La Charte octroyée par le roi Louis XVIII en 1814 est un texte ouvert, susceptible de différentes interprétations. Elle a d’ailleurs donné lieu à  des lectures divergentes tout au long de la Restauration. Force est de constater qu’il n’y a jamais eu, entre 1814 et 1830, de consensus au sein de la classe politique sur la nature du régime politique fondé par la Charte et que l’idée qu’elle puisse fonder un gouvernement parlementaire a été vivement contestée. Ces divergences d’interprétations permettent en partie de comprendre qu’il n’y a pas eu non plus de stabilisation réelle du régime politique au cours de la période. On serait bien en peine de parler d’un régime parlementaire effectif sous la Restauration, alors même que l’on peut parler d’un processus vers le parlementarisme, c’est-à -dire d’une parlementarisation du système politique qui reste toutefois erratique et même contrariée. En 1830, la crise constitutionnelle qui survient entre le roi et la Chambre sur l’interprétation parlementaire de la Charte débouche sur une révolution qui renverse la monarchie restaurée.

The Charter of 1814 and the Issue of Parliamentary GovernmentThe Charter granted by Louis XVIII in 1814 is an open text, subject to different interpretations. It has thus led to divergent interpretations throughout the Restoration. It should be noticed that, from 1814 to 1830, there never was any consensus among politicians of the time regarding the nature of the political system established by the Charter. It should also be noticed that the idea that it could found a parliamentary government has been strongly challenged. These conflicts of interpretation explain for a part why there was no effective stabilization of the political system during this period. One would be hard-pressed to speak of an effective parliamentary government during the Restoration, although one could speak of a process towards parliamentarianism, i.e. parliamentarisation of the political system. This parliamentarisation remained erratic however and was even thwarted. In 1830, the constitutional crisis which occurred between the King and the Assembly regarding the parliamentarian interpretation of the Charter led to a revolution which overthrew the restored monarchy.

Pour évoquer la Charte 1814 et la question du gouvernement parlementaire, intitulé qui fleure bon le XIXe siècle, on partira d’un livre, l’Histoire du gouvernement parlementaire en France, publié sous le Second Empire par le libéral Prosper Duvergier de Hauranne, et en particulier de la préface rédigée par l’auteur. Dans cette préface, Duvergier de Hauranne avance plusieurs observations relatives à  l’histoire de ce régime.

Il propose tout d’abord une définition du gouvernement parlementaire, qu’on appelait plutôt sous la Restauration le « gouvernement représentatif. » « Le gouvernement parlementaire est […] celui où, en cas de conflit entre les pouvoirs établis par la constitution, le dernier mot appartient au parlement, c’est-à -dire à  la nation dont le parlement est ou doit être la représentation ». C’est donc un gouvernement qui consacre la prépondérance du Parlement et il s’oppose en cela à  la « monarchie constitutionnelle ».

Le publiciste libéral considère également que la Charte de 1814 contient la « première organisation réelle et pratique du gouvernement parlementaire ». Et c’est pour faire triompher cette idée, combattue par Charles X qui soutenait que le roi devait avoir le dernier mot, que la Révolution de 1830 a eu lieu. On peut voir là  une interprétation polémique de l’histoire de la Restauration, ou pour le dire autrement, une vision libérale représentative des vainqueurs de 1830.

Toutefois, Duvergier de Hauranne va plus loin dans son interprétation de l’histoire politique de la Restauration. Il dénonce l’incohérence du pouvoir de l’époque : il n’est en effet pas logique, explique-t-il, d’accorder à  un peuple la liberté des élections, la liberté de la tribune et la liberté de la presse, à  la condition qu’il ne s’en servira pas. C’est accorder la forme et les attributs du gouvernement parlementaire, sans la substance. Donner au peuple la liberté de choisir ses représentants, ainsi que la liberté pour ces derniers d’exprimer leurs avis sur les affaires et sur les hommes, sans que son avis puisse prévaloir, c’est « prendre les hommes pour des abstractions et donner infailliblement le signal des révolutions ».

Le propos de Duvergier de Hauranne mérite l’attention car il lie l’existence du régime parlementaire à  l’existence de grandes libertés : liberté des élections, liberté d’expression des parlementaires à  la tribune, liberté de la presse, autant de libertés qui avaient été plus ou moins explicitement reconnues par la Charte. En d’autres termes, le gouvernement parlementaire ne se déploie pas isolément : il est en quelque sorte l’aboutissement d’un système politique libéral.

