Naissance du libéralisme et interprétations de la Charte
Louis XVIII se refusant à être « le roi de deux peuples », la Charte devait être un texte de compromis, d’où une grande latitude d’interprétation. Les libéraux français prennent position selon trois figures types ; un courant, à la fois conservateur et soucieux des libertés locales, a joué un rôle important (Montlosier, Fiévée, Chateaubriand). Pour une part, la lecture de Guizot et Royer-Collard vise à lui répondre et reprend l’idée d’un ordre préjuridique, tandis que le Groupe de Coppet, après Mme de Staël (De l’Allemagne), cherche dans la Charte ce qui pourrait compenser l’absence d’une aristocratie à l’anglaise. Trois philosophies du pouvoir (compte non tenu des catholiques libéraux cependant) se rencontrent et se partagent l’esprit libéral en France, jusqu’à ce que Tocqueville déplace le regard vers l’Amérique en soulignant tout ce qui fait contraste avec la Charte (fédéralisme, pouvoirs locaux, pouvoir judiciaire, pluralité des sectes, esprit d’association). La Charte reste marquée par le conflit révolutionnaire interminable, malgré l’effort de Louis XVIII, et par le caractère central de l’État administratif. L’un n’appelait-il pas l’autre ?
The Birth of Liberalism and the Interpretations of the Charter of 1814Since Louis XVIII refused to be « the King of two Peoples », the Charter had to be a compromise text, thus open to several interpretations. French liberals adopt three main types of position. A first trend, both conservative and protective of local autonomy, played an important role (Montlosier, Fiévée, Chateaubriand). By taking up the idea of a prelegal order, Guizot and Royer-Collard’s reading of the Charter intended partially to be a reply to this position. The “Groupe de Coppet”, following Madame de Staël’s writings (De l’Allemagne), sought in the Charter a way to compensate for the lack of an English-modelled aristocracy. Leaving aside liberal Catholics, these three philosophies of political power made up the liberal spirit in France, until Tocqueville pointed away from France towards America and stressed all that distinguished it from the Charter (federalism, local governments, judicial power, plurality of sects and religions, association spirit). Despite Louis XVIII’s efforts, the Charter remains profoundly marked by the never-ending revolutionary conflict and by the central role of the Administrative State, the former leading up perhaps to the latter.
Pour appréhender le libéralisme français dans sa réalité historique, qui est une réalité diversifiée, il convient de l’observer sur la scène discursive où il apparaît, dans l’arène où le discours libéral (c’est-à -dire le discours des divers libéralismes) mène la controverse. Cette arène est occupée par plusieurs stratégies d’interprétation de la Charte octroyée par Louis XVIII au printemps 1814. C’est en ce lieu discursif que les libéraux de la Restauration affrontent leurs adversaires (les ultras, comme on les appelle) et se différencient entre eux par les positions qu’ils adoptent. Dans une conjoncture très particulière d’invasion du territoire, de rupture souhaitée avec l’Empire de Napoléon, de conciliation entre la Révolution et les Bourbons, le texte de la Charte sert à la fois de point de ralliement, de bouclier contre les passions diverses à gauche et à droite, de grimoire ésotérique pour codifier une société qui unirait l’ordre et la liberté.
Ce débat n’est pas purement spéculatif : chaque camp en présence a un intérêt direct investi dans l’interprétation des organes de pouvoir (le rôle de la représentation, par exemple), ou des dispositions contenues dans le texte, comme, par exemple, la liberté de la presse (article 8). Dans cette activité de controverse intense, qui est à la fois entrecoupée et relancée par les Cent-Jours, on peut saisir en action les diverses grammaires du discours libéral ; elles montrent des visions différentes de la liberté, de la place de l’individu, du rapport entre État et société. On peut donc progresser en allant des structures de surface à des éléments plus profonds, et plus directement idéologiques.
Nous examinerons en premier lieu trois types d’interprétation concernant la Charte en tant que texte devant favoriser une société de monarchie libérale : l’ultracisme modéré (si on peut utiliser cet oxymore), la lecture sociologique et offensive des doctrinaires, la recherche de la filiation britannique dans le Groupe de Coppet. On verra ensuite quelles difficultés devaient résoudre ces discours sur la Charte, quel coefficient de réalité ils pouvaient intégrer. Enfin, entre sociologisme et constitutionnalisme, on comparera deux grands courants libéraux (orléanisme, Groupe de Coppet), les sources de leurs divergences, l’enjeu que la Charte constituait à leurs yeux.
I – Trois positions-types devant la Charte
1) Chez certains, la Charte a été considérée comme la consécration des libertés traditionnelles (ainsi que l’indique le préambule où le roi évoque l’émancipation des communes par Louis le Gros), sous la tutelle bienveillante du pouvoir royal de droit divin. La Charte renoue donc « la chaîne des temps » par-dessus le gouffre de la Révolution, et, en cela, elle a vocation à protéger les anciennes hiérarchies, voire à en susciter de nouvelles, qu’il suffira d’encourager par des réformes civiles, administratives et économiques appropriées. Cette lecture de la Charte est celle d’un ultracisme modéré qui s’exprime chez Montlosier ou Fiévée (et, peut-être, Chateaubriand) : le point essentiel est l’idée de « constitution sociale », élément médiateur à travers lequel il conviendra de juger des recouvrements réussis entre la Charte et la réalité française. Le propre de la Constitution anglaise (volontiers citée par ce courant, mais considérée comme non imitable) a été de se développer à partir d’une constitution sociale bien comprise (rôle de l’aristocratie, à la fois corps social, ordre de propriétaires, classe de service) : en France, il faudra veiller à rapprocher la Charte de la constitution sociale qui lui fait encore défaut.
