Le paradoxe de l’amour des lois. Une lecture de Montesquieu.
Quel sens donner à des dans l’amour des lois ? Ne pourrait-on, à la manière du Socrate de Criton, dire que les lois nous aiment, qu’elles nous ont nourris et élevés ? Qu’elles nous constituent ? De la peur des lois au respect de la loi, voire à l’amour des lois, il n’y a en tout cas pas de place pour l’indifférence à la loi. Mais faut-il pour autant identifier l’amour de l’ordre et l’amour des lois ? L’étude des lois, l’histoire des lois est-elle seulement la passion du juriste comme expert ou ferait-elle partie de la formation consciente des hommes en tant qu’hommes, de leur être historique? Montesquieu a démonté pièce par pièce les dispositifs des machines juridiques et étudié les lois de la composition des lois, en suivant la méthode d’une histoire naturelle appliquée à un recueil d’expériences historiques et politiques. Mably dira : le véritable objet de l’homme n’est pas le pain mais la loi.
The paradox of “amour des lois”. A reading of Montesquieu.
Das Paradoxon der Gesetzesliebe. Ein Ansicht über Montesquieu.
« Si ces lois ne règnent en effet que par la crainte et la terreur ; si elles ont totalement négligé d’intéresser les cœurs et l’âme des citoyens ; si elles n’ont point cherché à développer les affections naturelles et les qualités sociales de l’homme, si elles n’ont songé qu’à punir et jamais à prévenir le crime, jamais à encourager la vertu ; si ces lois ont été l’ouvrage de la force et l’instrument de l’oppression ; si la juste proportion entre les délits et les peines n’y est point observée, si elles ne pèsent que sur le faible, et que ce soit une prérogative du rang et de la naissance de pouvoir les éluder ; si elles se font un jeu d’accabler l’innocence et d’effrayer la vertu ; enfin si elles ne veulent régner que par des châtiments sur des esclaves, et non par l’amour sur de libres citoyens ; ceux qui en profitent et qui en abusent, peuvent fort bien les aimer, mais jamais ceux qui en sont ou en peuvent être les victimes. »
L’abbé Brizard dans son Éloge historique de l’abbé de Mably.
Comment aborder le problème de l’amour des lois chez Montesquieu
Et si c’était les lois qui nous aimaient ?
Quel sens donner à des dans l’amour des lois ? Ne pourrait-on, à la manière du Socrate de Criton, dire que les lois nous aiment, qu’elles nous ont nourris et élevés ? Qu’elles nous constituent ?
Le terme d’amour s’applique-t-il indifféremment à l’autre être humain, à Dieu, au souverain bien, à la loi ? Ne faut-il pas distinguer l’amour, la volonté, l’entendement et le désir, quatre instances du sujet ? Faut-il se contenter de divisions générales comme celle de l’affectif et du rationnel, comme si cette partition avait un sens universel, ce que contestent les auteurs qui établissent qu’il y a des lois des affects et des lois des lois ? Et faut-il identifier l’amour de l’ordre et l’amour des lois ? Et si on aime l’ordre, aime-t-on la régulation établie par une partie de la société pour dominer ou dompter l’autre partie, ou aime-t-on la paix issue de la recherche d’un intérêt commun ? Quel est l’utile dans l’ordre et à qui tel ordre est-il utile ?
Pour revenir sur l’ordre, dans le Traité des lois de Jean Domat, nous voyons :
Au livre I, les lois relatives à l’organisation générale de la société, celles qui concernent le gouvernement et la police générale d’un État, et Domat considère alors la souveraineté, le conseil du prince, les finances et l’économie, la police de tous les moyens de communication, par terre et par voie fluviale et maritime, les différents ordres de personnes qui composent un État, depuis le clergé et l’armée jusqu’aux artisans et aux communautés (universités, hôpitaux). Le livre I s’achève sur l’usage de la puissance temporelle en ce qui regarde l’Église.
Le livre II examine les officiers et autres personnes qui participent aux fonctions publiques et leur autorité, leurs droits et devoirs ; ceux qui font partie de l’administration de la justice et les autres.
Le livre III est consacré aux crimes et aux délits. On y traite des hérésies, blasphèmes, sacrilèges et autres impiétés qui viennent au premier plan, précédant le crime de lèse-majesté ; puis les rébellions à justice, les malversations des officiers, enfin les assassinats, parricides et autres crimes. Les peines sont au dernier chapitre.
Le livre IV est divisé en deux parties. La première concerne l’instruction des procès civils (différentes sortes d’actions en justice, instruction des instances en général, sentences et exécution des sentences, procédures sur les appellations). La seconde partie concerne l’instruction des procès criminels, l’interrogatoire des accusés (questions et tortures), des condamnations ou absolutions, des appellations, des grâces.
Ainsi « ce n’est pas un abrégé, mais un cours complet de droit », la nouveauté de sa méthode consistant en ce qu’il montre la relation de nos lois civiles au droit romain, tout en caractérisant l’approche du droit moderne par le recours à la volonté divine. C’est sans doute ce à quoi pense Montesquieu lorsqu’il cite Domat dans la Défense de l’esprit des lois (I, II, 4ème objection) « il est vrai que l’auteur a commencé son livre autrement que M. Domat n’a commencé le sien », car le journaliste arguait du fait que Domat avait d’abord parlé de la révélation (index de l’Esprit des lois, NRF, éd. Roger Caillois, 1951).
Mais si l’on veut parler de modèle géométrique, il y a une autre référence qu’on ne cite jamais : il ne faut pas négliger une autre approche quasi géométrique du droit. L’analogie des lois physiques et des lois morales ou mentales s’est déjà trouvée mise en œuvre avant Montesquieu et l’Encyclopédie. C’est La Mothe Le Vayer qui nous la livre : Dans l’Océan du nombre immense et prodigieux des religions humaines, il est impossible, dit-il, d’éviter les tempêtes. Ce qui a fait penser humainement aux irréligieux qu’il pouvait y avoir une analogie entre les systèmes astronomiques – où de Ptolémée à Copernic, on inventa des machines compliquées pour rendre compte des phénomènes célestes –, et les religions, qui ne sont rien d’autre que ce que les hommes les plus habiles ont conçu de plus raisonnable selon leur discours pour la vie morale, économique et civile comme pour expliquer les phénomènes des mœurs, des actions et des pensées des pauvres mortels, afin de leur donner de certaines règles de vivre, exemptes, autant que faire se peut, de toute absurdité.