Là  en revanche où Duvergier de Hauranne est critiquable, c’est dans son analyse de la Charte octroyée, selon laquelle elle organiserait le gouvernement parlementaire en France. Certes, on peut dire qu’en reconnaissant les grandes libertés qui viennent d’être énoncées dès les tout premiers articles du texte constitutionnel, en accordant le pouvoir législatif aux chambres (article 15), en énonçant la compatibilité des fonctions de ministre et de député (article 54), en déclarant que les ministres sont responsables (article 13) et qu’ils peuvent être mis en accusation pour des faits de trahison ou de concussion devant la Chambre des députés et jugés par la Chambre des pairs (articles 55 et 56), la Charte n’excluait pas une évolution parlementaire du régime.

Mais il est aussi tout à  fait possible, voire même plus convaincant, de procéder à  une lecture monarchiste de la Charte, comme en témoignent les indices suivants : l’existence d’une légitimité providentielle énoncée dès le préambule, le roi qui détient seul le pouvoir constituant puisque c’est lui qui a octroyé la Charte, le roi qui est également seul détenteur de la puissance exécutive (article 13), le roi qui est encore co-législateur — il encadre en réalité l’ensemble du processus législatif puisqu’il a le monopole de l’initiative législative (article 16) et qu’il détient le droit de sanction (article 22) — le roi enfin au nom duquel la justice s’administre et qui nomme les juges (article 57). Le roi est le chef suprême de l’État, comme le dit le fameux article 14 de la Charte. S’il fallait rechercher un esprit de la Charte, c’est sans doute vers cette interprétation respectueuse de la prérogative royale qu’il faudrait se tourner. Telle qu’elle a été conçue, la Charte octroyée consacre ce que l’on pourrait appeler une « monarchie limitée. » Elle a toutefois subi une inflexion parlementaire dès le début de la Seconde Restauration, à  l’initiative du roi Louis XVIII.

Par conséquent, la Charte octroyée, à  l’instar de nombreuses constitutions, est un texte ouvert, susceptible de différentes interprétations. Elle a d’ailleurs donné lieu à  des lectures divergentes tout au long de la Restauration. Force est de constater qu’il n’y a jamais eu, entre 1814 et 1830, de consensus au sein de la classe politique sur la nature du régime politique fondé par la Charte et que l’idée qu’elle puisse fonder un régime parlementaire a été vivement contestée. Ces divergences d’interprétations permettent en partie de comprendre qu’il n’y a pas eu non plus de stabilisation réelle du régime politique au cours de la période. On serait bien en peine de parler d’un régime parlementaire effectif sous la Restauration, alors même que l’on peut parler d’un processus vers le parlementarisme, c’est-à -dire d’une parlementarisation du système politique qui reste toutefois erratique et même contrariée. On tentera de montrer, dans les lignes qui suivent, que le parlementarisme, tel qu’il pouvait éventuellement résulter d’une interprétation de la Charte, a été contesté doctrinalement (I), avant d’évoquer la parlementarisation contrariée des institutions politiques de la Restauration (II).

I – Un parlementarisme contesté

La Charte a donné lieu, dès sa publication en juin 1814, à  une interprétation parlementaire, dont le modèle est le régime britannique. On citera, parmi les tout premiers et pourtant les moins cités dans ce domaine, les écrits d’Henri Saint-Simon antérieurs à  sa conversion à  un courant politique, alors en voie d’émergence, le socialisme. Dans sa brochure De la réorganisation de la société européenne qui date d’octobre 1814, puis dans un article paru en janvier 1815 dans la feuille libérale le Censeur, « Lettre sur l’établissement du parti de l’opposition », il soutient que les institutions politiques de la Restauration forment un « gouvernement parlementaire », à  l’image de l’Angleterre. Et explique-t-il, pour que ce régime fonctionne, il faut que l’opinion publique soit divisée en deux partis, le parti ministériel et le parti de l’opposition, qui tous les deux sont constitutionnels, c’est-à -dire qu’ils considèrent que la Charte est la seule règle du jeu constitutionnel. « La Charte est le fondement, et pour ainsi dire, l’expression de la Constitution française. Une opinion est constitutionnelle ou inconstitutionnelle selon qu’elle se rallie ou ne se rallie pas à  la Charte ».