Le thème d’une constitution sociale en quelque sorte préformée comme legs historique vise, bien entendu, à réfuter tout volontarisme juridique et, finalement, l’esprit même du constitutionnalisme moderne (européen, et non pas américain). Montlosier écrit en ce sens qu’il existe des autorités naturelles : autorité du mari sur la femme, du père sur les enfants, du chef de maison sur tout ce qui réside sous le toit ; par conséquent, l’autorité du magistrat qui « compose les premiers cadres de cet ordre supérieur qu’on appelle l’ordre civil » doit en émaner. On dit que le roi fait les magistrats ; le roi fait les juges », mais c’est infondé : « Le roi n’a pas plus la puissance de faire un magistrat qu’il n’a la puissance de faire un médecin, ou un architecte ».
Dans cette optique conservatrice, mais qui se veut libérale (défendre les libertés locales), la Charte manque de bases solides. Selon une formule que Montlosier répète souvent, les « pouvoirs politiques » naissent des « pouvoirs civils », c’est-à -dire des forces sociales attestées : propriété de la terre, troupes armées, juges « naturels ». Saint-Simon salue cet esprit réaliste du comte de Montlosier ; le fait social crée le droit, l’ordre juridique vrai reflète un ordre social. « Les conventions particulières, écrit Montlosier, les lois écrites peuvent devenir ensuite l’expression de cet ordre établi ; elles peuvent le régulariser et le cimenter. Elles ne peuvent le créer ».
Joseph Fiévée adopte la même conception que l’on peut dire réaliste (ou naïve ?) dans sa Correspondance politique et administrative commencée au mois de mai 1814 et dans son Histoire de la session de 1815 ; cette dernière brochure, imprimée à 2000 exemplaires, se vendit en trois semaines. Tout comme Montlosier, Fiévée est très connu parmi le personnel politique, les publicistes, les journalistes. De plus, d’abord romancier à succès (La Dot de Suzette), il a été conseiller à gage de Napoléon, conseiller d’État, préfet de Napoléon (maintenu au début de la Restauration), tandis qu’il défrayait la chronique par sa vie conjugale menée avec l’acteur Théodore Leclercq, pour devenir ensuite pamphlétaire intarissable, et… se rallier au libéralisme sous Juillet, ainsi que Montlosier d’ailleurs. Durant la Restauration, chroniqueur des sessions parlementaires, il tente, comme Chateaubriand de devenir chef de file des ultras : lui aussi a sa « monarchie selon la Charte », sans la finesse, il faut le dire, du vicomte.
Une thèse essentielle de Fiévée est que sans une forte décentralisation qui consacrerait « l’émancipation des communes », la Charte n’a pas de sens. C’est sans doute lui qui crée l’expression promise à une grande vogue, jusque chez Benjamin Constant, de « pouvoir municipal ». Sa deuxième thèse est que toute liberté se définit comme un intérêt, possédé par une collectivité, et qu’il faut protéger par des mécanismes institutionnels ; « les intérêts collectifs de localité ont besoin d’une défense », écrit-il dans son livre le plus achevé, paru en 1831. Dans ce texte, Fiévée plaide pour un pouvoir important des conseils généraux de département, et non plus pour l’autonomie des communes. D’ailleurs, il admet en 1831 que le préfet coopérera avec les conseils généraux dans la négociation entre intérêt général et intérêts locaux : l’esprit audacieux des années de la Charte s’est adouci.
Avant la publication de la Charte de 1814 et pendant les premières années de la Restauration, Fiévée établit une distinction entre gouverner et administrer, sa troisième idée, popularisée et reprise par les légitimistes jusqu’à la fin du siècle :
La liberté ou le défaut de liberté d’une nation dépendent aujourd’hui bien plus des actes administratifs que des actes politiques : si l’administration est absolue, point de liberté ; si la liberté ne tient qu’à des discussions des deux Chambres, point de liberté. Si l’administration générale est au contraire contrariée quelquefois dans sa marche rapide par le pouvoir municipal, il y aura liberté. […] [J]’avoue que cela est moins commode que d’être seule autorité et de tout conduire par des lois générales.
Pour Fiévée, la société ne se comprend pas à travers l’individualisation (dont Constant fait son thème majeur) : tandis que le « pouvoir aristocratique » a affaire à des corps et des familles, le « pouvoir démocratique » ne stipule que pour des intérêts qui lui sont propres, mais il ne traite pas des personnes. Si, au sortir du stade esclavagiste, la commune médiévale se forme dans un esprit démocratique (élections, gestion, délibérations), c’est selon des privilèges de commune, qu’elle doit protéger, sur le modèle de la seigneurie.
Si Fiévée écrit comme Montlosier « une constitution ne crée rien », elle « déclare » des « pouvoirs naturels », il pratique par ailleurs une confusion délibérée entre l’ancienne noblesse et les nouveaux propriétaires bourgeois (à la ville et à la campagne). D’où une « explication » étymologique purement fantaisiste :
Nobles vient par contraction de notabiles. […] Les notabiles, aujourd’hui en France, sont les plus imposés de chaque département, choisis de droit pour former les collèges électoraux et les conseils généraux de département, [et] choisis exclusivement pour former la Chambre des députés.
Qui paie un cens de 1000 F d’impôt devient donc un membre de la noblesse-notabilité. Cette confusion entretenue avec complaisance marque le moment où, se détachant d’un ultracisme hostile à la Charte, ce courant ambivalent tente de se situer entre le refus de la société nouvelle et l’esprit libéral ; il bute, à travers la théorie des « pouvoirs naturels » et des intérêts organiques sur l’individualisme moderne, lui-même porteur de la démocratie.