Par ailleurs, Naudé, dans ses Considérations politiques sur les coups d’État, cite trois axiomes de la politique : axiome de Cardan (ne pas entreprendre si l’on ne veut achever), d’Archimède (disproportion des causes et des effets), de Boèce (corruption et vie des États). On ne se souvient pas assez que ces ouvrages sont contemporains de la philosophie cartésienne de la nature. A contrario, et de manière augustinienne, Descartes disjoint les règnes de la nature et de l’éthique.
Mais dans le discours de ces sceptiques, il en est des opérations morales comme des opérations mentales. Et il faut bien voir que le principal grief qu’adressent les théologiens aux sceptiques et autres rationalistes, c’est de démonter pièce par pièce les dispositifs des normes et les dispositifs de la pensée, autrement dit de montrer que la liberté définie comme libre-arbitre est un effet et non un. Ces sceptiques et rationalistes répondent que critiquer le libre arbitre n’est pas récuser le principe d’imputation qui attribue des actes à une personne comme auteur de ces actes, même si une causalité est présente dans l’explication de ces actes – Kelsen a justement montré qu’il fallait distinguer trois principes : causalité, imputation et échange.
Penser le discours comme machine textuelle implique que le statut du sujet ne soit pas ontologiquement différent des autres facteurs de la situation. On considérera un sujet faisant partie de la situation. Nous avons plusieurs exemples d’homme logé en sa machine : l’organiste, le musicien, mais aussi l’ouvrier de la machine à bas, par exemple.
Même si La Mothe Le Vayer et Gabriel Naudé ne sont pas des auteurs que l’on cite, le lecteur de Montesquieu n’est pas naïf. Et la détermination de la loi que donne Montesquieu au livre XI, 2 et XII, 4 de l’Esprit des lois parle assez d’elle-même pour montrer que Montesquieu travaille la loi comme système juridique.
Ces questions ne sont pas inutiles pour déterminer les différentes approches de la loi, et en particulier pour comprendre cette sorte de révolution qu’introduit Montesquieu en montrant qu’il y a une histoire naturelle des lois, qu’il y a des lois, que les lois sont un rapport nécessaire qui découle de la nature des choses. Même quand il s’agit des lois de la société qui sont « vécues » comme des commandements ou des obligations, elles sont aussi produites en fonction des situations.
De la peur des lois au respect de la loi, voire à l’amour des lois, il n’y a en tout cas pas de place pour l’indifférence à la loi. Le désir de loi semble inhérent au sujet humain comme en témoignent mythologies et théologies. Ainsi, la loi entre-t-elle en scène comme ce qui est donné, voire même comme un donné, ce qui est un paradoxe, si du moins la loi est prescription, si elle est ce sans quoi le sujet ne peut se constituer, et ce contre quoi il ne cesse de se dresser. Et il faudrait donc plutôt dire que les hommes sont sujets à la loi. C’est la formule d’André Pessel :
« Il n’y a pas d’amour sans sujet aimant. Pourquoi ne pourrait-on pas dire, en jouant sur les deux types de génitif : les lois nous aiment ? Et si nous disions que les lois nous aiment, nous verrions rapidement apparaître cette idée qu’être aimé par la loi ou être aimé de la loi, définirait le sujet effectif que nous sommes, effet de loi comme fait par la loi. Face à cela, l’autre hypothèse que les sujets humains aiment les lois. Mais au fond, est-ce que cela signifierait quelque chose, aimer les lois ou aimer les représentants des lois ? De ce fait, au lieu d’être sujet par la loi, on serait d’une certaine manière sujet pour la loi, et je me demandais ce que signifierait cette étrange dévotion à la rationalité juridique ?
Enfin, et ce sera ma position parce que je lis souvent Spinoza, je me disais qu’au lieu de dire être-par ou être-pour la loi, on pourrait simplement dire que nous sommes sujets à la loi. La loi, c’est bien ce qui nous arrive dans une histoire qui soit quand même la nôtre, et être sujet à la loi, c’est faire l’expérience que les hommes conviennent en quelque chose, que les affects humains sont soumis à une logique, qui n’est évidemment pas toujours celle de la dissension. Il y a donc un ensemble de médiations culturelles par lesquelles peut effectivement se réaliser ce moment de l’histoire où la loi nous arrive. Il me semble ainsi que la loi est à la fois dimension du sujet et événement pour des sujets. La loi est événement, il faut penser le dictamen rationis comme ce qui peut nous arriver. Ne serait-ce pas ce qui peut nous arriver de meilleur ? »
J’ai tenu à produire cette longue citation parce que la référence à Spinoza dans le partage des hypothèses sur la loi et le rapport des hommes à la loi est décisive. Elle marque le passage d’une problématisation à une autre : au lieu de valider la loi par sa source – son autorité –, volonté divine ou volonté du législateur, la loi est validée par son effet sur les sujets humains, par son opération sur l’humain. On comprend bien que ce rôle constitutif déplace l’identité humaine de l’essentiel créé vers l’histoire essentielle. L’événement de la loi, c’est la contingence de ma vie, c’est aussi l’inscription dans un ordre contingent de n’être ni un ordre providentiel, ni un ordre effet d’une délibération et d’une volonté conscientes.
Mais en même temps, cette contingence ne contraint pas le sujet au fatalisme ni à la pure passivité. Elle ouvre un espace de possibles où les situations diverses inspirent des règles. Elle convoque par conséquent les citoyens à être les vrais acteurs de leur propre histoire, contrairement à la raison d’Etat, dans le système de laquelle les princes et les grands étaient les vrais sujets de l’histoire. Les révolutionnaires de 1789 se souviendront de ce partage.
Peut-on aimer ce qui nous oblige ?
Mais comment pourrait-on aimer ce qui oblige, ce qui réprime, ce qui sanctionne à moins d’être dans les dispositifs et les protocoles sadiens d’une juridiction de la jouissance ? Contentons-nous ici d’avoir marqué la position-limite qui subvertit l’amour de la loi en désir du bourreau, et revenons à l’ambiguïté du terme d’amour dans l’expression « l’amour des lois ».
L’amour des lois est une expression paradoxale, les lois règlent le désir, elles n’en sont pas l’objet. Dans l’expression l’« amour des lois », nous trouvons la mise en cause de la triangulation constitutive, croit-on, de l’humain, entre le moi, le désir et la loi.