En Angleterre, précise-t-il, « la responsabilité du ministère met le peuple en sûreté contre tout abus de pouvoir et toute mauvaise administration ». Le roi a les honneurs sans le pouvoir, les ministres ont le pouvoir sans les honneurs. Le roi est contraint de choisir les ministres qui ont obtenu la majorité dans la Chambre des communes. Et Saint-Simon d’ajouter : « Dès l’instant que la majorité se déclare fortement en faveur de quelqu’un, cet homme est porté au ministère, et l’ancien ministre destitué, sans que cela occasionne ni trouble ni dissensions ».

Parler du régime parlementaire à  l’époque revient donc à  évoquer le modèle politique anglais, dont on comprend bien les enjeux, y compris dans la notion de responsabilité politique des ministres que l’on parvient à  distinguer de la responsabilité pénale, même si l’on reste très évasif, voire confus sur les modalités de sa mise en œuvre. Bon nombre de publicistes considèrent au demeurant que l’adoption du parlementarisme explique la prospérité et la puissance de l’Angleterre. Pourtant, en dépit de l’anglomanie ambiante, le régime parlementaire est loin de faire l’unanimité. La Charte donne lieu en effet à  des interprétations divergentes qui perdureront tout au long de la Restauration.

Ainsi, au début de la Seconde Restauration, les interprétations constitutionnelles sont très diverses et ne recoupent d’ailleurs pas une opposition droite/gauche. Chez les royalistes, on peut déceler au moins trois nuances différentes. Il y a ceux qui, derrière Joseph de Maistre et Louis de Bonald, s’opposent à  l’idée de toute constitution écrite. L’essai sur le principe générateur des constitutions politiques publié en France à  l’automne 1814 est une charge contre « la fièvre constitutionnelle qui travaille l’Europe ». Il traduit l’inquiétude d’un contre-révolutionnaire qui voit dans toute constitution écrite, fruit de la volonté humaine, la fragilisation de la prérogative royale et la crainte que la Restauration soit compromise. Même si de Maistre s’en défendît par la suite, il faut bien admettre que son texte fut interprété « comme un soufflet donné à  la Charte ».

Une deuxième tendance est celle incarnée par les royalistes modérés, tels que Montlosier et Joseph Fiévée qui défendent la prérogative royale et souhaitent limiter le rôle du Parlement. Dans De la monarchie française, Montlosier conteste les articles de la Charte qui énoncent le partage du pouvoir législatif entre le roi et les deux chambres. « Le roi, en France, n’a pas seulement à  lui seul toute la puissance exécutive, il est de plus le seul législateur : ce n’est pas tout ; il est le seul magistrat, le seul juge, le seul notaire. Aucun individu, aucun corps n’exerce collectivement avec le roi, aucune puissance ; toute puissance émane de lui et est enfermée en lui. Dans cette doctrine, le roi peut tout, le roi fait tout ». Dans la fonction législative, le roi est le seul décideur, les chambres n’étant que des conseils du roi. On pourrait ici parler de monarchie limitée ou de gouvernement consultatif.

Un troisième courant est représenté par les royalistes qui se convertissent au régime parlementaire à  l’anglaise, tels que Vitrolles et Chateaubriand. Dans la brochure de Vitrolles intitulée Du ministère dans le gouvernement représentatif, on trouve un mode d’emploi du parlementarisme à  l’anglaise contenant les principales conditions pour obtenir, selon l’auteur, le « gouvernement représentatif » : l’inviolabilité du monarque, la responsabilité des ministres, les liens qui doivent attacher le ministère à  la majorité de la Chambre et l’unité du ministère distinct du roi. Mais c’est Chateaubriand qui a le mieux popularisé le régime parlementaire dans De la monarchie selon la Charte en insistant en particulier sur le fait qu’un ministère uni procède de l’opinion publique et par conséquent de la majorité de la Chambre des députés. Sans le soutien de la majorité parlementaire, un cabinet est rapidement voué à  l’impuissance. Cette position qui va être celle des ultras à  la Chambre des députés obéit principalement à  des considérations tactiques : ayant la majorité à  la Chambre, ils défendent les prérogatives du Parlement afin de faire prévaloir leurs convictions royalistes dans la conduite des affaires. Lorsqu’ils auront conquis le pouvoir, au moment de l’entrée en scène du ministère Villèle en décembre 1821, ils abandonneront leur credo parlementaire.