La confusion joue notamment sur le statut — d’ailleurs ambivalent — de la Chambre des pairs, lieu de rencontre de l’ancienne noblesse et des nobles d’Empire, de la naissance et de la promotion honorifique décidée par le roi. Rappelons l’article 27 de la Charte : « La nomination des pairs de France appartient au roi. Leur nombre est illimité ; il peut en varier les dignités, les nommer à vie ou les rendre héréditaires, selon sa volonté ». Aussi, en octobre 1815, Benjamin Constant tient-il à faire une mise au point vis-à -vis des assimilations opérées chez les ultras « avancés », spécialement Montlosier, à qui il consacre deux articles : la pairie n’a pas pour vocation première et pour fonction sociale de continuer la noblesse d’Ancien Régime.
Retenons que ceux qui adoptent sur la Charte un point de vue à la fois conservateur et libéral (libéral au sens de « l’émancipation des communes » selon Fiévée) parlent « intérêts », « forces sociales » et biens patrimoniaux — c’est-à -dire selon une logique fortement sociologique : la vérité de la Charte se trouvera dans les classes sociales qu’elle protège ; c’est à cette aune qu’il faudra la juger. Mais c’est à cause de ce point de vue délibérément sociologique que ces publicistes retiennent l’attention des libéraux, malgré les liens affichés qu’ils ont avec le parti ultra. Le libéralisme français, chez Guizot, Royer-Collard, Barante ou Tocqueville, mais aussi Constant, fait son profit d’une partie du discours adverse. Ce point mérite d’être mieux souligné, les propositions de grands auteurs et acteurs comme Guizot, d’un côté, et Constant de l’autre (dans sa théorie de la représentation des intérêts locaux), viennent d’un « retraitement » de l’idéologie ultraciste. À travers leurs théoriciens de talent, les ultras posaient en effet une question brûlante : quel type de hiérarchie, quel genre de classe dirigeante est rendu possible par la Charte ? On sait que le débat sur la loi électorale de 1817 (conçue par les doctrinaires) a focalisé les énergies sur ce point. Mais cette question ressort comme trop étroitement utilitaire pour Constant (qui a une vision exigeante du constitutionnalisme), tandis qu’elle passionne Guizot parce qu’elle décide de ce qu’il appelle « la France nouvelle » (Des moyens de gouvernement et d’opposition) et de ce que Royer-Collard veut dénommer « la légitimité » (autre retraitement rhétorique).
2) Dans la deuxième interprétation, qui est celle des doctrinaires, la Charte est un outil politique tout à fait spécifique. On ne peut la comprendre qu’à la lumière de l’histoire, une histoire purement nationale : c’est, selon Guizot, un texte d’alliance entre le roi et l’ancien peuple conquis par les Francs, un peuple qui est devenu source de « nouveaux conquérants ». En cela, la Charte fournit la conclusion d’une guerre menée depuis treize siècles entre deux nations :
L’ancien peuple vaincu était devenu le peuple vainqueur. À son tour, il avait conquis la France. En 1814, il la possédait sans débat. La Charte reconnut sa possession, proclama que ce fait était le droit, et donna au droit le gouvernement représentatif pour garantie. Le roi se fit donc, par ce seul acte, le chef des conquérants nouveaux. Il se plaça à leur tête, s’engageant à défendre, avec eux et pour eux, les conquêtes de la Révolution, qui étaient les leurs.
Dans cette lecture assez inattendue, la Charte consacre les principes de 1789, par volonté expresse du frère de Louis XVI : elle est un produit de la Révolution, elle est donc issue de la guerre — une guerre d’ailleurs bien plus vieille que la Révolution ; elle ferme définitivement la voie aux espérances de la noblesse, déjà vaincue par la Révolution. Guizot, petit-fils de pasteur dans la lignée paternelle et également maternelle, fils d’un avocat guillotiné par la Révolution, exprime ainsi, dans cette étonnante synthèse, le lien qui unit en France le libéralisme à 1789, c’est-à -dire aux principes d’égalité devant la loi et d’ouverture des carrières à tous indépendamment de la naissance et de la religion. Pareille réconciliation des Bourbons avec l’égalité démocratique suppose cependant d’importantes concessions faites au pouvoir royal : jusqu’au tournant de 1820 (assassinat du duc de Berry), Guizot et Royer-Collard admettent que les deux Chambres constituent un « conseil » pour la puissance royale, qui seule a le droit de vouloir, prend l’initiative législative, réunit en ses mains les trois pouvoirs tout en consentant à déléguer la justice. La Chambre des députés n’est pas de type représentatif, affirme Royer-Collard, car il faudrait alors le mandat impératif ou bien le suffrage universel ; on doit tendre à la « fusion des pouvoirs », écrit Guizot, et non prôner une séparation entre les pouvoirs qui affaiblirait l’État au profit de factions qui n’attendent que cela. Contre Vitrolles, qui avait publié Des ministres dans le gouvernement représentatif (1815), Guizot explique qu’on ne peut et qu’on ne doit séparer les ministres de la personne du roi : il n’y a donc pas de « pouvoir ministériel » (contrairement à ce que va soutenir Constant). Mieux encore, Guizot prétend interpréter l’expérience anglaise plus authentiquement que Vitrolles, qui avait édité sa brochure à la suite d’un séjour outre-Manche ; la responsabilité du gouvernement à la façon anglaise ne signifie pas, quant à la puissance royale, un dessaisissement pour l’action :
Il n’y a ni dans la responsabilité ministérielle ni dans l’inviolabilité royale aucune raison de considérer le roi comme étranger aux actes du ministère et les actes du ministère comme étrangers à la volonté du roi. C’est le roi qui veut et agit, qui seul a le droit de vouloir et le pouvoir d’agir.
