes et, ce faisant, à prôner une lecture systématique des articles (chaque disposition technique doit être lue à la lumière / dans le cadre des principes), et, d’autre part, à récuser toute validité à la coutume, que ce soit contra ou, même, praeter constitutionem.
Posture idéal-typique n° 3 : cette posture, à l’instar de la posture n° 1, ignore elle aussi les principes, dont l’impact juridique est marginalisé. Mais, face à des dispositions techniques dont la lecture isolée et muséale aboutirait logiquement à la continuité des prérogatives monarchiques du XIXe siècle, ce juriste se réfère à la pratique politique qui, elle, est plus moderne, plus avancée. Or, pour pouvoir l’invoquer en droit, en tant que juriste, le seul moyen acceptable au sein de la communauté des juristes est d’ériger cette pratique en « coutume », en coutume constitutionnelle au sens fort. Ce discours a été présenté, au Luxembourg, en 1949 par Léon Metzler, ancien chef du service juridique du groupe sidérurgique ARBED, et auteur du livre Mélanges de droit luxembourgeois. Dans ce dernier livre, Metzler défend non seulement l’existence, au Luxembourg, d’une coutume constitutionnelle praeter legem, mais aussi contra legem.
Selon Léon Metzler, même dans un système à Constitution écrite et rigide, « l’utilité, voire la fécondité de la coutume ne sauraient être niées ». L’argumentaire de Metzler s’inscrit dans la configuration d’un écart entre le texte constitutionnel (parfois rétrograde) et la réalité politique (plus libérale, plus juste). Or, selon lui, l’idéal du juste (point de départ du raisonnement du juriste) oblige à tenir compte des évolutions et, partant, à ériger les usages en coutume. « On doit combiner le système positiviste qui tend vers le maintien de l’ordre, avec le système métaphysique orienté vers une justice plus intégrale, plus satisfaisante par conséquent. Le droit (…) vit, il évolue pour s’adapter graduellement aux aspirations et aux besoins de la collectivité qu’il gouverne. La loi écrite, constitutionnelle ou non, postule une grande souplesse. Il n’est que raisonnable que le communis consensus incarné dans une coutume bien établie, limité par certains grands principes intangibles, devienne une source du droit, soit reconnu comme tel sur le plan juridique ». À condition d’être un vecteur de justice – elle ne doit pas porter atteinte à de « grands principes intangibles » (discret renvoi au droit naturel) –, la coutume se voit ainsi offerte une place et un rang à côté du texte de la Constitution, au point de pouvoir contredire celui-ci. Selon Metzler, « la pratique, depuis longtemps, est orientée dans ce sens, en Belgique comme chez nous ». Or, plutôt que de citer des discours d’acteurs ou auteurs luxembourgeois qui, de manière explicite ou implicite, souscriraient à sa thèse, Metzler se contente de citer certains événements qui, chez les uns, seront qualifiées d’usages politiques, mais qui, selon lui, relèvent de manière évidente de la coutume. Metzler invoque aussi, à l’appui de sa thèse, les théories développées en France par René Capitant, Léon Duguit et Maurice Hauriou. Mentionnons, à ce titre, notamment les idées de René Capitant qui, loin de partir d’un certain idéal substantiel du juste, défend plutôt une vision iconoclaste de la souveraineté de la nation.
Selon René Capitant, la nation s’exprime d’abord de manière informelle et directe par la coutume (droit non écrit), et de manière formalisée, et plus indirecte, par des procédés l’associant à la production du droit écrit (élections, référendum) : « Or, qu’est-ce que la coutume, sinon les règles directement posées par la nation, non écrites, c’est-à -dire écrites dans la pensée et la conscience des individus qui composent le groupe social, connues pour cette raison sans être publiées, obéies sans être imposées ? Qu’est-ce que la coutume sinon la conscience et la volonté nationales ? Et si la nation est souveraine, si elle est le constituant suprême, et si tous les autres pouvoirs sont nécessairement constitués par elle, n’est-ce pas la coutume, par quoi elle s’exprime, qui est à la base de tout ordre juridique ? La source de toute constitution n’est-elle pas nécessairement coutumière ? Ainsi la force constituante de la coutume n’est qu’un aspect de la souveraineté nationale ». « C’est (…) par un effet de cette tendance, déjà dénoncée, à absorber tout le droit dans le droit écrit qu’on a pu ainsi confondre la démocratie avec la législation populaire écrite. Mais si l’on considère le droit dans son ensemble, si l’on recherche quelle est la participation du peuple, non plus seulement à la législation écrite, mais à l’élaboration du droit positif tout entier, écrit ou coutumier, on voit alors que le principe de la souveraineté nationale change de signification ».