Parmi les libéraux, on peut déceler au moins deux interprétations de la Charte, celles-ci dépendant de leur positionnement par rapport au pouvoir. Il existe en effet un libéralisme d’opposition et un libéralisme de gouvernement. Le premier, dominé par la grande figure de Benjamin Constant, comporte d’autres noms tels que les fondateurs du Censeur, Charles Comte et Charles Dunoyer, Jean-Denis Lanjuinais ou encore le Saint-Simon du début de la Restauration, assisté par son secrétaire d’alors, Augustin Thierry. Ces auteurs soutiennent l’adoption du régime parlementaire et corrélativement l’existence d’un roi qui exerce des fonctions d’arbitrage, mais qui n’a pas nécessairement d’action positive. Dans la théorie de Constant, le pouvoir royal est un pouvoir original, au-dessus des autres. Protégé par son inviolabilité, c’est un « pouvoir neutre » qui joue un rôle d’arbitre entre les grands pouvoirs que sont le pouvoir exécutif, le pouvoir représentatif et le pouvoir judiciaire. Il se distingue du pouvoir exécutif exercé par des ministres responsables. Commentant l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire, publiés sous les Cent-jours quelques mois après la Charte, le publiciste libéral estime que ce texte, en prévoyant que les ministres sont responsables devant la nation, fait d’eux un « pouvoir actif. » Constant oppose non seulement la responsabilité ministérielle à  l’inviolabilité royale, mais suggère en même temps les deux sens du terme de responsabilité, à  savoir rendre des comptes et exercer le pouvoir.

Parmi ces libéraux opposants, un Lanjuinais occupe une place particulière. Tout en affirmant que le roi est « un pouvoir modérateur », tout en se réclamant de la lecture parlementaire de la Charte que font Constant et Chateaubriand, il considère, de manière très pragmatique, que les relations entre le roi et ses ministres sont sujettes à  évolution sans exclure une possible prépondérance royale.

Le libéralisme de gouvernement est représenté par les doctrinaires dont les leaders sont Royer-Collard et Guizot. Ces derniers font une interprétation littérale de la Charte : le gouvernement est tout entier dans la main du roi ; l’accord des chambres est nécessaire pour adopter une loi nouvelle et pour le budget. Royer-Collard, dans un discours prononcé à  la Chambre au début de la Seconde Restauration, explique que « la monarchie reconstituée par la Charte est une monarchie mixte, dans laquelle plusieurs pouvoirs concourent avec le pouvoir royal. » Mais, contrairement à  l’Angleterre où la Chambre des communes est l’institution dominante, l’ « influence de direction », explique-t-il, appartient au pouvoir royal. Il ne saurait en être autrement car la France ne possède ni la constitution, ni l’histoire ni l’aristocratie, ni les abus que l’on trouve outre-Manche. Royer-Collard n’hésite pas d’ailleurs à  mettre en garde : « le jour où le gouvernement sera à  la discrétion de la majorité de la Chambre ; le jour où il sera établi en fait que la Chambre peut repousser les ministres du Roi, et lui en imposer d’autres qui seront ses propres ministres, et non les ministres du Roi ; ce jour-là , c’en est fait, non pas seulement de la Charte, mais de notre royauté […] ce jour-là , nous sommes en république ». Le propos que tient François Guizot est très similaire. Répondant à  Vitrolles et à  sa conception parlementaire du gouvernement représentatif, Guizot avance que le roi et les ministres, loin d’être distingués, forment un seul pouvoir, le roi étant celui « qui veut et agit, qui seul a le droit de vouloir et le pouvoir d’agir ». Tout en reconnaissant qu’il doit y avoir un lien entre le gouvernement et la majorité parlementaire, il considère que c’est au premier de piloter la seconde et non à  cette dernière de s’imposer au gouvernement. Enfin, en matière de proposition de la loi, le roi doit être « le moteur souverain » et les chambres « à  la fois l’instrument et le régulateur ».

La défense de la prépondérance royale par les doctrinaires a au moins deux sources d’explication. Il y a d’abord la crainte, expressément affirmée, d’une domination de la chambre élective qui risquerait de réactiver les passions révolutionnaires et l’instabilité politique. Il y a aussi, et sans doute surtout, des considérations tactiques qui tiennent à  leur situation politique : proche des allées du pouvoir, ils soutiennent les ministères modérés du duc de Richelieu puis de Decazes. Leur préoccupation est de défendre les institutions politiques issues de la Charte et la politique relativement libérale de Louis XVIII. Rejetés dans l’opposition après l’assassinat du duc de Berry, ils vont mettre en sourdine leurs convictions royalistes et se convertir à  une conception parlementaire du régime.