Pour Guizot, la Charte est donc deux fois contraire aux visées des ultras : en ce qu’elle consacre l’égalité promue par 1789, en ce qu’elle ne donne pas lieu à une interprétation parlementaire (au sens où le parti dominant dans l’opinion serait ipso facto le parti gouvernant à la Chambre des députés). Au contraire, elle ouvre à la prédominance du chef de l’État, qui conduit une politique personnelle. Dans l’édition de 1869, Guizot tient à préciser que son interprétation reste valide ; ce qu’on a appelé le « pouvoir personnel » de Louis-Philippe était constitutionnellement fondé, il ne faut pas le confondre avec l’actuel arbitraire, sous le régime de Napoléon III.
3) Selon la troisième lecture, il faut voir dans la Charte un texte qui permet, mieux qu’en 1791, de se rapprocher du système anglais ; pour cela, il convient de développer les institutions où le système britannique est fort : créer une véritable responsabilité ministérielle (l’un des grands échecs de la Révolution), qui permet au roi de n’agir que sous le couvert du ministère et dans la mesure où cette action est en phase avec l’opinion dans le pays. Le roi, comme « pouvoir neutre », dira bientôt Benjamin Constant, doit veiller, soit par le renvoi du ministère soit par la dissolution de la Chambre élue, à ce que les diverses actions du pouvoir restent en accord avec l’opinion publique.
Mais d’autre éléments importants devaient aussi être médités dans le cas anglais : le système d’alternance au pouvoir entre deux grands partis, l’existence d’une vie électorale rythmée par de vastes meetings avec participation populaire, l’activité associative et journalistique permettant de relayer et commenter le travail des Chambres, la part exceptionnelle mais capitale donnée à la pairie comme corps qui représente la durée face au corps élu traduisant les évolutions de l’opinion (selon la théorisation de Constant), etc.. C’est sans doute Auguste de Staël, dans ses Lettres sur l’Angleterre, qui a le mieux exprimé en quoi la société anglaise, par les hustings (réunions électorales) et par les debating societies de toute sorte — notamment sur l’esclavage -, savait donner à la vie constitutionnelle ce support populaire que la Charte, en France, ne pouvait obtenir. La question était importante, puisque, depuis la Révolution, les Français ne se résolvaient pas à donner pleine liberté à deux facteurs capitaux de la politique parlementaire réfractée dans la vie civile : le droit de réunion, le droit d’association. Cette réticence a traversé tous les régimes, jusqu’en 1884 (syndicats) et 1901 (loi sur les associations), et au-delà encore.
Dans cette conception d’inspiration anglophile, principalement représentée par Mme de Staël, Benjamin Constant, et soutenue par le groupe des Indépendants, la Charte est considérée comme un texte non pas définitif, mais améliorable. Il a une valeur dans la mesure où il s’approche de l’expérience anglaise, mais — comme le confirme encore l’Acte additionnel parrainé par Constant pour Napoléon revenu d’exil —, il vaut surtout parce qu’il existe des « principes » du gouvernement représentatif. Ces principes organisent la grammaire de la liberté et éclairent le sens de la Charte, de ses points forts (sur la presse par exemple), ou de ses points plus obscurs (le droit royal d’ordonnance selon l’article 14).
II – Présupposés et difficultés de ces interprétations
Si l’on résume le point de vue d’ensemble, on peut dire que chacune de ces trois stratégies d’interprétation appliquées à la Charte rencontrait nombre d’objections sur sa route. Faire servir la Charte à un projet décentralisateur fondé sur la vie communale et sur l’autonomie des provinces ne concorde guère avec l’esprit général d’un texte d’après lequel le roi nomme les fonctionnaires publics à tous les degrés (article 14 de nouveau). C’est ce que reconnaît Fiévée, et ce qu’il tente de faire changer.
De même, le statut de la Chambre élue présentée par Royer-Collard comme un « conseil » envoyé par les départements auprès du roi ne résiste guère à l’examen, même s’il est vrai que la question de la souveraineté est intentionnellement contournée par la Charte. Il était cependant peu aisé de maintenir la thèse soutenue par Royer-Collard en 1817 : « La Chambre n’agit point, elle ne donne point la vie, elle n’imprime pas le mouvement à ses conceptions, elle les adresse à une sagesse supérieure qui, après les avoir pesées, les approuve ou les rejette ». Faire du roi en son conseil le dépôt de la sagesse publique et le monopole de la volonté politique ne pouvait se concilier longtemps avec la logique du suffrage, même pris dans ses étroites limites censitaires. Comment éviter une coopération de plus en plus importante des Chambres à la confection de la loi, aussi bien de la Chambre élective que de la Chambre des pairs ? On sait que Royer-Collard dut accepter cette évolution, tout en tentant toujours de conserver au roi une forme de prééminence, alors même qu’en 1830 il présentait la fameuse Adresse qui demandait le « concours » des vœux du pays et de la politique du gouvernement.
Le pas important qu’il avait accepté d’accomplir se lit dans le Discours sur la septennalité du 3 juin 1824 : il est acquis, dit-il, » que notre Gouvernement est une monarchie mixte, appelée Gouvernement représentatif, où la Chambre élective concourt avec le monarque et une Chambre héréditaire à la formation de la loi et à la direction des affaires publiques ». La notion de monarchie mixte s’oppose aux thèses défendues dix ans auparavant, selon lesquelles la Chambre est élue mais non « représentative » ; surtout, l’idée d’un co-exercice de la souveraineté, sur laquelle l’orateur enchaîne son propos, modifie l’esprit même de la Charte tel qu’il avait été entendu par les défenseurs de la prérogative : « Dans cette division de la souveraineté, ou plutôt de l’exercice de la souveraineté, le concours des pouvoirs peut n’être plus semblable, et, quand il le serait, il peut y avoir inégalité dans les forces dont chacun est pourvu ». Voilà donc qui devrait sauver le pouvoir royal co-souverain dans son activité législative ! « Quel est donc dans notre Gouvernement ce pouvoir régulateur qui marche avant les autres, et les entraîne à sa suite ? Nul doute que ce soit le pouvoir royal […]. Seul il est l’auteur de la loi dont l’initiative lui est exclusivement réservée ».