Pourtant, si les lois peuvent se trouver à la place de l’objet du désir, ce peut être en deux sens. Un premier sens est celui où un peuple préfère les lois qu’il se donne lui-même à celles qu’un homme d’une autorité supérieure pourrait lui donner (problème de la souveraineté du peuple) ; ou encore à celles qu’un autre peuple pourrait lui donner, par la conquête ou la colonisation (problème de la souveraineté d’un peuple). C’est la question des facteurs moraux, religieux qui constituent l’esprit d’un peuple. Mais il est un second sens où l’étude des lois est la prédilection du juriste. Voltaire dit de L’esprit des lois et de son auteur : c’est l’amour des lois. Cette passion des lois ne va pas sans le privilège donné aux lois positives, par opposition à un droit naturel, elle ne va pas sans un nominalisme, voire un conventionnalisme, et c’est toute la lignée des ockhamistes qui se trouve interrogée. Et on ne s’étonnera pas de trouver Spinoza et Hobbes, à des titres différents, dans cette « élaboration » des lois.
L’étude des lois, l’histoire des lois est-elle seulement la passion du juriste comme expert ou ferait-elle partie de la formation consciente des hommes en tant qu’hommes ? Comme le dit Mably, dans des textes où il polémique contre Lemercier de La Rivière et les physiocrates, le véritable objet de l’homme n’est pas le pain mais la loi. Or, si les lois sont une activité – l’activité du législateur, ou celle du juriste, car les deux personnages doivent être distingués –, on peut poser deux questions : Est-ce une technique de domination, d’instrumentalisation des hommes ? On rencontrera ici les problématisations du secret du législateur, manipulant les hommes pour leur bien, et voyant ce bien à leur place. De Machiavel et Naudé qui défendent la raison d’Etat, à la dénonciation même d’un tel procédé par d’Holbach ou Condorcet, la même idéologie du volontarisme fonctionne. Cette perspective suppose que les fabricateurs de normes ne puissent pas être eux-mêmes piégés par leur machine.
Ou bien l’étude des lois est-elle « le » savoir paradigmatique dans la formation de l’homme ? Cette hypothèse engagerait alors la critique des modèles du savoir : est-ce que ce sont les mathématiques, l’histoire naturelle, l’histoire ou le droit, qui peuvent fournir les éléments d’une formation de l’homme ? Quelle est la fonction en quelque sorte pédagogique du droit dans la formation des hommes ? Cette question porte moins sur ce qui est enseigné dans les écoles où l’on forme l’enfance, pour parler comme Montesquieu, que sur l’école de la société, sur la société comme école, pourrait-on dire. Ce qui suppose une société de droit où les lois sont ordonnées à l’utile, où elles donnent des statuts et des droits en catégorisant les personnes, les choses et les actes comme fait le droit romain et où on ne fabrique pas des règles à la demande. Platon s’opposait à une foire aux constitutions. Sachons transposer et traduire. Cette formation par l’histoire et le droit est celle que préconise Naudé dans son Syntagma de studio liberali – récemment traduit, avec un amalgame entre sa démarche et l’humanisme en général.
Les théoriciens de l’obligation, comme Cumberland et Puffendorf, définissent la loi comme la volonté du législateur et l’obligation, où la force de la loi est doublement déterminée par le respect de l’autorité et la crainte des sanctions. Définir la loi comme volonté d’un supérieur, c’est supposer donnée la causalité de la volonté. C’est supposer que le commandement produit une obéissance, qu’il y a un pouvoir du verbe. On sauve ainsi dans les catégories juridiques la catégorie théologique de la liberté de la créature. Mais peut-on définir l’homme autrement que comme créature ? Les partisans d’un droit naturel normatif s’opposent à ceux qui, comme Hobbes ou Spinoza, demandent ce qui donne force de loi à un énoncé et le découvrent, soit avec Hobbes, dans l’association des signes et la mémoire des sanctions, l’imagination et la peur, le calcul du moindre mal, soit avec Spinoza dans la force des affections et dans l’image de l’autre, l’image de moi dans l’autre qui résulte du processus d’imitation et de composition des affections par où se constitue l’humanité. À cette première réduction de l’obligation s’en ajoute une seconde qui demande de quoi les lois sont l’effet, ou l’expression. Les lois sont alors définies fonctionnellement comme l’utile mais cela implique une critique de la volonté, qui vient au rang d’effet des lois. Ce n’est plus la volonté du législateur qui détermine les lois, ce n’est pas la liberté métaphysique de la créature qui définit la personne. C’est ce moment que je voudrais étudier ici pour chercher comment s’y articule quelque chose comme l’amour des lois.
Théories du droit et partages des théories philosophiques
Si l’on observe les thèses en présence sur la loi et l’imputation, on voit se réfléchir dans la théorie du droit des partages repérables ailleurs. Un partage entre défenseurs et adversaires de la loi définie comme obligation envers la volonté d’un supérieur, un partage entre les adversaires eux-mêmes, les uns définissant la loi comme convention, les autres comme expression de facteurs, et par le « mélange » des facteurs, déniant l’autonomie du juridique. On pourrait comparer l’interprétation de la connaissance et des lois du mental et l’interprétation des lois dans le domaine moral et politique.
Mérian distingue, à propos de la théorie de la perception, Lockiens et Leibniziens. Locke critique les idées innées, mais ne critique pas la division des facultés, et, en cela, il reste cartésien. Leibniz, par la reprise de la discussion des nouveaux essais sur la volonté comme cause ou comme effet, inscrit d’un côté la théorie du droit naturel dans la même démarche que celle de la logique naturelle, des mathématiques naturelles, etc., c’est-à -dire du savoir symbolique, aveugle, de la pratique empirique ; d’un autre côté, il prend pour modèle du savoir les recueils des juristes, la division des cas, etc.
On voit des théoriciens du droit comme Cumberland et Puffendorf reprendre, après Locke, la théorie de la loi comme obligation, volonté d’un législateur et défendre cette position contre Hobbes, et les thèses conventionnalistes.
Un romaniste comme Vico, après Leibniz, et avant Montesquieu, critique la représentation de l’obligation, et lui oppose la théorie de lois qui sont des rapports. Le droit naturel lui-même n’échappe pas, dans cette perspective, à la critique de l’obligation. Vico écrit une théorie des lois more geometrico, avec des axiomes, c’est la « science nouvelle », et fait varier la notion de droit naturel en fonction de la singularité des peuples. Car la redéfinition de la loi comme nomenclature de rôles civils ou politiques, comme registre, comporte des procédures, des dispositifs par lesquelles les choses sont nommées, selon lesquels les choses sont faites, les actes ont lieu. Vico nous montre que c’est la grande leçon du droit romain que ce travail de définition. Dans les procédures, dans l’ensemble des gestes qui caractérisent les habitudes d’un peuple, il déchiffre une histoire où la religion et le droit se différencieront peu à peu. Il y tout un savoir du corps, de ses postures qui est investi dans cette recherche historique.