Il existait donc (et il existe toujours) au Luxembourg un certain terreau fertile à l’idée de la coutume constitutionnelle au sens fort. Mais la graine a-t-elle germé ? Le modèle culturel, théorisé et défendu par Léon Metzler, a-t-il été repris par les divers acteurs participant à la définition de la rule of recognition ? La réponse est non. D’abord un détail qui est loin d’être anodin : le livre de Metzler est, très vite, tombé dans un total oubli. Son propos en matière de coutume constitutionnelle n’a été ni repris, ni discuté, ni même référencé par d’autres auteurs et acteurs. Certes, en 1952, la section centrale de la Chambre des députés s’est référée de façon vague au propos de Metzler. Les députés membres de cette commission ont-ils alors souscrit à ce qui constitue le point le plus controversé de Metzler, à savoir l’acceptation de la coutume constitutionnelle contra constitutionem ? Ce n’est pas dit de manière explicite. Plus explicite est en revanche l’allégation, en 1977, du gouvernement de l’existence d’une « coutume constitutionnelle » qui permettrait au législateur « par dérogation à l’article 36 de la Constitution » de confier un certain pouvoir exécutif directement aux ministres, en court-circuitant le grand-duc. Or il ne s’agit là que d’une prise de position ponctuelle.
Au contraire, divers acteurs et auteurs vont récuser la thèse de la coutume contra constitutionem. Le Conseil d’État, dans deux avis de 1953, le fait sur le mode de l’évidence. Au sein de la doctrine spécialisée en droit constitutionnel, qui se veut être la vitrine du système constitutionnel luxembourgeois (et donc aussi le réceptacle de sa rule of recognition), les auteurs soit ignorent la coutume constitutionnelle et, à plus forte mesure, la thèse de Metzler, soit mentionnent la thèse de la coutume contra constitutionem pour aussitôt la récuser. Du côté des juges, le silence est tout aussi réprobateur. Dans la mesure où ils sont amenés à appliquer « la Constitution », et donc, aussi, à en définir les contours, les juges, spécialement les juges de la Cour constitutionnelle, participent au processus de cristallisation de la rule of recognition. Or ils n’ont point retenu l’idée de coutume constitutionnelle, en quelque sens que ce soit. En particulier, la Cour constitutionnelle tout au long de son existence n’a jamais érigé la pratique politique, même constante, en norme constitutionnelle coutumière praeter ou contra constitutionem. À ce titre, il est intéressant de noter que sur la problématique de l’écart entre le texte constitutionnel et la pratique législative en matière de pouvoir réglementaire des ministres – situation qui, aux yeux de Metzler et du gouvernement (en 1977), était justifiable par l’existence d’une coutume constitutionnelle au sens fort –, la Cour constitutionnelle, saisie de cette affaire dès son premier arrêt, s’est contentée de conclure à l’inconstitutionnalité de cette législation, sans même entrer dans le débat sur l’existence d’une éventuelle coutume.
Reste à évoquer un dernier acteur participant à la définition de la rule of recognition dans un système démocratique : les citoyens, le peuple. S’il est tentant de se focaliser, en matière de rule of recognition, sur l’attitude des seules autorités de l’État, quitte à y englober la doctrine — tous ces acteurs/auteurs produisent un certain discours, plus ou moins articulé et théorisé, sur la rule of recognition, alors qu’un tel discours est difficilement discernable du côté des citoyens ordinaires —, il serait pour le moins erroné, au vu de ces difficultés d’accès aux informations, d’ignorer simplement le rôle du peuple. Celui-ci participe à la définition de la rule of recognition, ainsi qu’il ressort de l’étude du phénomène des révolutions et putschs (réussis ou échoués), où la masse des individus, par leur attitude de loyauté ou de révolte, confirment ou infirment leur adhésion à la rule of recognition historique. Il est certain que, sur la question précise de la place de la coutume constitutionnelle au sens fort, le peuple luxembourgeois ne s’est jamais explicitement prononcé. Mais le silence devrait-il valoir approbation ? S’agissant d’une thèse aussi controversée, et fragile, cela paraît peu probable.
Dès lors, il apparaît que le système luxembourgeois ne reconnaît, ni en droit positif, ni au niveau méta-juridique (par le biais de la rule of recognition), une quelconque coutume constitutionnelle, au sens faible ou fort. Au Luxembourg, la voie de la coutume constitutionnelle se révèle être une impasse.
Faut-il s’en plaindre ? Y a-t-il lieu d’argumenter en faveur d’un changement de la rule of recognition ? Le Luxembourg est actuellement engagé dans la voie d’une refonte du texte de sa Constitution. Il est donc urgent de réfléchir, pour l’avenir, à la place (exclusive ou concurrente) que doit occuper ce texte nouveau dans l’ordre constitutionnel. Serait-il judicieux, après avoir écrit un texte plus moderne, plus « à jour », qui, par la suite, pourra être modifié par la voie de la révision, de soumettre ce texte à la force abrogatoire de la coutume ? Cela reviendrait à renoncer à divers bienfaits propres à l’institution d’une Constitution écrite et rigide. Une perte serait à enregistrer sur le plan de la sécurité juridique et, surtout, de la démocratie.