Le verrou devait sauter avec ce que la Charte révisée, texte tout différent, adopté en 1830, stipule dans son article 15 : la proposition des lois appartient aux trois pouvoirs. Exit le « pouvoir régulateur » au sens de Royer-Collard ; mais le « pouvoir neutre » de Constant n’aura pas plus de chance.
De même, on pourrait évoquer les objections que rencontrent Guizot, d’un côté, Constant, de l’autre, pour le rapport avec l’Angleterre : ni l’un ni l’autre (le roi règne et gouverne, vs le roi arbitre et régularise le fonctionnement d’ensemble) ne parlent de l’Angleterre réelle. La responsabilité des ministres ne reçoit pas de solution satisfaisante, et la conception anglaise reste incomprise.
On peut certes dire que là n’est pas le plus important ; historiquement et politiquement tous les acteurs de la Restauration sont obligés d’en passer par la Charte s’ils veulent retrouver, après Napoléon, des institutions libres, et s’ils veulent prendre part à l’action de direction du pays. Dès lors, dans leur effort pour défendre une interprétation, ils induisent une certaine idée de la liberté et un certain style de libéralisme, plus sociologique ou plus juridique, plus proche de l’individu moderne, également, ou plus en quête d’une élite notabiliaire. Même théorique, la controverse n’est pas théoricienne, en ce sens qu’ils vont influer sur des choix décisifs et, finalement, sur la place du libéralisme dans un pays où l’État reste une figure symbolique essentielle. La grammaire de l’interprétation, en ce qui concerne la Charte de 1814, est sous-tendue par des choix profonds, des présupposés très différents qui vont nécessairement se faire sentir.
Il faut d’abord rappeler que l’école de Guizot (les doctrinaires, puis l’orléanisme) et l’école de Constant (qui restera jusqu’à Tocqueville d’esprit oppositionnel et ne gouvernera pas) ne fondent pas le libéralisme en France. Car il y a eu l’activité théorique et militante de Mme de Staël sous le Directoire et, surtout, sous l’Empire —, un ouvrage comme De l’Allemagne confirmant suffisamment combien le danger a été perçu par les sectateurs du pouvoir napoléonien, lequel fit saisir le livre en 1810 avant même sa parution. Libéralisme de la conscience, du sujet moral et politique ou, comme le dira elle-même Mme de Staël, de la « libéralité de jugement », cette formation (Bildung) de l’entendement libéral, venue de la Suisse protestante — contre l’esprit des Idéologues et l’utilitarisme de Bentham — va laisser une forte empreinte.
Mais l’étape nouvelle est celle de la Restauration, époque où Mme de Staël disparaît prématurément ; face à ceux qui, comme Constant ou Sismondi, relaient son message, il y a l’apparition de l’école doctrinaire qui, quoique nourrie de la lecture staëlienne, doit prendre une voie différente en se confrontant à la nouvelle réalité, constituée précisément par la Charte et la défaite de la France devant les forces de la Sainte-Alliance. Mme de Staël et Constant étudient le pouvoir du point de vue du droit individuel et du jugement porté sur les actes du pouvoir par l’individu-citoyen. Guizot, Rémusat, Royer-Collard, rejoints notamment par Victor de Broglie, s’intéressent à l’enracinement du pouvoir nouveau, à la façon dont il peut gérer la société considérée avant tout dans ses grands intérêts. Envisager le pouvoir du point de vue de la société et de la place de l’individu (et de la « libéralité de jugement » staëlienne) est une position inverse de celle qui consiste à considérer la liberté du point de vue des « moyens de gouvernement » (comme dira Guizot). Cette importante divergence fait que l’interprétation de la Charte et de la monarchie constitutionnelle donne, dans le second cas, la primauté à une sociologie du pouvoir, appuyée sur l’interprétation de l’histoire (conflit de classes).
Le pouvoir moderne signifie, selon les doctrinaires, que l’heure de la classe moyenne a sonné ; dans cette logique, quinze ans plus tard, 1830 devra « réaliser » complètement la conquête de 1789. Dans le premier cas, c’est-à -dire le Groupe de Coppet, la primauté est normative et théorique, juridique plus que sociologique : la Charte, ou toute autre constitution de la liberté, ne s’interprète pas comme un outil politique au service de certains groupes. La classe moyenne n’est pas repoussée pour autant, puisque le suffrage censitaire est, pour longtemps, préférable, mais il existe des logiques constitutionnelles qui ont leurs exigences propres et qui doivent donc être problématisées de façon autonome : le pouvoir spécifique d’un chef de l’État, la responsabilité du gouvernement, le rôle de la délibération (qu’il ne faut pas assimiler, comme Guizot a tendance à le faire, à l’acte électoral), le statut du pouvoir judiciaire, etc. — voilà autant de questions constitutionnelles qui ne s’épuisent ni dans le sociologique ni dans l’historique.
Il convient donc d’approfondir les sources de la divergence et d’apprécier les conséquences sur la définition même d’un « libéralisme » chaque fois différent.
III – Entre sociologisme et constitutionnalisme : les sources de divergence
Si Benjamin Constant a été salué par ses contemporains comme le premier professeur en constitutionnalisme de ce temps, la réalité est que sa pensée théorique n’est pas suivie. Par exemple, la question des relations entre le roi et le gouvernement ne cesse de faire problème, y compris sous la monarchie de Juillet qui porte le libéralisme (orléaniste) au pouvoir : c’est l’une des causes du conflit du tiers-parti avec Guizot et notamment des critiques adressées par Duvergier de Hauranne à ses anciens alliés doctrinaires. D’où l’appui de ce dernier à la campagne des banquets, laquelle précipite la révolution de Février. Le prince de Joinville, fils de Louis-Philippe, finira par écrire, dans une lettre de novembre 1847, que le roi a « faussé les institutions constitutionnelles ». Il ajoutait : « Il n’y a plus de ministres ; leur responsabilité est nulle, tout remonte au roi ».