Et Montesquieu n’était pas obligé d’avouer qu’il l’avait lu, bien qu’il ait noté, lors de son voyage à Naples, qu’il devait se le procurer.
Dans ces démarches, cela n’a pas le même sens de recourir à Locke contre Hobbes ou à Leibniz contre Spinoza. Car les théologiens ont tout de même repéré dans les dispositifs de défense contre le matérialisme, la décision de traiter le droit comme une nature, et d’en différencier les mécanismes, au lieu d’y repérer l’intention d’une bienveillance providentielle. Et par conséquent, ils ont dénoncé une « naturalisation » du droit.
Dans ce débat, l’imputation cesse d’être liée à la liberté métaphysique, et apparait comme le caractère discriminant de l’homme dans la variation des vivants. Le point est important, car c’est le moment où l’on cherche, à travers le fameux problème de l’âme des bêtes, à déposséder l’homme du privilège de la parole pour distribuer la fonction de l’expression entre tous les vivants. Quelque chose résiste, dans le discours des moralistes, où la question de l’imputation devient stratégique. C’est le point sur lequel les moralistes tentent de sauver la liberté de la créature, c’est aussi le point sur lequel les juristes disjoignent la question du rapport à la loi de la question de la causalité : le sujet convoqué à répondre n’est pas cause de ses actes. On pourrait se demander si ce n’est pas une réélaboration du débat sur la prédestination après la littérature tragique des anciens et des modernes. D’Alembert, La Mettrie, et même dans une certaine mesure Rousseau, mettent en œuvre ce sujet « libre par les lois », en lui opposant la liberté métaphysique, le libre-arbitre de la créature. Le mécanisme des institutions n’exclut donc pas la liberté si ce sont les lois qui donnent des libertés.
Mais toutes ces critiques s’appliquent aussi bien au droit naturel qu’au droit positif : il faudra distinguer d’abord entre le droit naturel comme ensemble de prescriptions universelles, reprenant les déterminations d’un entendement divin qui assignait à chaque chose sa finalité parce que l’ordre ne pouvait être qu’injonction, et le droit naturel comme ensemble de titres sans détermination positive, méthode générale pour étudier le droit, registre, nomenclature, descriptif des défilés obligés du réel politique et humain.
Ensuite, il faudra distinguer entre deux usages de ce code, de ce registre : l’un où n’importe quel droit positif peut donc jouer le rôle de droit naturel (Montesquieu) ; l’autre où le droit naturel sert de morale – c’est ainsi que Diderot le caractérise dans son article de l’Encyclopédie. Avec toutes les ambiguïtés que comporte alors ce droit, qui est censé à la fois décrire et normer les conduites. On cherchera un modèle de régulation dans la correction des lois les unes par les autres pour sortir de cette contradiction : c’est ce que Montesquieu appelle l’esprit de modération.
Pour définir le sujet de la loi, une double alternative se propose donc. Dans l’identification de l’auteur des lois, et dans la détermination de l’attrait des lois pour un sujet, ou de l’effet des lois sur le sujet. Ainsi, d’une part, l’auteur des lois, le législateur, peut être Dieu ou le souverain ; il peut être « une fonction exceptionnelle qui n’est pas une magistrature » comme un dieu parmi les hommes – c’est l’hypothèse de Rousseau –, ou bien un corps de juristes dont le fonctionnement est prévu par la loi – c’est l’hypothèse de Montesquieu. Mais, d’autre part, le sujet de l’amour des lois peut être soit un type d’homme, par exemple l’homme démocratique (c’est pourquoi on considère en général que l’amour des lois n’a de sens que pour les républiques antiques ; mais pourquoi Montesquieu parlerait-il de l’attachement des Anglais à leur système de monarchie parlementaire ?) ; soit encore un type de corps dans l’État comme les corps intermédiaires qui sont le dépôt des lois dans une monarchie. Dans les deux cas, cela suppose que l’homme soit à l’image des lois. Au contraire, si on considère l’humanité elle-même en corps, le sujet de l’amour des lois deviendrait le sujet de l’amour de la loi, ce passage au singulier nous déplaçant du politique vers le moral, et ce serait avec Kant, un sujet rationnel, à la fois sujet et législateur.
Quelles puissances des hommes sur les institutions ?
La loi interroge la division des instances du sujet et l’écart entre l’imputation et la causalité. Car la question est bien de savoir si on définit la liberté comme imputation ou comme causalité. L’enjeu, c’est la puissance des hommes sur les institutions – et Spinoza en fait la théorie dans le Traité théologico-politique – : la volonté libre est-elle au principe des actes du sujet, ou bien elle est-elle un effet des lois ; commandement, énoncé d’un autre irréductible à moi, ou expression de rapports sociaux, et registre de rôles, nomenclature des actes qui définissent le possible singulier d’une société. La loi se présente donc dans une alternative entre l’obligation, et la définition.
Ainsi, l’expression « l’amour des lois » programme-t-elle à la fois une variation sur les types humains où l’homme apparait comme expression des institutions, et un travail sur le discours de la loi, qui suppose une théorie des énoncés : récit, prescription, déduction. La religion est un discours sur Dieu qui produit son objet, et l’attachement à cet objet : la fonction subjective de l’amour s’y trouve inscrite dans la jubilation de l’obéissance.
Spinoza a montré comment la logique des associations constituait les systèmes de représentation à la fois comme des postures du savoir, et des places pour les sujets. Le travail du Traité théologico-politique sur les styles des prophètes marque la fonction morale de la littérature, et, dans un sens assez platonicien, la construction du sujet par la matière du mythe. La différence du sacré et du profane s’évanouit. Le récit de l’histoire et la dramaturgie des cérémonies inscrivent les sujets dans un discours constituant. La peur des sanctions est la représentation d’une séquence. Spinoza fait la théorie du rapport entre l’énoncé narratif et l’énoncé normatif. Le législateur raconte et le peuple imagine et obéit.