À la fin de la Restauration, les désaccords perdurent quant à  l’interprétation du régime politique fondé par la Charte. Mais par rapport à  ce qui se passe au début de la Restauration, ils se cristallisent désormais sur la question suivante : le roi peut-il conserver des ministres qui n’ont plus la confiance des Chambres ou tout du moins de la Chambre des députés ? Traduisons : le roi peut-il mener une politique qui n’aurait pas le soutien de la Chambre ? La question est d’autant plus délicate — et inédite — que le désaccord concerne également les pouvoirs constitués. À la question de savoir si le monarque peut garder ses ministres contre la volonté de la Chambre, le roi Charles X répond oui, alors que la Chambre va répondre non. La divergence d’interprétation sur le contenu de la Charte n’est donc plus une simple querelle de publicistes ou de partis ; elle est devenue la cause d’un affrontement institutionnel : le conflit entre le roi et la Chambre des députés quant à  l’interprétation de la loi fondamentale. Au-delà  de la crise politique, c’est une crise constitutionnelle qui est à  l’origine de la chute du régime.

II – Une parlementarisation contrariée

La lecture parlementaire de la Charte, on vient de le voir, ne l’a jamais emportée dans les représentations politiques de la Restauration. La concision et l’ambiguïté du texte constitutionnel y sont pour beaucoup. Le caractère imprécis du contenu de la Charte laissait corrélativement une grande place au jeu des pratiques institutionnelles pour déterminer la nature du régime politique et pour préparer éventuellement l’émergence du régime parlementaire. On ne serait pas loin de dire, à  l’instar de l’expérience britannique, que le « paradigme de la confiance […] se développe donc dans la contingence du combat politique, combat dont les armes sont essentiellement argumentatives ». Dans ces conditions, l’étude des rapports de force politique, nécessairement mouvants, est indispensable pour appréhender le fonctionnement des institutions sous la Restauration. Plutôt que d’identifier la présence ou non d’un régime parlementaire au cours de la période, il est préférable d’analyser le fonctionnement du régime en utilisant les termes de libéralisation ou de parlementarisation, en s’inspirant de la science politique anglo-saxonne qui travaille sur la notion de démocratisation pour décrire le passage d’un régime autoritaire à  un système démocratique.

Parler de libéralisation ou de parlementarisation permet d’insister sur un processus institutionnel qui est à  l’œuvre à  partir du premier retour de Louis XVIII en 1814 et qui va se poursuivre tout au long du XIXème siècle, les Trois Glorieuses n’étant qu’une étape dans ce long cheminement vers le parlementarisme. Bien évidemment, on ne confondra pas libéralisation et démocratisation, les deux phénomènes étant distincts, comme l’illustre l’histoire constitutionnelle de bien des États européens. Ainsi, la France connaît d’abord une libéralisation sans véritable démocratisation (1814-1848), puis une démocratisation avec le passage au suffrage universel direct qui s’accompagne d’un reflux des libertés (1848-1869), enfin une libéralisation qui vient accompagner la démocratisation (1869-1946). À titre de comparaison, l’Angleterre commence par se libéraliser (1689-1841), avant de connaître une lente et progressive démocratisation, ponctuée par les reform acts de 1832, 1867 et 1884 jusqu’à  l’adoption du suffrage universel en 1918. On pourrait multiplier les exemples.

Cette libéralisation des institutions politiques françaises, même en s’en tenant uniquement à  la Restauration, n’a pas été continue. À une phase de libéralisation qui a duré jusqu’en 1820, le tournant étant l’assassinat du duc de Berry le 13 février 1820, a succédé une période de réaction qui subsiste tout au long du ministère Villèle, c’est-à -dire jusqu’à  la fin de 1827, puis une courte phase de libéralisation incarnée par le cabinet Martignac jusqu’en août 1829, avant le raidissement ultime incarné par le ministère Polignac. La libéralisation contrariée que connaît la Restauration trouve une illustration concrète dans la législation sur la presse : c’est au cours des périodes de libéralisation que vont intervenir des lois renforçant la liberté de la presse — citons les importantes lois de Serre de 1819 qui abolissent la censure et suppriment l’autorisation préalable, puis la loi du 18 juillet 1828 — alors que pendant les phases de réaction, interviennent au contraire des législations qui rétablissent la censure, telles que les lois de février 1822, voire suspendent la liberté de la presse, comme le décide l’une des ordonnances de juillet 1830.