Cause directe de la chute de la monarchie, ce pouvoir interventionniste du roi était contraire aux principes exposés par Constant, mais il était soutenu par l’autorité de Guizot, et on a vu qu’en 1869, ce dernier réaffirmait la justesse de sa position et l’interprétation de la Charte (révisée) qu’il avait défendue. On ne saurait sous-estimer l’influence que cette attitude aura par la suite et l’importance de l’échec subi par la monarchie tricolore ; ce point est souvent minoré par l’historiographie républicaine, attachée à valoriser la République de 1848 et à souligner les risques de l’élection du chef de l’État au suffrage universel. On peut être en désaccord ; le véritable tournant de notre histoire institutionnelle et, pour partie, politique, jusqu’à la réforme de 1958, c’est la monarchie de Juillet : réconcilier la monarchie avec le peuple, associer les libertés de 1789 avec la force du pouvoir exécutif était un sens possible de la montée au pouvoir de Louis-Philippe. L’échec retentissant de cette « expérience » a conduit les Français dans la voie du bonapartisme et de l’autoritarisme. Avec quelque morgue, Louis-Napoléon écrit dans sa Proclamation du 14 janvier 1852 :
Aussi, écrire en tête d’une charte que ce chef [de l’État] est irresponsable, c’est mentir au sentiment public, c’est vouloir établir une fonction qui s’est trois fois évanouie au bruit des révolutions.
De fait, ce n’est pas le constitutionnalisme (théorie de la limitation du pouvoir, de la balance des pouvoirs et, éventuellement, du contrôle constitutionnel de la loi ou des actes administratifs) qui a dominé en France, mais la vision à la fois doctrinaire et reprise de Bonaparte d’un État avant tout administratif. Cette opposition renvoie plus fondamentalement à celle qui existe entre le primat du point de vue sociologique, conduisant à une vision instrumentale du droit, et la confiance mise dans les formes juridiques, afin de permettre le jeu des libertés. Guizot, jusque dans sa théorie de la légitimité, ne croit pas à la fécondité des formes juridiques, du fait de leur caractère universel et donc abstrait. Pour lui, une constitution n’est pas un texte indépendant des forces qui l’ont fait apparaître et ne peut jouer un rôle prééminent par rapport au champ du conflit politique. Pourtant, comme Rémusat, il a déploré le fait que si, en Angleterre, la tradition constitutionnelle avait précédé le conflit des partis, en France, la lutte mortelle entre partisans de la Révolution et partisans de l’Ancien Régime ne s’inscrivait dans aucun cadre normatif, antérieur et régulateur. Il observait en 1816 que la Révolution ne s’arrête pas en France, faute d’un tel cadre, alors que les deux partis anglais, l’un ministériel, l’autre d’opposition, ont des « différends [qui] ne pénètrent pas jusqu’au cœur de la constitution et de l’ordre social ». Or, ajoute-t-il, si les whigs et les tories peuvent mettre en compétition leurs différends, c’est parce qu’ils proviennent eux-mêmes de l’ordre constitutionnel anglais qui développe un jeu de balances et reconnaît à l’opposition sa place légitime.
Mais Guizot a fait sienne la situation française, et il a décidé d’en tirer parti : lorsqu’il polémique avec Vitrolles en 1816, il considère que le piège serait de répondre sur un terrain théorique ; le parti ultra (qu’il appelle « la faction », selon un vocabulaire des grandes heures révolutionnaires) a fait comme s’il « ne s’agissait que de formes et de principes » ! Cette faction tente donc de maquiller en discussion sur le système parlementaire « ce qui est, au fait, la lutte redoutable de la monarchie constitutionnelle contre l’aristocratie privilégiée ». La controverse est une guerre.
Vers la même époque, en 1820-1822, dans ses leçons sur la légitimité politique et la représentation (Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe), Guizot gardera la même attitude ; la force du système anglais — en quoi il aurait bien compris la nature du droit public —, est d’avoir adapté le droit au fait ; il a donné le pouvoir de notabilité, les fonctions de juge de paix et l’administration locale à ceux qui possédaient déjà le patronage à la campagne. De là les « supériorités naturelles », dans le langage de Guizot : ceux qui exercent déjà une influence sociale (c’est-à -dire socio-économique) peuvent et doivent représenter tous ceux sur qui s’étend leur zone d’influence. Selon une formule qui pourrait être de Fiévée ou de Montlosier, Guizot écrit que le gouvernement « ne fait pas la société, il la trouve » ; et de même, « agir sur des masses et agir par des individus, c’est ce qu’on appelle gouverner ». La constitution est la consécration d’un système de moyens d’action et d’influence, un choix d’opinions et d’intérêts qui sont « gouvernables ». C’est donc l’état social présent (mais un présent confirmant l’ascension de la bourgeoisie) qui dicte l’ordre constitutionnel : le droit ne crée pas et n’institue pas, il soutient ce qui va dans le sens d’un progrès de la civilisation (concept théorisé par Guizot), mais qui est déjà à l’œuvre dans la réalité sociale. Par exemple, sur l’organisation électorale, Guizot écrira en 1826 :
Il y a dans la société des électeurs naturels, légitimes, des électeurs tout faits, dont l’existence précède la pensée du législateur et qu’il doit seulement s’appliquer à découvrir.
Comme Guizot aimera souvent à le dire, une hiérarchie sociale déjà constituée, une « supériorité sentie et acceptée », depuis les jeux entre les enfants jusqu’à la rivalité électorale, c’est là « le fait et le droit », légitimement réunis car ils sont isomorphes.