La démarche de Bayle est différente. Il fait l’hypothèse d’une vicariance : que mettre à la place de l’amour de Dieu ? C’est la fameuse question de savoir si une société d’athées est possible. Il faudra supposer que l’immortalité de l’âme est comme la gloire, que l’autre monde est comme l’histoire et la mémoire des hommes, que l’amour de Dieu ou du prochain est comme la bienveillance.
On se proposera donc dans cet article de demander par quelles mœurs nous sommes attachés aux lois, quels processus de médiatisation existent entre le sujet et la loi, que celle-ci soit déterminée comme obligation ou comme savoir rationnel.
Montesquieu, la loi comme obligation, comme rapport et comme fonctionnalité
Chez Montesquieu, l’amour des lois n’est qu’un cas particulier d’organisation politique, celui de la démocratie ; la problématisation de l’attachement d’un peuple à ses lois se fait par l’esprit général. Si les mœurs forment ce lien, c’est par la religion et le droit naturel. La morale est ainsi déterminée comme science des mœurs – distincte d’une métaphysique des mœurs. Dans l’Essai sur les lois naturelles, Montesquieu mêle deux discours contraires, l’un, à la Puffendorf, sur la loi comme obligation envers un supérieur, l’autre, à la Spinoza, sur la loi comme rapport, pour résoudre ensuite la contradiction au livre XXVI de l’Esprit des Lois par le concept de la fonctionnalité du droit naturel : c’est un rôle que peut jouer tout droit positif. La contrariété entre deux discours pose la question de savoir lequel abrite l’autre, lequel est la « couverture » de l’autre. Et parce que cela implique des hypothèses de lecture – je m’en suis expliquée dans un autre ouvrage en montrant la différence entre des énoncés purement déclaratifs qui servent de couverture ou de laissez-passer, et des concepts opératoires.
La rationalité des lois s’exprime dans ces logiques locales que Montesquieu caractérisera par la nature ou structure des gouvernements, et par leur principe ou ressort, donnant en termes de fonctionnement, et dans le vocabulaire de la physique, les équivalents d’actions morales – la vertu politique dans la démocratie, l’honneur dans la monarchie, la crainte dans le despotisme. Montesquieu fait de la loi un effet, l’expression d’un mélange de facteurs et étudie les effets de composition des lois, leur action mutuelle. Il fait paraître l’intérieur à l’extérieur, transforme les principes secrets en variables et en lois. En multipliant les cas, en opposant les exemples des anciens et des modernes, du proche et du lointain, il construit comme une méthode expérimentale en histoire. Il serait intéressant de confronter sa pratique des exemples à celle de Grotius qui utilise une stratégie courante à la Renaissance et chez les libertins en jouant sur l’alternance entre les exemples de la littérature antique et ceux de la littérature chrétienne. Les livres racontent des expériences.
Les différents régimes politiques comme expériences
Dans un recueil d’expériences qui est une typologie des régimes politiques, Montesquieu reprend des typologies anciennes, celles de Platon et d’Aristote, construites sur la périodicité du fonctionnement normal/dégradation : la forme normale est en même temps dans ces typologies anciennes, une forme normante, et non une moyenne. Mais ce sont chez lui les principes qui peuvent se corrompre, et non les hommes. La corruption de l’égalité, dans la démocratie, est la confusion des fonctions, quand le peuple devient jaloux des magistrats ; la corruption de la monarchie se fait de manière analogue, lorsqu’on ôte les prérogatives des corps et les privilèges des villes ; la corruption de l’aristocratie est de devenir héréditaire, et que la république ne subsiste plus qu’entre les nobles. Imputer la corruption au dysfonctionnement des institutions, c’est manifester une vie des institutions, tout en évacuant la faute et le péché.
Il y a ainsi une analogie entre la méthode de Buffon et celle de Montesquieu ; l’échange des déterminations entre histoire civile et histoire naturelle s’y manifeste comme une position épistémologique. Buffon travaille sur l’idée d’un module de la nature vivante, les appareils de respiration, de digestion, de reproduction, de locomotion, en même temps que sur l’idée de prototype, sur l’idée d’un modèle commun et d’une dérivation des formes, de la morphologie d’un membre par exemple, d’une espèce de vivants à l’autre.
Montesquieu pose chaque gouvernement comme un type, un genre, avec différents caractères susceptibles chacun de diverses déterminations. Mais surtout il établit des ramifications où les formes historiques viennent se placer. Il va jusqu’à dire qu’il y a comme une espèce de génération des lois. Il ne considère pas l’écart par rapport à la norme, mais les caractères qui définissent chaque forme comme générique. Par exemple, pour établir le genre démocratie, il travaille sur les systèmes d’élection, les principes de la division des classes du peuple, puisque c’est de lui qu’émane la souveraineté. Pour établir le genre monarchie, il travaille sur les types de sénat, et sur les privilèges des corps puisque ce sont ces corps inégaux par statut qui constituent un tel État. Pour chaque gouvernement, on a, comme dans l’histoire naturelle pour chaque genre, un type dont l’histoire et la géographie font varier les caractères constituants. Il y a génération sans vitalisme, modèles sans idéal. Sans doute Montesquieu s’inspire-t-il en partie de l’équivalence ou de l’analogie qu’établit Aristote entre les fonctions civiles et les fonctions organiques. D’ailleurs, de Bacon à Spinoza et à Diderot, l’interprétation de la nature joue aussi sur l’échange des déterminations entre nature et histoire. Mais d’un autre côté, de Malebranche à Kant, on tient ferme sur l’opposition des deux législations de la nature et de l’histoire.