La mise en place des mécanismes et institutions caractéristiques du parlementarisme obéit pour partie à  la périodisation qui vient d’être identifiée. Dès la session de 1815, on voit apparaître, en marge de la Charte, les principaux éléments d’un régime parlementaire : émergence d’un cabinet uni, solidaire et responsable ; naissance d’un président du conseil ; ébauche d’un contrôle de l’action ministérielle par la chambre des députés élue, à  l’aide du droit de question puis du droit de pétition. Mais ils ne parviennent pas à  s’imposer durablement. Ainsi, les deux ministères Richelieu, formés respectivement le 26 septembre 1815 et le 20 février 1820, sont divisés entre deux tendances, l’une royaliste, l’autre libérale. À la fin de la Restauration, le ministère Polignac n’échappe pas aux désaccords entre les ministres. La présence d’un président du conseil n’est pas non plus gage d’unité et de cohérence au sein du cabinet. Au demeurant, la présidence est parfois purement formelle : c’est le cas du général Dessolles dans la combinaison formée en décembre 1818. Elle est rarement synonyme de leadership parlementaire : ainsi, l’orateur de tous les cabinets entre 1818 et 1821 est le ministre de la justice, Hercule de Serre. Elle est parfois inexistante, comme le montre la composition en 1828 du ministère dit Martignac, du nom de son principal orateur. Paradoxalement, c’est durant une période de réaction politique que se constitue et s’affirme progressivement un cabinet uni, sous la houlette d’un président du conseil, Villèle, qui est un véritable leader parlementaire (décembre 1821 – janvier 1828).

Le rôle du roi Louis XVIII a été déterminant dans cette évolution parlementaire. Tout en étant attaché à  la conception traditionnelle de la monarchie et éprouvant peu d’inclination pour le parlementarisme à  l’anglaise, il se trouve néanmoins qu’il connaissait bien le fonctionnement du régime politique d’outre-Manche. Pendant son exil, il avait vécu en Angleterre à  Hartwell, où il avait pu suivre les débats parlementaires britanniques, comme en témoignent ses échanges ultérieurs avec certains de ses ministres. Il a surtout compris, après les Cent-jours, qu’un gouvernement autocratique n’était plus possible en France et qu’il fallait adopter, bon gré mal gré, les règles du gouvernement représentatif. Louis XVIII avait une compréhension fine de la situation politique du temps, allié à  un tempérament enclin à  la modération. Cela explique qu’il ait eu, dès le début de la Seconde Restauration, une opinion arrêtée sur le fonctionnement des institutions ainsi que la ferme détermination d’accorder une grande liberté à  ses ministres. Sous son règne, le cabinet qui n’est pourtant pas prévu par la Charte tend à  s’affirmer comme une instance collective et autonome qui devient progressivement attributive de compétences qui étaient autrefois l’apanage du roi.

Dans des souvenirs qui n’ont été publiés que récemment, le comte de Corbière, ministre de l’Intérieur au sein du cabinet Villèle, livre des réflexions instructives sur la manière dont Louis XVIII concevait ses relations avec les ministres. « Le Roi », écrit-il, « voulait qu’il fût connu que le ministère jouissait de toute sa liberté, dans l’emploi des moyens dont il disposait, et sa conduite était propre à  en persuader ses ministres eux-mêmes. On pourrait croire que ce parti tenait au besoin de repos, naturel à  l’âge et à  l’état de santé du Roi. Je pense plutôt que c’était une opinion arrêtée ».

Et Corbière d’expliquer les raisons institutionnelles de cette réserve royale : « Les ministres, obligés de se mettre d’accord avec les Chambres, trouvent assez d’obstacles de ce côté ; ils seraient réduits souvent à  l’impossibilité d’agir, s’ils étaient dépendants de deux volontés, quelquefois inconciliables, celle du trône et celle des assemblées ». Dès lors que les ministres devaient disposer de la confiance des chambres, il était clair, dans l’esprit de Louis XVIII, que le roi ne pouvait diriger ses ministres, sauf à  risquer d’attirer sur lui tous les mécontentements.