Une telle conception ne surestime pas les textes constitutionnels, qui ne sont jamais que le langage des forces établies — comme Nietzsche dira de la morale qu’elle constitue un langage des passions. Il n’est peut-être pas sans rapport avec cette vision que la France ait connu une forte instabilité constitutionnelle : la Charte de 1814 est, plus ou moins, le neuvième texte à l’essai (selon la façon de compter les sénatus-consultes de Napoléon), et ce n’est pas le dernier. Comme le remarquera Édouard Laboulaye, théoricien de « l’école américaine » en France, la suprématie de la constitution n’a aucun sens chez nous puisqu’on confond sans cesse le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués. Il est frappant d’observer qu’en 1803 (époque de la célèbre décision Marbury vs Madison), l’Amérique invente les préliminaires du judicial review, donnant ainsi une force nouvelle au pouvoir judiciaire, tandis que les Français sont, à ce moment, entre la phase du Consulat et le passage à l’Empire. Entre le peuple américain et le peuple français, ce sont deux univers intellectuels différents, sous ce point de vue comme sous d’autres ; la préservation de la souveraineté du peuple et de sa liberté par les techniques constitutionnelles et judiciaires ne pouvait s’accorder avec l’interprétation réaliste et sociologique du droit que donnaient Guizot et son école.
Le libéralisme de Constant ne peut être vraiment entendu que lorsque la Constitution est prise au sérieux, ce qui se produira tardivement en France, notamment avec l’essor que prendra à partir de 1971 le Conseil constitutionnel, à la suite d’un acte d’audace qui lui est propre. L’acte administratif d’» autorisation préalable » pour la formation d’une association, est rendu caduc. Pour affirmer, enfin, que la loi est « l’expression de la volonté générale » dans le seul cas où elle respecte la Constitution, il faudra beaucoup de batailles contre le jacobinisme traditionnel.
Le libéralisme français sera donc principalement un libéralisme par l’État, et non contre lui, et un libéralisme d’autolimitation de la puissance publique — comme on le voit, par exemple, dans la longue controverse sur le Conseil d’État et sur le contentieux administratif opposant les citoyens à l’administration. Laboulaye observait qu’une controverse virulente comme celle qui oppose en 1848 le gouvernement et les organisateurs des banquets se serait résolue, en Angleterre ou aux États-Unis, devant les tribunaux, puisqu’il s’agissait du droit de réunion ; en France, c’est le débouché insurrectionnel qui se produit.
L’une des conséquences de la vision de type sociologique se trouve dans la méfiance envers l’individu, et le refus d’accorder une légitimité au jugement de l’individu comme citoyen : le conflit entre l’école de Constant et les doctrinaires a été en ce domaine à la fois d’ordre théorique et pratique. En effet, il existe un lien direct entre le constitutionnalisme de Constant et la part importante qu’il donne à l’individu comme source non seulement du consentement mais du jugement sur les actes du pouvoir. On retrouve ici la « libéralité de jugement » de Mme de Staël. Alors que Guizot n’a cessé de critiquer la prétention à « juger en personne des lois et du pouvoir », Constant publie en 1818 un texte capital, « De l’obéissance à la loi » (dont il a donné, par ailleurs, diverses variantes manuscrites ou éditées). Il affirme : « Le titre de loi n’impose pas seul le devoir d’obéir, […] ce devoir suppose une recherche antérieure de la source d’où part la loi ». La légitimité du texte de loi doit donc être examinée, ainsi que son contenu. Dans un chapitre remarquable des Principes de politique, il avait exposé en quoi les agents d’autorité, comme policiers et gendarmes, ne pouvaient se réfugier derrière l’obéissance aveugle. Ce devoir d’examen, que Constant impose aux fonctionnaires, il l’étend aussi au citoyen car seul le jugement individuel est ce qui décide du sens de la loi. En cela, B. Constant minimise ou restreint l’importance de l’interprétation que le juge a donnée de la loi en l’appliquant. Certes il y a incertitude et il y a risque, reconnaît l’auteur, mais il ajoute que ce sont des aspects inséparables d’une société de liberté, et de l’usage que chacun fait de sa raison ; en tout cas, les limites du droit de juger et de la capacité même de le faire ne sont pas assignables d’avance.
Constant a notamment eu l’occasion d’illustrer sa conception lors de l’affaire Wilfrid Regnault, où il a payé de sa personne de simple citoyen pour dénoncer des détournements de procédure dans le cas de la condamnation à mort prononcée par un jury de Normandie. Plus encore, il a appelé tout citoyen à exercer cette même vigilance. À ceux qui l’accusaient de se mettre en travers du déroulement de la justice, Constant répond qu’il n’y a pas de formes légales, judiciaires, sans un contrôle raisonné de l’action développée au moyen de ces formes : « C’est aujourd’hui plus que jamais que les formes doivent être respectées. C’est aujourd’hui plus que jamais que tout Français a droit de s’enquérir si on les observe, si toutes les vraisemblances ont été pesées, tous les moyens de défense appréciés à leur juste valeur ». Il est clair ici que le libéralisme de Constant ouvre sur des potentialités démocratiques qui dépassent le cadre censitaire dans lequel il s’exprime. Il peut le faire parce que Constant croit à la fécondité propre des formes juridiques, formes qu’il avait appelées sous le Directoire les « divinités protectrices des associations humaines ». Cependant, les formes permettent une société ouverte et non oligarchique si, et seulement si, les citoyens ont les moyens et la volonté de contrôler les actes législatifs et les actes judiciaires ou administratifs. Le constitutionnalisme de Constant ne porte donc pas sur une improbable machinerie constitutionnelle qui s’autorégulerait elle-même, et il n’est pas non plus le monopole d’experts en droit constitutionnel (quoique l’expertise y soit essentielle) : il suppose une théorie du sujet politique (en cela Constant est en partie héritier de Condorcet), dont Guizot refusait les potentialités, jugées dangereuses pour le conservatisme politique et social. On peut dire en ce sens que le « droit de juger de son droit » constituait un enjeu dans les divers domaines où les écoles libérales se sont comparé et confrontées. On pourrait, par exemple, montrer la profonde divergence sur le droit de la presse entre le groupe de Constant et le groupe doctrinaire ; pour les premiers, la presse est un moyen d’expression d’opinions diversifiées et de réclamations individuelles, pour les seconds, elle constitue un moyen de gouvernement, de cohésion, de gestion d’un « gouvernement des esprits » à partir de deux ou trois grands partis d’opinion. Ainsi le cautionnement des journaux, établi par les lois doctrinaires de 1819, est-il un moyen préventif, à enracinement sociologique clairement caractérisé. « Silence au pauvre ! », dira Lamennais, directeur du Peuple constituant, lorsqu’il doit arrêter ce journal en juillet 1848.