De ces remarques, on peut déduire la transformation de la question de l’amour des lois :
Après avoir dénoncé dans l’amour de la patrie l’alibi des plus grands crimes, Montesquieu écrit : « L’esprit du citoyen n’est pas de voir sa patrie dévorer toutes les patries […] C’est de voir l’ordre dans l’État, de sentir de la joie dans la tranquillité publique, dans l’exacte administration de la justice, dans la sûreté des magistrats, dans la prospérité de ceux qui gouvernent, dans le respect rendu aux lois, dans la stabilité de la monarchie ou de la république. L’esprit du citoyen est d’aimer les lois, lors même qu’elles ont des cas qui nous sont nuisibles et de considérer plutôt le bien général qu’elles nous font toujours que le mal particulier qu’elles nous font quelquefois. »
Assimiler les lois
Qu’est-ce qui rend possible non seulement l’obéissance aux lois, mais la préférence de tel peuple pour telles lois ? L’attrait des lois ne tient-il pas aux médiations par lesquelles les hommes s’assimilent la loi ? Ce terme d’assimilation qui pourrait être relayé par l’expression d’une imitation – au sens spinoziste de l’imitation des affections – récuse le processus finaliste de l’identification, et c’est pourquoi on le préfèrera ici. Cette perspective invite à repenser le schéma selon lequel la loi devrait être reconnue par le sujet comme autorité ; la loi se présente au contraire ici comme l’énoncé du convenable et de l’utile. La question est donc de savoir comment les lois travaillent les sujets, et les constituent. Pour y répondre, il faut passer par la détermination des mœurs, et relever l’ambiguïté du terme de morale que nous avons tendance à identifier, de manière, si l’on peut dire, kantienne, à un système de normes universelles, c’est-à -dire au droit naturel. Or, les divers traités des passions au XVIIe siècle nous montrent la science des mœurs déposée dans le théâtre et la littérature, comme science des portraits, des tempéraments, des conditions. Cette attention à la logique d’une passion dominante ou d’une condition sociale exprime donc une rationalité de l’irrationnel, et en même temps un mélange du physique et du moral qui constitue une critique du dualisme des cartésiens. Théophile de Bordeu, dans ses Recherches sur l’histoire de la médecine, y est attentif puisqu’il y compare Montesquieu à Huarte sur la théorie des climats et des tempéraments. On examinera donc successivement l’esprit des peuples, l’école de la société, et enfin la fonction de la religion.
+
L’esprit des peuples
L’esprit des peuples résulte – le terme est capital, et Hegel ne manque par de le relever, lui qui détermine le Volksgeist comme un principe – du mélange de différents facteurs. Dans Montesquieu, la politique et l’histoire, Althusser semble gêné par cette énumération désordonnée où je crois voir, pour ma part, une attitude polémique, ou tout au moins une attention à une variation expérimentale, et à un mélange de facteurs ce qui correspond au sixième trope des sceptiques, et n’est donc pas contingence, mais argument. En outre, le terme d’esprit signifie abrégé, ou essence au sens de la chimie. C’est ce qu’on recueille dans les alambics, cette opération même sert de modèle au spirituel, et à l’interprétation : l’esprit d’un énoncé s’oppose à sa lettre. Et c’est même ce modèle de « subtilité » que critiquent les cartésiens dualistes. Mais le spirituel, en ce double sens, marque la singularité de la société chrétienne. L’esprit fort, et l’homme d’esprit, quand ils ne sont pas décriés comme beaux-esprits, jouent du double sens du spirituel. Lorsque les abrégés sont des recueils, et les bibliothèques des livres, esprit a aussi le sens d’abrégé. Althusser, pour « esprit des lois », proposera « loi des lois ».
L’esprit général d’une nation est un concept qui nous fait passer de la diversité des choses qui gouvernent les États à l’unité d’un ordre qui n’est pas l’intention d’un législateur, mais l’effet de facteurs. Maximes générales du gouvernement aussi bien que mœurs ou manières, religion et lois particulières, l’esprit général nous renvoie à la génération des lois, à leur division en principales et accessoires : « Il y a des lois principales et des lois accessoires, et il se forme, dans chaque pays, une espèce de génération de lois. Les peuples, comme chaque individu, ont une suite d’idées, et leur manière de penser totale, comme celle de chaque particulier, a un commencement, un milieu et une fin. » Mais cette définition générique même ne correspond pas pour autant à la vision organiciste de l’histoire d’un peuple, telle que Savigny et Hegel par exemple la mettront en œuvre. L’esprit général est générique sans être un principe de vie, unité sans être une intention, histoire singulière sans impliquer le tribunal de l’histoire universelle ; il dit bien comment se forme un peuple, il ne dit pas qu’une volonté ou qu’un esprit, quel qu’en soit le véritable sujet, le forme. Montesquieu fait varier les facteurs qui le constituent. Dans la formation des mœurs de chaque peuple, il s’agit de l’essence générique de l’homme. Mais celle-ci est-elle un singulier ou un universel ? Comme les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, comme les Lettres Persanes, L’esprit des lois implique une réflexion sur les modèles d’humanité, dont on trouverait peut-être la source dans l’Éthique et la notion d’« exemplar ».
Montesquieu n’est pas le premier à parler du caractère des peuples, de leur tempérament. Mais il le fait dans un dispositif où la nature humaine le cède au naturel des peuples. Les normes sont ici singulières, et dessinent des modèles d’humanité où selon la causalité leibnizienne – toutes choses sont causées et causantes, aidées et aidantes – l’esprit d’un peuple et l’esprit de ses lois sont effet de l’histoire. On ne saurait donc trouver ici de grand homme ou de souverain pour se prêter à quelque incarnation à la manière hégélienne.
Les adversaires de la théorie des climats y ont reconnu un nominalisme politique et c’est le sens de leur accusation de hobbisme. L’esprit des lois est cette méthode des singularités, où les diverses manifestations de la vie sociale sont ramenées à des principes, logiques et organiques à la fois, c’est pourquoi ils sont locaux et se corrompent, ce qui suppose une définition matérielle des principes. C’est là qu’intervient la distinction de la nature et du principe du gouvernement, autrement dit de sa structure et de son ressort, distinction de la définition et de la dynamique d’un système. Montesquieu fait référence à plusieurs registres physiques pour penser la force qui meut les gouvernements, les forces qui meuvent les machines humaines et leurs fibres : ce sont les ressorts, les cordes, les canaux. Le bras levé du despote est un ressort bandé, la résistance augmente lorsque la contrainte augmente (III, 9) ; on a tantôt un modèle d’équilibre statique avec l’irrigation, image de la souveraineté, et tantôt un modèle d’attraction astronomique. En outre, Montesquieu ne cesse de mêler le physique et le moral, et de faire la théorie politique du mixte. Le naturel, c’est le mélange et non le pur. La référence au physique est, chez Montesquieu, à la fois une référence au mixte et une référence à la mesure.