Sur le plan de la sécurité : alors que l’idéal du Code constitutionnel promet un haut degré de transparence et d’accessibilité des normes du droit constitutionnel (idéal qui, bien sûr, n’est pas totalement réalisable, ne serait-ce qu’à cause de l’indétermination des mots utilisés par le texte et de l’imprévisibilité de l’avenir), ce niveau de sécurité juridique serait très fortement entamé s’il était admis que la Constitution puisse être modifiée à la fois par des révisions en bonne et due forme et par des changements informels opérés à travers la coutume constitutionnelle au sens fort. Sur le plan de la démocratie : alors que la procédure (actuelle et future) de la révision du texte constitutionnel permet, en dernier lieu, aux citoyens de faire valoir (de faire prévaloir) leur vue par rapport à celle des élus, la reconnaissance de la coutume constitutionnelle permettrait aux élus de redéfinir la Constitution par le biais d’un processus informel, à la limite confidentiel (les usages des acteurs politiques ne sont pas forcément connus du grand public, même dans un pays aussi petit que le Luxembourg). Le peuple ne serait pas appelé à intervenir. Car, à l’inverse de ce que suggère la thèse de René Capitant, qui paraît être la défense la plus séduisante, car la plus démocratique, de la coutume constitutionnelle au sens fort, la coutume dont il est question est générée le plus souvent non pas par le peuple lui-même, mais par ses élus, par les autorités de l’État. Comme l’a fait remarquer Julien Laferrière : « Il paraît y avoir une singulière disproportion entre ces règles coutumières, envisagées dans leur contenu concret, et l’origine lointaine qu’on [leur] assigne, c’est-à -dire la volonté de la nation (…). À voir les choses dans leur réalité, ces règles coutumières sont le résultat de la façon d’agir de certaines autorités dont la nation, à la vérité, ignore la façon dont elles se comportent, ou y est indifférente ». Au pire, la nation pourrait même désavouer de telles pratiques. La thèse de Capitant n’est fondée qu’à condition de supposer une unité parfaite de vues entre élus et peuple (les premiers générant un usage « au nom du peuple »), un paradigme qui est sérieusement battu en brèche de nos jours. Pour citer Christian Tomuschat : « Ein Organwille lässt sich nicht quasi beliebig als Ausdruck des ursprünglichen Volkswillens werten / La volonté d’un organe ne saurait être identifiée, quasi discrétionnairement, à la volonté du peuple ».
Faudrait-il, au moins, admettre la coutume constitutionnelle au sens faible, i. e. des habilitations ponctuelles et délimitées en faveur d’une coutume qui, sans avoir rang constitutionnel, porterait sur des matières constitutionnelles ? L’idée, en soi, est concevable. Pour l’instant, toutefois, aucun des acteurs participant à la refonte du texte de la Constitution luxembourgeoise n’a émis un vœu en ce sens. Tout laisse donc à penser que, sauf revirement de dernière minute, l’idée de coutume constitutionnelle au sens faible est également dépassée. À noter aussi qu’en matière d’interprétation du futur texte constitutionnel, aucun acteur n’a proposé d’ancrer dans le texte cette construction curieuse de la « coutume interprétative à effet pétrificateur ». Là aussi, les inconvénients en termes de perte de souplesse de l’interprétation sont évidents.
Après des décennies, où, au Luxembourg, le texte constitutionnel a été oublié et délaissé (en partie au profit des usages politiques qui pesaient davantage), un retour au texte s’impose. Il y a lieu d’investir des efforts conséquents dans le travail d’écriture de la nouvelle Constitution, car ce sera ce texte qui comptera, et non quelque texte revu, de manière pragmatique (ou arbitraire), par les « usages » érigés en « coutume ». Dans ce travail de réécriture du texte constitutionnel, il y a lieu également de dépasser le style d’écriture lapidaire du XIXe siècle, qui, souvent, se contentait de quelques formules courtes et vagues (souvent trop courtes et trop vagues). Il convient, à l’inverse, de doter le texte constitutionnel nouveau d’une précision et technicité qui, pour l’instant, lui font trop souvent défaut. Dans un État de droit démocratique, le paradigme d’une « Constitution courte et obscure » (Napoléon Bonaparte) n’est plus acceptable, car il en va de la fonction de régulation et pacification des normes constitutionnelles. On l’a vu, particulièrement, à travers l’exemple de la dissolution de la Chambre des députés. Sur ce point précis, la refonte reste d’ailleurs encore à faire.
Voir en Annexe : Demande d’avis du Gouvernement sur une dissolution à effet différé de la Chambre des députés. Avis du Conseil d’État (18 juillet 2013) :
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Luc Heuschling est Professeur de droit constitutionnel à l'Université du Luxembourg et membre de l’Institut grand-ducal (Luxembourg).
Pour citer cet article :
Luc Heuschling « Le concept de dissolution, l’histoire des dissolutions de la Chambre des députés du Luxembourg et la coutume (Seconde partie) », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/Le-concept-de-dissolution-l-histoire-des-dissolutions-de-la-Chambre-des-deputes-du-Luxembourg-et-la-coutume-Seconde-partie]