En conclusion, on peut affirmer que ce qui a puissamment conditionné la naissance du libéralisme en France est la continuation de la Révolution sur la longue durée, alors même que, refusant d’être « le roi de deux peuples », selon son expression, Louis XVIII avait tenté d’apaiser les Français. Il s’agit d’une guerre civile, se menant sur tous les plans : conflit social, conflit idéologique, conflit religieux, la lutte entre les « deux France » — comme on dira en écho — rend impossible l’institution d’un cadre normatif supérieur aux partis en présence. La question a été récemment exposée de façon frappante par Aurelian Craiutu, dans son livre sur la « modération », vertu prônée par Montesquieu, mais fort difficile à intégrer à la culture politique française qui porte la marque des guerres de religion et des fractures révolutionnaires.
C’est l’un des aspects exploités par l’école doctrinaire, qui a tendance à voir dans la Charte un moyen de conquête et d’hégémonie au sens de Gramsci. Cependant, la proposition typiquement doctrinaire de la « nouvelle aristocratie », dans un pays travaillé par une demande d’égalité très forte, était à la fois irréaliste et imprudente.
En réalité, on peut penser que le divorce entre le libéralisme et la démocratie n’était pas fatal : en philosophie, on peut le vérifier chez Locke, et, dans le cadre historique français, on constate leur rapprochement chez Constant ou Tocqueville. Il semble que le divorce a été largement entretenu par l’incapacité orléaniste à développer une politique d’intégration des diverses couches sociales ; de ce point de vue, l’exemple anglais n’a pas été suffisamment pris en compte, notamment en matière de pragmatisme et d’intelligence réformiste que l’on trouve outre-Manche chez les deux grands partis parlementaires. L’échec de Juillet, banc d’essai d’une monarchie tricolore qui devait réconcilier la France avec son passé, va peser sur toute l’histoire française, échec renforcé ensuite par les mécomptes de la République de 1848. Le libéralisme français restera marqué par deux traits structurels : la méfiance envers le peuple, le culte de l’État comme garantie de l’unité nationale et de l’intérêt général. Il est exact que Louis XVIII n’a pas osé s’engager dans une voie de réforme de ce que certains ont appelé la constitution administrative de la France, car la situation politique de guerre ouverte ou larvée (Terreur blanche par exemple) lui suggérait de conserver les préfets, la centralisation, la justice administrative, la presse contrôlée, etc.. Le libéralisme français privilégiera désormais l’étatique et l’administratif par rapport à la société civile.
Les voies du constitutionnalisme seront malaisées à trouver, et aujourd’hui encore, la décentralisation est un sujet de débat jusqu’au cœur des partis de droite et de gauche, tandis que montent, en même temps, les revendications d’autonomie, de régionalisation, et les recherches d’identité(s). Double mouvement, en partie contradictoire, qui n’est pas sans rappeler l’attitude globale des Français : fronde récurrente envers l’État mal aimé, revendication de plus d’État ou de retour de l’État au sein d’un espace européen et mondialisé. Après la Révolution et la solution autoritaire de l’an VIII, peut-on dire de la Charte qu’elle représente à la fois notre premier compromis national et une source toujours active de nos ambiguïtés ?
À sa façon, le général de Gaulle a tenté de ressusciter une monarchie constitutionnelle mais fondée sur le suffrage universel, c’est-à -dire rompant avec cette « peur du peuple » qui a obsédé le régime de Juillet — par ailleurs assiégé, il faut le reconnaître, par les coups de force et les sociétés secrètes.
Sous la Restauration, on constate que les interprétations de la Charte, du parlementarisme, et de la vie politique britannique sont travaillées par une hantise de l’adversaire, conçu comme un ennemi total qui, à la façon schmittienne, permet de se forger une identité politique ; d’où l’impossibilité frappante d’une confiance dans la liberté qui soit à la fois concrète et durable. On peut comprendre sous cet éclairage le sens du voyage en Amérique réalisé par le jeune Tocqueville, rejeton du légitimisme qui ne se satisfait pas de la mentalité ultraciste : pour que la « démocratie » soit possible, il faut une autre vie sociale (mœurs, religion, esprit d’association) et une autre pratique du droit ; c’était encore interpréter la Charte par tout ce qui lui faisait défaut, soit dans son contenu soit du côté de la société ; cela confirme combien ce texte constitutionnel représente une clef de l’histoire française et en quoi il peut encore donner à méditer de nos jours.
Lucien Jaume est Directeur de recherche au CNRS (Centre de Recherches Politiques de Sciences Po).
Pour citer cet article :
Lucien Jaume « Naissance du libéralisme et interprétations de la Charte », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/Naissance-du-liberalisme-et-interpretations-de-la-Charte]