L’école de la société
Pour comprendre comment se forme l’esprit d’un peuple, il faut faire intervenir l’idée d’une « école de la société ». L’école n’est pas dans les maisons où l’on instruit l’enfance, mais dans les pratiques sociales données à l’imitation des hommes. Reprise du thème selon lequel les hommes n’apprennent pas par des leçons et des sermons, mais par l’imitation. L’analyse de la cour et de la monarchie est à cet égard exemplaire (EL IV, 2) pour autant qu’elle donne à voir une causalité des images du moi. C’est en effet à propos de la monarchie que Montesquieu développe l’idée d’un véritable code moral, le monde est l’école de l’honneur qui dirige les principes et les vertus mêmes : noblesse des vertus, franchise des mœurs, politesse des manières. On y juge les actions belles plutôt que bonnes, grandes plutôt que justes, extraordinaires plutôt que raisonnables. La franchise y est moins sincérité ou amour de la vérité que hardiesse et liberté. La galanterie, la ruse et l’adulation même y sont des vertus, pourvu qu’on ait égard à la grandeur de l’esprit ou des affaires. La politesse est naturalisée à la cour. Elle donne « une certaine modestie superbe », inversement proportionnelle à la distance où l’on est de la source de la grandeur. La délicatesse de goût qu’on y trouve est faite à la fois de la variété du superflu que donne une grande fortune et de la lassitude des plaisirs mêmes. Ce sont les éléments qui font l’honnête homme, qui est tout ce que l’on peut désirer dans ce gouvernement. Ainsi, la religion, la politique et la morale sont-elles soumises à l’honneur. « L’honneur a donc ses règles suprêmes et l’éducation est obligée de s’y conformer. » S’il est permis de faire cas de notre fortune, il est souverainement défendu de faire cas de notre vie ; comme ce l’est de nous montrer inférieurs à notre rang ; et enfin les défenses de l’honneur et ses prescriptions, non seulement sont plus fortes que celles des lois, mais seraient atténuées par les lois si celles-ci s’avisaient de les demander. La description de cette logique singulière n’est pas sans risque : Montesquieu se justifie en précisant dans une note qu’on dit ici ce qui est, non ce qui doit être, et que l’honneur est un préjugé, que la religion travaille, tantôt à détruire, tantôt à régler.
S’il n’y a pas d’éducation dans le despotisme, c’est qu’il n’y a pas de peuple, « chaque maison est un empire séparé, l’éducation, qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est donc très bornée ».
La vertu politique des démocraties ne s’oppose pas moins à la vertu chrétienne que l’honneur. Quand on passe à la démocratie, ce qui est en jeu, c’est un autre style d’imitation des affections où l’amour du père se fait amour des lois parce que l’égalité permet cette réflexion des institutions dans la famille. À condition que ce qui se fait dans la maison paternelle ne soit pas effacé par les impressions du dehors, les enfants aimeront les lois par imitation de leur père. Ce désir des lois n’est possible que dans ce gouvernement de la souveraineté du peuple, car les chaînes du désir sont plus fortes que toute contrainte extérieure. Ce désir des lois est en même temps ce qui tient lieu de l’amour de Dieu. La substitution de l’amour des lois à l’amour du souverain correspond au passage d’une logique du pouvoir personnel – qui était aussi articulé à la monarchie de droit divin en France – à la logique des lois comme système de rapports impersonnels. Les analyses de Montesquieu et de Rousseau sont convergentes sur ce point. Mais que signifie le terme d’amour, quand son objet n’est plus l’altérité subjective ?
Penser la formation des hommes et des mœurs, c’est penser des temps de préparation, le temps des pratiques. Toutefois, il faudrait disjoindre une problématique de l’imitation des pratiques, et une problématique de la formation des hommes selon un moule déterminé. Comme Leibniz et Fontenelle cherchaient dans les techniques les modèles de théorisation, Montesquieu cherche dans les mœurs des modèles d’institutions ; un peu à la manière de Spinoza qui définit la liberté d’expression comme une pratique. Mais si la place du travail est ainsi marquée dans l’identité d’un peuple, elle reste encore définie de façon abstraite.
L’accent est mis sur le développement des hommes par les circonstances, sur les effets du temps. Les Encyclopédistes font référence, après Bacon et Leibniz, à l’histoire des techniques, c’est aussi l’un des enjeux de la lutte entre les anciens et les modernes. La référence aux techniques et aux métiers nous donne l’idée de préparation, facteur important de l’analyse des physiocrates qui, avec le concept d’avances, introduisent une réflexion sur le facteur temps dans l’économie, sur le temps des effets en politique et sur la continuité. C’est la référence à la religion qui pourra éclairer la disjonction entre deux types de problématisation : la préparation des hommes et la manipulation du peuple.
Cette réflexion fera jouer aux mœurs, le rôle d’une sorte de « schématisme » des lois – empruntons ici librement ce concept à Kant, qui n’en désavouerait sans doute pas moins toutes nos conséquences. Et ce qui forme les mœurs, c’est la religion, par ses histoires, par la mise en scène des relations humaines sur un autre théâtre.
La fonction de la religion
L’analyse de la religion fonctionne chez Montesquieu comme une sorte de méthode expérimentale où s’organisent des analyses de cas distribuées selon des dichotomies et des relations de contrariété.
La religion est en premier lieu appréhendée comme loi et non comme foi. En distinguant l’objet de la loi et l’objet de la foi, Montesquieu montre que l’objet de la foi n’est pas la cause de la foi. Il distingue ainsi les effets de la croyance et la vérité de la croyance. Libre de traiter alors des religions comme d’objets théoriques, il étudie la composition de leurs facteurs et la composition des lois civiles et religieuses.
L’argument de Machiavel et de Naudé qui demande comment les politiques ont usé de la religion reposait sur une manipulation du peuple. Montesquieu transforme l’argument en changeant le sujet de la proposition qui le constitue : ce n’est plus le prince qui est sujet, ce sont les lois. Mais les lois n’ont pas pour fonction de manipuler quiconque. A la position subjective du problème, Montesquieu substitue des relations de structure et étudie des effets de compensation entre les lois. La question devient donc : comment les lois religieuses tempèrent, corrigent, compensent, suppléent les lois civiles ? Comment les lois civiles, à leur tout, ont le même effet sur les lois des – fausses – religions, la vraie étant mise à l’abri, ce dont les censeurs de l’esprit des lois n’ont pourtant pas été convaincus ?
Cette approche suppose, en deuxième lieu, qu’on ait distingué les registres des lois, les instances dont relèvent les actes : c’est l’objet du livre XXVI ; le magistrat ne peut juger de la croyance, mais seulement des actes extérieurs, etc. Chacun de ces registres suppose une échelle de mesure et une échelle de sanctions. Il est au moins aussi important de distinguer les registres de lois que les types de gouvernements.