Corbière décrit également dans ses souvenirs les méthodes de travail du ministère. Il insiste sur le rôle des conseils de cabinet, au sein desquels les ministres délibèrent hors de la présence du roi. Ces conseils de cabinet qui s’étaient mis en place en 1815 pendant le ministère Talleyrand sont fréquents durant le ministère Villèle et permettent de préparer les projets de lois et les propositions de nominations à  soumettre au roi. Il peut arriver que les ministres ne parviennent pas à  s’entendre au sein de ces conseils. Il revient alors au roi de trancher, ce qu’il fait en suivant l’opinion du président du conseil. Ainsi, le roi ne se mêle pas directement des affaires du cabinet, laissant à  son chef le soin de persuader ses collègues de la décision prise. En somme, le président du conseil est « un intermédiaire entre le Roi et le Conseil, comme le ministère lui-même en est un autre entre la Couronne et les Chambres ». De même, le roi laisse une grande latitude aux ministres en ce qui concerne les nominations des hauts fonctionnaires, les préfets par exemple, et se rangent généralement à  leurs avis.

Il semble que la montée sur le trône de Charles X après le décès de son frère n’ait pas eu d’incidence majeure sur le fonctionnement du cabinet Villèle. Les ministres conservèrent leurs prérogatives en matière de nominations et même si le nouveau roi fut plus interventionniste dans les débats au sein du Conseil des ministres sur les questions importantes, c’est toujours le cabinet qui avait le dernier mot. Charles X fit toutefois preuve de moins de prudence lorsqu’il prit le parti de se séparer du ministère Martignac et d’appeler Polignac et La Bourdonnaye au gouvernement. Lui qui se targuait d’être avec Lafayette, le seul homme qui n’avait pas changé d’avis depuis la Révolution — il aurait pu ainsi figurer en bonne place dans le Dictionnaire des immobiles — lui qui avouait son hostilité au régime parlementaire et qui faisait une interprétation de la Charte dans le sens d’une monarchie limitée, n’avait sans doute pas les qualités nécessaires pour gérer la crise politique de 1830. Il est le principal responsable de l’impossibilité d’acclimater les institutions issues de la Charte au parlementarisme et de l’échec final de la Restauration.

Pourtant, si l’on étudie le lien de confiance qui pouvait exister entre les ministres et le parlement, il est indéniable qu’il y a eu, au cours de la Restauration, un mouvement hésitant, parfois contrarié mais bien réel, vers le gouvernement parlementaire qui vient parfois limiter la prérogative royale. La rupture de la confiance ne se constate pas immédiatement car elle ne s’effectue pas selon une procédure préétablie prévue par des textes. En outre, il n’existe pas pour le ministère de majorité parlementaire solide, du fait de l’émiettement des groupes à  la Chambre des députés et de l’indépendance d’esprit dont fait preuve la Chambre des pairs, en dépit des nominations de nouveaux pairs décidées par le pouvoir. Par conséquent, lorsque les membres d’un cabinet ont le sentiment qu’ils ne pourront pas se maintenir face à  une Chambre des députés hostile, ils préféreront présenter leur démission au roi, alors même qu’ils n’ont pas nécessairement subi de défaite parlementaire. La principale hypothèse concerne des ministres en place qui se trouvent confrontés à  une nouvelle Chambre basse, issue des urnes. Après les élections législatives d’août 1815 qui amènent une majorité royaliste à  la Chambre, les membres du cabinet Talleyrand, après s’être concertés, se rendent compte qu’ils ne peuvent se maintenir et démissionnent à  la mi-septembre 1815. De la même façon, les élections législatives de novembre 1827 convainquent Villèle et ses collègues qu’ils ne disposeront pas de majorité à  la Chambre et pressent le roi de constituer un nouveau ministère, ce qu’il se décide à  faire le 6 décembre 1827.

On trouve également des cas qui permettraient d’attester de l’émergence d’une responsabilité politique du cabinet devant le parlement, en particulier par le vote de défiance d’une Chambre à  l’égard d’un ministère. Deux exemples valent ici d’être cités : la chute du second ministère Richelieu en décembre 1821 ; la mise en cause du ministère Polignac par la Chambre des députés en mars 1830.