La séparation des registres, des domaines de juridiction, implique une réflexion sur la séparation des peines : à crime religieux, peine morale et angoisse du jugement dernier ; à crime civil, peine civile : pas d’interférence entre les lois religieuses et les sanctions civiles. Montesquieu s’attache moins à la mesure des peines en fonction de la grandeur du délit, qu’à l’homogénéité entre le délit et la peine. La punition des sacrilèges par exemple doit être la privation des avantages de la religion, comme les crimes contre les mœurs doivent être sanctionnés par la privation des avantages que la société a attachés à la pureté des mœurs, les atteintes à la tranquillité publique doivent recevoir des peines tirées de la nature même de la chose, la prison. Mais surtout, la loi n’a pas à connaître des sacrilèges cachés, la loi ne juge que l’action publique, l’intention et la pensée sont indifférentes au magistrat. Cette démarche juridique met en cause l’articulation du pouvoir ecclésiastique et du bras séculier. On sait comment Montesquieu a parlé des tribunaux inquisitoriaux.
Il y a, en troisième lieu, une typologie des religions en fonction des climats, des économies, des gouvernements. Relation de structure entre le gouvernement modéré et la religion chrétienne, entre le gouvernement despotique et la religion mahométane ; autre relation de structure entre le catholicisme et la monarchie, entre le protestantisme et la république. Montesquieu peut ainsi montrer que la fonction de la religion est indifférente à sa valeur de vérité : la négation de l’immortalité de l’âme, par exemple, a pu avoir des conséquences admirables pour la société, chez les Chinois confucéens ou chez les stoïciens ; la reconnaissance de ce dogme, dans la religion du tao et des Foé, a pu conduire au contraire au mépris de la vie et à la ruine de la société. Voltaire plaisantait sur les superstitions culinaires. Montesquieu montre comment les habitudes alimentaires peuvent fomenter la haine, par exemple entre les indiens qui ne consomment pas de vaches, et les mahométans qui ne consomment pas de porc. Mais en même temps, il justifie les lois de religion locales : la métempsychose est une croyance qui, lorsque le climat ne permettrait pas à l’élevage d’y subvenir, garantit la subsistance d’un peuple par une judicieuse économie des céréales. Ce travail de décomposition de la religion en facteurs ne concerne, bien sûr, que les fausses religions.
En dernier lieu, s’il n’y a pas de religion naturelle chez Montesquieu, c’est qu’en un sens positif, elle se confondrait avec le christianisme ; et en un sens critique, on n’en a pas besoin, puisque le point de vue local commande la critique du droit naturel et de la religion naturelle ; fonctions qui peuvent être remplies par des déterminations positives jouant occasionnellement ce rôle. Bayle et Locke avaient montré le danger pour les religions, de légiférer sur les choses indifférentes et fait de la religion le droit de la conscience privée. Montesquieu fait la théorie de la différence entre loi et conseil en distinguant la loi religieuse, fonctionnant comme conseil de perfection, et la loi civile qui prescrit.
La démocratie antique nous montre qu’à la différence des anciens, nous recevons trois éducations contraires : la vertu diffère selon l’éducation des pères, des maîtres, du monde ; ce qui vient du contraste parmi nous, dit Montesquieu, des engagements de la société et de la religion. Cette contrariété est le fil conducteur d’une nouvelle philosophie politique.
Conclusion
Montesquieu est un grand lecteur, il lit les anciens, les médiévaux, les modernes. Il sait déchiffrer dans le droit lui-même l’histoire, et dans les prescriptions, les récits et les registres de rôles : il traite le prescriptif comme du descriptif. Telle est sa méthode d’analyse des singularités historiques. Il dit : je parle après toutes les histoires.
L’amour des lois n’est pas l’amour de l’ordre établi. La législation est l’art de combiner les puissances. La modération du législateur est ainsi l’effet d’une compétence et d’un comparatisme : l’amour des lois et du droit est polémique, vivant, défendant l’implication des hommes dans le travail du droit. Les théologiens contestent cette détermination du droit au nom d’un universalisme, mais, bien loin d’acquiescer à ce dogme qu’hors de l’universalisme moral, il n’y a point de salut, nous oserons dire que l’universalisme est lui-même pluriel : le relativisme n’est donc pas l’indifférence éthique, l’évaluation des institutions appartient aux citoyens eux-mêmes.
Si nous avons évité la polémique dans notre article alors que certains de nos contemporains cherchent en Montesquieu un ancêtre du libéralisme, ou du républicanisme, ou même de la sociologie, c’est qu’aussi bien, nous avions essayé dans un autre ouvrage de caractériser les lectures qui ont été faites de Montesquieu.
Toutefois, si l’on veut à toute force évoquer l’actualité, on dira que l’être institutionnel et historique de l’homme semble de nos jours évacué par la philosophie du marché, appuyée à la fois sur le subjectivisme dans le rapport des hommes au droit, et sur une idéologie du progrès et des précurseurs. Tocqueville et le libéralisme politique, puis le libéralisme économique ont méconnu la thèse de Montesquieu, méconnu la résistance et la survivance des thèses théologiques dans le libéralisme du marché qui, paradoxalement, a repris dans le mythe de l’autonomie et de la liberté individuelles, le dogme de la liberté de la créature.
D’un autre côté, les révolutionnaires de 1789 ont reconnu la thèse polémique d’une construction des citoyens par les institutions, mais sans abandonner la référence à l’universalisme. Les historiens du républicanisme ont récupéré ce moment dans une périodisation longue, de l’antiquité à Machiavel et à nos jours. Nous contesterions, là encore, l’usage de l’universalisme et des doctrines en -isme, catégories indéformables et arbitraires de l’histoire des idées.
Il reste que Montesquieu a fait une philosophie expérimentale des sociétés humaines, une histoire naturelle des lois. Diderot et les Encyclopédistes voyaient en lui un maître à penser, en fonction même d’un éclectisme inséparable du scepticisme et directement opposé à une métaphysique du cogito et de l’autonomie. Car « l’éclectique n’est point un homme qui plante ou qui sème, c’est un homme qui recueille et qui crible. »
Francine Markovits est professeur émérite de philosophie (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense). Elle dirige la revue Corpus, revue de philosophie et a récemment publié Le Décalogue sceptique. L'universel en question au temps des Lumières, Hermann, 2011.
Pour citer cet article :
Francine Markovits « Le paradoxe de l’amour des lois. Une lecture de Montesquieu. », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/Le-paradoxe-de-l-amour-des-lois-Une-lecture-de-Montesquieu]