Ces deux crises ministérielles ont au moins un point commun : le vote d’une adresse, en réponse au discours du trône, hostile à  la politique menée par le ministère. Dans les deux cas aussi, c’est une coalition de la gauche libérale et d’une partie de la droite royaliste (les pointus en 1821, la défection en 1830) qui aboutit à  une adresse hostile : 176 voix contre 98 le 26 novembre 1821, 221 voix contre 181 lors de la fameuse adresse du 16 mars 1830, inspirée par Royer-Collard.

Mais ensuite, le déroulement de la crise ministérielle diffère. En 1821, le roi, bien que mécontent de l’adresse — il ne reçoit que la petite députation — souhaite conserver ses ministres. Le cabinet Richelieu, après une accalmie de quelques jours, est toutefois à  nouveau battu lors de plusieurs votes : pétition s’opposant à  la censure, envoyée au président du Conseil par la Chambre contre l’avis de ce dernier, priorité donnée par la Chambre à  l’examen d’un projet de loi sur la censure de la presse, alors que le gouvernement voulait examiner en priorité un projet de texte sur les délits de presse lors de la séance du 8 décembre… Richelieu comprend alors qu’il ne pourra pas se maintenir face à  une chambre hostile et, constatant qu’il n’est pas vraiment soutenu par le roi, il démissionne avec l’ensemble de ses collègues le 13 décembre. En mars 1830, l’adresse hostile donne en revanche l’occasion au roi et aux ministres d’engager le combat avec la Chambre. Dès le 17 mars, ils décident de proroger la Chambre au 1er septembre, avant de prononcer sa dissolution. Les nouvelles élections législatives fin juin 1830 accordent une nette victoire aux libéraux : 274 députés contre 145 députés ministériels. La résolution d’une telle crise, dans une logique parlementaire, aurait été que le roi constituât un nouveau ministère composé de libéraux. Il aurait dû, en quelque sorte, se soumettre à  la décision des urnes. Au lieu de cela, il choisit l’affrontement avec les ordonnances liberticides du 25 juillet : suspension de la liberté de la presse, dissolution de la toute nouvelle Chambre des députés qui ne s’est même pas réunie, réforme de la loi électorale, convocation des collèges électoraux pour tenir de nouvelles élections en septembre. Les conditions étaient réunies pour l’explosion populaire et le renversement du régime.

La Charte de 1814, en dépit des interprétations divergentes dont elle a fait l’objet, inaugure le processus de conversion progressive au parlementarisme des institutions politiques françaises. Ce processus est loin d’être terminé et semble même interrompu, lorsque survient la Révolution de Juillet. Il est de toute façon illusoire de penser que la Restauration aurait pu, en une quinzaine d’années, se convertir à  un régime que l’Angleterre a mis plus d’un siècle et demi à  adopter. C’est bien pourquoi l’histoire de la naissance du régime parlementaire en France doit être appréhendée au moins à  partir de 1814 jusqu’aux premières décennies de la IIIème République : la crise du 16 mai 1877 repose, d’un certain point de vue, la même question qu’en 1830, à  savoir un désaccord entre le Chef de l’État et la Chambre des députés sur l’interprétation de la Constitution et sur l’éventuelle faculté du premier à  imposer un ministère, malgré l’opposition de la seconde. L’issue de la crise n’est du reste guère différente : le Chef de l’État se soumet, mais finit par se démettre ; certes, la République demeure, mais la pratique constitutionnelle infléchit le régime parlementaire dans le sens de la prédominance du parlement : c’est ce qu’on a appelé la Constitution Grévy.

Il n’est en outre pas inutile de réexaminer l’histoire des origines du parlementarisme en France, à  l’aune des processus de libéralisation qui existent aujourd’hui dans un certain nombre de pays arabes. Il suffit de songer à  la constitution des Émirats arabes unis de 1971 qui institue une monarchie limitée ou à  la constitution marocaine de 2011 qui consacre une monarchie parlementaire, le roi devant nommer comme chef du gouvernement un membre du parti arrivé en tête aux élections législatives : on retrouve en quelque sorte, avec le droit constitutionnel comparé, des débats qui étaient ceux de la France de la Restauration.

Alain Laquièze est Professeur de droit public à  l'Université Paris Descartes – Sorbonne Paris Cité.

Pour citer cet article :

Alain Laquièze « La Charte de 1814 et la question du gouvernement parlementaire », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/la-charte-de-1814-et-la-question-du-gouvernement-parlementaire-951]